Louis XVIII et le Comte d’Artois
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 559-595).
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LOUIS XVIII ET LE COMTE D’ARTOIS
RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION

I[1]
DISSENTIMENS ET CONFLITS

Au cours de leur exil, qui n’a pas duré moins d’un quart de siècle, les deux frères de Louis XVI ont vécu plus longtemps séparés que réunis. Par suite de leur séparation, ils se sont beaucoup écrit. Leur correspondance forme de volumineux dossiers et, comme on va le voir, apporte un contingent précieux d’informations à l’histoire de leurs longues infortunes. Elle nous révèle tout à la fois leur réciproque et tendre affection, leurs vues personnelles sur les hommes et les choses de leur temps, leurs défauts, leurs qualités, leurs illusions, leurs dissentimens ; la générosité chevaleresque du cadet, ses élans impétueux, son imprévoyance, sa crédulité vaniteuse, sa faiblesse devant l’entourage courageux, fidèle, mais fréquemment dépourvu de toute raison, qui se disputait ses bonnes grâces et s’efforçait de le dominer ; l’érudition de l’aîné, sa sensibilité toujours si visible sous les formes parfois déconcertantes de son esprit, son ferme et naturel bon sens trop souvent troublé par les préjugés de son éducation, par les influences pervertissantes de l’exil et par l’excès de ses malheurs ; son indomptable confiance dans le triomphe de ses droits, et, quand il eut recouvré la couronne, l’incessant souci de ne permettre à personne pas même à son frère, d’oublier qu’il était le Roi.


I

Nés à peu d’années de distance l’un de l’autre et ayant perdu leurs parens étant encore enfans[2], le Comte de Provence et le Comte d’Artois avaient été élevés ensemble. Indépendamment du gouverneur et des maîtres qui leur furent donnés, leur première éducatrice, leur éducatrice morale fut la comtesse de Marsan appartenant à la famille de Soubise, nommée en 1754 gouvernante des enfans de France en remplacement de la duchesse de Tallard. Ils n’oublièrent jamais ce qu’ils lui devaient. Jusqu’à sa mort survenue en 1802, elle fut de leur part l’objet d’un véritable culte ; ils l’appelaient leur seconde mère. Le prince qui devint Louis XVIII, dans les nombreuses lettres qu’il lui a écrites, la qualifie toujours : « ma petite chère petite amie, » et il n’en est pas une où n’éclate, par quelque trait, la reconnaissance qu’il lui avait gardée. Une seule d’entre elles donnera le ton de toutes les autres.

En mars 1801, le malheureux roi brutalement chassé de Russie reçoit, en arrivant à Varsovie, les condoléances de son ancienne gouvernante. Elle a appris à Trieste, où elle vit auprès de Mesdames Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, la catastrophe survenue au prince qu’elle considère comme son enfant. Elle lui écrit pour lui dire combien elle y prend part.

« Je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 16 février, répond-il. J’avais prévu l’effet que mes derniers malheurs produiraient sur vous et cette pensée a bien ajouté à mes peines. Mais je vous conjure de ne pas trop vous en affecter. Souvenez-vous, je vous prie, tout amer que vous sera ce souvenir, que c’est le 21 janvier qu’il m’a fallu faire les préparatifs de mon départ et vous ne me trouverez pas à plaindre. J’aurais bien mal profité de vos leçons si je ne savais pas mettre ma confiance dans la Providence. Elle ne m’abandonne pas : ma nièce est pour moi le gage de sa bonté. »

La gouvernante des deux frères ne leur avait pas seulement prêché la nécessité de se confier à Dieu dans les grandes épreuves de la vie. A eux, comme à leur aîné l’héritier de la couronne, comme à leur sœur Madame Clotilde, la future reine de Sardaigne, et à Madame Elisabeth, elle avait prêché aussi l’union familiale ; elle leur avait surtout appris à s’aimer les uns les autres. Au cours des premiers troubles révolutionnaires, on put croire, à ne juger le Comte de Provence et le Comte d’Artois que par leur attitude envers Louis XVI, qu’ils avaient oublié cette partie des enseignemens de « leur seconde mère. » En réalité, cet oubli ne fut que momentané.

La politique souille plus ou moins tout ce qu’elle touche ; elle les avait égarés jusqu’au point de faire croire momentanément à une rivalité qui n’existait pas. Mais, lorsqu’ils accusaient leur frère, resté en otage à Paris, de leur disputer les pouvoirs à l’aide desquels ils prétendaient le sauver alors que, par leurs maladresses et leurs violences, ils précipitaient sa perte, leur tête seule était coupable et non leur cœur. Nulle cause de désunion ne se fût produite entre eux et lui, s’ils n’eussent été loin de sa personne. Leurs douloureux débats, que révèlent les correspondances que nous avons publiées antérieurement, furent le résultat d’une séparation dont tous souffraient au même degré.

Du reste, un fait analogue s’était déjà passé entre Monsieur et le Comte d’Artois en 1790. De Turin, où celui-ci résidait alors, il usait contre le Comte de Provence, encore à Paris, des mêmes armes qu’un peu plus tard, quand ils furent réunis, on les vit employer contre Louis XVI. A propos de l’affaire du marquis de Favras et de la démarche de Monsieur auprès de la municipalité parisienne, à laquelle il se présenta « non comme prince, mais comme citoyen, » le Comte d’Artois ne craignit pas d’incriminer violemment sa conduite.

