Ambert & Cie (p. 176-189).
XXI

Moult Plaisant !… Julien avait obtenu qu’à l’une des belles fêtes projetées à Pont-de-l’Arche, pour la fin des vacances et les chasses, en octobre, avant la rentrée à Paris, une représentation serait donnée du Mariage de Figaro, avec Luc. Mme Marcelot, heureuse d’être agréable à ses deux jeunes amis ; heureuse aussi d’offrir à ses invités venus de Paris, de Rouen et des châteaux environnants, le régal de cette comédie avec une partie des interprètes dont le monde élégant de la capitale avait raffolé. Flattée aussi dans sa passion du théâtre, la châtelaine de Moult Plaisant avait approuvé l’idée de ce divertissement et mis à la disposition de Julien les crédits nécessaires et l’orangerie du parc.

Julien s’occupa de préparer, après l’avoir recrutée, la troupe habile et frivole qui devait le seconder ; tous amis et parents des Bréard et des Marcelot. Chérubin, naturellement, était pour Luc. Le comte Almaviva et la Comtesse avaient été acceptés par M. et Mme de Préville dont le château voisinait Moult Plaisant. Le peintre Jules Bréard s’amusait à l’avance d’être Bartholo auprès de son grand fils Julien, titulaire de Figaro et de la direction générale de la troupe. Marceline était Mme Bréard, femme d’un esprit supérieur et d’une simplicité charmante. Suzanne revenait de droit à la ravissante jeune baronne Axel d’Andersen, mi-suédoise, mi-parisienne, créatrice du rôle chez la vicomtesse de Céailles, tandis que son mari, avec une abnégation parfaite, avait fait d’Antonio le plus drôle des ivrognes.

Mme Marcelot n’avait pas accepté que Jeannine jouât le rôle effacé de Fanchette ; elle se devait toute à ses invités. Et ce fut assez bizarre que ce rôle de fille dût être confié, faute d’interprète possible, à un petit lycéen dont la famille possédait une propriété près de Pont-de-l’Arche et l’habitait fidèlement pendant les vacances. Fanchette serait donc l’apanage d’Edouard Dauvillers, gentil galopin de quinze ans, blond comme les moissons de Beauce et joli comme plusieurs amours. Pour Basile on s’arrangerait avec M. Ferdinand Lemarié, premier clerc de M. Palanchois, notaire à Pont-de-l’Arche, garçon haut monté, piqué de littérature et qui avait déjà rendu de semblables services aux châteaux où sa bonne humeur autant que sa science de tabellion le faisaient apprécier.

Ainsi constituée, la troupe s’était mise au travail sur le champ dans l’atelier de Julien ; tous les personnages, sauf Fanchette et Basile, étant à Paris. On collationna les rôles avant de se se’parer pour les vacances, se donnant à nouveau rendez-vous fin septembre, tandis que deux ou trois répétitions suffiraient ensuite, à Moult Plaisant, pour raccorder le tout et répéter.


Jamais des vacances ne parurent à ce point interminables comme celles-ci, qui séparaient Jeannine de tous ses amis ; et, ce lui était une peine cuisante, ces vacances arrêtaient net une enragée correspondance à grand’peine échangée avec le jeune Luc sans que celui-ci se doutât d’une supercherie qui avait rendu Nine si heureuse.

Elle avait entendu raconter par Julien, comment Lucet était accablé de lettres à son théâtre. L’information arrivait un peu tard, mais Nine résolut néanmoins d’avoir sa part dans le tribut d’éloges et d’amour que déversait aux pieds du bel adolescent un courrier à peu près quotidien. En juin le théâtre était fermé ; elle adressa donc sa première lettre au Conservatoire. Elle n’osait guère espérer de réponse. Celle-ci vint cependant, soit, que, retardataire, Luc n’ayant plus l’embarras du choix ait décidé de satisfaire la demande de sa correspondante anonyme ; soit que, charmant en effet, il n’ait pas voulu garder pour lui seul la joie d’avoir reçu un si tendre et spirituel billet.

