Louis XVIII et le Comte d’Artois
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 824-860).
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LOUIS XVIII ET LE COMTE D’ARTOIS
RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION

II[1]
L’ADVERSITÉ RÉCONCILIATRICE


I

Dans l’émouvante histoire de Louis XVIII durant l’émigration, l’année 1800, à n’y regarder qu’au point de vue de la sûreté personnelle du prince, n’est pas celle où il a le plus à se plaindre de sa destinée. La générosité du tsar Paul Ier lui a assuré un asile. Traité en souverain, il y vit paisible, à l’abri du besoin, grâce aux deux cent mille roubles qu’il reçoit annuellement de son bienfaiteur, dans une intimité familiale, dont la présence à ses côtés de la Duchesse d’Angoulême accroît pour lui la douceur et qu’embellit encore l’incessant dévouement de son fidèle ami, le comte d’Avaray. Parmi ses familiers d’autrefois, quelques-uns de ceux qu’il préfère ont pu le rejoindre. Lorsqu’il franchit le seuil du palais où l’hospitalité lui est accordée, il peut voir, dans ses antichambres et à sa porte, ses gardes du corps lui rendant les mêmes honneurs que s’il résidait à Versailles, ou aux Tuileries.

Mais ces avantages matériels dont, sans qu’il puisse le prévoir, il sera dépossédé demain, ne le dédommagent pas des déceptions et des mécomptes qu’amasse sur sa tête et voit éclater cette année 1800. Considérée à travers tant d’événemens désastreux pour sa cause, elle apparaît comme la plus douloureuse de son exil. La journée de Brumaire a livré la France à Bonaparte, coupé court aux négociations que Louis XVIII croyait nouées entre ses agens et Barras, prouvé que le Premier Consul, en dépit des démarches qu’on multiplie autour de lui, n’entend pas se réduire au rôle de Monk et disperse les royalistes qui, dans Paris, travaillaient au rétablissement de la monarchie. Paul Ier mécontent de ses alliés est sorti de la coalition. Déjà ses regards se tournent avec admiration vers le jeune général qui a maté le monstre révolutionnaire. La froideur, la réserve, des susceptibilités sans objet caractérisent de plus en plus ses rapports avec l’héritier des Bourbons. La Sardaigne et. Naples subissent le joug de la République ; la Prusse et l’Espagne vivent en paix avec elle ; l’Autriche et l’Angleterre, quoique à contre cœur, entrevoient le moment où elles devront suivre cet exemple. Le Pape lui-même abandonne le Roi, se rapproche du vainqueur, consent à négocier avec lui en vue d’un Concordat. A sa voix, et rebelles à celle du Roi, les évêques, pour la plupart, rentrent en France où le clergé de second ordre les a précédés, et envoient à Rome leur démission afin de faciliter l’exécution de l’acte réparateur qui va faire refleurir la vieille religion des ancêtres. Il semble en un mot que les chances de la royauté légitime soient pour longtemps paralysées, sinon pour toujours.

Une lettre écrite le 15 novembre par Louis XVIII à une noble Anglaise, lady Malmesbury, une amie des jours heureux, qui lui avait adressé ses hommages, nous permet de lire dans son âme, d’y voir les sentimens auxquels, après neuf aunées d’un exil tragique, il s’abandonnait :

« Je vous remercie de vouloir que je vous entretienne de ma position. Je pourrais ne vous dire qu’un mot : je suis à cinq cents lieues de ma patrie, et ce mot dirait tout. Mais vous désirez des détails et, pour vous satisfaire, il faut que je distingue deux personnes en moi : l’homme public et l’homme privé.

« Si ce dernier oubliait qu’il a perdu les êtres qu’il chérissait le plus au monde, il pourrait se croire heureux. Le plus généreux des souverains m’a donné un asile ; il m’y comble d’amitiés ; il l’a embelli par l’union de mes enfans, par la présence de l’unique rejeton de ceux que je pleure, de cet ange que la France envie à la Courlande. Mais toutes les douceurs qu’éprouve l’homme privé sont empoisonnées par les peines de l’homme public. Mon cœur et mes yeux portent sans cesse vers la France. Je vois mon peuple revenu de ses erreurs, mais opprimé par ceux qui l’avaient égaré, me tendant les mains auxquelles les miennes ne peuvent atteindre, les autels déserts, le trône de mes pères renversé, leur palais occupé par un homme à peine né Français, et je ne puis pas au péril de ma vie mettre un terme à tant de malheurs, et une politique aussi fausse qu’incompréhensible enchaîne le bras, rend nulles les magnanimes vues de mon auguste ami et me relient à l’extrémité de l’Europe. Avec de telles pensées, puis-je être heureux ? Non, sans doute.

« Mais, gardez-vous, my dear lady, de croire que je m’en laisse abattre. Je pense que mes maux sont bien peu de chose en comparaison de ceux que mon malheureux frère a soutenus avec une constance qui honorera éternellement sa mémoire, et cette idée seule suffirait pour soutenir mon courage. L’espérance est d’ailleurs loin de m’abandonner. Le temps viendra où l’aveuglement des rois cessera, où tous sentiront que le danger est commun à tous et menace non seulement leur tête, mais encore tout l’ordre social et que, pour s’en garantir, pour en empêcher l’inévitable effet, il faut s’unir au seul allié qui puisse assurer le succès d’une telle entreprise, au cœur des vrais Français, en opposant franchement la monarchie à la République, le Roi légitime à l’usurpateur. Ces vérités, souvent répétées et jusqu’à présent sans fruit, germeront un jour. Je l’attends, je l’espère et ne cesse de travailler à le hâter. Telle est ma vie. »

Cette éloquente profession de foi nous montre Louis XVIII, toujours égal à lui-même, toujours animé de cette indomptable confiance dans le triomphe de ses droits, qui, jusqu’en 1814, fut son guide et son soutien. Mais, lorsqu’il écrivait en ces termes à lady Malmesbury, il ne pouvait se douter qu’une épreuve nouvelle allait l’assaillir. De toutes les catastrophes qu’à cette heure, il avait lieu de craindre, il n’en est pas une qui fût plus imprévue que celle que lui préparait le fantasque et mobile Paul Ier. Jusqu’au 5 janvier 1801, aucun symptôme ne lui en avait signalé l’approche, lorsque, à cette date, le comte de Caraman, son représentant à Saint-Pétersbourg, arrivait à l’improviste à Mitau et lui apprenait que, sans savoir pourquoi, il était brutalement chassé de Russie. Le Roi ne prévoyait pas qu’il pût être lui-même victime d’une mesure analogue, si contraire aux bons procédés dont il avait été jusque-là l’objet de la part du Tsar. C’est cependant ce qui l’attendait. A son insu, au fond du ciel sous lequel il se croyait en sûreté, un orage s’était formé, dont la disgrâce subite du comte de Caraman n’était que le prélude. Ce n’est pas ici le lieu, — notre étude ayant un tout, autre objet, — de raconter les incidens et les péripéties qui précédèrent le départ du Roi. Le 20, le général de Fersen, gouverneur militaire de Mitau, venait, les larmes aux yeux, lui signifier l’ordre impérial qui le mettait en demeure de quitter le territoire russe dans les vingt-quatre heures. A grand’peine, en invoquant le nom de sa nièce, en rappelant que le lendemain, anniversaire de la mort de Louis XVI, elle comptait, suivant sa coutume, rester en prières, il obtenait un répit de deux jours. Le 22, il se mettait en route avec elle. Il avait pris le nom de comte de l’Isle, la princesse celui de marquise de la Meilleraye. La duchesse de Sérent, Mlle de Choisy, le comte d’Avaray et le vicomte d’Hardouineau les accompagnaient.

Les lettres écrites par Louis XVIII, au cours de son voyage, nous permettent de le suivre à toutes les étapes de sa route. Elles nous révèlent son sang-froid, sa résignation, la constance de ses espoirs et la reconnaissance que, dès ce moment, il voue à sa nièce dont la sollicitude et l’intrépidité ne se démentent pas un instant. En quittant Mitau, il nourrissait le dessein de se rendre à Varsovie, qui appartenait alors au roi de Prusse. Caraman parti devant lui devait solliciter l’autorisation de ce souverain avec qui il était lié et s’y faire aider par le prince de Belmonte, ambassadeur de Naples à Berlin. La Duchesse d’Angoulême, de son côté, avait écrit à la reine Louise pour la prier d’appuyer auprès de son époux leurs démarches. Mais, dans la pensée de Louis XVIII, Varsovie ne serait qu’une halte. Il n’y voulait rester que le temps nécessaire pour négocier avec son cousin des Deux-Siciles son passage à Naples. S’il y réussissait, son expulsion de Russie aurait eu pour effet de le rapprocher de son royaume et peut-être, alors, serait-il tenté de la considérer comme un événement favorable à sa cause.

Le 27 janvier, après un voyage que la rigueur de la saison avait rendu particulièrement douloureux, il arrivait à Memel, dans les États prussiens où il devait attendre la réponse de Caraman. Durant le séjour de trois semaines qu’il y fit, il écrivit de tous côtés pour faire connaître sa nouvelle infortune, que vint au bout de quelques jours rendre plus affreuse la brusque apparition de ses gardes du corps et des Français résidant à Mitau, chassés après son départ comme il l’avait été lui-même. Il ignorait encore ce dernier acte de la tragédie dont il était le principal acteur, lorsque, le 28, il en envoyait au Comte d’Artois, déjà prévenu par des lettres précédentes, un récit complémentaire :

« Le courage peut faire supporter la peine, lui disait-il, mais n’empêche pas de la sentir. Aussi la mienne a-t-elle été vive. Mais la Providence m’a ménagé des consolations que votre cœur partagera. La première et la meilleure de toutes est venue de notre adorable fille qui consacre aux larmes et à la retraite le jour de la mort de ses parens et qui, le 21, m’a demandé comme une grâce de venir me voir. Vous ne serez pas étonné que mes yeux, secs jusque-là, aient alors versé des larmes, mais bien douces. Ensuite, j’ai reçu les marques les plus touchantes d’attachement non seulement de ceux de mes pauvres Français que je suis obligé de laisser derrière moi, sans savoir où et quand nous pourrons nous rejoindre, mais aussi du général Fersen, de M. d’Arsénieff, gouverneur de Courlande, de la noblesse courlandaise en général et même du peuple. Il me faudrait un volume pour en écrire l’intéressant détail. »

L’hommage rendu ici à la Duchesse d’Angoulême se retrouve dans toutes les lettres du Roi. Il s’y mêle en même temps, en dépit de l’odieux traitement qu’il a subi, un regain de gratitude pour le Tsar devenu aujourd’hui son persécuteur, car il ne saurait oublier qu’il lui doit le mariage de ses enfans. Tel est le caractère de la lettre qu’il adresse au prince de Condé :

« Ma situation est pénible sans doute. Mais pourrais-je m’en affliger ou même la sentir, quand je songe à celle de ma nièce qui, nouvelle Antigone, se dévoue à partager mon triste sort, qui bien plus admirable ici qu’elle ne le fut au Temple, puisque les devoirs sont bien loin d’être les mêmes, ne s’occupe que de moi et soutient ses propres peines avec un courage, une égalité d’humeur qui me les feraient, s’il était possible, oublier à moi-même ?