— Il s’est avili, disait-il ; il a roulé dans la boue !

Mais ces griefs ne tinrent pas devant la joie que ressentirent les deux princes, en se retrouvant à Bruxelles, au mois de juin 1791, et devant la douleur que leur causa l’arrestation de Louis XVI à Varennes.

A Coblentz, ils vécurent unis. S’il y eut entre eux des discussions, on n’y découvre pas le caractère agressif et malveillant qui, dans les querelles, rend parfois les contradicteurs irréconciliables. Ils eurent même assez d’esprit, l’un et l’autre, pour ne pas se laisser influencer par les intrigues et les rivalités de leurs courtisans et pour ne pas s’associer à des dissentimens qui, dans les limites où ils se produisaient, n’étaient déjà que trop funestes à la cause royale, mais l’eussent été davantage si les princes y fussent intervenus et eussent pris parti. Les difficultés contre lesquelles ils avaient à se débattre leur étaient communes : d’une part, les ordres que, de Paris, leur envoyait leur frère à qui, croyaient-ils, son propre intérêt leur défendait d’obéir ; d’autre part, les incessantes excitations du prince de Condé, toujours disposé à trouver qu’ils n’allaient ni assez vite ni assez loin, et dont il eût été singulièrement imprudent de suivre les conseils. Pour que leur résistance des deux côtés fût efficace, une étroite union était nécessaire et, parmi tant de fautes qu’on peut leur reprocher, ils ne commirent pas celle de se désunir.

Tant qu’ils vécurent ensemble, Monsieur, quoique l’aîné, ne chercha pas à faire prévaloir sa volonté sur celle de son frère. A Coblentz, il s’efface maintes fois devant ce frère plus jeune que lui, mais plus actif, plus déterminé, plus enclin aux résolutions promptes et irréfléchies. Il le laisse faire, il se laisse entraîner. Visible est son souci de maintenir entre eux l’égalité des pouvoirs.

Lorsque, après la mort de Louis XVI, il se proclame régent, il confère au Comte d’Artois la lieutenance générale du royaume. Ils se tracent d’un commun accord les limites en lesquelles l’action de chacun d’eux devra s’exercer. Monsieur agira dans le Midi, de Lyon à Toulon, des Alpes aux Pyrénées. C’est à lui que les conspirateurs de ces contrées viendront demander des ordres. Le Comte d’Artois s’attribue les pays de l’Ouest, la Bretagne, la Vendée. Quand les Chouans solliciteront les secours du gouvernement britannique, ce sera par son entremise. Ainsi, la part est égale entre les deux frères ; nulle différence entre eux quant à l’exercice de l’autorité, soit que Monsieur ne suppose pas la sienne supérieure à celle de son cadet, soit qu’il recule déjà devant la difficulté de lui imposer l’obéissance.

Cette difficulté résulte de leur éducation première, de leurs habitudes, de la tendre familiarité qui a toujours caractérisé leurs rapports. Elle n’apparaît pas encore durant cette première période de l’émigration ; mais elle apparaîtra demain, créera des conflits douloureux dont l’amour fraternel seul aura raison. Vingt ans plus tard, elle renaîtra. Louis XVIII, rentré en possession de son royaume, installé en maître aux Tuileries, la rencontrera devant lui. Elle paralysera sa longue résistance aux prétentions de l’ultra-royalisme dont le Comte d’Artois s’est fait le champion et lui arrachera cette réflexion révélatrice de son impuissance et de son découragement :

— Croyez-vous qu’il soit facile de se faire obéir par son frère, lorsque, enfans, on a joué ensemble et dormi dans le même lit ?

Mais, si le Comte de Provence, avant de devenir roi, n’a pas manifesté la volonté d’être le maître, il n’en est plus de même lorsque le>trépas de Louis XVII, en juin 1795, met la couronne sur sa tête. Dès ce jour, sa correspondance change de ton. Ce n’est plus uniquement des avis et des conseils qu’il donne, mais des ordres. Quoique envers son frère, il en tempère l’expression par cette tendresse de langage, qu’il a toujours employée dans ses relations avec lui, sous les paroles affectueuses, à travers les précautions qu’il prend pour dicter sa volonté, elle s’affirme. Comme si la majesté royale imposait à celui qui en est revêtu de nouvelles formes, le tutoiement des anciens jours disparaît peu à peu presque complètement. Louis XVIII ne parle plus seulement en frère, en ami : il parle en roi ; il n’hésite pas à blâmer les initiatives que loin de lui, sans l’avoir consulté, s’en tenant à de longues habitudes, croit pouvoir continuer à prendre le Comte d’Artois.

Grande est la surprise de ce prince, plus vif encore son mécontentement. Il se soumet, car il ne voudrait pas être accusé de contester l’autorité de son souverain, mais ce n’est pas sans rancœur. Ce qu’il ressent, il ne parvient pas toujours à le taire. Quand il le laisse entendre, le Roi, que de nouvelles circonstances éloignent de plus en plus de son royaume, voit rééditer contre lui l’argument que, naguère, à Coblentz, et d’accord alors avec le Comte d’Artois, il opposait aux ordres de Louis XVI.

— Vous n’êtes pas libre, lui disait-il ; votre volonté est enchaînée ; les ordres que vous nous dictez n’en sont pas l’expression sincère ; ils vous sont arrachés par la contrainte ; nous y conformer, ce serait vous trahir.