Jeannine signait : Fanchette, et faillit se brûler en annonçant qu’elle choisissait ce pseudonyme en souvenir de la soirée où Luc Aubry s’était révélé si délicicusement tendre et joli dans Chérubin, chez Mme de Céailles. Mais cette révélation flattait en même temps l’amour-propre de Luc et ce fut une des raisons encore qui lui firent répondre à la correspondante dont la haute situation se dévoilait par le seul fait de sa présence chez la vicomtesse, ce soir du Mariage de Figaro.

Luc signait de son petit nom les lettres que Jeannine allait chercher à la poste, angoissée chaque fois autant de la honte qu’elle éprouvait que de la crainte de ne trouver pas la réponse de Lucet. Et chaque fois, malgré la délicatesse et l’ardeur des lettres de son petit ami, elle prenait la détermination d’arrêter net cette dangereuse correspondance’mais elle ne put s’y résoudre. Au bureau de poste de la rue d’Amsterdam, d’ailleurs, les employés ne s’inquiétaient guère d’elle et jamais elle n’avait eu à s’adresser au même…

À Moult Plaisant l’effrontée petite fille n’avait plus que la ressource d’envoyer ; il lui était impossible de rien recevoir ; on la connaissait trop à la poste et partout aux environs. Mais s’était-elle amusée ! avec une mélancolie heureuse, des polissonneries échappées au petit comédien qui, ignorant tout de sa gracieuse correspondante, n’avait pas tardé à donner une tournure des plus osées à ses épîtres.

Les lettres de Jeannine ne se permettaient jamais le moindre écart vers des formes de pensées qu’elle ignorait du reste totalement ; mais si l’expression restait conforme à l’excellence de son éducation, les pensées, elles, vagabondaient bien un peu loin sur des rives fleuries et troublantes ; et l’esquif amoureux, pour être fraîchement et spirituellement gréé, n’en était pas moins emporté vers ces rives par un souffle brûlant. Nine abandonnait à Lucie soin des détails… techniques. Et le jeune homme si câlin, si « comme il faut », si réservé qu’il se laissait voir dans les salons où Ninele rencontrait, jurait effrontément avec le petit monstre entreprenant et sans vergogne trahi par ses lettres toutes empreintes du souvenir de ce joli billet mauve que Nine connaissait puisque Luc avait trouvé très drôle d’en envoyer la copie à… Fanchette !  !

Ce qui charmait en outre Jeannine, c’était la simplicité ravissante de ces correspondances. Toutes n’étaient pas également… perverses. Souvent Luc lui contait ses menus faits et gestes. Jeannine les reconnaissait tous, bien qu’aucun personnage ne fût nommé, et Luc ne mentait jamais. Elle fut troublée infiniment un jour où le petit comédien lui avoua à elle-même l’amour ardent et respectueux qu’il portait à une jeune fille dont vraisemblablement il n’obtiendrait jamais de réponse à la folie de son affection :

« … Je ne vous connais pas, vous, petite amie, mais puisque vous m’assurez qu’il est impossible de jamais vous voir et vous connaître, puisque vous me demandez où en est mon pauvre cœur dans sa marche vers l’amour, je vais vous le dire. Je ne crains pas de peiner vos beaux yeux. Je dis vos beaux yeux sans savoir, mais je les devine ainsi aux tendresses exquises qui les doivent traverser avant de se fixer joliment sur ce papier où je pose mes lèvres après votre main, — et je confesse cet amour dont l’aveu autorisé me soulage.

« Avant mon grand ami dont vous me parlez dans chacune de vos lettres avec une jalousie sans motif, je vous assure, petite curieuse très gentille et très laide qui pensez beaucoup trop au mal, j’aime… celle que j’aime. Quand j’étais petit — oui, oui, comme dans les contes de fées ! laide que je baise sur les yeux — j’étais enfant de chœur à la Trinité. Je ne pensais guère à aimer lorsque, un jour, une petite fille de mon âge, pour son bavardage, fut grondée par sa maman juste comme j’allais lui prête senter le pain bénit. Je m’aperçus de la gronderie et m’efforçai, en passant, de rire avec elle pour la consoler, oh ! très vite, en passant n’est-ce pas ? Elle voulut bien sourire et baissa ses jolis yeux. Je ne savais pas à ce moment qu’elle les eût aussi jolis mais je les ai bien remarqués depuis, car jamais je ne l’ai perdue de vue. Elle grandit ; je grandis aussi. Je chantai à l’église ; il arriva que je chantai en pensant à elle toute seule. Elle grandit encore, moi aussi naturellement — vous le remarquez même en termes trop flatteurs et trop… comment dirais-je, petite amie que je baise derrière l’oreille où ça chatouille ? — le hasard permit ensuite que nous nous rencontrâmes souvent, très souvent, trop souvent, puisque, maintenant, quand elle me parle, je n’ose pas lui répondre ; ses yeux de petite fille me charment et me font peur en même temps ; je crains de les aimer et d’être le plus malheureux des hommes (Nine rectifiait : oh ! des hommes !) si je les aime.

