Luc/Chapitre XVIII

< Luc
Ambert & Cie (p. 147-156).
XVIII

Luc s’e’tait promis d’apporter de suite à Julien son premier courrier. Il arriva tout débordant de joie et possédé d’orgueil avenue de Villiers. Sans même que le valet de chambre l’annonçât il n’avait qu’à entrer.

Quand l’adolescent fut au seuil du salon grand ouvert sur l’atelier qu’il venait de traverser croyant y rencontrer Julien, celui-ci, sans être vu, ne put se tenir d’admirer son jeune ami. Sa fine silhouette cambrée de jeunesse et d’élégance s’inscrivait juste dans l’entourage orné de la porte où il s’arrêta craignant d’être indiscret. Derrière lui un haut cadre d’or était suspendue sur un chevalet. Sa jolie figure fragile et pâle effaçait, par ses tons d’exquise luminosité, les couleurs du tableau qu’il cachait. Seules les verdures sombres du fond et les reflets d’or du cadre cerclaient de lumière et d’ombre sa grâce déliée. Et ses yeux constamment dilatés sous un air d’étonnement puéril, et sa bouche entr’ouverte étaient d’adorables choses…

Julien l’épiait, dissimulé contre un des riches paravents déployés dans son salon et son atelier ; il se montra tout à coup à Lucet interdit en faisant un : « coucou… » très gamin et très joueur, et Luc partit d’un grand éclat de rire dans lequel se dévoilèrent, en un double collier de perles, ses dents spirituelles et incisives ; puis il montra toutes ses lettres et ouvrit d’abord le billet mauve.

Ses yeux étaient vastes et merveilleux ; une fatigue bleutée, très affaiblie déjà, en estompait la clarté. Du sang rose très pâle monta, comme il tendait à Julien le billet, sous la peau diaphane de ses joues, ainsi l’azur languide des yeux se changea en lilas ; et ses yeux embaumaient ainsi que deux larges fleurs…

… La première lettre était très… polissonne. Du moins Julien la jugea ainsi et, soudainement attristé, reprocha à Lucet de la lui avoir montrée. Mais le petit comédien tenait à faire passer sous les yeux de son ami ce qu’il appelait la « première série » signifiant par là son désir de continuer à recevoir ce courrier sans pudeur, curieux et charmant !

— Oh ! Julien, il faut encore que vous entendiez celle-ci, ce sera la dernière, elle est trop gentille et trop rigolo ; dites, Julien ?.. eh bien ! Julien, écoutez, voyons !…

Julien ne pouvait guère résister, il se fût condamné aux pires discours pour entendre la voix ravissante du jeune homme. Lucet fouilla dans ses lettres en les laissant voir ostensiblement toutes, et, de sa voix douce et irisée comme une perle des Indes contenue en le corail mouillé d’une conque rare, il lut :


« Monsieur,


« J’ignore totalement s’il est convenable qu’un jeune homme fasse à l’un de ses semblables une amoureuse déclaration, même quand cette déclaration se borne à exprimer une émotion très désintéressée. Je ne veux point m’en rapporter aux seuls usages et je récuse traditions et préjugés. La parole est donc au charme que répand autour de soi l’ordonnance parfaite de votre personne et aux sentiments que fait naître, parmi vos auditeurs, ce charme précieux auquel ils ne peuvent se soustraire dès que vous paraissez.

« Savez-vous, Monsieur, — et j’ose à peine vous donner cette qualité banale tant la poésie de votre création vous élève dans un monde étranger au nôtre — savez-vous que votre Iohanam est absolument joli ? J’approcherais de l’inconvenance si je me permettais de développer ce que comporte d’étourdissantes sensations ce seul mot : joli, et de folles suggestions l’éclatante nudité de votre jeune corps. Sachez qu’avant cette soirée délicieuse je n’avais pas la moindre notion de la beauté. Vautré dès le collège dans les horreurs odieusement conseillées aux jeunes hommes, et qu’ils acceptent a comme les ont acceptées leurs papas et tolérées leurs mamans, je croyais, grâce à des complaisances que l’or fait se plier jusqu’à l’accomplissement des moins nobles désirs, avoir épuisé les ruses les plus diverses dont l’amour (?) se sert pour souiller notre esprit et satisfaire nos sens ; je me trompais ! Il me restait à connaître de l’amour celui qui se cabre devant toute réalisation matérielle et se repose dans la quasi intangibilité du rêve. Je l’entendais, cet amour, bafouer de toutes parts. Ceux qui ont vu Iohanam soufflèteront la sincérité de leur conscience s’ils refusent de saluer en vous son image la plus inattendue et la plus accomplie.