C’est un langage analogue que maintenant lui tient à lui-même le Comte d’Artois. Ce frère dont il ne saurait suspecter le dévouement lui objecte qu’il est trop loin de la France pour connaître ce qui s’y passe, pour être bon juge des résolutions à prendre et pour les prendre en temps utile. Il est donc de toute nécessité de laisser au lieutenant général sa liberté d’action. Il y a du vrai dans ce raisonnement. Le Roi le comprend, se résigne, mais il exige que toutes les fois qu’il pourra être consulté, on le consulte.

Dès ce jour, au fur et à mesure que parviennent à sa connaissance les décisions prises par son frère, il n’est que trop porté à se demander si, véritablement, elles étaient assez urgentes pour qu’il ait été nécessaire de les prendre sans solliciter son avis. S’il en juge autrement, il le dit en homme résolu à ne pas laisser tomber son pouvoir en quenouille et qui entend l’exercer sans entraves. Monsieur, — c’est sous ce nom que, depuis que le Comte de Provence est devenu roi, on désigne le Comte d’Artois, — répond, s’explique, s’efforce de se justifier. Ses argumens ne plaisent pas toujours. Le Roi qui envie son activité, le bonheur qu’il a d’être à portée du royaume, la gloire qui l’attend s’il parvient à y pénétrer, redoute, sans oser l’avouer, qu’il ne veuille s’assurer à lui seul le mérite d’avoir rétabli la monarchie. Quand il le pousse à se jeter en Vendée, c’est avec le cuisant regret de ne pouvoir agir de même, soit sur ce théâtre, soit sur un autre. Son confident, le comte d’Avaray que le souci de la gloire de son maître rend parfois injuste, déliant, soupçonneux, entretient ses dispositions, lui fait partager ses propres préventions, qui souvent sont fondées, car il n’est que trop certain qu’il y a dans la conduite de Monsieur un excès d’indépendance, souvent peu compatible avec ses devoirs de sujet. De là, entre le Roi et son frère, des discussions, des querelles, des conflits, qui ne s’étaient jamais produits quand ils étaient réunis, que leur séparation multiplie et qu’elle envenimerait irréparablement si la tendresse fraternelle ne finissait par prendre le dessus.

Entre les griefs de Louis XVIII contre Monsieur, de 1795 à 1801, 1e plus réel, qui est aussi le moins apparent dans la correspondance royale où il en est à peine fait mention, se fonde sur le retard que met le Comte d’Artois à répondre aux appels des Vendéens, retard qu’expliquent trop imparfaitement ses dires pour qu’on puisse trouver dans les raisons qu’il en donnait une justification et qui, finalement, aboutit à une impossibilité matérielle de débarquer sur les côtés de l’Ouest.

En recevant à sa Cour le Comte d’Artois, l’impératrice Catherine l’avait vivement pressé d’aller en Bretagne. Elle espérait lui en avoir fourni le moyen en lui donnant une lettre pour le roi d’Angleterre, qu’elle invitait à seconder l’exécution de ce projet. Cette lettre ne produisit pas l’effet que la vieille souveraine en avait espéré. Le roi d’Angleterre dut s’en remettre à ses ministres et ceux-ci refusèrent d’organiser l’expédition avec laquelle le Comte d’Artois se serait transporté en France. Restait au prince la ressource de s’y rendre seul et de se mettre à la tête des bandes vendéennes. Il ne s’y résigna pas ; il ne voulait se montrer dans l’Ouest qu’entouré d’une armée étrangère. Ce fut une première occasion perdue, et l’événement causa à Louis XVIII une cruelle déception.

Une seconde occasion se présenta après Quiberon. Le Roi était tellement convaincu que son frère ne la laisserait pas échapper qu’à la date du 18 septembre 1795, étant sans nouvelles de lui, il le croyait déjà passé sur le continent, et lui envoyait ses instructions.

« Je me sers, mon ami, de ma voie ordinaire avec Charette pour te dire le plaisir que j’ai à te savoir enfin arrivé dans notre pays et te parler du désir ardent que j’ai de t’y aller rejoindre. Travailles-y de tout ton pouvoir. Voici maintenant les choses dont je te charge : 1° de donner en mon nom le cordon rouge à Charette, 2° de confirmer en mon nom tous les officiers dans leurs grades, 3° Stofflet et Sapinaud sont des gens excellens qu’il faut contenter, mais qu’il faut toujours tenir dans la subordination à l’égard de Charette et je crois que le grade de maréchal de camp est ce qu’il leur faut. »

Dans la même lettre, constatant, d’après les dires de ses agens de Paris, que la déclaration adressée à son peuple, lors de son avènement, avait produit en France un bon effet, il se plaignait des Jacobins, qui n’avaient rien trouvé de mieux « pour rompre le coup » que de publier qu’il était mort ou mourant et que le Comte d’Artois pensait tout au rebours de lui. « Il est donc bien essentiel, lui mandait-il, que tu fasses connaître que tu penses absolument comme moi et que, si tu étais à ma place, tu marcherais exactement sur la même ligne. Je n’ai pas besoin de te recommander d’avoir grand soin de tenir sous bride les prétentions de toute la petite armée. Les prétentions sont le mal ordinaire de notre nation et il n’y en aurait pas de plus dangereux dans ce moment-ci. Adieu, mon ami, je t’aime et t’embrasse de toute la tendresse de mon cœur. »

