Ambert & Cie (p. 7-13).
L’édition moderne
L’édition moderne
Luc
I

Si peu distraits que fussent les fidèles de la Trinité, son élégante espièglerie ne leur pouvait échapper. Quand il offrait le pain bénit, la brusquerie de ses mouvements parés de pourpre et de dentelles scandalisait et charmait tout ensemble, annonciatrice de vivacité et de gamine indépendance.

Le vieux maître de cérémonies, l’abbé Vincent, du haut des degrés de pierre chargés des ors pesants de l’autel, le suivait des yeux. L’enfant de chœur, avec trois de ses camarades, pénétrait les rangs de chaises de sa silhouette rose et brune, offrant, dans la corbeille pomponnée, les minuscules pains vermeils. Il faisait un jeu de sa hâte à tenir le pari irrespectueux d’avoir terminé la distribution le premier des quatre ! La corbeille légère tendue à l’extrémité de son bras svelte par une élégante petite main blanche, se livrait a des sursauts très brusques dont s’offusquaient les vieilles dames exactes aux offices. Elle bondissait, bondissait, la corbeille, devant les dévotes, impertinente et jolie. Mais lorsqu’elle rencontrait des enfants hypnotisés par la robe rouge et par la mine joueuse du petit clerc, elle s’arrêtait, la corbeille pomponnée, complaisante aux convoitises haletantes des tout petits. Et tandis que l’austérité du vieux prêtre se morfondait, l’enfant de chœur récoltait les sourires des jeunes mamans et les enfants étaient ravis de sa puérile munificence.

Dès que rentré à la sacristie, M. le vicaire le corrigeait pour son absence de dignité dans de telles fonctions :

— Luc, mon cher enfant, disait-il en s’efforçant de paraître sévère, nous ne voulons plus être bons amis, je vois cela ; nous avons toujours une cervelle d’étourdi ; nous sommes bruyant pendant le saint sacrifice de la messe, et nous causons de la peine au bon Dieu !

La punition ne se faisait pas attendre ; le cérémoniaire, en un geste de prélat, lui donnait une tape sur la joue… et sortait de son bréviaire une belle image où les saints et les anges avaient de beaux vêtements coloriés semés d’éblouissantes paillettes d’or. Luc riait de ses lèvres fleuries, et ses yeux riaient aussi dans l’ombre des cils très longs ; ses beaux yeux dont les larges prunelles du vert bleuâtre et doux des oliviers luisaient d’hyalines clartés sur le rouge vif de sa robe d’enfant de chœur. Et les angelots des images n’étaient ni si jolis avec leurs regards de lapis, ni si légers en leurs écharpes célestes, que lui dans sa soutanelle de pourpre et son rochet de dentelles.

L’avait-il assez souvent grondé ! le pauvre vicaire, sans qu’aucunes fois la dissipation regrettable se fût résolue à la contrition. Le vieux prêtre le disait bien, avec des mots effrayants et précurseurs d’un enfer terrible : Luc en était à l’impénitence finale !

En effet, les cérémonies du culte exaltaient sa fièvre, Le tumulte des orgues, les chants, le frémissement lumineux des cierges, la splendeur des ornements sacerdotaux, le contact incessant avec le grand public de la nef exerçaient une influence pénétrante sur la nervosité insoupçonnée du petit clerc et servaient, sans qu’il s’en rendît compte, son besoin de paraître et son désir d’être remarqué.

Le dimanche où le vieux maître de cérémonies avait, en même temps, d’une tape réprimé la turbulence et, d’une image encouragé un recueillement impossible chez son élève, celui-ci avait observé pour la dixième fois peut-être depuis les trois mois qu’il était enfant de chœur, une mignonne fillette toujours au même prie-Dieu de l’allée centrale, un peu en avant, du côté de l’Evangile, — ce côté jardin de la scène où se recommence la Divine Tragédie. Sur son passage elle lui souriait instinctivement puis, se sentant rougir, cachait, en se tournant vers sa mère, l’audace mal définie d’avoir osé, à l’église, regarder en face le jeune garçon si joli dont les limpides regards, dans le visage pâle et fin, ne se détournaient pas et contenaient déjà le frémissant orgueil de conquérir.

Luc Aubry, un soir après vêpres, poussa la curiosité jusqu’à chercher sur l’appui du prie-Dieu de la petite inconnue la plaque de cuivre gravée à son nom. Il vit sur deux chaises la même inscription : — Madame Marcelot. — Deux chaises ; par conséquent cette dame qui accompagnait avec tant d’assiduité la petite fille ne pouvait être que sa mère. Il n’avait pas été nécessaire que Luc fît preuve d’une grande perspicacité pour deviner cela. Mais s’il avait douté, ses prévisions eussent été confirmées. Comme il s’était absenté toute une semaine, le dimanche suivant il entendit la fillette le désigner à sa compagne, à deux rangs de chaises, en disant, avec, dans sa frimousse gourmande et un peu sensuelle, d’avance la certitude de pouvoir prendre deux ou trois savoureuses brioches :

— Mère, c’est encore tout de même notre enfant de chœur qui donne le pain bénit.

À quoi Mme  Marcelot avait répondu, dans un chuchotement recueilli, juste à son passage :

— Jeannine, ma chérie, on ne parle pas à l’église !

