Ambert & Cie (p. 14-17).
II

Quelle surprise, le second dimanche d’octobre, à la Trinité, quand Jeannine vit descendre les degrés du sanctuaire, et se diriger vers son allée, un méchant galopin quelconque au lieu de son enfant de chœur ! Celui-là offrit le pain bénit sans délicatesse aucune, avec nonchalance, en fronçant les sourcils pour marquer sa mauvaise humeur quand Jeannine prit ses habituelles petites brioches supplémentaires ! Avec quelle tristesse interrogative elle dit à sa mère, oublieuse pour une fois de la rappeler au silence :

— Mère, ce n’est plus notre enfant de chœur !…

Et toute sa petite figure jolie et déçue disait : « Pourquoi ?… pourquoi ?… » en cherchant parmi les clercs juvéniles et les officiants, en regardant, l’Offertoire achevé, le thuriféraire s’avancer vers les fidèles pour disperser trois fois, avec une telle grâce dans le geste de sa main alourdie sous la pesée vermeille de l’encensoir, les fumées odorantes dont les spires bleues embaument et purifient.

Et Luc, cependant, vit Jeannine sans qu’elle s’en aperçût. Il remarqua la contrariété inquiète de son visage. Il devina la phrase accueillante et discrète qui, modifiée maintenant, saluait autrefois sa venue. Luc vit Jeannine stupéfiée du changement de son enfant de chœur. Il rit tout seul à la place qu’il occupait depuis peu devant un des pupitres de la maîtrise ; la pensée lui vint d’appeler l’attention de sa petite amie en toussant un « hum ! » sonore, comme il faisait en classe pour dissimuler au professeur l’appel direct et parfaitement compris du camarade complice. Mais, comme l’officiant achevait la Préface, il lui fallut, sur un signe du maître de chapelle, M. Letourneur, quitter le rêve où l’entraînait la vue de Jeannine pour entonner le Sanctus. Son âme de gamin, pour la première fois peut-être, se souleva d’entre les choses de la terre, gonflée, cette âme jusque-là à peine existante, de tels sentiments de joie, de tendresse nouvelle, d’orgueil de se sentir enveloppée des frôlements d’une autre âme !… Une créature s’intéressait à lui sans qu’il eût rien fait pour cela que paraître ; une pensée inconnue communiquait un frisson aux fibres les plus délicates de sa chair… Il chanta ; et sa voix souple de mezzo-soprano, marquée déjà du timbre mélodieux et comme endolori de la virilité, s’épandit de la tribune haute sur la nef prostrée dans l’adoration muette de l’Hostie…

De sa bouche tiède sourdaient les ondes limpides où se venaient jeter les psaumes inarticulés des fidèles, vagues troublantes qui emportent dans la tempête apaisée des âmes, parmi les tremblants esquifs de l’amour divin, les lourdes épaves de l’amour profane. Que de pauvres cœurs meurtris, Prière, au moment de sombrer, se tendent vers ta bouée salvatrice !

Quand l’invisible chanteur eut, de ses lèvres jolies, exprimé les notes ultimes du chant sacré, les fronts charmés se relevèrent.

Jeannine ne songeait plus à l’enfant de chœur disparu, dont la grâce vivante avait instruit ses clairs regards ignorants ; seulement, toute sa chair, ignorante aussi, venait de se surprendre émue d’un intense frisson qui, longtemps en elle, répercuta ses pures voluptés. L’image connue s’effaçait, mais l’enfant ignoré qu’elle imaginait aussi beau que l’autre sollicita le trouble de ses pensées.

La nef illuminée ou sombre gardait son secret. Jeannine ne pouvait deviner même la silhouette du petit chanteur debout là-haut sur l’une des tribunes élevées au-dessus du sanctuaire. De sa place elle regardait celle de droite où se croisaient des faisceaux de lumière et s’agitaient des ombres indistinctes contenues dans la haute balustrade de pierre ; et ses regards attentifs étaient impuissants à fouiller le mystère de ce foyer d’où s’épandait la pieuse chaleur des mystiques harmonies, la voix adolescente dont était toute son adolescence bouleversée.


Des dimanches et des dimanches passèrent sans apporter à Jeannine aucun éclaircissement sur la disparition mystérieuse de son enfant de chœur ; elle en était arrivée à dédaigner le pain bénit. Les petites brioches vermeilles furent sans saveur et sans joie ; sans sourires, la soutanelle rouge et le rochet de fines dentelles du remplaçant ! Aucune indication non plus ne lui vint sur le jeune garçon de la tribune. Naturellement, celui-ci demeurait encore bien plus inabordable ! Savait-on même si ce n’était pas un ange, un farfadet, ce chanteur aérien ! Plusieurs fois « ces dames » de la paroisse se félicitèrent de posséder un petit virtuose dont les journaux une fois ou deux, lors de belles cérémonies, parlèrent avec éloge, mais sans le nommer. Avait-il un nom seulement ? Jeannine, par une sorte de retenue qui lui révélait à elle-même l’éclosion d’un sentiment nouveau et charmant, n’osa jamais interroger personne à son sujet.

De son côté Luc ne put une seule fois rejoindre ses deux amies. À la fin de la messe, le Domine salvam… ne lui laissait pas le temps de courir du chevet de l’église où débouchait l’escalier de la maîtrise à la rampe du grand portail que descendaient Mme  Marcelot et sa fille. D’ailleurs, l’eût-il pu faire, son visage fût resté muet sur la fonction nouvelle qui l’attachait à la Trinité. Il prenait en patience les circonstances défavorables qui l’empêchaient de se révéler à Jeannine ; même il se faisait un jeu de prolonger l’intrigue, escomptant à l’avance la surprise de la jeune fille dont les beaux yeux s’étaient baissés devant les siens, rendant hommage à sa force mâle, aussi à la grâce attirante, à son insu, dispersée en toute la frivolité de sa personne.