Cette lettre, une des dernières où Louis XVIII s’en tient avec son frère au ton familier si longtemps en usage entre eux, ne parvint pas à son adresse. Le Comte d’Artois, que le Roi croyait auprès de Charette, était encore à l’île d’Yeu, victime des intrigues anglaises et de sa propre irrésolution, manquant de l’énergie nécessaire, lorsqu’il sut que l’expédition était contremandée, pour passer outre, rejoindre coûte que coûte les Chouans auxquels il était annoncé et qui l’attendaient avec une impatience qui n’avait d’égal que l’enthousiasme avec lequel ils se préparaient à l’accueillir[3]. En apprenant qu’il s’était résigné à retourner en Angleterre et à se laisser en quelque sorte interner à Edimbourg, le Roi fut encore plus déçu que la première fois. Il ne lui adressa cependant ni critiques ni reproches. Il feignit même d’attribuer uniquement au mauvais vouloir de l’Angleterre l’échec d’une tentative dont il avait souhaité avec ardeur le succès. Mais un doute resta en lui sur le point de savoir si son frère avait été aussi complètement empêché qu’il le disait de passer en Bretagne. Ce doute se trahit, lorsqu’en 1799, comme on le verra plus loin, le Comte d’Artois, après avoir annoncé de nouveau l’intention d’aller se mettre à la tête des Vendéens, sollicita en secret et obtint des Anglais l’autorisation de se réunir en Suisse à l’armée de Souvarof, alors que le Roi de son côté négociait avec le Tsar pour s’y faire envoyer.

Mais, si ce grief du Roi apparaît moins dans la correspondance qu’il ne s’y devine, il en est d’autres qui s’y trouvent exposés tout au long et qui, successivement, donnèrent lieu à de pénibles querelles, voire à des brouilles momentanées. Celui sur lequel on voit Louis XVIII s’expliquer à plusieurs reprises résultait de la facilité avec laquelle le Comte d’Artois promettait aux personnes de son entourage des grâces, des grades, des décorations, les leur accordait même sans attendre l’agrément de son frère, au nom duquel il les distribuait et à qui il était tenu de les demander. Dès la fin de 1796, c’est une affaire de ce genre qui met aux prises le souverain et le lieutenant général du royaume.

D’Edimbourg où il a dû se retirer, Monsieur demande à son frère le cordon rouge pour MM. de la Rozière, de la Chapelle et de Chalus, la grand-croix de Saint-Louis pour le général d’Autichamp et le cordon bleu pour M. de Miran, distinctions que, par leurs services à l’armée des princes, ou en Vendée, ont méritées ces gentilshommes. Mais celui d’entre eux, à qui Monsieur est le plus pressé de faire obtenir le cordon rouge, est La Rozière. Cet officier général va s’éloigner de lui pour suivre une expédition que l’Angleterre envoie en Portugal afin de faire échec à l’Espagne, qui a conclu la paix avec la République. Le Roi ne se hâtant pas de répondre à cette requête, le Comte d’Artois, interprétant ce silence comme une approbation, autorise La Rozière à porter le cordon aussitôt qu’il sera arrivé en Portugal. Au reçu de la lettre qui mentionne cet acte d’autorité qu’il considère comme une violation de ses prérogatives, — c’est le 22 décembre, — Louis XVIII prend la plume et manifeste son mécontentement.

« Je suis affligé de ce qui s’est passé au sujet de La Rozière. Il vous était facile de préjuger mon intention de lui donner le cordon rouge. Mais je ne comprends pas que vous ayez pu croire que ce fût mon intention dans ce moment-ci. Vous savez, et vous me le reprochez, que mon intention est de ménager l’Espagne. Est-ce la ménager que d’accorder une grande grâce à celui qui va la combattre ? Je sais bien que je puis annuler l’effet de cette grâce. Mais, Dieu me préserve d’avoir jamais ce pouvoir sur moi-même. Je me tirerai de ceci comme je le pourrai. Mais, au nom de Dieu, ne mettez plus le Roi en compromis avec votre ami. »

La remontrance est certes inoffensive. Monsieur, n’en voyant que le blâme, s’en montre étonné et affecté. Il déclare toutefois « qu’il n’en parlera plus et n’y pense plus du tout. » Le Roi s’offense de cette protestation. Il en envoie une copie à son frère, « Je suis sûr qu’en la relisant, vous serez fâché de l’avoir écrite. » Quelques jours plus tard, avant même d’avoir reçu une nouvelle explication, il revient sur l’incident, reconnaît qu’il ne se fût pas produit si lui-même n’avait eu le tort de ne pas répondre aux demandes de son frère, s’excuse en alléguant que lorsqu’il les a reçues, il avait « la tête en compote ; » — « n’importe, j’aurais dû répondre tout de suite. » C’est une concession ; mais, elle ne porte que sur la forme ; il ne cède pas sur le fond. « Trouve bon, je t’en prie, que je ne fasse pas le roi de Versailles et que je ne donne ces distinctions qu’au moment de l’activité. » Il ajoute en confidence « qu’après la mort de son pauvre neveu, » il a fait in petto une promotion de Cordons bleus et que les protégés de son frère y figurent. « Mais, je ne veux pas le dire tout haut parce que, outre que les promesses faites d’avance ne valent rien en général, je ne me soucie pas de vendre la peau de l’ours. Ainsi, si ces Messieurs t’ont chargé de me faire ces demandes, dis-leur de bien jolies choses ; assure-les qu’ils seront contens, mais ne trahis pas mon secret. »