C’était assez clair. Ses « amies » n’étaient plus de quelconques et assidues paroissiennes ; elles devinrent Madame et Mademoiselle Jeannine Marcelot.

Mais sa curiosité une fois satisfaite, Luc se souciait moins de ses découvertes. L’école absorbait son temps et ses pensées. Et ses pensées ne savaient pas encore, à douze ans, bien que troublées parfois d’indécis émois, s’écarter des « barres » et des billes ou de « l’épervier » même lorsqu’il pouvait être question de sentir s’éveiller, devant une jeune personne vêtue de dix ou onze printemps comme Mlle  Jeannine Marcelot, les premiers frissons d’un petit cœur tout neuf.

Le dimanche, par exemple, Luc se tenait sur ses gardes et malgré lui s’inquiétait de se faire aimable en passant devant Jeannine. Il lui arriva de rectifier en se mirant dans la petite glace cachée en un coin de la sacristie, à côté du lavabo où les prêtres purifient leurs belles mains blanches, les ondulations brunes de ses cheveux tout secoués encore des jeux et des rires d’avant la messe.


Son bonheur était le grandissime cérémonial des fêtes. Ces jours-là, les surplis de lin tuyautés étaient remplacés par de hautes guipures prises sur un empiècement de tulle dont les mailles vaporeuses découpaient en carré le col de la soutanelle, estompant dans la diaphanéité de leur fin réseau le rouge ardent des épaules. Luc prenait goût à se sentir ainsi paré. Il voyait ses petits camarades vêtus comme lui de mouvantes dentelles ; sa grande naïveté était saisie du charme émané d’eux, de lui par conséquent. Il passait rieur et fier devant Jeannine, s’attardait, gracieusement, sans gêne, pour que la jeune fille pût choisir la minuscule brioche à laquelle elle avait droit et en prendre d’autres encore en contrebande. Luc cherchait ses yeux pour lui sourire en complice, hardiment, comme un gamin ignorant de ce que charrient de suaves choses, même les furtifs regards des garçons en qui la puberté ne fait que s’éveiller. Jeannine subissait le choc, et ses paupières se baissaient tout de suite sur ses yeux mordorés informés déjà du péril que couraient ses regards sous l’insistance délicieuse et virile de son ami, — son ami dont la robe rouge et les dentelles blanches et la mignonne figure pâle et décidée troublaient infiniment tout son être.

Vint l’août après que se fut épuisée la se’rie des belles fêtes religieuses au milieu desquelles se découpait la fine silhouette brune et joueuse que Jeannine ne pouvait nommer. Avec sa mère elle partit, suivie de la mélancolie d’être seule dans leur résidence de Normandie, cottage d’une ample architecture plutôt que château, et que l’on appelait Moult Plaisant… la mélancolie d’être seule là-bas, ainsi que dans le luxe silencieux de leur splendide appartement de la rue Saint-Lazare. Silencieux, car Mme  Marcelot ne pouvait se résoudre encore à rompre le deuil qu’un pieux souvenir voué à la mémoire de son mari avait fait jusqu’ici rigoureux. Jeannine était bien jeune pour goûter aucun des plaisirs du monde : la certitude que sa fille chérie n’avait pas à souffrir de l’existence rigide du veuvage l’encourageait à retarder dîners, théâtres et bals. Mais à Moult Plaisant Mme  Marcelot permit que l’on s’amusât et que les invités fussent nombreux avec lesquels, dans l’après-midi, on organisait de folles parties en Seine, sur la côte des Deux-Amants de tragique et puérile légende, ou dans la vallée de l’Andelle. Il arriva même que des sauteries furent improvisées le soir, qui reportèrent insensiblement jusqu’à Paris la joie nouvelle de vivre après des années de claustration.

Et, que les vagues paisibles de la Seine soulevassent de frêles barques pleines d’une riante jeunesse, ou que des promenades solitaires et reposantes portassent Jeannine jusqu’aux peupliers bruissants des rives de l’Andelle, le pain bénit de la Trinité retenait ses pensées. Elle songeait au petit être délicat — et viril, et déjà grand, s’avouait-elle — qui le distribuait en ouvrant de beaux yeux tendres dont les siens ne pouvaient supporter la clarté smaragdine et qui la troublaient beaucoup par leur assurance.


Luc passait d’ordinaires vacances également partagées entre la boutique de ses parents, papetiers rue de Clichy, et l’humble maison de Nanterre où l’on partait dès le samedi soir goûter jusqu’au lundi matin le court repos dominical. Et la fatigue de la vie parisienne, mal réparée dans l’air frelaté de banlieue, laissait sur les traits de l’adolescent une maladive empreinte qui doublait la grâce de son visage ravissant, hâtait aux dépens des muscles le précoce développement de son intelligence et activait outre mesure son extrême impressionnabilité.


Jeannine revint avec un peu de hâle sur sa jolie peau fraîche ; ses yeux striés d’or exhalaient la paix débordante ; sa bouche rose était pleine de la joie de vivre enfin dans la joie ; les boucles de ses longs cheveux châtains s’ébrouaient sur ses épaules, éparpillant autour d’elle de la jeunesse et du rire en mouvantes auréoles…