« Je ne suis pas en peine du sentiment que vos braves compagnons d’armes et vous éprouverez en apprenant cet inconcevable événement. Mais, mon cher cousin, n’oublions jamais que Paul Ier était le maître de ses bienfaits et que, s’il nous en retire une partie, il en est un que rien ne peut ravir à la France : l’union de la fille de Louis XVI avec l’héritier présomptif de la couronne. Le temps nous dévoilera les causes d’un événement incompréhensible en ce moment, et si quelque bon Français en sentait abattre son courage, qu’il le ranime en considérant celui de mon ange consolateur. »

La correspondance du Roi avec la Reine qui se trouve alors à Kiel, complète ces confidences et laisse voir combien l’ont à la fois indigné et touché les scènes si diverses qui, à Mitau, ont suivi son départ.

Il écrit le 19 février :

« Il y a bientôt un mois que j’ai été chassé comme un pleutre de Mitau et je n’en sais pas plus la véritable raison que le premier jour… Mais, ce dont je ne vous ai pas parlé, c’est de la barbarie, de la précipitation, des propos insolens avec lesquels le gouverneur qui, jusqu’à mon départ, nous avait témoigné l’intérêt le plus touchant a fait exécuter cet ordre. On a vendu ceux de mes meubles et effets qui n’étaient pas bons à être transportés. Mais, ces gens-là ont mis tant d’entraves à la vente qu’elle a ressemblé à un pillage et ils ont eu soin de se faire adjuger au plus bas prix ce qui était à leur convenance.

« Voilà de grandes infamies ; voici la contre-partie : attentions délicates, tendre intérêt, secours de toute espèce en chevaux, en voitures, en habits, en provisions, en argent, c’est ce que ces infortunés ont reçu des Courlandais, et je ne dis pas d’un, de plusieurs, mais de tous, depuis celui qui mangeait le plus habituellement chez nous jusqu’à l’épicier du coin de la rue. Ici, les détails ne pourraient qu’affaiblir ; mais que votre imagination travaille. Plaisez-vous à inventer ce qu’il peut y avoir de plus touchant, de plus ingénieux dans la bienfaisance, et vous serez encore au-dessous de la réalité. »

Peu de jours après avoir confié ces piquans détails à la Reine, le Roi apprenait par un messager de Caraman que l’asile qu’il avait sollicité du roi de Prusse lui était accordé. Bientôt, une lettre touchante de la reine Louise adressée à la Duchesse d’Angoulême confirmait l’heureuse nouvelle.

« Madame ma sœur et cousine, c’est avec un mélange de plaisir et de sentimens pénibles que je me suis acquittée auprès du Roi de la commission dont Votre Altesse Royale a bien voulu me charger. Sans doute, au moment de la demande, elle s’est dit la réponse et, quand je vous affirmerai, madame, que votre séjour en Prusse ne dépend que de vous, et dès à présent nous honore, je ne vous aurai rien appris dont vous nous ayez fait l’injure de douter.

« Votre Altesse Royale voyage dans une saison fatigante et sous un ciel auquel elle n’est pas accoutumée. Je la supplie de ménager sa route afin de ne pas trop s’en ressentir. Il faut beaucoup de santé quand il faut tant de courage, et j’apprendrais avec douleur qu’entourée d’intérêt et d’estime comme vous le serez partout en Prusse, vous y fussiez venue chercher des peines nouvelles. »

On ne saurait mettre à un bienfait plus de bonne grâce. De femme à femme, le cœur seul avait parlé. Il n’en était pas tout à fait de même dans la réponse du roi de Prusse à Caraman. En faisant droit à la requête du monarque proscrit, il avait stipulé des réserves, invoqué la raison d’Etat. Vivant en paix avec le gouvernement consulaire, il ne voulait pas lui fournir matière à griefs. Aussi avait-il posé des conditions. Son frère et cousin pourrait résider à Varsovie. Mais il devait s’engager à n’y pas tenir de cour, à y vivre dans un strict incognito ; rien qui rappelât le roi de France. Ce n’était pas à celui-ci qu’était accordé un asile en Pologne, mais au comte de l’Isle. À ce prix, à ce prix seulement, le roi de Prusse répondait de la tranquillité de son hôte.

Louis XVIII avait prévu ces conditions. Résolu, à s’y conformer, il poursuivait aussitôt sa route. Le 25 février, il faisait part à sa femme de son arrivée à Kœnigsberg. « Nous sommes arrivés ici hier, après avoir passé le Haff sur la glace, non sans quelque inquiétude de Mme de Sérent ; ensuite cet ennuyeux Strand en vingt-quatre heures. Nous étions tous un peu las en arrivant ; mais nous nous sommes bien reposés aujourd’hui. Après-demain, nous nous remettrons en route et, Dieu aidant, nous serons mardi à Varsovie. Ce n’est pas, comme vous sentez, le terme de nos courses ; mais nous nous y reposerons quelque temps, et puis nous irons chercher un autre gîte et puis un autre, et puis, et puis, etc., jusqu’à ce que j’aie trouvé celui où la Providence me permettra de me fixer et de me réunir à vous. Cette vie errante n’a pas grands charmes ; mais, avec ma nièce sous les yeux, et votre pensée dans le cœur, je puis tout supporter. »

Au jour dit, les augustes voyageurs entraient sans apparat dans la vieille capitale polonaise. « Notre voyage de Kœnigsberg ici, écrivait encore le Roi, peut s’appeler heureux puisque, tant de tués que de blessés, il n’y a eu personne. Mais : 1° nous avons versé tout à plat dans un fossé à moitié dégelé ; 2° au passage d’un ruisseau sur lequel on a oublié de faire un pont, une des voitures a mal pris sa direction ; il y a eu un des chevaux noyé et les autres ne valaient guère mieux ; 3° quand nous sommes arrivés au faubourg de Prag, la Vistule nous a dit que cela nous plaisait à dire, et il nous a fallu croquer le marmot pendant deux jours en face de la ville sans y pouvoir arriver. Cependant, le résultat de tout cela est que ma nièce se porte bien et que moi qui, par suite de la versade, suis demeuré deux heures les pieds dans la neige ou sur la glace à recevoir la pluie et qui pouvais raisonnablement espérer de là un rhume et la goutte, j’ai l’insolence de me porter le mieux du monde. »

Il convient d’insister sur l’allègre humeur dont témoignent ces quelques lignes où il est fait si bon marché des périls courus et où il semble que le Roi se considère comme au terme de ses maux. En fait, ayant atteint son but et trouvé sur la route de Naples un asile provisoire, il était disposé à les oublier. Il n’en gardait même pas rancune à celui à qui il les devait et qui, à peu de jours de là, allait tomber sous le fer d’une poignée d’assassins. La nouvelle du trépas tragique de Paul Ier commença à se répandre en Pologne le 6 avril. Si Louis XVIII avait conservé quelque ressentiment dans le cœur, il eût eu lieu d’être satisfait, et il aurait pu se réjouir d’avoir été si promptement et si cruellement vengé. Mais ce n’est pas de la satisfaction qu’il manifeste, bien au contraire. Devant la tombe qui vient de s’ouvrir, il ne se souvient que des bienfaits de l’infortuné sur qui elle va se fermer. Il le confie à son frère : « On dit et d’une manière qui paraît positive que l’Empereur de Russie est mort. Je ne sais si, positivement parlant, c’est un bien ou un mal. Mais je sais que c’est pour nous un devoir d’oublier, excepté la tendresse et le respect que mérite plus que jamais notre fille, tout ce qui nous est arrivé depuis le commencement de cette année et de voir seulement un grand souverain, accueillant, honorant, soulageant, consolant le malheur. »

Il est vrai que, quelques jours plus tard, et cet hommage rendu à la mémoire de son bienfaiteur, il envisage, dans une nouvelle lettre au Comte d’Artois, les conséquences de l’événement, en ce qui touche son sort futur.

« Le choix de Varsovie n’a pas été fait sans réflexion. Je voulais, et m’écarter le moins possible de la route que je me suis tracée, et éviter de donner de l’inquiétude, peut-être même de l’embarras au roi de Prusse. D’après cela, je ne pouvais mieux choisir. Varsovie est sur la route de Memel en Italie, derrière tous les États prussiens, et, quoique encore éloigné de tout, je suis cependant bien plus à portée ici qu’à Milan. Enfin, le sort même semble avoir pris soin de justifier le parti que j’ai pris, et ce qui se passe actuellement dans le nord de l’Allemagne, seul asile que j’eusse pu prendre, si je n’avais préféré cette partie-ci, m’en rendrait le séjour fâcheux sous plus d’un rapport.

« Il peut arriver cependant un grand changement dans mon sort et dans mes projets. Vous devinez bien que je veux parler des suites que peut avoir la mort de Paul Ier. Je n’ai point encore heard from Alexandre. Cependant, ou tout ce que l’on dit de son caractère n’est que flatterie, ou il doit, ne fût-ce que par good nature, chercher à guérir les plaies que son père m’a faites. Mais je me mets à sa place. Son rôle vis-à-vis de moi doit être embarrassant. Paul Ier, tout, en m’enlevant asile et revenu, n’a pas révoqué le titre que sa mère et lui avaient reconnu en moi. Mais, en même temps, il a, par l’ambassade de M. de Kalitscheff[2], sanctionné l’existence de la prétendue république. Que peut faire son successeur, s’il veut faire quelques démarches à mon égard ? Me donner mon titre, ce serait courir le risque de se brouiller avec Buonaparte ; le retrancher, ce serait me faire une offense plus grande que tout ce que son père m’a fait. Le silence est un parti mitoyen ; il le gardera peut-être jusqu’au retour d’un courrier qu’il a, dit-on, envoyé à Paris. Cependant, je ne pouvais prendre le même parti. Je dois avoir l’air de croire que 1 empereur de Russie ut sic n’a pas cessé de reconnaître le roi de France. Je me suis donc conduit comme j’avais fait à la mort de Catherine II. J’ai écrit sans attendre la part de l’événement. J’ai voulu paraître compter sur lui, mais sans lui redemander un asile, tâchant même d’éviter qu’il me l’offrît, car il me servirait bien mieux en m’en procurant un qu’en me le donnant. J’ai également regardé au-dessous de moi, dans l’état actuel des choses, de lui faire aucune demande pécuniaire. J’ajouterai seulement, mon cher frère, que ma volonté secrète est de ne reprendre ma route pour l’Italie qu’au cas de la pacification de l’Angleterre et de l’ouverture des ports du Midi à ses vaisseaux. »

Louis XVIII, on le voit, sans abdiquer tout espoir relativement au maintien par l’empereur de Russie de son titre royal, ne se payait pas d’illusions et encore qu’il considérât comme une offense grave le retrait de ce titre que Paul Ier lui avait, en d’autres temps, spontanément octroyé, il prévoyait qu’Alexandre, animé du désir de ne pas déplaire à Bonaparte, n’oserait le lui maintenir. L’événement devait donner raison à sa prévoyance. Dès la première lettre qu’il reçut du jeune souverain moscovite, au mois d’octobre suivant, il fut fixé. Elle était adressée à M. le comte de l’Isle ; elle débutait par ces mots : « Monsieur le comte, » et jusqu’à sa rentrée aux Tuileries en 1814, il ne fut plus pour l’empereur de Russie que Monsieur le comte.