Cette lettre vient de partir lorsqu’en arrive une de Monsieur en date du 15 mars, dont l’affaire La Rozière fait tous les frais et où il plaide les circonstances atténuantes. Mais elle ne donne pas satisfaction à son destinataire. « Elle ne guérit pas le mal que m’avait fait celle du 11 février, écrit-il. En vérité, plus je relis la mienne du 22 décembre et moins je trouve qu’elle ait pu te blesser. Je n’en suis pas moins affligé de t’avoir fait de la peine. Il n’y aurait qu’une affliction pire que celle-là : ce serait de te voir douter un instant de ma tendresse. Je n’en parlerai plus. Si tu étais là, je t’embrasserais de tout mon cœur et tout serait dit. »

Ces accens émeuvent le Comte d’Artois. Pour y répondre, il ne prend conseil que de son cœur : « J’ai reçu avant-hier, mon cher frère, votre lettre du 4, et mon cœur a besoin de vous exprimer, comme il le sent, à quel point je suis touché de votre réponse à ma lettre du 15 mars. Je n’ai jamais regretté plus vivement de ne pas être à portée de vous sauter au col. Mais nous nous devinerons toujours mutuellement et tout servira à resserrer davantage tous les tendres liens qui nous unissent pour la vie. » Ainsi, se dénoue la querelle que closent définitivement ces deux lignes du Roi : « J’ai reçu votre lettre du 18 avril. Vous jugez du bien qu’elle m’a fait. »

Tout est dit maintenant et il semble que, désormais, le malentendu qui a menacé un moment l’entente des deux frères ne se renouvellera pas. Mais, c’est trop compter sur la sagesse de Monsieur et sur la longanimité du Roi. A l’heure même où les avances de celui-ci, encore que ce ne fût pas de son côté qu’on dût en attendre, amènent une réconciliation nécessaire et conjurent un éclat qui serait funeste à la cause royale, les circonstances préparent un conflit d’une bien autre gravité, dont nous pourrons suivre une à une les péripéties dans la correspondance qui est sous nos yeux.


II

Depuis le désastre de Quiberon, le comte de Puisaye était en disgrâce, non que le Roi fût homme à lui tenir rigueur de sa défaite s’il eût été prouvé qu’il n’avait rien négligé pour la conjurer, mais parce que, dans la conduite de cette fatale expédition, Puisaye avait donné trop de preuves de son incapacité, de sa légèreté, de son imprévoyance, pour se dérober à la responsabilité d’un échec que le parti royaliste avait payé de son sang et qui avait eu des conséquences effroyables. Tout en cette affaire accusait Puisaye : ses vantardises antérieures, les vices d’une organisation hâtive, sa fuite éperdue dans la journée du 21 juillet, son embarquement précipité sur la Pomone, les propos de d’Hervilly mourant, la lettre accablante où l’héroïque Sombreuil le traitait de lâche fourbe, les fusillades de Vannes, et enfin le cri presque général des survivans de ce sanglant désastre.

Qu’il y eût beaucoup d’exagération dans ces griefs, que Puisaye eût été plus malheureux que coupable, c’était possible. Mais, tant de voix vengeresses clamaient contre lui qu’il n’était plus au pouvoir du Roi de lui conserver sa confiance. Dans la pensée de Louis XVIII, dans celle même du Comte d’Artois qui, tout en se plaignant de lui, ne pouvait se défendre de beaucoup d’indulgence, Puisaye devait disparaître et se faire oublier.

Il eût été, toutefois, imprudent et dangereux de le lui signifier en des termes autoritaires. C’était, malgré tout, un homme à ménager. Le cabinet britannique ne le jugeait pas aussi sévèrement que le jugeait le Roi. Sa défaite n’avait détruit ni la considération que les ministres professaient pour sa personne et son caractère, ni leur confiance en ses talens, et pas davantage l’affection dont il était depuis si longtemps l’objet de la part des populations bretonnes sur lesquelles, au cours des insurrections vendéennes, s’était exercée son autorité. Lui-même n’entendait pas renoncer à son commandement. Rentré à Londres au lendemain de Quiberon, il y avait retrouvé la faveur des ministres, l’amitié de l’un d’eux, Windham, chargé du département de la Guerre. Fort de cette influence que n’avait pu détruire son malheur, il activait ses démarches à l’effet de se faire transporter en Bretagne pour y reprendre le rôle prépondérant qu’il y avait naguère rempli de l’aveu et au nom du Roi.

Or, ce rôle, le Roi ne voulait pas le lui rendre. Dès les premiers mois de 1796, il invitait son frère à négocier avec habileté et prudence en vue d’obtenir que Puisaye donnât sa démission. De longs mois s’écoulèrent avant que Monsieur pût procéder à des démarches efficaces et se flatter de les voir aboutir. Enfin, au commencement de 1797, une circonstance imprévue lui permit de se conformer aux instructions de son frère. Puisaye, comme s’il les avait pressenties et voulait les prévenir, avait envoyé à Blanckenberg des émissaires de confiance, lesquels, sous prétexte de soumettre au Roi ses projets et ses plans, devaient plaider sa cause et obtenir que ses fonctions lui fussent conservées. Mais, malgré les efforts de ses ambassadeurs et cédant aux conseils du baron de Roll, agent de Monsieur, qui se trouvait alors à Blanckenberg, le Roi ne voulut pas se prononcer. Il renvoya l’affaire au Comte d’Artois « chargé spécialement de la direction des provinces de l’Ouest, » et adressa à ce prince une note particulière en laquelle il développait ses vues et ses désirs en ce qui concernait Puisaye.

