Loys Égarot ou l’argent d’autrui

Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 70-78).

LOYS ÉGAROT OU L’ARGENT D’AUTRUI


Lorsque, afin de se disculper de la ruine de tant d’honnêtes gens qui lui avaient apporté leurs économies pour qu’il les centuplât dans le laps de temps le plus court possible, le grand joueur d’argent d’autrui, Loys Égarot, comparut au tribunal présidé par Thomas Mévère, notre d’Aguesseau moderne, il laissa d’abord parler son avocat, le célèbre Paul Archet, surnommé le Cicéron des krachs, et qui s’en est fait une spécialité européenne.

Ce ne fut pas long. En trois heures de temps, plaidoyer compris, Loys Égarot écopa ses trois ans de prison, un par heure. Le président Thomas Mévère ne badinait pas avec les « spéculateurs éhontés, déshonneur de la République d’affaires ». La foudre de l’arrêt reçue, le foudroyé se leva et d’une petite voix triste, il dit :

— Un mot ?… Je n’ai jamais mis le pied à la Bourse, et je suis incapable de mener à bien l’une ou l’autre des quatre opérations élémentaires de l’arithmétique.

— Alors, fit l’austère magistrat, comment expliquez-vous le désastre ?

— Par ma scrupuleuse probité. Ils voulaient que je « centuplasse ». Je n’ai pas eu le temps, voilà tout.

Et il se remit aux gendarmes, dont l’un, du reste, était de sa clientèle.

Dans sa prison Loys se refusa à tout adoucissement, sauf à celui de correspondre en toute liberté avec sa femme et sa fille, expédiées à la Jamaïque, à la garde de la vieille nourrice qui l’avait élevé à Marseille, et qui, dûment rentée par lui, finissait ses jours dans le bien-être à Port-Louis, sa ville natale. « Prends soin d’elles, Pépina, lui avait-il écrit, comme autrefois de ton petit, elles sont avec toi, maman-nounou, ce que j’aime le plus au monde. »

Mais ce qu’il aimait le plus au monde, c’était Inès, sa fille, ravissante blondinette de douze ans, et que le désespoir faillit enlever lorsqu’il lui fallut se séparer du cher papa, si beau, si gai, si doux à tous, « plus enfant qu’elle », disait la mère, et à qui elle faisait ses additions, le soir, après dîner, sur la table.

Quant à Mme  Égarot, il l’avait rassurée en ces termes : « Ne crains rien, je ferai mon temps et, dans trois ans, je serai là-bas, avec vous deux pour toujours. Courage, à bientôt. »

Or, il fit son temps, en effet, sans en dérober une heure à la justice de son pays, et quand la liberté lui fut rendue, il ne devait plus rien à personne, sinon le centuplage des fonds hasardés sur son crédit, ou, si l’on veut, le manque à gagner desdits fonds, déjà confiés, du reste, à d’autres agioteurs.

Loys Égarot avait dit la stricte vérité au tribunal, il ne savait pas calculer, et personne n’aurait pu se vanter, sans mentir, de l’avoir vu à la corbeille. Mais il était marqué d’un signe terrible et doué, de toute éternité, d’une vertu d’attraction inouïe et fabuleuse. Il inspirait confiance, irrésistiblement. Dieu l’avait créé charmeur de gogos. Il suffisait qu’il parût quelque part et n’importe où, pour que les hommes tinssent à lui remettre leurs écus, les femmes leurs diamants et les enfants leurs billes ; et il ne pouvait pas ne pas les prendre, on l’aurait suivi jusque dans la mer, comme les croisés fascinés par Pierre l’Ermite allaient derrière ce moine Saint Sépulcre.

De telle sorte qu’il en avait été réduit à inventer, pour les satisfaire, des mines d’or hypothétiques, des lacs de naphte visionnaires et des chemins de fer intersidéraux où se signait son vrai génie, celui du poète. Ce qu’il en souffrait, c’est à ne pas le dire, mais il obéissait à sa destinée.

Il arriva à la Jamaïque juste à temps pour y fermer les yeux de sa vieille nourrice, et, comme elle n’avait ni famille, ni héritiers, il rentra naturellement dans la pension qu’il lui servait, comme dans le dépôt qui lui en garantissait le service. C’était un revenu de trois mille livres, et il se jura de s’en contenter pour lui, sa femme et sa fille, et sauf de toute entreprise.

Inès était dans sa quinzième année, mais les fruits d’or mûrissent vite sous ces latitudes rayonnantes des Antilles, et elle en florissait dix-huit ; aussi avait-il eu peine à la reconnaître quand, la gorge étranglée d’émotion, il lui avait ouvert les bras, sur le quai de débarquement. Elle paraissait, d’ailleurs, s’être familiarisée aux manières anglaises, et sa bonne mère de même. « Je m’y ferai comme à tout le reste, avait pensé l’enfant de Marseille, pourvu qu’elle m’aime toujours. » Puis, dans le jardin de la pauvre Pepina, plein de belles fleurs et de riches oiseaux, il se mit à traîner les heures, oubliant, oublié, paisible enfin, et vivant la vie oisive de ses rêves.

— Mon ami, lui dit un jour sa femme, avant ton arrivée nous recevions et rendions d’agréables visites. La société de la ville était fort aimable pour nous. Je sais que tu ne veux voir personne, je le comprends ; mais tu exagères. Et puis, notre Inès s’ennuie. Entr’ouvrons un peu notre porte. On ne demande qu’à te connaître.