Les événemens qui viennent d’être racontés alimentent dans une large mesure, durant les premiers mois de l’année 1801, la correspondance du Roi avec son frère. De quoi se fussent-ils entretenus si ce n’est de leurs malheurs et des incessans mécomptes qui les aggravaient ? Mais, dans la circonstance, ceux de l’aîné dépassaient si fort ceux du cadet qu’on s’explique aisément que celui-ci en ait été violemment ému et alarmé, et que, ne s’inspirant que de sa fraternelle tendresse, il ait fait litière des souvenirs amers qui survivaient dans son cœur aux anciennes querelles, pour ne plus se rappeler que ce qu’il devait à son frère, le chef de la maison, celui qui portait la couronne.


II

La correspondance du Roi avec son frère à cette époque n’a pas trait seulement à la mesure brutale et inexpliquée qui le laisse sans asile et le livre aux plus aventureux hasards. Elle parle aussi de sa détresse financière, qu’elle dépeindra parfois en des lignes d’un caractère poignant. Elle datait de loin, cette détresse ; elle datait du jour où la mort de Catherine avait soudainement tari une abondante source de revenus. Les subsides fournis depuis par Paul Ier avaient été insuffisans pour répondre à tous les besoins du souverain proscrit.

Sa maison remplie de serviteurs de tout rang, dépourvus de ressources, tant d’émigrés à secourir, les traitemens fixes alloués à ses agens, les frais de courriers, de poste, de voyages, les dépenses du Duc de Berry, ce n’était là que le courant, auquel en cette année 1800, s’étaient ajoutés le coût d’une cure de la Reine à Pyrmont, de son installation à Kiel, où elle allait résider encore pendant plus d’une année, et la solde supplémentaire que le Roi avait dû se déterminer à allouer à ses gardes du corps dont l’âge et les besoins rendaient insuffisante celle qu’ils recevaient de l’Empereur. Après une vaine tentative à Saint-Pétersbourg pour obtenir une augmentation de sa pension annuelle fixée à deux cents mille roubles, il s’était adressé à son frère en le priant de solliciter des ministres anglais le renouvellement d’un secours de dix mille livres sterling qu’ils lui avaient accordé l’année précédente et sa transformation en un traitement annuel.

« Mes pauvres finances sont toujours dans une gêne extrême à la fin de chaque année, disait-il. Mais jamais elles ne furent dans un état plus désastreux qu’à la fin de celle-ci. Il n’y a que vous qui puissiez me tirer de ce pénible embarras. »

Si profonde qu’apparaisse alors sa misère, elle fut bien pire après qu’il eut été obligé de quitter la Russie. Outre qu’il était menacé de voir son traitement supprimé, il n’avait reçu qu’en minime partie les six mois échus au moment de son départ. Pour se mettre en état d’arriver à Varsovie, il avait dû contracter un emprunt à Riga et lorsque ses gardes du corps et ses plus fidèles serviteurs chassés aussi de Mitau étaient arrivés à Memel, privés de tout, mourant de faim et brisés de fatigue, il n’avait pu leur venir en aide que grâce à sa nièce. Elle exigea qu’il acceptât d’elle le collier en brillans qu’elle avait reçu de l’Empereur au moment de son mariage et sur lequel un banquier prêta deux mille cinq cents ducats. Dans cette situation, il renouvelait ses instances :

« Vous sentez que le déplacement, un voyage dont je ne peux prévoir le terme, mon établissement lorsque j’en aurai trouvé un pour mes enfans et pour moi, la foule d’infortunés que je laisse derrière moi et qui bientôt sans doute courront les chemins ; vous sentez, dis-je, que tout cela m’écrase et que je ne saurai plus où donner de la tête si je ne suis secouru prompte-nient et efficacement. L’Angleterre seule le peut. Intelligenti (j’ajoute en cette occasion et amanti) pauca. Rappelez-vous ce que je vous ai écrit dernièrement, mais bien loin de prévoir encore ce qui m’arrive. Jamais, je n’eus plus besoin du zèle de mon ami et de la générosité du roi d’Angleterre. »

Le 18 février, nouveaux et plus poignans aveux :

« Je ne vous dirai qu’un mot de ma situation ; elle est au comble de la détresse. Quant aux détails, je m’en rapporte au comte de la Chapelle, qui possède à bon droit votre confiance et la mienne et que j’envoie en Angleterre non seulement pour vous informer de ce qui s’est passé et de l’état où je suis, mais aussi parce que j’ai jugé indispensable qu’un témoin oculaire et irréprochable fît sentir aux ministres la nécessité et l’urgence des secours que je sollicite. » Enfin, en arrivant à Varsovie, presque réduit aux expédiens, il presse encore son frère : « Je me recommande de plus en plus à vous pour hâter une décision qui me devient de jour en jour plus nécessaire. M. de la Chapelle vous parlera sur ce point. Mais, ce qu’il ignorait et que je n’ai moi-même appris que depuis ma lettre écrite, c’est que, non seulement, mon traitement de Russie est fini pour moi, mais que celui qui a négocié à Riga l’emprunt qui m’a mis en état de partir, y est retenu par ordre de l’Empereur jusqu’à ce que la somme soit remboursée. »

À cette époque, telle est la pauvreté de Louis XVIII que, pour la première fois, il se voit contraint de refuser des secours à ceux de ses partisans qui se sont montrés les plus fidèles à sa cause, les plus ardens à le servir. « Il ne vous est que trop facile de deviner la réponse à faire au duc de Laval. Je ne suis pas sûr d’avoir du pain pour mes enfans et pour moi-même. Je n’en peux plus donner aux autres. Il m’est dur de revenir sans cesse à ce pénible sujet. » C’est le 12 mars qu’il est réduit à cet humiliant refus. Encore quelques semaines, et ce sera pire. Il devra se résoudre à morigéner la Reine qui, par des dépenses exagérées, s’est endettée, à lui déclarer qu’il ne peut venir à son secours pour le payement de ses dettes et que c’est à ceux qui dirigent sa maison « de guérir cette plaie par les réformes les plus rigoureuses. »

Pendant ce temps, en Angleterre, le Comte d’Artois s’efforçait d’obtenir du gouvernement britannique les secours dont son frère avait un si pressant besoin. Au reçu de la nouvelle de son expulsion et des tristes confidences qui l’accompagnaient, il était accouru d’Edimbourg à Londres afin de hâter par sa présence la solution qu’il souhaitait, plus encore qu’il ne l’espérait. A Londres, il s’était rencontré avec l’envoyé du Roi, le comte de la Chapelle. Bouleversé par les détails douloureux que lui avait donnés celui-ci et prévoyant que plusieurs semaines s’écouleraient avant qu’eussent abouti ses démarches auprès des ministres anglais, il avait couru au plus pressé et envoyé à Thauvenay, agent de Louis XVIII à Hambourg, une somme de trois mille livres sterling, réunie à grand’peine au moyen d’emprunts.

Lorsque le Roi connut ce trait de dévouement fraternel, il venait d’être averti par la comtesse Pahlen, femme du ministre russe, à qui la Duchesse d’Angoulême avait écrit et « par quelqu’un dont le témoignage est de poids » que, très probablement, son traitement de Russie allait être rétabli. Ce n’était pas encore officiel, et il ignorait toujours si l’arriéré serait acquitté. Il avait lieu du moins d’en concevoir l’espérance. Il n’en fut pas moins sensible à la sollicitude empressée du Comte d’Artois. Il y a de l’émotion et des larmes, de douces larmes, dans les remercie-mens qu’il lui adressait.

« J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre du 7 et je voudrais pour toute réponse vous envoyer mon cœur. Quoi ! c’est vous, mon ami, qui, dans la situation où vous êtes, venez à mon secours ? Infortuné Paul, qu’à ce prix, les mauvais traitemens me sont chers ! S’il en était temps, si Thauvenay ne m’eût déjà rendu compte de l’exécution de vos aimables et généreux desseins, je vous prierais, je vous conjurerais d’y renoncer ; l’intention me suffisait et bien au-delà. Mais, du moins, si d’ailleurs vos soins vis-à-vis des ministres britanniques ont le succès que je dois espérer, en dépit de tous les retards, que son premier usage soit de réparer le mal que vous vous faites pour moi. Ce n’est plus votre frère, votre ami qui vous le demande, c’est le Roi qui le veut, qui l’exige. Je n’ai qu’un seul regret, c’est de n’avoir pu exercer cet acte d’autorité qu’après la nouvelle que je vous ai mandée, il y a huit jours et dont j’ai reçu encore une sorte de confirmation, mais sans détails sur l’arriéré. Mais je n’ai rien encore de direct à cet égard. Nous travaillons cependant à arrêter la vente de la parure de diamans. C’est un procédé de devoir et de délicatesse envers l’impératrice douairière et le nouvel empereur lui-même[3].

Au moment où le Roi exprimait en ces termes sa gratitude au Comte d’Artois, ce prince allait recevoir la réponse du cabinet britannique. Cinq mille livres sterling étaient mis immédiatement à la disposition de Louis XVIII ; en outre, « il pouvait compter jusqu’à des temps plus heureux sur une avance annuelle de six mille, » c’est-à-dire égale à celle que recevait son frère. Il ne paraît pas que ce secours eût été accordé de bonne grâce. L’entretien auquel il donna lieu entre le ministre anglais lord Hawkesbury et le baron de Roll, représentant du Comte d’Artois, révèle un peu d’impatience de la part du prêteur, qui trouve peut-être qu’on recourt bien souvent à lui et une certaine aigreur chez l’obligé qui s’étonne que, dans la cruelle position du Roi, on fasse si peu pour lui venir en aide. Il est vrai que le baron de Roll était un pauvre diplomate, impertinent, dépourvu de tact, — il ne l’avait que trop prouvé en 1796 lors de sa mission auprès du Duc d’Orléans, — et il se peut bien que la forme donnée à ses exigences ait blessé lord Hawkesbury.

Tel qu’il était cependant, ce subside que le Comte d’Artois tenait « pour bien médiocre, » grossissait sensiblement les revenus de son frère, lui permettait de rétablir les traitemens supprimés, de venir de nouveau en aide à des serviteurs fidèles et malheureux et « d’avoir toujours une somme devant lui pour subvenir à des besoins urgens. » Quant à ses anciens gardes du corps dont la détresse lui causait depuis trois mois de cruels soucis, le gouvernement anglais venait de pourvoir à leur existence, en leur accordant des pensions modestes, mais suffisantes. Ce qui était fait pour eux fit oublier au Roi la modicité de ce qui était fait pour lui. « Les bienfaits répandus sur ces respectables vétérans me touchent bien plus que ceux dont je suis moi-même l’objet. » En ce qui le concernait, il ajoutait : « Le Roi d’Angleterre a fait pour moi ce qu’il a jugé à propos et, quoique le secours qu’il m’a accordé soit bien inférieur à mes besoins, ce n’est pas à la reconnaissance à calculer la libéralité. »

Mais, ce dont il était surtout touché, c’était de la conduite de son frère en ces circonstances. Le souvenir ne devait plus s’en effacer dans son cœur. Leur correspondance dès ce moment prend un accent plus vif de confiance et de tendresse. Le Roi n’abdique pas ; il maintient ses droits, il manifeste ses volontés, continue à se refuser à ce qu’il juge inopportun. Mais il prie plus souvent qu’il n’ordonne et, de son côté, le Comte d’Artois, toutes les fois qu’il sent que sa résistance offenserait, engendrerait un dissentiment, s’empresse de céder.