« Je n’ai aucune raison, Monsieur, de taire le Credo que m’arrache votre jeune talent autant que votre complète beauté et je n’ai d’autre moyen de vous rassurer sur la dignité de ma démarche très périlleuse, je le sais, qu’en me faisant connaître.

« Je suis donc, Monsieur, … »


Et Lucet fit voir au bas de la lettre, écrite sur beau vélin chiffré, net et blanc, de belle tenue, la signature et l’adresse. Julien trouva très simplement brave cette déclaration et n’en fut pas surpris. L’auteur, quoique très jeune, n’en était pas à son début ; l’audace hautaine de son indépendance, la sérénité inattaquable de ses opinions en toutes choses faisaient de lui, dans la jeune génération artistique, l’arbitre incontesté de l’honneur comme de l’élégance et du bon sens.

L’écriture de la troisième lettre dénonçait sa roture à vingt pas, aussi le cachet, la couleur orange vif, l’odeur violente et la tranche dorée de la carte que Lucet sortit de l’enveloppe. Une écriture de maçon dans un style de cuisinière signait : Irène de Jolette, une invitation à son thé de cinq heures, rue de Monceau, dans l’hôtel que ce vieil abruti de G*** acheta pour elle. La gaupe coûte douze cent mille francs par an aux caresses gâteuses, et improbables d’ailleurs, du protecteur. Julien raconta l’histoire du bidet en argent niellé d’or, ciselé et reciselé, payé lui seul cinq cents louis avec la robinetterie de vermeil, dont les motifs érotiques copiés au Musée Secret de Naples, amènent l’eau chaude et l’eau froide dans la cuvette…

La quatrième sur fin papier ivoire armorié prie Luc Bruay de faire connaître au comte et à la comtesse Raymond de Païennes s’il accepte de jouer, dans une revue, quelques parties de son propre rôle de Iohanam ; le soin étant abandonné au petit comédien de fixer lui-même son cachet. Le comte et la comtesse l’informaient en outre qu’il devait être, à cette soirée, en compagnie d’artistes de la Comédie-Française, de l’Odéon et de l’Opéra-Comique. Et les salutations d’usage, sous une haute écriture ferme et droite à l’encre violette, se faisaient très aimables pour Luc. Comme un cliché désormais inséparable de son nom « jeune talent, charme, charmant » couraient sous la plume dans chaque lettre…

Julien fit servir le thé dans le salon où ils bavardaient. On alluma de blondes cigarettes de tabac du Levant, et les spirales embaumées s’étiraient paresseusement sur la tête des jeunes hommes.

Ce n’était ni banal ni fatiguant cette audition de lettres curieuses rendues plus attrayantes encore par la douce voix de Luc, par la beauté de ses yeux alertes dans l’expression que modifiait chaque mot tour à tour en la faisant ravie ou confuse, grave ou mutine, souriante ou mélancolique.

— … Et la cinquième, Lucet ? hasarda Julien surpris que tout à coup l’adolescent voulût se taire sur cette dernière qu’il avait bien vue.

Luc fit une moue espiègle où s’affirmait une hésitation qui ne demandait qu’à se rendre. Il suffit que Julien l’appelât : « Chérubin » pour vaincre le joli scrupule embarrassant… Chérubin trempa ses lèvres roses dans la fluette tasse de vieux saxe, se brûla la langue, qu’il avait déliée comme celle d’un jeune chat, au thé trop chaud, ajouta de la crème pour l’attiédir, but une gorgée dans la porcelaine diaphane dont toutes les tendres délicatesses laiteuses, amaranthe, bouton d’or, mauve et céladon n’égalaient pas en exquise fragilité le plus mince détail de son visage, — et commença…

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Quand il eut achevé il défendit que Julien regardât l’épître étrangement passionnée où se révélait le cœur ardent et la chair affolée d’une femme cruellement déçue dès les premières semaines de son mariage. Elle pouvait sans remords, disait-elle, se livrer à l’ami que son cœur venait de choisir ; aucune crainte n’était possible ; la présence d’un mari couvrant d’avance les suites possibles et désirées que comportait l’offrande sans réserve de son amour…

Et Julien lut par-dessus l’épaule de Lucet, en examinant de près son profil rare et d’une souveraine élégance : « Si vous voulez m’aimer aussi, je vous aimerai, Luc flexible comme un roseau, de telle sorte que chaque instant de votre présence auprès de moi sera comblé de plaisirs encore ignorés, je veux le croire, pour que la joie merveilleuse de vous les révéler n’appartienne qu’à moi seule. Dites oui, grand enfant chéri, et répondez-moi comme je vous en ai prié.