Celui-ci, aussitôt qu’il connut cette décision, alla de Londres à Edimbourg, afin de conférer avec Monsieur. Là, contrairement à ses espérances, il fut amené à donner sa démission. Il la donna cependant de manière à laisser croire qu’elle était volontaire. Mais, craignant qu’on ne la regardât comme forcée, il demanda qu’elle fût tenue secrète jusqu’à la nomination de son successeur qui semblait devoir être le prince de Rohan. Pour justifier cette demande à laquelle Monsieur s’empressa de faire droit, il observa que, si l’on voulait tirer quelque parti de ses relations avec le ministère britannique, il était essentiel qu’il conservât vis-à-vis de ce ministère assez de consistance pour n’être pas considéré comme amoindri. Donnée et acceptée avec ces amendemens, la démission fut aussitôt transmise au Roi. En la lui adressant, Monsieur insistait sur la nécessité de ne pas la faire connaître.

Le Roi fut plus surpris que satisfait des réserves dont elle était accompagnée. Le comte d’Avaray, qui méprisait Puisaye et le tenait pour « un drôle, » avait fait partager à son maître cette opinion ; Louis XVIII était pressé de se débarrasser du personnage et de le remplacer. Il donnerait ainsi satisfaction à la grande majorité du parti royaliste, qui s’étonnait que cette mesure n’eût pas été déjà prise et que le Roi gardât à son service un homme qui l’avait si mal servi. Animé de cette conviction, loin de déférer aux conseils de son frère, il désigna sur l’heure le remplaçant de Puisaye et, au lieu de choisir le prince de Rohan proposé par le Comte d’Artois, il choisit le comte de Chalus. Ce gentilhomme avait commandé sous les ordres de celui dont l’emploi lui était octroyé ; il s’était vaillamment conduit à Quiberon ; il jouissait d’un grand renom en Bretagne et méritait la confiance et l’estime. Les princes et les royalistes lui en avaient donné précédemment maints témoignages.

Le Roi lui écrivit pour lui faire connaître celui que de nouveau il lui accordait. En lui ordonnant de se considérer désormais comme commandant en chef de Bretagne dans la partie où le comte de Puisaye avait rempli la même fonction, il l’invitait, ainsi qu’il l’avait déjà fait sur tous les points du royaume, à faire entrer les royalistes dans les gardes nationales qui se formaient alors. Il lui transmettait en même temps ses instructions et ses ordres en vue du rôle qu’il l’appelait à remplir.

Au moment d’expédier cette lettre, il se demanda s’il devait l’envoyer à Monsieur en le chargeant de la faire parvenir ou s’il l’enverrait par la voie de ses agens de Paris qui étaient en communications constantes avec la Bretagne et la Vendée. Finalement, c’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta, en laissant ses agens juges de l’opportunité de sa décision. Mais, comprenant la nécessité d’avertir son frère de ce qu’il avait fait, il le lui mandate 7 septembre.

Au sujet de la lettre destinée à Chalus, il lui disait :

« Je me suis décidé à l’envoyer directement, par la raison que, l’ayant envoyée sous la même restriction (si mes agens voyaient la chose du même œil que moi), je ne sais pas s’il la recevra et que si je l’avais fait passer par vous, comme j’aurais fait en toute autre circonstance, il y aurait eu un temps considérable de perdu ; et vous voyez que, de cette manière, il la recevra avant que je sache moi-même si elle lui sera envoyée. J’en joins ici une copie aussi bien que de l’ordre général. »

Lorsque la lettre écrite au comte de Chalus arriva à Paris, le coup de force du 18 Fructidor venait de s’accomplir et les agens royalistes de se disperser. Elle fût cependant remise à, l’un d’eux, le prince de la Trémoïlle. Empêché de l’envoyer en Bretagne et étant parvenu à s’enfuir, il l’emporta avec lui en Angleterre. De Londres, il écrivit au Comte d’Artois à Edimbourg pour lui demander ce qu’il devait faire de cette lettre dont il lui communiquait une copie. Le Comte d’Artois n’avait pas encore reçu celle que son frère lui avait adressée, le 7 septembre. Il apprit donc tout à la fois par La Trémoïlle que le Roi, ne tenant aucun compte de son avis, venait de rendre publique la démission de Puisaye, de nommer son successeur, et qu’au lieu de charger son lieutenant général de porter sa décision à ta connaissance des intéressés, il avait préféré s’en fier aux agens de Paris du soin de communiquer sa lettre au destinataire quand ils le jugeraient opportun.

L’événement inattendu du 18 Fructidor, qui déjouait cruellement les projets royalistes, ne disposait que trop Monsieur à l’irascibilité. Il considéra le procédé du Roi à son égard comme une offense volontaire, et c’est à peine si la lettre royale du 7 septembre, arrivée sur ses entrefaites, put le ramener à une interprétation moins irritante de la conduite de son frère. La réflexion fut plus efficace. Ayant ordonné à La Trémoïlle de ne pas expédier la missive royale à Chalus, il se domina assez pour ne rien trahir, dans la sienne au Roi, des sentimens qui l’agitaient.