En arrivant à Varsovie, Louis XVIII ne comptait y demeurer que le temps nécessaire pour traiter avec le roi des Deux-Siciles de son installation dans ce royaume. Cousin de ce monarque, un Bourbon comme lui, nourrissant encore l’espoir de resserrer ces liens de parenté par le mariage du Duc de Berry avec une princesse sicilienne, il pensait non sans raison qu’il serait mieux à sa place dans les États de Naples que dans ceux du roi de Prusse, pour qui sa présence pouvait devenir une source d’embarras et de difficultés. Comme tant d’autres projets qu’avaient détruits des événemens inattendus, celui-ci ne devait jamais se réaliser, et le séjour de Louis XVIII en Pologne allait se prolonger durant trois années.

S’il n’eût eu sans cesse en vue la conquête de sa couronne, s’il avait pu se désintéresser de la France et renoncer à y rentrer, il se fût aisément résigné à la tranquille retraite qui lui était assurée. Il y avait reçu de la part de la noblesse polonaise un accueil aimable, empressé. Le gouverneur de la ville, le général de Kohler, un vieil ami, le comblait de prévenances et de soins. D’illustres familles, les Zamoysky, les Poniatowsky, les Potocky, les Radziwill, les Tiskievicz, les Mnizeck se prodiguaient en attentions délicates, en invitations, en témoignages de respect et trouvaient le chemin de son cœur en entourant la Duchesse d’Angoulême des hommages dus à sa naissance, à ses malheurs, à ses vertus.

Ainsi, il n’aurait eu qu’à se louer d’être venu à Varsovie, si la médaille n’avait eu son revers. Dans cette ville devenue prussienne, il ne jouissait d’aucune liberté. Il ne pouvait recevoir qui il voulait, ni rien faire qui trahît sa volonté d’être le Roi. Une visite impromptue qu’il reçut au mois d’avril du Duc de Berry « provoqua des orages. » Son habileté les conjura, mais il n’échappa pas aux remontrances du roi de Prusse. « Je réponds de toute tranquillité tant que vous resterez comme vous êtes, lui écrivait ce prince. Je demande instamment de tenir bon à ce que le nombre environnant n’augmente pas du tout et qu’aucune considération particulière ne fasse faiblir à cet égard : ce serait la chose qui aurait le plus d’inconvéniens. » Louis XVIII se le tint pour dit ; mais il n’en sentit que plus vivement le poids et la dureté de sa chaîne.

Un si grave inconvénient n’était déjà que trop fait pour altérer sa sérénité naturelle. A la fin de juillet, un événement d’une autre sorte vint tout à coup assombrir encore plus sa vie. Souffrant depuis longtemps, éprouvé par les climats du Nord et violemment secoué par les derniers malheurs, le comte d’Ava-ray tomba malade et dut s’aliter. Prompt à s’alarmer, il se crut perdu. N’ayant en vue que l’intérêt de son roi, sachant qu’il lui manquerait si la mort le frappait, il dicta secrètement à l’abbé Edgeworth toute une suite de conseils bons à être utilisés en des circonstances ultérieures, que, dès ce moment, il prévoyait ; puis, il écrivit à Thauvenay pour le prier de venir mettre ses papiers en ordre après sa mort et pria le Roi d’expédier la lettre. Thauvenay, ayant confié l’agence de Hambourg au comte de Grémion, « son ami et son second, » arriva en toute hâte. Il trouva le malade en meilleur état et le Roi rassuré. Mais d’Avaray paraissant pour longtemps incapable de tout travail, il fut décidé que le nouveau venu occuperait provisoirement sa place.

On peut voir par les lettres du Roi à ses correspondans ordinaires combien l’avait troublé cette alerte et avec quelle anxiété il suivit la marche d’une convalescence trop lente à son gré. Dans la plupart de ces lettres, on trouve, dès ce moment, la trace des soucis que lui cause une santé si chère. Sensible aux marques d’intérêt qu’on donne à son ami, il remercie avec émotion tous ceux qui, en lui écrivant, lui parlent de d’Avaray. Quand celui-ci ne peut répondre lui-même aux témoignages affectueux qu’il reçoit, c’est le Roi qui répond eu son nom. Il le fait notamment pour la comtesse de Polastron, la captivante femme à qui le Comte d’Artois a voué sa vie et qui de Londres avait adressé à d’Avaray des protestations d’attachement. « Vous avez eu la bonté, madame, d’écrire une lettre bien aimable à M. d’Avaray ; mais vous lui imposez des lois sévères. Sa convalescence marche bien lentement et la raison exigeait de lui une obéissance à laquelle le sentiment se refusait. Je ne sais qui l’aurait emporté. J’ai proposé un accommodement dont tout l’avantage était pour moi. Ce motif l’a fait accepter. Je suis près de vous l’interprète de deux amis qui sentent vivement l’intérêt que vous avez pris au coup dont ils ont été également menacés. Recevez donc l’expression de leur reconnaissance et celle du tendre attachement du secrétaire. »

Mais c’est surtout au Comte d’Artois que le Roi fait part de ses angoisses, de tout ce qu’il craint, de tout ce qu’il espère. Ces libres confidences, accueillies avec sollicitude, suivies de réponses non moins révélatrices de l’étroite union qui règne désormais entre les deux frères, achèvent de la cimenter. Cependant, le temps marche, l’automne commence, l’hiver approche et l’état de d’Avaray ne s’améliore pas assez pour que les inquiétudes du Roi soient dissipées. Au mois de septembre, elles sont redevenues telles qu’au premier jour de la maladie. Il n’est que trop vrai d’ailleurs qu’elle exige maintenant des moyens de guérison prompts, énergiques et celui de tous qui devait être le plus cruel au cœur du Roi : l’installation du malade pour la durée de l’hiver sous un climat plus chaud que celui de Pologne. Les deux amis devront se séparer, et cette perspective les afflige également.

Le Comte d’Artois est le premier confident de la tristesse royale. « Je n’ai pas craint, jusqu’à ce moment, mon cher frère, de vous parler dans toutes mes lettres de d’Avaray parce qu’en vous entretenant de mon ami, je vous ai parlé d’un serviteur qui vous est tendrement dévoué. Aujourd’hui, mon ami est bien triste ; la convalescence, comme je vous l’ai dit, est d’une lenteur extrême, soit qu’il faille l’attribuer à la violence des accidens par lesquels la maladie a commencé ou au mauvais temps qui a constamment régné pendant les mois de juillet et d’août, il n’est que trop certain que le mieux n’a pas fait les progrès que nous devions espérer et Le Febvre, effrayé de voir arriver dans un tel état de choses un hiver quelquefois aussi rude ici qu’en Courlande, a fortement conseillé au malade d’aller le passer dans un climat tempéré. Vous jugez, mon ami, de ce que son cœur et le mien ont souffert d’un pareil arrêt. Mais la raison, la nécessité ont pris le dessus. Nous avons senti, et moi surtout, qu’il ne fallait pas sacrifier des années à quelques mois et il vient d’être décidé que d’Avaray partira pour le Nord de l’Italie, sauf à s’enfoncer encore davantage si son état et la saison l’exigent. Cette douloureuse résolution est encore ignorée ici. Mais, en vous la confiant, je ne vous en demande pas le secret ; on ne le saura que trop, avant que vous receviez cette lettre… Plaignez-moi ; j’espère qu’au printemps, vous me féliciterez. »

Quinze jours plus tard, le Roi complète ces désolantes nouvelles et annonce le départ de son ami. « D’Avaray est parti vendredi, comme je vous l’avais annoncé. J’ai désiré, j’ai pressé ce voyage ; il était nécessaire tant à cause du climat que pour lui procurer un repos auquel il était impossible ici d’obtenir de lui qu’il se livrât. Mais, j’ai beau me dire tout cela, je n’en souffre pas moins. Il n’est point guéri, je ne puis me le dissimuler et quoique le lait d’ânesse auquel il s’est mis passe bien, quoique je puisse fonder des espérances raisonnables sur son voyage même, je puis bien aussi concevoir de cruelles inquiétudes. »

Désormais les détails sur la santé du voyageur tiendront une large place dans la correspondance qui nous sert de guide. Entre lui et le maître auquel, même de loin, il ne cesse de prodiguer son dévouement et ses conseils s’établiront des relations épistolaires qui se continueront durant des années, car, bien qu’au printemps d’Avaray revienne à Varsovie, il est trop gravement atteint pour se dispenser de retourner chaque hiver en Italie. Ainsi, périodiquement, d’année en année, la mauvaise saison ramènera la séparation, et jusqu’à la fin, malgré l’habitude et la nécessité, les deux amis en souffriront toujours autant[4].


III

Indépendamment des préoccupations que causait au Roi l’état maladif de d’Avaray, il en était d’autres qui pesaient non moins durement sur lui et entretenaient en son esprit une excitation incessante. Nous ne parlons pas ici de celles que lui apportaient les événemens qui se déroulaient en Europe et éloignaient un peu plus chaque jour sa restauration. Nous avons énuméré plus haut ces motifs de déceptions et de mécomptes, et il n’y a pas lieu d’y revenir. Mais, dans sa famille même, il en trouvait de non moins pénibles. Après avoir nourri l’espoir de marier le Duc de Berry à une fille du roi de Naples, il voyait ses projets renversés et ne pouvait se dissimuler que leur avortement était dû à la réputation d’inconduite du jeune prince, à sa légèreté. Grave cause de soucis que celle-là, et ce n’était pas la seule du même ordre.

En dehors du Duc d’Angoulême et du Duc de Berry, la maison de Bourbon n’avait pas de postérité. Or, au moment où le cadet des fils du Comte d’Artois venait par sa faute de manquer un beau mariage à Naples et, pour les mêmes raisons, se voyait refusé tour à tour par d’autres familles régnantes, le Roi constatait avec douleur que l’aîné restait toujours sans enfans. En lui donnant pour femme Madame Royale, il se flattait de voir bientôt sa demeure égayée par le sourire d’un nouveau-né. Mais, au bout de deux ans, il en était encore réduit à l’attente. Aucun symptôme de grossesse n’était apparu et ne s’annonçait. Il l’avouait mélancoliquement :

« L’incommodité de ma nièce n’a, Dieu merci, point eu de suites. Mais, malheureusement, elle n’a pas eu le moindre mal au cœur. Avec quel empressement je vous communiquerais le plus léger espoir ! Je ne sais pas comment cela se ferait ; mais je suis sûr que vous le liriez dans ma lettre avant de l’ouvrir. »

Du reste, il n’en chérissait pas moins sa nièce et son neveu. Ils étaient sa consolation, le charme presque unique de sa vie. Leur eût-il donné le jour, il ne les aurait pas plus tendrement aimés. Elle était bien véritablement sa fille et lui son fils. En parlant d’eux à son frère, il les appelait toujours « nos enfans. » Il les associait à son existence, ne formait à cet égard aucun projet auquel ils ne fussent mêlés. Qu’il montât sur le trône ou qu’il dût mourir dans l’exil, il les voyait incessamment à son côté et ne concevait pas l’idée qu’ils pussent jamais s’éloigner de lui. Il fallait rappeler le caractère de cette tendresse paternelle si constante, si vive et toujours en éveil, pour faire comprendre tout ce qu’apporta de douloureux à son cœur, au commencement de 1802, l’incident imprévu dont deux lettres datées de cette époque nous décèlent la gravité.