— Et qu’à m’apporter de l’argent, hein ?

— Je n’osais pas te le dire.

— Ah ça ! mais, malheureuse, tu veux donc que ça recommence ?

— Oh ! des Anglais, si pratiques !

— Eux, ils sont encore plus enragés que tous les autres. N’insiste pas, ma bonne, non.

— Et Inès ? Je te le répète, elle s’ennuie.

Le « papa » regarda la « maman » et comprit.

— Quoi, déjà ? soupira-t-il, en se laissant tomber sur un banc, en trois ans…. Et… qui est-ce ?

— Un Français.

— A la bonne heure. Il s’appelle ?

— Ne t’en irrite pas…. Jean Mévère.

— Est-ce un parent du magistrat ?

— Qui t’a condamné, oui : c’est son fils.

Loys Égarot, loin de « s’en irriter », leva les yeux en l’air, comme pour y prendre un ordre de Bourse céleste.

— Ah ! par exemple, à la Jamaïque, sourit-il. Son fils ! Qu’y fait-il ?

Il y apprend le grand commerce, dans la première maison de l’île, Streebs and Sons.

— Mais sait-il que je n’ai pas un sou de dot à donner à ma fille ?

— Il sait tout, et ne demande rien.

— Qu’il vienne, alors.

Et Jean Mévère vint, ou plutôt il revint, car la maison de Pepina, pour lui aussi, contenait tout ce qu’il aimait au monde. C’était un garçon actif, intelligent et bien fait, mais particulier en ceci qu’il avait sous le front la même barre devant le Droit que son futur beau-père devant le Chiffre. Pour se soustraire aux études du Code et des jurisprudences, il s’était, dès la sortie de collège, enfui à Londres, d’où ses patrons, les frères Streebs, l’avaient détaché sur la grande usine de distillation qu’ils ont à Port-Louis au milieu des champs de canne à sucre.

La présentation fut simple. Jean plut à Loys, autant qu’un homme peut plaire à celui à qui il enlève sa fille. Le « spéculateur éhonté » n’objecta au mariage immédiat du moins, que l’âge trop tendre d’Inès, et il en reporta la date à trois années au delà pour qu’elle eût ses dix-huit ans.

— Quant au douaire, plaisanta-t-il, il est de six millions, mais en dettes, selon la doctrine de l’honorable magistrat votre père.

Ce disant, il paraissait chercher encore dans les nuées un nouvel ordre de Bourse providentiel. Puis, les paroles échangées dans une poignée de mains, il s’en fut, la canne à la main, visiter la ville.

L’excellente Mme  Égarot n’avait rien inventé de l’intérêt passionné qu’il y inspirait depuis son débarquement, et tout de suite les gens furent aux portes comme aux fenêtres. Il ne s’y méprit pas une minute, ça recommençait, et il en allait de son charme extraordinaire dans les îles comme sur les continents, à l’étranger comme en sa patrie. Au passage de l’homme aimanté, les magots dansaient dans les coffres-forts, les tiroirs se tiraient tout seuls, les bas de laine s’agitaient aux vitres, les valeurs, les bank-notes, les chèques jonchaient ses pas comme feuilles d’automne. Si son procès l’avait illustré, sa condamnation, sa prison, son exil le revêtaient d’un prestige universel et d’un crédit de magicien. En quelques mois, la maisonnette de Pepina devint le centre des affaires de l’île, et la ruelle où s’ouvrait son auvent, la « rue Quincampoix » de ce Law malgré lui. Il lui fallut encore, avec son génie de poète, imaginer les mines aux gisements les plus absurdes, les mers souterraines d’huile d’olive, les aviateurs qu’on siffle dans l’espace comme un chien docile, l’application des nuages à la cotonnade, que sais-je ; il ne désespéra ni les gogos ni les ingénieurs, et il lui revint une fortune immense.

Si immense que, les trois ans écoulés et la date du mariage échue, Loys Égarot voulut qu’il fut célébré à Paris et retourna en France sur son yacht sans pareil, nommé la Pepina. Le père de son jeune gendre, l’illustre Thomas Mévère, était allé le recevoir à Marseille.

— Je suis heureux, salua-t-il, et plus que personne, de vous voir victorieusement remonté sur votre bête. Mon fils Jean fait un beau rêve !

— Sans doute, sourit Loys, puisqu’il aime ma fille.

— Mais autrement aussi, je pense ? avait souligné l’austère magistrat. Mlle  Égarot est un parti de roi ?

— Elle n’aura pas un sou, monsieur le président. Tout ce que j’ai gagné appartient à mes créanciers, d’abord, et, s’il en reste, à ma chère femme.

Le d’Aguesseau moderne pâlit.

— Vous voulez rembourser vos victimes ?

— Recta, mon juge.

— Vous êtes fou !

— En quoi ?

— Je vous dis que vous l’êtes.

Et il faut croire qu’il l’était, en effet, et qu’on le serait comme lui dans la partie, de vouloir payer ses dettes, car, à la sortie de la mairie, le jour du mariage, le « spéculateur éhonté » et flétri par la vindicte publique, poussé doucement dans une auto entre deux aimable spécialités, fut hospitalisé, comme on sait de reste, dans la maison dite de santé où il vient de mourir.

Pauvre Loys Égarot, qui ne savait pas calculer !