Après avoir reconnu la réalité des sujets de plaintes qu’avait donnés Puisaye, il ajoutait : « Eh bien ! mon cher frère, malgré tout cela, votre intérêt et mon devoir exigent impérieusement que je vous demande avec la plus vive instance de vous en rapporter uniquement à moi sur la manière d’employer M. de Puisaye dans la partie que vous m’aviez confiée et d’approuver que l’envoi de votre lettre à M. de Chalus reste suspendu au moins jusqu’à l’époque où, en réponse à cette lettre, vous m’aurez fait passer vos ordres directs… Vous avez jugé vous-même que la marche que vous avez suivie pour l’envoi de votre lettre à M. de Chalus n’était pas conforme à la règle que vous aviez établie. Je connais trop bien votre amitié et votre confiance pour penser à me plaindre de ce que cette marche pouvait avoir de désagréable pour moi. Votre intérêt seul m’occupe et si j’attache du prix à ce qui peut affaiblir ou augmenter ma considération personnelle, ce n’est que pour la rendre plus utile à votre service. Mais il est de mon devoir de vous représenter que, dans la circonstance actuelle surtout, l’envoi de votre lettre à M. de Chalus n’aurait pu que produire un effet fâcheux et c’est par ce motif que j’ai fait dire au prince de la Trémoïlle de la garder jusqu’à nouvel ordre. »

Pour écrire avec cette modération, Monsieur, dans l’état d’esprit où il se trouvait, avait dû certes se faire violence. Mais le Roi ne lui en sut aucun gré, même après que le comte François d’Escars, qui lui apportait la lettre à Blanckenberg, l’eut complétée, au nom de Monsieur, par diverses explications. Les formes déférentes qu’affectait son frère ne l’empêchèrent pas de sentir vivement ce qu’il y avait d’attentatoire à son autorité dans la suspension de ses ordres. Si sa réponse, en date du 30 octobre, trahit la volonté de demeurer aussi calme que ferme et de ne prononcer aucune parole blessante, on y devine cependant un blâme formel et la résolution de se faire obéir.

« Je pense bien comme vous que l’événement du 4 septembre n’a pas abattu le courage des royalistes, et je conçois qu’au contraire, ils soient plus animés que jamais. Je suis fort aise que vous vous occupiez d’un plan pour tirer parti de ces dispositions. S’il est achevé lorsque vous recevrez ma lettre, j’espère que je le recevrai bientôt et surtout avant que le ministère en ait aucune connaissance. Je dois vous faire observer d’avance que pour qu’un plan soit bon, il faut qu’il embrasse toutes les parties de l’objet qu’on se propose et qu’il y en a dans celui-ci de très essentielles, que vous ne pouvez pas encore connaître. Vous savez qu’excepté une douzaine, les victimes du 4 septembre ont échappé à la fureur du Directoire ; or les principaux se sont rendus en Suisse et ont dû se réunir à Yverdun, pour y former aussi un plan qu’un d’entre eux doit m’apporter et que sans doute M. Wickham, sous les yeux de qui cette conférence a dû se tenir, aura transmis par courrier à sa cour. Il s’en faut bien que tous les membres de cette conférence aient les mêmes droits à notre confiance ; aussi je me propose d’examiner scrupuleusement leur plan. En arrêter un sans avoir connaissance du leur, serait une chose fort imprudente, car tout sortis de France qu’ils sont, plus l’esprit qui les a fait élire est bon et prononcé, plus ils doivent avoir conservé d’influence sur ceux qui les ont élus, et plus il est nécessaire, je ne dirai pas d’adopter leurs idées, mais de concerter avec eux les mesures à prendre. D’ailleurs le plan auquel vous travaillez est militaire et, à moins d’exciter une insurrection générale, ce serait une chose déraisonnable d’en exciter une, sans savoir : 1° si elle pourra être soutenue ; 2° si le Directoire ne pourra pas faire marcher contre elle des forces supérieures aux siennes, même réunies aux auxiliaires qu’elle pourrait recevoir. Or, dans ce moment-ci, le Directoire va, surtout si la nouvelle de la paix est vraie, être en état d’employer toutes ses forces contre une insurrection quelconque. Par toutes ces raisons envoyez-moi votre plan le plus tôt possible ; je voudrais l’avoir avant l’arrivée de l’homme d’Yverdun, mais ne le donnez pas au Ministère.

« Pour ce qui regarde la lettre à Chalus, certes vous ne me soupçonnez pas d’avoir envie de vous ôter de la considération ; mais prenez une carte, voyez la position où nous sommes tous les deux, relativement à la France, et dites-moi s’il m’est toujours possible de faire passer par Edimbourg ce que j’envoie en Bretagne ou en Normandie. Il n’y a nul doute que, lorsqu’il n’y a pas periculum in mora, je ne doive prendre cette route, mais lorsque ce péril existe comme il existait, et comme vous pouvez vous en convaincre par une lecture attentive de ma lettre du 7 septembre, il faut bien passer par-dessus les formes et envoyer l’ordre directement, en vous donnant avis en même temps, car je me donnerais un soufflet de ma propre main, si je vous laissais dans l’ignorance. La lettre est partie pour la France au même moment à peu près que le bouleversement s’opérait, je ne sais si elle a pu parvenir à sa destination, mais si elle revient à Pierre (La Trémoïlle), il faut qu’il l’envoie : 1° parce que Chalus en a très sûrement connaissance, attendu que je n’ai pas ordonné à Cazalès d’en faire mystère à, M. Wickham, et que je sais que les réfugiés en sont instruits et particulièrement Lemeret, Breton qui ne peut souffrir Puisaye et qui certainement ne le cachera pas à ses correspondans en Bretagne ; 2° parce que je ne puis pas être de votre avis sur une nouvelle conduite à tenir à l’égard de Puisaye.

