Le mariage de Cambronne

Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 62-69).

LE MARIAGE DE CAMBRONNE


Mon grand-oncle maternel, le capitaine Peyrot, était à Waterloo, dans la garde. Il y avait été foudroyé par la mitraille anglaise à côté de son général, l’illustre Breton Pierre-Jacques-Étienne Cambronne, le héros du « Dernier Carré », et laissé, comme lui, pour mort sous la pile sanglante des grenadiers du 2e bataillon de la troisième des braves. Il eut la chance, « si c’en est une », disait-il, d’être relevé, lui aussi, vivant encore, par les mêmes infirmiers de Wellington qui cherchaient, par ordre, son chef « dans la bouillie », et, avec lui, on l’emmena « par-dessus le marché » en Angleterre. Ils y guérirent d’ailleurs tous les deux et revinrent ensemble en France, sous la Restauration, mon grand-oncle toujours célibataire, Cambronne marié.

Et marié à une Anglaise !…

Le capitaine Peyrot, qui avait tout vu, « tout, tout », et ne s’étonnait plus de rien, « rien, rien », ne digérait pas ce mariage.

— Ce serait, clamait le vieux grognard, à vous dégoûter de l’amour si ce n’était fait depuis longtemps !

— Fut-ce donc par amour, mon oncle ?…

— Qu’il l’épousa ? Pas autrement. J’y étais, j’en sais quelque chose peut-être.

— Mais comment ?

— Voici. D’abord tu connais la phrase, n’est-ce pas, la fameuse phrase : la phrase historique ?…

— La garde meurt….

— C’est ça. Moi, je ne l’ai pas entendue, quoique je fusse à côté de lui, dans le carré, qui fut un triangle, entre parenthèse. Mais elle est authentique, quoique, à Londres, on la mît en doute lorsque nous arrivâmes. On la discutait partout, dans la plus haute société, et il y suscitait le dénigrement bien naturel de nos vainqueurs. Rien d’aussi beau dans l’antiquité, disaient les uns, ni dans Corneille, ni même dans les Bulletins de la Grande Armée ; il ne l’a pas dite, assuraient les autres. Le général était très embêté du débat, on n’a su pourquoi que plus tard. La vérité, si tu veux la connaître tout de suite, c’est que ça ronflait terriblement dans le triangle.

« — Peyrot, qu’il me faisait à l’oreille, est-ce que tu te souviens de quelque chose ?

« — Moi, non, mon général ; mais ça ne prouve rien, d’abord parce que je ne suis que lieutenant, et ensuite parce que, sur le moment, ça vous a peut-être échappé tout de même !

« — Au milieu de ce boucan ?… tu m’étonnes !

« — Bah !… laissez-le croire… pour l’Empereur !

« A notre arrivée à Londres, les plus grandes familles du pays s’étaient arraché nos vieilles peaux trouées pour les recoudre, bien entendu, car c’est ça, la guerre, et, quand c’est fini, on s’adore. Nous avions été enlevés par une aristocrate qui, au mérite d’être belle comme le jour, unissait la vertu d’être veuve. Elle nous faisait soigner dans son hôtel même sans regarder à la dépense. Et les petits plats, et les bons vins, et le linge blanc, et tout ! J’en avais, tu penses bien, mon compte. J’ai été pansé là par des mains où il y avait des bagues comme j’en souhaite à ta promise ! Mais, pour le général, c’était de la dorlotation ! La patronne vivait quasiment au pied de son lit. Elle ne le quittait que le temps d’aller se coiffer, parce qu’elle avait des cheveux comme une meule, en or de soleil, qu’aucun peigne ne pouvait retenir. Enfin, nous guérissions, guérissions tout le temps dans la ouate.

« J’avais remarqué — car on a des yeux pour voir, c’est même fait pour cet usage — que mon supérieur louchait un peu vers la toison d’or. C’était encore de son âge, il n’avait que quarante-cinq ans, en 1815, étant né à Nantes dans les environs de 1770, comme moi, à six mois près. Son avancement lui venait de sa valeur. Moi, je suis de Limoges, pour ta gouverne. Je l’avais eu d’abord pour chef en Vendée, où nous apprenions le métier ; puis sous Masséna, à Zurich, de là à Iéna, et la suite. On ne s’est plus quittés ; qui voyait Peyrot voyait Cambronne et vice versa. C’est pour te dire si je le possédais par cœur ! Au retour de l’île d’Elbe, par anecdocte, il m’avait fait un signe par-dessus la mer : « Psitt, Peyrot », et j’étais là, au débarquement. On revint à Paris ensemble, derrière l’aigle. Ça devait finir en Belgique. Enfin, petit, à la réserve du grade, des frères qui n’ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Aussi tu juges de mes tribulations quand je le vis se prendre d’heure en heure, comme un conscrit, dans la tignasse de l’Anglaise. Mais je n’aurais jamais cru ça, non, jamais je n’aurais cru….