On a vu que, dès son installation en Pologne, il songeait à gagner Naples. Mais il ne se dissimulait pas que la réalisation de ce désir n’irait pas sans difficultés. Le roi des Deux-Siciles, quoiqu’il se targuât à plus juste titre crue le roi d’Espagne de son attachement aux Bourbons de France, pratiquait à leur égard la doctrine du « chacun pour soi. » Réduit à traiter avec Bonaparte, il se montrerait sans doute peu disposé à leur accorder un asile si la protection d’un souverain puissant ne le protégeait contre le mécontentement qu’éprouverait le Premier Consul en le voyant recevoir dans ses États l’ennemi le plus ardent de la République. Ce souverain, dans la pensée de Louis XVIII, était tout indiqué. Le tsar Alexandre seul possédait assez de puissance pour faire aboutir ces démarches auprès du roi de Naples dont son père avait été l’allié. Louis XVIII projetait donc de s’adresser à lui. Mais le Tsar n’ayant pas répondu aux félicitations qu’il lui avait envoyées, lors de son avènement, et à une seconde lettre écrite depuis, il hésitait à donner suite à son projet.

Cette réponse, datée du 26 août, arriva enfin à Varsovie au commencement d’octobre. Quoique bien creuse quant au fond, elle était, dans la forme, d’une courtoisie flatteuse : « Monsieur le comte, il me serait infiniment douloureux d’apprendre que le long silence que j’ai gardé depuis la réception de votre première lettre ait pu, monsieur le comte, vous inspirer quelque doute sur la sincérité de mes sentimens pour vous. Vos vertus brillent d’un nouveau lustre dans l’adversité et vous assurent des titres imprescriptibles. Telle est aussi ma confiance dans votre justice et dans l’élévation de votre âme que je me flatte de ne pas vous voir méconnaître mes véritables dispositions et de me conserver la place que vous m’accordez parmi vos meilleurs amis. »

Au lieu de cette phraséologie pompeuse, le Roi eût certes préféré recevoir des promesses de secours. Mais, telle qu’était la lettre, il devait s’en contenter. Il lui parut cependant qu’elle lui ouvrait une voie pour présenter ses demandes. Il les formula, en ayant soin toutefois de les faire appuyer par le comte Panin, l’un des ministres du Tsar, des services duquel il avait eu lieu précédemment de se louer, et par le duc de Serra-Capriola, ambassadeur napolitain à Saint-Pétersbourg, dont le dévouement à sa cause ne s’était jamais ralenti.

Cette fois, le succès fut aussi rapide qu’éclatant. Le 25 janvier 1802, il apprenait par diverses lettres, dont une d’Alexandre, que des ordres étaient envoyés à plusieurs des ambassadeurs russes en Europe afin qu’ils invitassent officiellement les souverains à s’entendre entre eux à l’effet d’assurer, par la constitution d’un revenu fixe, le sort du roi de France. Un secours immédiat lui était en outre accordé pour le mettre à même d’attendre les résolutions sollicitées. Quant à l’asile vers lequel tendaient ses vœux, l’Empereur se montrait disposé à le lui faire obtenir.

Heureux de ces réponses, Louis XVIII ne douta pas qu’il ne fût bientôt autorisé à se rendre à Naples. Tout à sa joie, il fit aussitôt appeler le Duc et la Duchesse d’Angoulême et leur ayant communiqué ces bonnes nouvelles, il leur annonça qu’avant peu, ils partiraient avec lui pour l’Italie. Il s’attendait à ce qu’ils prissent part à son bonheur. Il n’en fut que plus bouleversé, en voyant ces jeunes visages blêmir, s’attrister et en entendant son neveu et sa nièce lui déclarer, avec un embarras rendu plus poignant par leurs larmes, que, s’il partait pour Naples, ils ne l’accompagneraient pas, mais, à leur grand désespoir, se rendraient en Angleterre. Telle était la volonté du Comte d’Artois, signifiée à son fils l’année précédente, au moment où le Roi quittait la Russie, et renouvelée depuis.

La lettre que le même jour le Roi envoyait à son frère traduit mieux que nous ne saurions le faire l’angoissant émoi suscité en son âme par cette déclaration.

« Il y a un an que je suis en route de Mitau pour Naples. Mais, dans l’exécution de ce projet où la réflexion n’a cessé de me confirmer, depuis qu’il a. été formé, j’ai rencontré tout à coup un inconvénient inattendu, aussi déchirant pour mon cœur qu’il était impossible à ma raison de le prévoir et sur lequel je dois interpeller votre véracité et appeler votre amitié à mon secours. » Et après avoir raconté la scène qui venait d’avoir lieu entre lui et ses enfans, il continuait en ces termes où la véhémence le dispute à la prière : « S’ils m’étaient moins connus, j’aurais, je l’avoue, cru qu’ils me trompaient. Mats, jamais, la pensée même d’un doute sur leur bonne foi n’entrera dans mon âme ; la vérité n’en est pas moins cruelle pour moi.

« Vous êtes père et je suis oncle. Ces deux mots établissent entre nous une différence que toutes les primogénitures du monde ne sauraient effacer. Mais, sans être père par la nature, on peut l’être par le cœur. Je l’éprouve auprès d’eux ; ils sont ma vie, mon existence ! Pourquoi donc m’avez-vous caché le projet de me les enlever ? Est-ce ménagement ? Ah ! mon ami, il serait aussi cruel que le projet lui-même. En me l’annonçant aussitôt que vous l’avez formé, vous me donniez la facilité de le combattre. Mais, en me le laissant ignorer jusqu’au dernier moment, et c’est ce qui serait arrivé, sans l’incident présent, c’était me laisser dans un sommeil de sécurité dont je ne sais que trop combien le réveil est affreux. Je dis que vous me donniez la facilité de le combattre parce qu’un projet n’est jamais enraciné aussitôt que formé, au lieu qu’à présent, je crains d’examiner jusqu’à quel point il vous a ri.

« Et vous, avez-vous songé au mal qu’il me ferait ? Avez-vous songé à notre position respective, aux ressources de bonheur intérieur que vous avez[5] et qui peut-être (pardonnez-moi cette réflexion, c’est encore plus votre intérêt que le mien qui me la dicte) cadreraient mal, dans un moment où chacun de nous doit former le centre d’un très petit cercle, avec le séjour de ma nièce auprès de vous ? Avez-vous réfléchi que nos enfans, qui ne seraient pas tout pour vous, sont tout pour moi ? Enfin, permettez-moi cette image triviale, avez-vous jamais vu sans un sentiment pénible une poule qui a élevé des petits canards ? La différence est que la poule n’a point de mémoire et que je n’en ai que trop.

« Mais, peut-être m’alarmé-je trop, et la répugnance de nos enfans pour l’Angleterre, la proposition qu’ils vous ont faite, semble offrir un remède également doux pour mon cœur, de quelque côté que je l’envisage. Si vous consentez à vous absenter pour un temps d’Ecosse, que vous importent quelques cents meils de plus ou de moins ? Qui empêcherait qu’une réunion si douce ait lieu sous mes yeux, dans mes bras ? Dites-moi que vous le désirez : je m’engage à arranger cela à Berlin et, si je n’y réussis pas, j’accepte pour punition que nos enfans aillent sans moi vous donner et recevoir un plaisir dont je serai privé. Si je réussis au contraire, le mal que je ressens du mystère que vous m’avez fait de tout ceci ne sera pas même un songe ; car on ne les oublie pas toujours. »

En envoyant à ses enfans l’ordre formel contre lequel protestait maintenant le Roi, le Comte d’Artois n’avait eu que le tort d’oublier ce qu’ils étaient pour son frère et qu’en les lui enlevant, il allait le réduire au plus cruel isolement. Il trouvait toutefois une excuse dans la sagesse des considérations dont il s’était inspiré. Depuis longtemps, il prévoyait l’asservissement de l’Italie aux volontés de Bonaparte et il ne pensait pas que son frère pût s’y réfugier sans s’exposer à de multiples périls. Maintes fois, en lui écrivant, il en avait évoqué l’image, afin de le détourner de son dessein. Ce n’est qu’en le voyant y persister qu’il avait ordonné à ses enfans de venir le rejoindre en Angleterre si ce dessein se réalisait.

Déjà si puissans au commencement de 1801, les mobiles de sa détermination l’étaient plus encore au commencement de 1802. En 1801, les troupes russes occupaient encore Naples, où les avait conduites la volonté du Tsar de défendre la monarchie bourbonienne ; le pape Pie VII, à peine élu, avait témoigné au roi de France des sentimens favorables à sa cause et l’Angleterre restait en armes. Au commencement de 1802, tout était changé. Les troupes russes avaient quitté Naples, achevant ainsi de livrer l’Italie aux entreprises françaises. Le roi des Deux-Siciles, contraint de traiter avec le Premier Consul, avait dû se résoudre à rétablir dans leurs biens et dignités ceux de ses sujets qui s’étaient révoltés contre sa couronne ; il n’était plus maître chez lui. Le Pape lui-même, soit par force, soit par séduction, était devenu « un vrai satellite de Bonaparte » et les conférences d’Amiens, qui venaient de s’ouvrir, équivalaient, de la part de l’Angleterre, à un aveu d’impuissance.

En de telles conditions, l’Italie était devenue pour le Roi, et par conséquent pour sa famille, un asile encore moins sûr qu’il ne l’était l’année précédente. La lettre de Louis XVIII, quelque suppliante qu’elle fût, ne pouvait donc ébranler ni la conviction ni la volonté du Comte d’Artois. Quoiqu’elle l’eût vivement ému, il ne crut pas pouvoir révoquer l’ordre donné à ses enfans. Elle ouvrait cependant la voie à une solution nouvelle et la réponse qu’il y fit, le 15 février, le montre empressé à mettre d’accord ses devoirs paternels avec ceux auxquels il était tenu comme frère et comme sujet.

« Voici les motifs qui ont dirigé ma conduite.

« A la funeste époque de votre départ de Mitau, j’étais autorisé à tout craindre de la part de nos ennemis, et, prévoyant ce qu’on pourrait exiger de vous ou peut-être ce qu’on pourrait en obtenir par des insinuations perfides couvertes sous le voile de l’intérêt pour votre cruelle position et même pour vos droits, je frémissais de vous voir entraîné dans des pays esclaves ou complices de l’usurpateur. D’après cette inquiétude qui n’était que trop naturelle et qui n’est point encore dissipée, je vous demande à vous-même, mon ami, si mon devoir ne me prescrivait pas de prémunir nos enfans contre le sentiment qui les portait si justement à vouloir partager et adoucir le sort d’un oncle qui leur témoignait la tendresse d’un second père. J’ajouterai à cela que, aimant mes enfans comme je les aime, et sentant le désir, la volonté même de passer ma vie avec eux, mon cœur se révoltait à l’idée de m’en voir séparé par une barrière qui pouvait être insurmontable.

« Quant au secret que j’ai gardé vis-à-vis de vous et que j’avais également recommandé à mes enfans, je voulais, en remplissant un devoir de politique autant que de sentiment, éviter de vous causer une peine inutile si le cas prévu par mes instructions ne se présentait pas. Voyant votre séjour à Varsovie se prolonger, et n’imaginant pas, d’après le silence que vous aviez gardé jusqu’ici avec moi à cet égard, et d’après ce que vous-même avez dit à mon fils pour MM. de Broglie et de Vassé ; n’imaginant pas, dis-je, qu’il fût possible que le roi de Prusse consentît à ce que j’aille à Varsovie, je m’étais occupé d’autres projets, pour voir mes enfans au printemps ou dans l’été. Mes idées n’étaient point fixées sur le lieu de notre réunion, et, quoique je sois intimement convaincu qu’il ne sera pas encore question de nous à Amiens, j’attendais de connaître le résultat du traité qui va se conclure avant d’arrêter nos projets. Aussitôt que mon plan aurait été formé, je vous en aurais fait part en même temps que j’en aurais instruit mes enfans ; et, si vous m’eussiez fait alors une proposition pareille à celle qui est contenue dans votre lettre, ma réponse eût été exactement la même que je la fais aujourd’hui.

