Ambert & Cie (p. 157-166).
XIX

Elle fut d’un éclat incomparable cette fête pour laquelle le comte et la comtesse Raymond de Païennes avaient sévèrement trié le Tout-Paris aristocratique et artistique. Pas une fausse note dans l’harmonie des hautes élégances !

Un coupé vint prendre Luc tout costumé à son théâtre. Il emporta dans un sac de cuir ses vêtements de ville pour rentrer chez lui. Et ce n’était pas une des moindres sensations nouvelles de son début officiel dans le monde, que sa sortie du théâtre où la foule, comme d’habitude, attendait Déah Swindor. On lui fit passage respectueusement. Cette fois, il n’y avait aucune erreur et le nom de Iohanam voltigea sur toutes les lèvres ; même le camelot de l’autre soir ne put maîtriser une émotion qu’il traduisit par un effronté, traînard et concupiscent :

— Mince ! il est rien chouette, le même ! — dont Lucet rit tout seul en s’allongeant en travers du coupé pour ne pas détendre son maillot.

Puis, ainsi demi-nu, par un beau temps très doux, il traversa tous les boulevards, la rue Royale, les Champs-Elysées jusqu’aux Invalides. Quelques-uns, sous les flots d’électricité d’un grand candélabre, le remarquèrent et le reconnurent du côté de chez « Maxim’s », et une touffe d’œillets tomba dans le coupé sur la clarté ronde de ses genoux, sans qu’il put voir d’où venaient les fleurs…

La comtesse vint elle-même, en personne, au foyer improvisé dans un des merveilleux salons de son hôtel. Avec une bonne grâce toute charmante, elle remit à Luc son cachet, dans une jolie bourse en mailles d’or qui, même en tenant compte de deux courtes répétitions, triplait au moins les cinq louis demandés.

Julien reçut pour son jeune ami les compliments de tous. Sa liaison avec Luc Aubry était fameuse depuis le succès de Daphnis et Chloé dont il avait refusé, de lord Eaton, un chèque énorme. Ce refus même, diversement apprécié, n’avait fait qu’ajouter à l’étrange de cette situation qu’il était peut-être seul, avec Luc et les Marcelot, à savoir d’une absolue pureté. S’il déplorait d’ailleurs qu’un autre tour eût été donné à cette sympathie demeurée toute intellectuelle et désintéressée, il ne le redoutait pas.

Mais ce monde ultra-élégant et dont les noms ne pouvaient donner prise, ostensiblement du moins, à aucune insinuation malveillante, se faisait un jeu de croire à l’intimité qui flattait son snobisme, ses instincts d’originalité, de hors la loi commune. Julien possédait par lui-même et par son père une fortune enviable, son talent était indiscuté ; Luc Aubry venait de révéler une perfection d’art étonnante pour le gamin qu’il demeurait encore ; sa beauté fascinait, — et les hommes eux-mêmes n’étaient pas maîtres de leur admiration. — Tous deux étaient artistes, c’est-à-dire, bien que soient désuets certains préjugés, voués à des excentricités absoutes d’avance. Parfaits gentlemens, les deux jeunes hommes se voyaient donc chargés de ce vice aimable pour que, à défaut de tout autre, on pût au moins leur pardonner celui-là.

Julien gardait une neutralité de bon goût entre les compliments trop empressés à laisser entendre que cette amitié comportait un caractère parfaitement compris et qu’une indulgence libérale en accueillait la grâce perverse — et d’autres compliments dont le réserve voulait exprimer un blâme. Il se refusait à laisser croire ce qui est faux en évitant de se défendre de ce dont on ne l’accusait point.

Du reste, en face de lui, même dans la sélection rigoureuse de cette soirée, se retrouvaient les mêmes génératrices de méchants commérages : femme rosses et mendiantes de génuflexions, jalouses de le voir détourner, — au profit de Luc croyaient-elles, linottes à langues de vipères, — les hommages qui leur devaient revenir, des platitudes et de l’asservissement sexuel des mâles. Elles abominaient ce garçon magnifique de faire si peu de cas des grâces maquillées, des sourires veules, de la « retape » énervante de leurs yeux et de leurs bouches. Et elles se plongeaint dans la sournoise amertume de n’être pas les temples où Julien sacrifiât sa jeunesse à leurs laideurs mamelues.

Luc, plus jeune et moins informe’, exprimait moins de répugnances ; mais Julien le connaissait trop pour ignorer ses sentiments… et le résultat de sa première expérience rue du Rocher. L’enfant avait parlé. Ce qu’il n’avouait pas à son ami, qu’aurait ulcéré cet aveu, toute son attitude et ses dédains opposés aux offres pressantes, aux supplications mêmes dont il apportait les témoignages irrécusables à Julien, — toute son attitude le révélait sans équivoque. Si Luc aimait une femme, il ne songeait qu’à Jeannine. Il se faisait de la jeune fille un but idéal vers quoi tendaient ses jeunes aspirations, bien qu’il conservât peu d’espoir de les couronner jamais, mais avec, malgré tous les obstacles, ce but très précis et très délicieux : plaire à Jeannine et se rapprocher d’elle !