« Voulez-vous me dire, petite amie que je ne connais pas, si je dois oser avec elle presque autant qu’avec vous qui me paraissez tellement mignonne et polissonne et qui, si je pouvais vous voir, ne me feriez sûrement pas peur comme elle que j’aime de tout mon cœur pourtant ?

« Non, je n’ai pas tant de femmes que vous croyez et je ne fais pas que ça ; mais c’est gentil tout de même quand l’occasion se présente et que je puis sans crainte embrasser fort les lèvres dont je suis gourmand. Les vôtres sont-elles bonnes comme je le crois, petite Fanchette ? Si j’étais Chérubin pour de bon me laisseriez-vous m’en assurer, dites ? Non, je ne comprends pas bien ce que vous voulez me dire ; où donc avez-vous appris cela ? je ne suis pas si calé que vous, j’aime mieux vous l’avouer ; mais pour sûr vos jolis bras, vos lèvres et tout le reste, curieuse qui vous connaissez mieux que moi, feraient mes délices.

« Allons, Chérubin, puisque vous tenez à cet éphémère Chérubin, Chérubin met sa bouche gourmande… où vous dites pour que soient bien aise Votre Gentillesse et bien heureuses les lèvres de votre petit ami :

Luc.


« Je suis tout navré de votre départ à la campagne. Je comprends que mes lettres ne puissent désormais vous parvenir, mais je n’ai pas les mêmes raisons que vous et j’attends les vôtres. En attendant votre retour, j’en accuserai réception, dans le Journal, à Fanchette, et je garde un certain espoir de réaliser peut-être un jour toutes les folies que vous me faites écrire. Qui sait, Fanchette ?

Chérubin. »


Et plus elle relisait ces lettres, dont quelques-unes dépassaient l’audace de celle-ci, plus elle les relisait, plus s’épanouissait, dans la splendeur du parc brûlant sous le soleil de Messidor, l’inéluctable besoin d’aimer ; son corps et son cœur criaient comme les boiseries des meubles immobiles, dans la nuit ; mais le cœur, mais le corps de tous ainsi criaient l’hymne au renouveau, l’hymne doux et violent au partage des joies et des transports que promènent dans le corps inquiet les méandres bleus des veines !

Nine se rendait mieux compte, maintenant, des câlineries charmantes et puériles de son autre grand ami pour Luc, de son autre grand ami Julien. Il est robuste, celui-ci, viril tout à fait, tandis que Luc est plutôt mignon bien qu’il ne s’abandonne jamais, ni dans ses vêtements, ni dans ses paroles, ni dans sa tenue, à aucune mièvrerie bonne pour les femmes, et dont il a horreur. Julien fait un peu peur à Nine, comme Nine à Chérubin. Tandis que Chérubin au contraire ne lui donne que de l’audace. Oh ! ses lettres ne laissent plus aucun doute. D’autres ont passé, dont les bras et la bouche cueillirent un peu de la moisson souriante de ses yeux railleurs et de ses lèvres spirituelles. Ne va-t-elle que glaner ? Non ! ce sera pour elle, sans crainte, la réalisation de toutes les folies que ses aveux ont arrachées à la plume de Lucet. Les mots tremblent là, sous ses yeux, sous ses doigts ; les mots en lesquels Chérubin se déshabille tout entier, mieux encore que dans sa loge au théâtre ; de ce déshabillage il livre les détails un à un, dans chaque lettre. Nine a failli se trahir en les lui demandant, Luc n’ayant pu se défendre de lui dire qu’une autre jeune fille, celle qu’il aime, a manifesté la même curiosité de les connaître aussi, tout comme Fanchette.