« Oui, mon ami, j’accepte avec beaucoup de plaisir que vous fassiez auprès du cabinet de Berlin toutes les démarches nécessaires pour obtenir du roi de Prusse la permission que je puisse traverser ses États et arriver sans obstacles à Varsovie. Si vous réussissez dans cette négociation, et, si, comme cela est très probable dans le moment actuel, je ne suis pas retenu par l’intérêt de votre service, vous pouvez compter d’une part sur mon empressement à arranger tout ce qui pourra hâter mon voyage, et de l’autre sur le bonheur bien vrai et bien vivement senti que j’éprouverai en me retrouvant avec vous, en même temps que je me réunirais avec mes enfans.

« Les démarches que j’aurai à faire auprès du gouvernement britannique, pour annoncer mon voyage et assurer mon retour, seront si faciles, à ce que j’espère, que j’attendrai pour les faire que vous m’ayez communiqué les réponses que vous recevrez de Berlin à mon égard. Je voudrais pouvoir écarter de mon esprit jusqu’à la possibilité de vous voir éprouver un refus de la part du roi de Prusse ; mais enfin, si malheureusement cela arrivait, croyez, mon ami, que je serais aussi sévèrement puni que vous, et qu’en reprenant forcément mon ancien projet, le bonheur que j’éprouverais en me retrouvant avec mes enfans serait beaucoup altéré. »

Sans attendre la réponse qu’on vient de lire et qui allait, comme il disait, « mettre du baume dans son sang, » le Roi, dès le 1er mars, commençait à Berlin des démarches à l’effet d’obtenir pour son frère l’autorisation de venir à Varsovie et, le 25, il lui annonçait que ses démarches avaient abouti.

« La poste m’a apporté aujourd’hui le remède à un mal qui me tient depuis le 17 novembre 1793[6], le consentement le plus gracieux à votre venue ici. Vous parler du bonheur que j’éprouve, ce serait envoyer de l’eau à la rivière. Venons aux détails d’exécution de ce qui, grâces à Dieu, n’est plus en espérances. Strict incognito, simplicité en icelui. Vous savez, mon ami, que c’est à ces deux conditions fidèlement observées de ma part que je dois la tranquillité dont je jouis et la joie dont mon âme est remplie en ce moment. Ainsi, 1° vous vous appellerez le comte de X…, le marquis de X…, comme il vous plaira, hors votre véritable nom ; 2° il faudra n’amener qu’une ou, tout au plus, deux personnes de votre suite ; pour les valets, je n’ai pas besoin de vous en parler, je connais votre manière leste de voyager. »

Quelques jours plus tard, il confirme gaîment cette lettre : « Toutes les autres n’ont été que du pelotage ; c’est le 25 mars que la partie a commencé et je dis d’une jolie manière. Aussi, j’espère que vous aurez été content de mon service et que vous me renverrez la balle sur ma raquette. J’espère bien plus, car j’espère que, désormais, mes lettres ne vous arriveront plus qu’après avoir couru après vous. »

Dans la même lettre, à propos de l’expédition entreprise par Bonaparte contre les noirs qui se sont révoltés, reparaît le Roi soucieux de ne pas laisser démembrer le royaume et de ménager le sang et la vie de ses sujets. « Nous sommes, vous et moi, hommes et Français. Que nous importe la cocarde de ceux qui vont sauver une malheureuse colonie et venger la France et l’humanité de l’incendiaire du Cap ? — Donnez-lui l’enfant, mais qu’on ne le coupe pas en deux ! s’écriait la véritable mère. »

Le consentement du Cabinet de Berlin était acquis, restait à obtenir celui du Cabinet britannique. « Ce sera facile, » avait écrit le Comte d’Artois. Mais il se trompait et dut s’en convaincre dès les premières ouvertures que, d’Edimbourg, il faisait faire à Londres. Il n’était au pouvoir de personne de l’empêcher de partir. Mais on ne lui garantissait pas qu’une fois sorti d’Angleterre, il y pourrait rentrer. A Amiens, lui disait-on, les plénipotentiaires français s’étaient plaints des complaisances du gouvernement anglais pour lui, de l’hospitalité qu’il recevait à Edimbourg. En y restant, il permettait à ses défenseurs de répondre qu’on ne pouvait l’en chasser. En en partant volontairement, il s’exposait à trouver à son retour la porte fermée, ce qui entraînerait d’autres inconvéniens, auxquels il serait difficile de parer, non seulement pour sa personne, mais aussi pour celle de son frère.

« Je serais tenté de supposer, lui mandait-il, que le Cabinet britannique, connaissant la dépendance de celui de Berlin, sa disposition à servir tous les intérêts du Consul, a quelques motifs pour croire que votre liberté et la mienne seraient compromises si on nous tenait réunis à Varsovie. » Il en tirait cette conclusion qu’il fallait ajourner toute tentative de réunion[7].

A peine au courant des objections qu’élève le Cabinet britannique contre le départ de son frère pour Varsovie, le Roi s’inquiète ; il craint d’être obligé de renoncer à un cher et doux espoir. Le 5 juillet, il ne peut plus se faire illusion ; son frère ne viendra pas. Il en est profondément affligé. Mais peut-être l’est-il plus encore par les raisons cachées qu’il pressent sous celles que le Cabinet britannique a données nu Comte d’Artois. Il ne croit pas que ce Cabinet se soit inspiré, comme il l’affirme, du souci de sa sûreté, de celle de son frère. Il est en Prusse avec le consentement, sous la protection du souverain de ce pays ; il en serait de même du Comte d’Artois, s’il y venait, et l’Angleterre ne peut soupçonner le roi de Prusse de vouloir violer dans leur personne le droit des gens. Il y a donc quelque autre motif qu’on n’a pas dit :

« Je ne m’épuiserai pas en conjectures à cet égard. Mais il est une réflexion que je ne puis me refuser à faire. Notre longue séparation donne beau jeu à nos ennemis pour calomnier notre tendresse mutuelle. Notre réunion, ne fût-elle que d’un jour, leur imposerait silence. N’est-il pas naturel de supposer que des intrigans auront persuadé au gouvernement britannique qu’il était de son intérêt de la retarder, et qu’il aura dit la première raison venue, ne pouvant dire la véritable ? Je dis retarder, car je ne puis me tenir pour battu, et quoique je sente bien qu’il n’y a rien à faire pour cette année, si, d’ici à l’année prochaine, les circonstances ne changent pas, il faudra renouveler vos démarches pour obtenir un agrément qu’à la longue, on ne peut vous refuser. »

A la tristesse que trahit le langage du Roi, il y a toutefois un allégement. Les circonstances qui clouent le Comte d’Artois à Edimbourg l’obligent lui-même à prolonger son séjour à Varsovie. Le Comte d’Artois n’a plus aucun motif pour lui enlever leurs enfans, et il espère fermement qu’il ne les lui enlèvera pas. N’empêche qu’il vivra désormais sous l’obsession de cette crainte. Elle le poursuivra sans cesse. L’année suivante, au moment où la Reine, après avoir pris les eaux de Tœplitz, va venir le rejoindre et ramener avec elle ces élémens de troubles domestiques dont, à Mitau, il a tant souffert, craignant que son frère ne prenne prétexte de ce retour pour appeler auprès de lui le Duc et la Duchesse d’Angoulême, il court spontanément au-devant de cette éventualité douloureuse afin de la conjurer.

« Vous connaissez trop elle et moi, pour ne pas sentir qu’en cette occasion, je ne fais qu’obéir à mon devoir, et pour imaginer que cette réunion puisse contribuer à mon bonheur, heureux si elle n’est pas un obstacle à ce qui m’en reste. Je craindrais d’autant plus que vous ne vous fissiez à cet égard une fausse idée, que vous pourriez peut-être, en songeant à appeler nos enfans auprès de vous, croire ne me faire que de la peine, tandis que vous feriez à mon cœur la plus douloureuse des plaies, une plaie que les comparaisons aigriraient chaque jour, une plaie qui, hâtant le terme de ma vie, en couvrirait d’amertume les derniers instans. Ah ! vous n’en aurez pas le courage, vous sentirez au contraire que, plus que jamais, je vais avoir besoin de consolation, vous me laisserez ces chers enfans qui font toute la mienne, qui adoucissent mes peines lorsqu’ils ne me les font pas oublier. Promettez-le-moi, mon ami, écrivez-moi que vous ne me les enlèverez jamais ; je ne puis, dans les circonstances actuelles, songer, comme l’année dernière, au bonheur de vous revoir, mais ces circonstances peuvent changer, et je verrais encore dans le séjour de nos enfans auprès de moi le gage d’un si doux espoir.

« Adieu, mon ami, j’attends votre réponse, non pas avec inquiétude, je connais votre cœur, mais avec une impatience inexprimable ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime. »


IV

A dater de ce moment, la politique, les projets d’avenir, tout ce qui jusque-là entretenait les espérances de Louis XVIII et du Comte d’Artois apparaissent de moins en moins dans leur correspondance. Le Concordat, la rentrée de la presque-totalité de l’épiscopat, l’attitude de Pie VII, la tentative que fait Bonaparte en février 1803, par l’intermédiaire de la Prusse, pour arracher à Louis XVIII son abdication, l’exécution du duc d’Enghien, la proclamation de l’Empire leur inspirent encore des commentaires indignés qui se transforment, suivant le cas, en protestations solennelles. Puis, quand ces choses sont accomplies, leurs espérances ajournées, ils ne sont plus en quelque sorte que les spectateurs d’événemens dans lesquels ils ont cessé de compter, spectateurs désenchantés, pour qui toutes les sources d’informations sont taries comme est détruite la possibilité d’en tirer parti.

Leurs représentans à l’étranger, La Fare à Vienne, le comte d’Escars, qui a remplacé, à Londres, le duc d’Harcourt décédé, Chastellux à Naples, Moustier, à Berlin, sont tenus en suspicion par les gouvernemens auprès desquels ils résident. On ne leur apprend rien, on ne leur communique rien. À Paris, les agens royalistes sont dépourvus de moyens d’action. Arrêtés à Bayreuth comme le chevalier de Vernègues le sera bientôt à Rome, les membres de l’agence de Souabe sont prisonniers de la Prusse. Les émigrés qui sont rentrés dans leur patrie n’osent plus correspondre avec les princes, et ceux-ci, à qui leurs proches mêmes redoutent de paraître favorables, tant est grande la terreur qu’inspire Bonaparte, ne connaissent plus que par les journaux les événemens. C’est surtout de leurs affaires de famille, de ce qui concerne les partisans de plus en plus rares, restés fidèles à leur cause, qu’ils s’entretiennent dans leurs lettres, où les témoignages de tendresse semblent avoir remplacé les discussions naguère si vives de tant de plans maintenant condamnés, il n’y aurait donc que de rares fleurs à cueillir dans ce parterre assombri, si les malheurs privés dont est frappée la famille royale, ne donnaient à la correspondance un caractère poignant.