« J’embrasse étroitement toutes les jolies choses que contient la grâce élégante de votre petit corps, je couvre de baisers la floraison divine de vos yeux et de votre bouche. Baisez les quatre lettres de mon nom, statuette charmante dont la parfaite beauté me fait souffrir, vous trouverez sur chacune la trace brûlante de lèvres qui désormais sont vôtres ! »


Il avait mis son pouce sur le nom. La « floraison divine de ses yeux » s’épanouit autant de fierté pour ce qu’il provoquait de sympathie passionnée, que de sensualité ressentie dans sa chair supra-sensibilisée par la caresse ardente des mots.

Julien ne put cacher la profonde tristesse dont fut voilée la clarté caressante de ses yeux. Il songeait… Lucet tenait encore dans ses menottes pâles et fines la lettre incendiaire. En jouant, Julien la lui enleva, chercha la signature : Lucy. Sa coïncidence avec « Luc » parut singulière. Et, sous le nom, ce post-scriptum : « J’attends, petit ami, votre réponse. Ecrivez-moi aux initiales V. R. G. 24, poste restante, bureau rue des Capucines ».

Le jeune peintre n’eut aucune difficulté à démontrer que l’écriture paraissait suspecte, que le papier aussi, très riche mais d’un format trop commercial, démentait le bon goût de l’amoureuse correspondante, et qu’enfin cette adresse « poste restante » indiquait une habituée de ce genre d’épîtres dont il était inutile que Lucet augmentât la collection. Au fond Julien tremblait que son petit ami répondît à cette Lucy et qu’elle obtînt de sa jeune effervescence ce qu’elle demandait si clairement… Mais, pensa-t-il, mon éloquence a grande chance d’être inutile ; la brûlante correspondante n’en restera pas à cette première lettre, je ne serai pas toujours mis au courant des suivantes et Lucet fera ce qu’il voudra.

Julien tira d’un secrétaire des lettres à lui adressées lorsque fut exposé Daphnis et Chloé. Luc fut surpris de la quantité d’approbations, d’hommages, d’insultes, de sottises, de compliments, de discussions nés de ce parfait chef-d’œuvre. Encore Julien prit-il soin que Lucet n’aperçût pas celles où la méchanceté niaise de ses correspondants visait en particulier son gentil modèle !

Y en avait-il de ces lettres charmantes, douloureuses, spirituelles, mauvaises aussi, venimeuses ! Mais quand même, dans celles-ci, quelque souffrance montrant le bout de son aile meurtrie les faisait pardonner.

Et les papiers étaient tous différents, du papier à tourlourous amoureux et du vélin aristocratique, le papier anglais rigide et les hautes fantaisies gaufrées, coloriées et parfumées. Et le tout sobre, élégant, criard, sordide, modeste, endeuillé comme les signatures dont les noms se cachent peureusement tout petits, parfois s’étendent avec complaisance, ou se présentent en une dignité de grand seigneur, — comme si les lettres aussi avaient des talons rouges, — ou ne s’avouent pas : les anonymes, celles qui se désolent ou injurient le plus fort.

Donc Lucet va les connaître ces joies journalières des pensées inconnues qui vous viennent visiter et veulent savoir, pénétrer les sentiments demeurés sans expression, mais probables, sous-entendus par l’auteur d’un tableau, d’un livre, d’un drame. Lucet va connaître la curiosité de ceux qu’émeut un brin de beauté et qui ne peuvent se tenir de crier la joie vivifiée dans leur âme par un peu de cette beauté dont elle est avide et qu’essaie de lui offrir le peintre, l’écrivain, le parfait comédien…

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Julien précisément s’excusa d’avoir quelques lettres à expédier, Lucet s’en fut dans l’atelier, feuilleta des cartons d’abord, puis ouvrit le piano et, s’accompagnant comme il savait, sur quelques notes, il modula de sa voix au timbre suave, douce à entendre, la courte Chanson du Pâtre qu’il soupire à la cantonnade au premier acte de Marie-de-Magdala


Julien achevait son courrier ; il se leva ; le tapis épais effaçait le bruit de ses pas… Il s’approcha de Luc et surprit l’enfant absorbé dans la contemplation de Nine dont le portrait offrait peut-être, après celui du bel et tendre Daphnis, la plus délicieuse vision de beauté… Et se mourait vers Jeannine, des lèvres tremblantes et jolies de Luc Aubry, l’adolescente et lente méloppée qui fait chaque soir, au théâtre, pleurer la courtisane de Magdala !

Ce fut sous les yeux de Julien, l’espace de quelques moments, le ravissement issu de cette adolescence divinement parfaite magnifiée dans l’extase du rêve… Un léger craquement sous les pieds du peintre rompit le charme. Lucet s’arrêta, troublé d’être ainsi surpris. Il se leva, reprit doucement en riant la conversation interrompue… Julien ne se lassait pas de l’entendre. Et la convoitise des jeunes yeux de Lucet vers le portrait de Nine lui fut une souffrance obscure dont il ne se voulait pas défendre.