« Nous ne tardâmes pas à être debout l’un et l’autre et prêts à recommencer. Mais, outre qu’il n’y avait plus d’empereur, nous étions bel et bien prisonniers de guerre, et par conséquent forcés de moisir en Angleterre. Je me mis à donner des leçons de limousin, d’où le français dérive, et le général resta campé chez la belle hôtesse, qui ne voulut pas le laisser partir. Il se laissa faire violence et, au bout d’un mois, il filait quenouille à ses pieds. Tu sauras un jour, mon garçon, ce qu’une jolie blonde peut faire d’un grenadier. Il n’y a plus d’empereur, il n’y a plus de France, il ne reste qu’un pauvre bougre au bout d’un fil, comme un chien, derrière une jupe. Elle en obtenait ce qu’elle voulait d’un sourire, rien qu’en se cardant devant lui, et tout, te dis-je, excepté cependant une chose, à savoir qu’il lui parlât de Waterloo.

« Sur ce chapitre, bouche cousue. Il la regardait, sans répondre, de ses yeux bretons, couleur de mer, et, si elle insistait, il lâchait la quenouille et s’en allait errer dans ces rues aux noms impossibles, où il n’y a qu’à dire : « Dieu vous bénisse ! » Or, elle voulait, l’Anglaise, que Cambronne lui parlât de Waterloo. Elle ne l’avait pris chez elle que pour ça ; j’en ai la conviction absolue. Tenir la vérité vraie, sur la bataille, de celui qui en avait été le héros, c’était le nanan du nanan pour ses trente-deux dents britanniques. Elle damait ainsi le pion à toutes ses rivales de la gentry, et c’était comme si elle eût l’autographe du dernier bulletin de Napoléon. Mais le général demeurait muet et impénétrable.

« — Voyons, de vous à moi, les portes closes, la phrase, la magnifique phrase, lui demandait la sirène, est-elle telle qu’on la cite ? L’avez-vous dite ? Répondez-moi, si vous m’aimez ?

« Il secouait la tête, mais ne descellait pas la mâchoire.

« — Ah ! s’écriait-elle, vexée, vous savez qu’on l’attribue à un autre ?

« — Laissez, faisait le persécuté, qui était la probité même.

« Cette probité n’avançait pas ses affaires de cœur, et il se rendait fort bien compte que l’intérêt qu’il inspirait à l’hôtesse diminuait de jour en jour avec la certitude d’avoir à elle, et chez elle, l’homme du mot immortel.

« C’est encore une vérité, petit, que ton grandoncle doit t’apprendre, que moins elles nous aiment, plus nous les aimons ; c’est la sacrée nature qui veut ça. Le pauvre général en tirait la langue d’une aune. Elle en jouait comme d’une souris. A chaque visite que je lui faisais, je constatais son dépérissement.

« — Ah çà ! mais, qu’est-ce que vous avez donc, mon supérieur ? C’est-il la France qui vous ronge ?

« Et je lui racontais, pour le consoler, qu’ils l’avaient flanqué dans une île à requins et qu’il n’y avait plus rien à faire, là-bas, pour les grognards. Mais il ne m’écoutait pas plus que le chant du merle dans une batterie. Un matin, enfin, il jeta son caveçon :

« — Peyrot, il faut que je me marie.

« — Vous ! Où ça ?

« — Ici.

« Et ce fut tout. J’avais compris. On ne discutait pas avec Cambronne.

« — Alors, la garde se rend ? fut tout ce que je trouvai à lui dire, et je pleurai, mon gars, moi, un dur-à-cuire, comme une demoiselle.

« La fin de l’histoire n’est pas longue. A quarante-cinq ans on ne se défend plus ; Cambronne demanda sa main à la veuve. Elle n’y mit qu’une condition, et tu la devines ?…

— Non, mon oncle.

— Tu es donc bête ? La condition, c’était qu’il lui dirait, non plus à elle seule, mais devant toute sa famille réunie en soirée de fiançailles, la phrase textuelle et véridique du Dernier Carré, qui, je te le répète, fut un triangle. Et il en était si fou qu’il y consentit. Seulement, vois-tu, conclut le capitaine Peyrot en tire-bouchonnant sa moustache, celle qu’il leur répéta, à ces Angliches, c’était la vraie, celle que j’avais entendue, la bonne, plus courte de sept mots que l’autre. Telle est l’histoire du mariage de Cambronne. L’empereur ne l’a jamais su à Sainte-Hélène.