Au mois de mars 1802, le Roi et son frère perdent une sœur tendrement aimée, Clotilde de France, reine de Sardaigne. « Je conçois votre douleur, écrit le premier au second, el il vous est facile de comprendre la mienne. Nous étions donc destinés, vous et moi, à pleurer tous les nôtres. Mais, plus il se rompt de liens, plus ceux qui restent se resserrent. Je ne l’ai jamais mieux senti qu’en ce triste moment. » Durant les jours qui suivent, il prodigue des consolations à tous ceux que frappe ce malheur : la Reine sa femme, le roi de Sardaigne, le duc d’Aoste, l’infant de Parme, la princesse de Conti, d’autres encore, sans oublier la vieille comtesse de Marsan, qui avait élevé Madame Clotilde et devait, à quelques mois de là, la suivre dans la tombe. En cette même année, le prince de Lusace, fils du prince de Saxe, oncle du Roi, est tué en duel à Saint-Pétersbourg ; Madame Adélaïde, fille de Louis XV, meurt à Trieste. Depuis cinq ans, elle survivait à sa sœur Madame Victoire, « la première de notre famille, écrivait alors le Roi, qui n’ait pas péri de la main des scélérats. »

En dehors de ces deuils communs à toute la famille royale et dont la mort de la Comtesse d’Artois, pendant l’été de 1805, viendra clore la trop longue liste, il en est un autre qui, au mois de mars 1804, frappe au cœur son mari de qui, depuis si longtemps, elle vivait séparée. Nous voulons dire la mort de Mme de Polastron, l’amie de ce prince qu’elle a fixé, lui jadis si volage, sa confidente de toutes les heures, sa maîtresse en un mot, que quinze années d’une liaison sans nuages lui ont rendue de plus en plus chère.

Dès 1803, on le voit anxieusement préoccupé de la santé de sa compagne. Elle a perdu son fils unique. Abattue par ce malheur où son âme exaltée voit déjà le châtiment de ses faiblesses pour le prince qu’elle adore et qui répond à son amour par une fidélité révélatrice de l’ardeur du sien, elle se détache lentement de la vie, sans avoir le courage de se détacher de lui en dépit des remords qui commencent à les assaillir l’un et l’autre. Averti des inquiétudes de son frère, le Roi redouble de sollicitude et d’affection :

« La voix publique m’avait déjà donné des alarmes sur la santé de votre amie. Je n’avais pas besoin de cette voix pour en concevoir. Il me suffisait de songer à la cruelle perte qu’elle vient d’éprouver. Mais j’ignorais le pire de tous les articles, le crachement de sang. Que votre cœur se dise en mon nom tout ce qu’il dirait au mien en pareil cas. Mais, en même temps, je vous en conjure, pensez que j’ai cru, et longtemps, d’Avaray perdu pour moi et qu’aujourd’hui, si je n’ose le regarder comme tout à fait sauvé, du moins mes espérances surpassent de beaucoup mes craintes. Si cette pensée vous console et vous fortifie, les peines que j’ai souffertes m’auront procuré un grand bien. » — « Maintenant, il faut que je vous gronde, mande le Roi un peu plus tard. Vous ne pouvez douter que je ne sois vivement peiné de l’état de Mme de Polastron. Vous ne m’en dites rien. Je demande donc, ou plutôt j’exige de vous de ne jamais m’écrire une lettre grande ou petite sans me donner de ses nouvelles et, quand vous le pourrez, avec un peu de détail. » Dans les lettres suivantes, il insiste encore.

Les nouvelles qu’il reçoit au commencement de 1804 lui apprennent les motifs du silence de son frère. Le Comte d’Artois n’a pas répondu parce qu’il n’a rien de bon à dire. De la chambre même de son amie qu’il ne quitte pas, il en fait le triste aveu le 17 janvier. Et son frère, n’écoutant que sa tendre sollicitude, de répondre : « Combien mon cœur partage les peines du vôtre ! Combien il en ressent pour vous que vous ne sentez pas vous-même ! Je sais tous les soins que l’amitié, qu’un sentiment plus tendre exigent dans ces cruels momens. Mais, je vous prie, je vous conjure de penser quelquefois que vous vous devez aussi à des amis éloignés et, en conséquence, de trouver bon que j’exige de vous de prendre le grand air, pas longtemps de suite, — cinq minutes suffisent pour le renouveler dans les poumons, — mais fréquemment, afin de ne pas tomber malade et d’être en état de soutenir une carrière longue peut-être et, je le crains du moins, de plus en plus douloureuse. » Répondant le même jour au Duc de Berry, en ce moment à Londres et qui a exprimé les mêmes craintes que lui pour la santé de son père, le Roi écrit : « Je l’exhorte à prendre l’air. Secondez-moi, mon enfant, je vous en donne la mission expresse. Empêchons-le, moi par mes conseils lointains, vous par vos supplications de tous les instans, de se rendre malade. »

Entre temps, l’état de Mme de Polastron s’aggrave. L’espoir auquel le Comte d’Artois se rattachait encore s’écroule de jour en jour. « La cruelle maladie suit son cours, mande-t-il le 6 mars. On cherche à en ralentir les terribles progrès. Mais je ne puis ni dois me faire aucune illusion et mon malheur n’est que trop certain. Croyez qu’il n’y a que moi qui puisse apprécier tout ce que je suis destiné à perdre. » Le 16, il ajoute : « L’état de Mme de Polastron est toujours le même ; elle est peut-être un peu plus calme ; mais il ne m’est pas permis de me flatter en rien. »

Cette lettre vient de partir quand il en reçoit une du Roi où il ne peut lire sans larmes ces lignes compatissantes : « Songez à moi comme à un cœur à vous, qui sent, qui partage toutes vos peines, qui voudrait les adoucir. J’ose à peine vous donner des commissions, mais, si vous parlez quelquefois de moi, dites à la malade que je l’aimais, mais qu’à présent, je l’admire, je la respecte. » Le Comte d’Artois communique à son amie ces consolations. Elle en est toute remuée, elle le charge de remercier le Roi et de lui donner l’assurance que la mort la trouvera résignée, confiante dans la miséricorde divine. En s’acquittant de ce triste message, le Comte d’Artois laisse voir qu’il commence à subir les influences de ces pensées religieuses auxquelles son amie doit d’avoir recouvré la paix intérieure. Sensible à cette confidence, le Roi n’est pas surpris du soulagement que ressent la chère malade : « Elle a pris le meilleur des remèdes pour tout le monde, mais surtout pour une âme comme la sienne. Puisse-t-elle en ressentir les mêmes effets au physique qu’au moral ! Et vous, mon ami, malgré la peine que je ressens pour vous, jugez du bien que ce que vous me dites de vous-même a fait à ce cœur qui vous aime si tendrement. J’ai cru lire une lettre de notre pauvre Babet, »

Les choses en sont là, lorsque au mois d’avril, arrivent à Varsovie coup sur coup los nouvelles les plus tragiques : l’arrestation de Georges Cadoudal et de ses complices, celle de Pichegru, celle du duc d’Enghien si promptement suivie de la mort, de presque tous ces malheureux. Elles causent au Roi une stupéfaction douloureuse et d’autant plus vive qu’il ne savait rien, absolument rien des menées ténébreuses qu’a découvertes la police consulaire et qui ont amené la catastrophe. En ce qui touche Cadoudal et ses complices, il ne se fait aucune illusion ; il prévoit le dénouement ; « Quoique je fusse, ainsi que je vous l’ai mandé, bien certain que vous ignoriez le projet, je ne reviens pas du cruel mystère qu’on vous en a fait. Je dis cruel, car je suis bien sûr, ainsi que vous me le dites, que vous vous seriez hâté de m’en rendre compte et, peut-être, une défense de ma part eût-elle empêché tant de têtes précieuses d’être compromises, hélas ! je puis dire perdues ; ou si j’avais approuvé le plan sur lequel je n’ai au moment où je vous écris pas plus de lumières que vous, au moins ses auteurs n’auraient pas pris sur eux une si terrible responsabilité. Mais, loin d’accuser ces infortunées victimes de leur zèle pour la bonne cause, pleurons-les. Le plus tendre intérêt, les regrets les mieux sentis, voilà ce que nous leur devons. »

Il n’est pas moins inquiet pour le duc d’Enghien. Quoique convaincu que le jeune prince n’a pris aucune part au complot de Cadoudal, il redoute que Bonaparte ne se venge sur lui de ses griefs contre les Bourbons. « On dit qu’il est bien traité à Strasbourg, mais je ne le sais pas de source certaine. D’ailleurs on ne peut préjuger, d’après les premiers momens, ce qui se passera lorsque les ordres de Paris seront arrivés. » Mais, le 19 avril, il apprend que le duc d’Enghien a été exécuté. Sa première pensée est pour le prince de Condé et le duc de Bourbon, grand-père et père de l’infortuné qui vient de périr : c’est à eux qu’il écrit d’abord.

« Je reçois l’affreuse nouvelle, mon cher cousin, dit-il au prince de Condé, j’aurais plus besoin de recevoir moi-même des consolations, que je ne suis en état de vous en donner. Une seule pensée peut nous en fournir, il est mort comme il avait vécu, en héros. Ah ! du moins, que ce malheur n’en entraîne pas d’autres ! Songez que la nature n’a pas, seule, des droits sur vous et que le vainqueur de Friedberg et de Bernstein se doit aussi à la France, à son roi, à son ami. Adieu, mon cher cousin. »

Au duc de Bourbon il exprime la même pensée :

« Nous venons, mon cher cousin, de faire la même perte ; votre douleur ne surpasse point la mienne, mais souffrez que je vous offre une consolation : les derniers instans de notre fils l’ont montré digne du nom que sa vie illustrait. Vous en pouvez goûter encore une autre que je vous envie, c’est de surmonter vos peines, pour adoucir celles d’un père, d’un héros que la gloire voudrait qui vécût à jamais, mais qui, pour son propre bonheur, a peut-être déjà poussé trop loin sa carrière. Conservez-le, mon cher cousin, conservez-vous vous-même ; la France et moi, nous n’aurons pas tout perdu. »

Le Roi écrit aussi au Comte d’Artois :

« J’ai reçu hier, mon cher frère, l’affreuse nouvelle de l’assassinat de M. le duc d’Enghien ; la douleur et la rage sont mes seuls sentimens. Il s’y en joint, pourtant encore un autre ; quel espoir peut-il nous rester pour ceux qui, depuis le 15 février, sont tombés dans les griffes du tigre ? Hélas ! aucun. Cette pensée redouble mon affliction. Deux choses pourraient l’adoucir : l’une, les démarches que le roi de Suède a sur-le-champ faites à Paris, et ordonnées à ses ministres à Vienne et à Ratisbonne pour tâcher de sauver notre infortuné cousin ; l’autre, l’action d’un de ses palefreniers qui, revenant de l’écurie au moment où les enleveurs sont entrés dans Ettenheim et saisi par eux, s’est mis à crier au feu de toutes ses forces, au point qu’il a réveillé son malheureux maître et l’aurait sauvé, si cela eût été possible. J’ai écrit pour savoir le nom de ce nouveau d’Assas. »

A mentionner encore, dans la même lettre, ce passage relatif à Mme de Polastron, dont la mort est attendue d’une minute à l’autre.