Julien craignait cela, et dans le secret de son âme angoissée un espoir se levait, joie terrible et douce, dont la beauté sublime défiait le deuil prochain d’une amitié que Jeannine lui pouvait ravir…

Il se rappelait, hélas ! la persuasion obstinément douce qu’il dut employer pour que Lucet acceptât, le jour où prirent fin les séances de Daphnis, une perle, splendide il est vrai comme un rayon de lune sur une gorge de colombe, qu’il piqua lui-même à la cravate du modèle adolescent. Faible merci pour ce que, durant des jours et des jours, Luc avait offert à ses yeux extasiés les beautés quasi-divines de son jeune corps, la grâce de ses formes savoureuses. Il se rappelait aussi ses ruses pour passer au doigt de l’adolescent un anneau d’or ciselé cloué d’une pure émeraude en cabochon. C’était, cet anneau, le souvenir d’un soir où Julien avait fait réciter à Lucet devant quelques amis réunis avenue de Villiers, des poèmes de Leconte de l’Isle et de Baudelaire. Le petit Aubry était accompagné en sourdine par d’invisibles instruments à cordes, et l’atelier plongé dans l’obscurité. Des projections dont Julien avait réglé les tonalités, venaient caresser Luc tandis que, nu sous des voiles de crêpe de Chine et de tulle d’une finesse rare, son corps, délicate figurine, s’allégeait dans l’envol des tissus précieux et révélait à chaque geste les nuances tièdes et palpitantes de sa chair…

Et pourtant, Dieu sait s’il acceptait de douce câlineries ! ce grand enfant dont les yeux merveilleux et purs, même dans la grâce troublante de leurs fatigues mauves, fascinaient cet être exquis et ce sensitif qu’était Julien Bréard, si prompt lui-même à subir le charme de son bel ami !

Ce charme inéluctable tous en avaient été envahis dans cette représentation qui, succédant à la première de Marie-de-Magdala, venait de mettre en évidence le talentueux et joli petit comédien. Ce n’étaient dans la salle citron et or vert de l’hôtel de Païennes, qu’étonnements et exclamations ravis. Jamais aucune scène n’avait offert ce spectacle d’une aussi fraîche et véritable jeunesse sous des formes dont la grâce heureuse faisait délirer les regards. Ceux mêmes, inaptes à rien saisir de la beauté d’un poëme, de l’harmonie d’une phrase musicale, plus sensibles aux émotions plastiques, rappelaient que depuis les « Scheffer », ces admirables acrobates dont l’eurythmique apparence s’épanouissait en tous les âges, de l’enfance la plus prodigue d’espoir à l’adolescence qui les réalisait tous dans les courbes hallucinantes des membres flexibles sous un déshabillé de soie — aucune vision d’éphèbe nu dans l’adhérence d’un maillot complice de sa beauté, n’avait charmé les Parisiens à l’égal de Luc Aubry ! C’était, cela, concevoir assez étroitement les mérites du petit comédien ; mais, comme peintre, Julien se réjouissait que les masses inéduquées dussent cette joie des sens à son ami, cette joie des sens qui eût ravalé Lucet au rang des grues obscènes de beuglants, n’était une inégalable perfection d’attitude et une science parfaite du théâtre que peut-être le Conservatoire allait reconnaître en la récompensant.


Ah ! ces examens dont l’échéance approche, pourquoi Luc s’en montre-t-il si préoccupé, si tourmente ? Julien s’épuise à lui dire le cynisme des coteries, l’envieux acharnement contre le succès, le caprice des examinateurs repus et rentés, Brid’oisons tuteurs grotesques du génie. Il essaie d’atténuer pour Lucet l’importance de ces concours où rarement la consécration laurée se pose sur le front qu’il faut ! La consécration est venue déjà, et directement, du grand public. Luc reçoit invitations sur invitations ; les salons les plus sélects le réclament ; de brillants cachets lui sont offerts — et sa correspondance amoureuse, au théâtre, déborde d’hommages ardents, passionnés, auxquels même il ne répond jamais et qui ne se lassent pas.

Non ! ce Conservatoire obsède l’esprit de Luc bien qu’il ne puisse espérer aucun prix dès sa première année. Mais s’il lui fallait n’être pas récompensé la seconde !… Ses yeux transparents et jolis, à cette pensée, se font douloureux infiniment et trahissent sous son apparence mutine une redoutable nervosité qui, Dieu merci ! jusqu’alors n’a pas eu à s’exercer…


Monsieur Bréard par ci, mon cher Maître par là, — comme on gâche ce « cher Maître » ! Julien a vingt-cinq ans à peine ; on eût dit que le jeune artiste était le héros de la fête. On s’adressait à Julien pour obtenir par lui que Luc disposât de ses soirées au gré de chacun. Julien se défendait en riant d’être l’imprésario de son ami ; mais il ne se défendit plus quand la vicomtesse de Céailles, une grande dame, ayant désiré qu’il lui fût présenté, celle-ci exposa au jeune peintre des projets trop flatteurs pour Luc Aubry et trop charmeurs pour qu’il se récusât. Même il s’offrit en conseiller à la vicomtesse, heureuse qu’un tel artiste délicat voulût bien guider ses tentatives artistiques et s’y intéresser…