Il semblait que cette Fanchette apocryphe eût besoin de s’instruire avant d’oser ce qu’elle ne peut encore bien définir, mais qui se présente à elle avec une… imprécise précision. Elle a besoin de s’instruire pour savoir ; pour que sa témérité se justifie ; pour qu’elle ne soit pas seulement la servante passive d’un amour qu’elle rêve immense ; pour que Luc trouve en elle, sur ses lèvres, la science horrible et douce d’aimer…

Hélas ! rien ne demeure encore énigme à ses yeux autant que Lucet. Grande fille pourtant, Nine est encore d’une adorable ignorance et soupçonne à peine vers quel but précis se cabrent ses désirs…

Cependant elle est intriguée depuis les quelques visites faites avec sa mère au riche domaine des Davillers. Vers quatre heures, généralement, elles arrivent ensemble à la villa. On goûte, parfois dans le parc, d’autres fois sur la terrasse en bordure de la grande route, où la Seine envoie de frais arômes ; et l’on cause. Il y a là, rarement, M. Davillers, mais toujours Mme Davillers, la grand’maman, née Claire de Fonsorept, et Edouard Davillers, le lycéen qui jouera le rôle de Fanchette. Il est joli comme Luc Aubry, mais d’un autre genre de beauté, inégalable à cause de son teint couleur de perle qui lui donne une grâce inquiétante et lasse et trop charmante… On sonne à la grande grille ; le concierge ouvre ; on le voit d’entre les arbres où l’on est assis ; le concierge ouvre en saluant Robert Sfender, un gars bien découplé et robuste, celui-ci ; de beaux yeux sombres un peu fatigués comme ceux d’Edouard ; une ordinaire teinte de cheveux châtains mais ondulés à faire crier de jalousie une femme coquette ; des lèvres presque aussi savoureuses que celles de Luc et des mains aussi belles quoique plus courtes des doigts, lesquels ne sont pas roses au bout comme ceux de Luc. Il est aussi chic que son ami Edouard. Mais tandis que ce dernier recherche des cravates aux nuances langoureuses et affectionne le bleu turquoise pour les rubans de ses chapeaux, Robert s’habille sévèrement, comme un huguenot du dix-septième siècle. Une blouse de velours noir, assez courte et serrée à la taille par une ceinture prend son cou dans une haute manchette recouverte, en parement, d’un col mou d’une blancheur éclatante ; ses poignets sont serrés dans une manchette semblable relevée du même linge blanc de la chemise ; et la blouse boutonnée en biais jusqu’à l’épaule couvre, sur les hanches, une culotte de velours aussi, ample, retenue au-dessus des genoux d’où elle retombe sans les cacher entièrement ; de sorte que, depuis les souliers vernis découverts, les jambes, parfaitement moulées en d’impeccables bas de fil d’écosse noir décrivent pour le charme des yeux leurs contours élégants. Il n’est pas jusqu’aux bas dont l’ascension vers les cuisses n’inquiète prodigieusement parce qu’en laisse voir la culotte quand Robert s’assoit. Ce beau garçon un peu froid, apparemment, sous la clarté de son fin visage, flotte entre quinze et seize ans ; son âge est plus difficile à préciser que celui de Luc ou d’Edouard, malgré un fin duvet très joli qui déjà borde sa lèvre remarquablement bien tendue sur un menton d’un aristocratique ovale : Agrippa d’Aubigné adolescent peint par Velasquez ; un amour de grand gosse ! Avec Edouard qui semble copier en plus mièvre toutes les mièvreries plus viriles de Robert, mais s’habille, lui, au dernier cri de la mode, une paire de beaux jeunes hommes… un peu inquiétants, voilà tout.

Au jugement très expert de Jeannine, et à celui plus éprouvé encore de Julien qui les connaît, ils ne valent pas à eux deux la grâce virile de Luc Aubry, la grâce fougueuse, jolie, élégante, presque trop raffinée, très énervante et très parfaite de cet adolescent qu’est Lucet. Les deux autres sont des filles, plus beaux que des filles, surtout Edouard avec ses yeux bleus, l’or léger de ses cheveux, son petit nez de marquise, son menton comme poudrederisé et sa bouche de baby ; mais deux filles quand même ! Julien et Nine ont horreur de cette équivoque. Luc est un homme en fleur !