« Je ne puis me flatter que le douloureux événement n’arrive pas. Il me reste donc à espérer et avec raison, au moins selon mes faibles lumières, qu’il n’y aura pas d’obstacles aux consolations que je voudrais de tout mon cœur vous donner et recevoir de vous. C’en est une pour moi de penser que ma commission du 17 février a pu être faite. Oh ! mon ami, que je vous aime, et que je vous plains ! »

Sur ces entrefaites, une lettre du Comte d’Artois arrivée à Varsovie, le 22 avril, annonce le dénouement, que depuis longtemps, il savait inévitable. La comtesse de Polastron a rendu l’âme le 27 mars, c’est-à-dire vingt-quatre heures avant qu’on ne connût à Londres l’exécution du duc d’Enghien. « Quoique préparé à cet événement, écrit le comte d’Escars au marquis de Bonnay qui tient auprès du Roi la place de d’Avaray, alors en Italie, Monsieur est dans la plus profonde affliction. Sa santé cependant n’en paraît pas altérée. Il est impossible de connaître encore quelle influence cette nouvelle situation aura sur le train de vie de Son Altesse Royale. Ce qu’on a pu remarquer jusqu’à ce moment est un peu de disposition à se tourner du côté de la dévotion. » On sait quels rapides progrès allait faire cette disposition du Comte d’Artois. Le Roi n’en sera pas plus surpris qu’il ne l’est en ce moment d’apprendre que son frère se convertit. Les confidences qu’il a reçues de lui l’ont préparé à l’événement. A la nouvelle de la mort de Mme de Polastron, il prend la plume et laisse parler son cœur.

« On a beau, mon cher frère, avoir prévu depuis longtemps un malheur, s’y être préparé du mieux qu’on a pu, le coup est toujours le même. Cette réflexion, sur ce que j’éprouve en ce moment, vous dit assez que j’ai reçu votre douloureuse lettre du 30 mars. Oh ! qu’ils sont heureux, ceux qui peuvent, en personne, recueillir vos larmes !

« J’attends que la douleur accablante dont vous étiez rempli en m’écrivant, ait fait place à une douleur également sentie, mais plus modérée. Je ne vois que trop les traces de la première dans cette phrase qu’en toute autre circonstance j’appellerais cruelle : Le Ciel me réserve peut-être la véritable consolation de mourir bientôt en vous servant. Non, il ne vous la réserve point ; il faut que vous viviez pour pleurer ce que nous avons perdu, pour aimer ce qui nous reste, pour me remplacer un jour, pour achever l’ouvrage que je ne puis me croire digne de mener à fin. Et ce n’est pas en mon nom seul que je vous engage à bannir une telle pensée, c’est aussi au nom de celle qui, sans doute, recueille à présent le fruit de ses longues et cruelles souffrances, mais dont le bonheur serait troublé si elle vous voyait chercher à la rejoindre avant le temps prescrit.

« Le croiriez-vous, mon ami, je me suis presque réjoui que la nouvelle de l’assassinat de M. le duc d’Enghien ait suivi de si près votre malheur, c’est en essuyant les pleurs des autres, qu’un cœur comme le vôtre parvient le plus aisément à suspendre les siens.

« J’apprends dans l’instant la fin tragique du brave et malheureux Pichegru. Si elle a été volontaire, — ce dont il est bien permis de douter, — païen, je l’eusse peut-être admirée ; chrétien, elle ajoute encore à mes peines. »

Dans les lettres qui sont sous nos yeux, le Roi continue à se montrer prodigue de consolations :

« Vous me rendez bien content de moi-même ; je ne me suis jamais flatté de guérir votre plaie, mais c’est beaucoup pour mon pauvre cœur d’y verser un peu d’huile et de vin. Mais vous faites bien mieux, vous avez recours au véritable Samaritain ; il ne vous donnera pas, comme nous autres misérables mortels, de vaines et futiles consolations ; il vous rendra vos souffrances profitables et à la manière dont il vous les fait supporter, je le vois déjà marquer votre place à côté de celle qu’il a voulu qui vous précédât. Mes larmes coulent en vous écrivant ceci, car je suis bien plus faible que vous, mais elles sont de tendresse, au moins autant que de douleur. Priez pour moi, mon ami, d’aussi bon cœur que je pleure avec vous. C’est du fond de mon âme que je vous le demande. Mon ami, votre douleur est juste, mais elle me perce le cœur. Permettez une réflexion à celui qui donnerait sa vie pour vous rendre ce que vous avez perdu. Si votre amie ne jouissait à présent du suprême bonheur, vous n’auriez pas les sentimens que toutes vos lettres respirent ; c’est une récompense que Dieu a accordée, non à vous, mais à elle ; croyez et méditez fortement cette vérité ; je ne suis pas digne de vous la dire, mais elle n’en existe pas moins. »

Tant de témoignages de tendresse émeuvent le Comte d’Artois jusqu’au fond de rame. « Je vous remercie de tout mon cœur, mon ami, de me parler des grandes et consolantes idées qui peuvent me procurer des consolations. Croyez que j’en fais un refuge habituel puisque j’existe, et puisque ma santé et mes forces morales ne sont pas détruites. Mais Dieu lui-même ne peut guérir une telle blessure que par un seul remède. »

Attaché à s’associer à la douleur de son frère, le Roi n’oublie pas ce qu’il doit à-celle du prince de Condé et du duc de Bourbon. Il leur a écrit en apprenant la mort du duc d’Enghien. Dans leurs réponses, il a pu voir combien leur âme est déchirée. Le comte d’Escars qui est allé les voir à Vanstead lui a tracé le sombre tableau de leur désespoir, « qui prend la teinte de leur caractère. » Le duc de Bourbon le renferme en lui-même ; il ne parle à personne, ne verse pas une larme, « il n’en est que plus malade. » Le vieux Condé, au contraire, se désole bruyamment, se répand en gémissemens sur le sort de son petit-fils, en imprécations contre Bonaparte ; au milieu de ses sanglots, il se raconte à lui-même vingt fois le jour le récit de ce drame affreux, « et comme Annibal répète sans cesse : Occidit, occidit spes omnis, et fortuna nostri nominis. »

Cependant, dans leur cruel abattement, ils songent à la sûreté du Roi. Le « forfait » dont leur fils et petit-fils a été la victime leur fait craindre que Bonaparte ne s’arrête pas dans cette voie et que, grâce à la faiblesse de la Prusse, il ne fasse arrêter le Roi à Varsovie comme il a fait arrêter le duc d’Enghien dans le grand-duché de Bade, que, peut-être même, il le fasse assassiner. A Londres et ailleurs, à Varsovie même, les émigrés partagent ces craintes. Grâce à cette hauteur d’âme qui ne lui a jamais fait défaut, et à sa confiance dans la loyauté du monarque prussien, Louis XVIII les dédaigne. Mais elles inspirent au duc de Bourbon les vives supplications qu’en son nom et au nom de son père, il adresse au Roi pour le presser de se tenir sur ses gardes. Voici la réponse qu’il reçoit :

« Mes larmes étaient bien loin d’être taries, mon cher cousin ; votre lettre les a renouvelées avec plus d’abondance que jamais ; mais ce n’est plus seulement la douleur qui les fait couler, c’est l’amitié, c’est l’attendrissement le plus vrai. Quoi ! dans un pareil moment, vous avez songé à moi ! Sans doute l’assassin d’un héros ne peut être arrêté par un vain titre, et plût à Dieu qu’il se fût attaqué à moi, que j’eusse été sa seule, sa dernière victime. Mais, plus je suis sensible à l’intérêt que vous me témoignez, plus je dois dissiper vos touchantes alarmes. Ma position me défend d’un attentat caché et la générosité du souverain qui me donne asile ne me permet pas d’en craindre d’autres. Le règne du crime aura son terme et je goûte d’avance une sorte de consolation, en songeant aux honneurs publics que nous rendrons un jour à celui qui n’a encore de monument que dans nos cœurs. »

Ainsi des malheurs communs, en se multipliant, avaient rapproché les uns des autres les membres de la famille royale, fait disparaître les causes de division et cimenté l’union que ces malheurs rendaient plus impérieusement nécessaire. Les princes d’Orléans eux-mêmes, dont la soumission ne datait que de 1800, venaient de prouver combien elle était sincère en s’associant aux protestations publiques qu’avaient dictées au Roi les circonstances. Il rendait hommage à la noblesse de leur conduite et il semblait bien que le lien renoué avec eux fût devenu indissoluble.

Mais c’est surtout la confiance entièrement rétablie entre son frère et lui qui le comblait de joie. Leurs ennemis avaient mis tant de perfidie à exploiter leurs discordes en les exagérant, que la cause royale en avait souffert. Elle retrouvait de la force dans un franc retour à l’union et à l’entente, et cette force se recouvrait d’autant plus à propos que le Roi rêvait déjà d’opposer à la proclamation de l’Empire une protestation solennelle dont il ne voulait arrêter les termes qu’après en avoir conféré verbalement avec tous les princes de sa maison, réunis autour de lui.

Où aurait lieu cette réunion, il n’en gavait rien encore. Mais, comme ce ne pouvait être à Varsovie où le roi de Prusse ne l’aurait pas tolérée, il tournait les yeux vers la Suède ou la Russie. Il connaissait l’ardent dévouement du souverain suédois, et il croyait encore à celui de l’empereur Alexandre. Il ouvrait avec ces deux princes des négociations dont sa correspondance avec son frère nous permettra de suivre ultérieurement la marche. On sait qu’elles aboutirent à la rencontre de Louis XVIII et du Comte d’Artois à Calmar en Suède, au mois de septembre 1804. C’est là qu’ils se revirent après une séparation qui n’avait pas duré moins de onze ans.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1906.
  2. Peu de temps avant sa mort, Paul Ier avait conclu la paix avec le gouvernement consulaire et nommé ce diplomate ambassadeur à Paris.
  3. La vente fut arrêtée et la Duchesse d’Angoulême rentra en possession de son collier après que le traitement de Russie eut été rétabli.
  4. C’est au cours de ses voyages en Italie que d’Avaray rencontra un jeune gentilhomme provençal, le comte de Blacas, dont il eut promptement apprécié les mérites. Il ne tarda pas à le placer auprès du Roi, voyant déjà en lui son successeur. Lorsqu’en 1811, il mourut à Madère, il emporta dans la tombe la conviction, justifiée déjà par les services de Blacas et qui devait l’être plus encore dans les années suivantes, d’avoir légué à son maître un autre lui-même. La duchesse de Gontaut, dans ses Mémoires, a raconté cette rencontre et ses suites. Mais, son récit brille surtout par ses inexactitudes, ainsi qu’il me sera aisé de le démontrer ultérieurement.
  5. Allusion à la comtesse de Polastron qui vivait avec le Comte d’Artois.
  6. Date de leur séparation à Hamm, depuis laquelle ils ne s’étaient pas revus.
  7. On lit dans la même lettre : « La seule chose que je puisse ajouter aux nouvelles politiques, c’est que, depuis que j’ai quitté Londres, trois personnes sont déjà venues m’offrir d’assassiner Bonaparte. Vous jugez, avec quel mépris j’ai repoussé ces infâmes propositions. Ce ne sera jamais avec l’arme des lâches que nous combattrons nos ennemis. » Le Roi répond : « Je vous ai reconnu à l’indignation avec laquelle vous avez repoussé les infâmes propositions qu’on a osé vous faire. » Déjà, à l’occasion de la Machine Infernale, il disait : « J’en anathématise les auteurs, quels qu’ils soient. »