Quand la représentation fut achevée, tandis que les spectateurs se répandaient dans les jardins illuminés et les salons où l’on dansait déjà, Julien gagna discrètement le foyer des artistes, heureux d’apporter tout de suite à Luc la bonne nouvelle. Il trouva là, réunis et costumés encore, Durey-Colbert, Beurauly, le grand tragédien et l’épais comique de la Comédie-Française, Minotier, queue-rouge des Variétés, la toute charmante — épithète consacrée — Giraldet de l’Opéra-Comique, Yolande Ablett de l’Odéon, Mme  Tissier de l’Opéra, et quatre ou cinq jeunes artistes du Vaudeville et du Conservatoire. Tous étaient d’une amabilité parfaite pour Lucet, même le gros Beurauly dont l’aménité assez ombrageuse, ne voyant en Luc Aubry aucune concurrence possible à ses pitreries massives, se contentait de pontifier onctueusement, ce en quoi se manifestait d’ordinaire sa façon d’être gracieux. Julien arriva au fait sans détour. Il exposa à Luc le désir que la vicomtesse de Céailles avait de lui voir jouer auprès d’elle, avec une troupe choisie comme elle savait le faire, les deux premiers actes du Mariage de Figaro, Luc étant Chérubin !

La Comédie-Française, l’Odéon et le Conservatoire furent suffoqués de la proposition. Yolande Ablett, qui jouait les travestis avec une aisance relative, faillit sauter aux yeux de Luc qui ne se méprit point à la colère traduite, avec une garçonnière poignée de main, en un : « Mes compliments… Mademoiselle !… » dont la douceur voulait mordre en caressant. Ah bien ! Luc s’en moquait un peu de son «…Mademoiselle ! » à cette petite roulure androgyne.

Jouer Chérubin ! Jouer Chérubin ! Et sur quel théâtre ! Luc fit sauter comme un gosse la bourse d’or que lui avait remise la comtesse Raymond, et chercha dans les environs du boudoir luxueux où il allait se déshabiller à quel pauvre il pourrait faire l’aumône de cette libéralité superflue, maintenant qu’il allait être Chérubin !…

Dans l’étincellement des lumières, des soieries, des bronzes et des tableaux de maître où, par gâterie et grâce à l’amitié de Julien Bréard, on l’avait installé, il ne trouva pas, et se résigna à glisser la bourse dans la poche de son pantalon. Julien l’ayant laissé seul, il commença de se déshabiller, ce qui avait toujours été une joie pour lui ; il se promena tout nu sur le tapis, examinant dans les glaces sont petit corps si jeune, ses hanches pâles à peine rondes, et tous ses membres dont une sève robuste gonflait les courbes cambre’es et le fluide modelé. Sur un guéridon de marbre on avait, pour lui, rempli un vase de fleurs ; il en détacha quelques-unes, des roses énormes et violemment embaumées, en piqua deux, des rouges très foncées, sur ses oreilles, dans ses cheveux, contre les tempes ; les feuillages encadraient ses joues et laissaient s’égoutter des perles sur ses épaules de jeune dieu. Il croisa ses mains derrière sa nuque ; ses bras frôlèrent les roses fraîches et leur blancheur s’aviva contre le carmin velouté des pétales. Debout devant une psyché bien plus belle et grande que celle de sa loge il tendit en avant son corps dont le profil s’exprima en arc magnifique rompu, à l’élégante inflexion du dos, par deux globes d’opale qu’élèvent sur leurs bulbes renflés, ses belles cuisses fermes et mâles. Il se vit ainsi, et, obscure dans toute la surface claire et jolie de sa peau savoureuse l’ombre de son ventre plat le désola. Alors il prit une poignée de roses, enleva les épines en piquant ses doigts qui saignèrent un peu et, d’un geste que n’eussent point désavoué les faunes effrontés, il fit jaillir les roses d’entre ses jambes rondes depuis sa virilité qui fut surprise et caressée de leur fraîcheur jusqu’à ses genoux l’un sur l’autre rapprochés. Ainsi, il fit difficilement trois petits pas vers la glace. Sa chair divinement pâle et ses yeux gamins étaient fleuris comme un autel sous les lumières. Il s’approcha encore jusqu’à la psyché, appuya contre elle ses deux mains jolies que vinrent rejoindre, paumes contre paumes, deux autres mains jolies — et embrassa dans la glace, sur la bouche, l’image de Chérubin… Il chercha vainement à baiser ses yeux et rit tout haut de son enfantillage, en regrettant toutefois que Jeannine ou Julien ne fussent pas là pour voir la blancheur de ses jambes et de son petit ventre très beau sous les pétales roses des roses, et l’éclat de ses yeux entre les feuillages ruisselants et les corolles avec lesquelles son front et ses cheveux échangeaient des parfums…