Le beau huguenot ne manque jamais sa phrase en arrivant ; — Nine trouve qu’il devrait la varier de temps en temps :

— Je viens chercher Edouard ; nous allons jusqu’au bac du passeur ; peut-être nous baignerons-nous, si vous voulez bien le permettre, Madame ?

Mme Davillers s’inquiète et se récrie. Il est de fait, pense Jeannine, que c’est dommage de tremper dans l’eau deux petits anges tout en sucre aussi jolis que ceux-là ; ils doivent y fondre et s’abîmer… Mais à ces restrictions de sa mère, Edouard fait une moue pour laquelle Robert vendrait à Rome son âme de calviniste, et la cause est gagnée. Après avoir salué comme devait le faire le duc de Richelieu, Robert emmène son ami. Tous deux, en longeant la terrasse, lèvent les yeux vers leurs parents, Edouard sous son canotier au ruban bleu pâle, Robert sous un feutre noir et mou d’une exquise déformation… et leurs yeux débordent de beauté comme une nuit d’amour silencieuse et étoilée…

Edouard qui est blond, a, dans la pochette de son veston, un caleçon de soie bleue transparent comme la buée du soir flottant entre les roseaux du fleuve ; Robert, qui est pudique autant que protestant, se sert d’un caleçon de soie noire léger comme les pétales des iris noirs qu’agitent en passant, au crépuscule, les ailes lourdes des phalènes.

Nine qui a dissipé déjà certaines ténèbres aux leçons demeurées trop peu lumineuses de Chérubin, sait à peine mais devine beaucoup… Les sorties régulières des deux enfants et le mystère de certains signaux, de certains regards — auxquels les parents ont la surprenante bonhomie de ne pas voir clair — intriguent Nine parce qu’elle retrouve en ces manifestations, la même inquiétude et les signes extérieurs par lesquels volontiers elle traduirait la sienne. À des effets semblables elle imagine des causes identiques et veut les connaître.

Un soir que Mme Marcelot l’avait priée de descendre jusqu’au bord de l’eau, en bas de Moult Plaisant pour rappeler des invités attardés à la pêche, Nine se promit, coûte que coûte, de percer le mystère des promenades chroniques de Robert et d’Edouard. Elle les avait guettés tous deux sans les voir, malgré l’heure du dîner, regagner le cottage. Nine oublia les invités tout à leurs gardons. Elle chemina quelques instants sur la rive où des arbustes trapus interrompaient le sentier et le forçaient à remonter un peu vers les champs. Presque toujours ces bouquets épais de noisetiers, de jeunes chênes, d’églantiers et d’osiers encadraient des criques minuscules où l’eau s’avance sans profondeur et où il est facile de se dissimuler même aux regards des gens, très rares d’ailleurs, qui peuvent longer l’autre rive de la Seine. Nine allait de son pied léger, comme un oiseau. Elle laissa derrière elle le bac du passeur, un peu craintive de s’éloigner autant, mais poussée par une invincible curiosité sûre de sa récompense. Dans le silence absolu de la rive et le clapotis humide de l’eau, elle entendit bientôt des paroles étouffées monter jusqu’à elle. Elle écouta. Des chuchotements reconnus dénonçaient la présence imminente de ses deux gamins. Elle s’approcha encore. Entre les feuillages touffus des petits chênes, des églantiers et des osiers, la lumineuse réverbération de l’eau lui indiqua un couloir de verdure dirigé exactement, à hauteur de ses yeux, sur les personnages devinés à leurs bavardages méfiants… Elle voulut se retenir de sa curiosité et, pour se justifier, se garda fort de la juger coupable sans avoir vu…

… Ah bien ! les lettres impertinentes et gentilles de Lucet s’illustraient là singulièrement !… Et des fruits d’églantiers, dans la verdure caressante, rougissaient violemment, mais tout de même se penchaient sur l’eau gazouillante et limpide qui répétait les membres clairs de Robert et d’Edouard…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nine ne voulut rien faire de moins que les beaux fruits de corail ; elle rougit aussi… et ne détourna pas ses yeux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Jeannine se retira sans bruit. La beauté des deux adolescents, la révélation inattendue de leur nudité troubla violemment son âme et sa chair… Et l’image de Luc rapprochée de ses jeunes voisins peupla la solitude de ses nuits.