« Cet homme est toujours le même à mes yeux, c’est-à-dire un intrigant du premier ordre et par conséquent un être dangereux, car tous les intrigans le sont. Ce n’est pas une raison pour casser les vitres et chercher à l’exaspérer. Mais il y a une grande distinction à faire entre ne pas exaspérer un homme et céder à toutes ses volontés. Voyons l’état des choses. Puisaye a donné sa démission et très volontairement, grâce à vos soins ; l’a-t-il donnée de bonne foi ? C’est la question, mais je la regarde comme aussi inutile que difficile à résoudre. Le fait est que s’il l’a donnée de bonne foi, il peut peut-être blâmer la connaissance que j’en donnerais, mais il ne peut pas en être blessé et que dans le cas contraire, auquel je ne vois malheureusement que trop de vraisemblance, cette fausseté nécessite le prompt usage de l’arme que nous avons entre les mains.

« Vous craignez le mauvais effet que la connaissance de cette démission peut produire, tant à cause de l’attachement que Puisaye a inspiré à ses subalternes, qu’à cause de la crainte qu’ils peuvent avoir de perdre les grâces qu’il leur a prodiguées. Mais si la première de ces craintes est fondée aujourd’hui, le sera-t-elle moins dans six mois, dans un an ? Si une circonstance quelconque oblige à reprendre les armes, sera-ce le moment d’apprendre aux Bretons qu’ils ont un autre commandant ? La seconde crainte se dissipe d’elle-même : en m’adressant à Chalus que Puisaye a placé, n’est-ce pas dire, au moins implicitement, que je confirme tous ses choix ? Je pense comme vous qu’il faut ménager M. Windham et c’est une raison de plus pour l’éclairer ; c’est pourquoi, loin de me reprocher d’avoir employé le moyen le plus propre que je pusse pour y parvenir, je vous avoue que je m’en sais très bon gré et que je ne conçois pas pourquoi vous m’en paraissez affecté.

« Pour me résumer, il est nécessaire que ma lettre, qui n’a plus d’objet, relativement à la Garde nationale, mais qui contient sans réflexion et historiquement un fait que Chalus doit savoir, et qui d’ailleurs contient un témoignage de satisfaction pour lui et que je suis bien aise qu’il reçoive, lui parvienne et je suis persuadé que vous serez fâché de l’ordre que vous avez donné à Pierre lorsque vous songerez aux dangers d’une pareille mesure. Je ne veux pas même vous les indiquer ici ; votre bon cœur et votre bon esprit ne vous les feront que trop sentir. Si Puisaye se plaint que ce soit nous qui ayons fait connaître sa démission à Chalus, nous aurons le droit d’être surpris qu’il ne la lui ait pas fait connaître lui-même, depuis plus de quatre mois qu’il l’a donnée. »

En apportant au Roi la lettre de Monsieur, le comte François d’Escars lui avait exposé la détresse financière en laquelle se trouvait ce prince à Edimbourg. La confidence ne pouvait être faite plus à propos ; une somme de deux cent mille roubles envoyée par Paul Ier venait d’arriver à Blanckenberg. Nonobstant le mécontentement que lui inspirait la conduite fin son frère, le Roi n’hésita pas à lui porter secours. En post-scriptum à la lettre qu’on vient de lire, il fit connaître à Monsieur la manière dont il comptait employer les subsides russes : « 1° cent mille roubles en dépôt pour parer à une nécessité urgente ; 2° vingt cinq mille pour payer mes différens agens, envoyer des courriers ; 3° douze mille cinq cents pour venir au secours des petits créanciers les plus nécessiteux, à secourir la misère ; 4° douze mille cinq cents pour vos enfans ; 5° vingt-cinq mille à votre ordre ; 6° vingt-cinq mille pour mon propre usage. Avec cette somme, de l’économie et quelques moyens accidentels, j’espère que nous pourrons joindre le moment où nous verrons plus clair dans nos affaires. »

Peut-être le Roi pensait-il qu’à la faveur de ce post-scriptum où se révélait sa sollicitude pour son frère, les observations qu’il avait dû faire seraient plus facilement acceptées. Malheureusement, il n’en fut rien. La réponse de Monsieur, à la date du 28 novembre, en même temps qu’elle prouve son impuissance à se contenir, fait tourner brusquement la querelle à l’état aigu. Tout le blesse et l’offense dans la conduite et les propos de son frère : la mise en demeure de ne confier son plan aux ministres anglais qu’après le lui avoir soumis, les remontrances sur le non-envoi de la lettre à Chalus, le jugement sur Puisaye et le soin qu’avait pris le Roi d’envoyer à son insu l’ancien constitutionnel Cazalès chez le ministre Windham afin de lui démontrer que Puisaye n’était pas digne de l’intérêt qu’il lui conservait. Dans l’entraînement de la colère, il prend la plume et s’explique avec une vivacité inaccoutumée sur les griefs qui lui sont imputés.

« Votre lettre du 30 octobre m’est parvenue le 20 de ce mois. Je l’ai lue et relue avec beaucoup d’attention. J’ai tardé à y répondre pour me défendre encore plus de l’impression qu’elle a faite sur moi. J’ai consulté mon cœur et ma raison, comme vous m’y invitez : l’un et l’autre m’ont dit également que cette lettre ne contenait, ni pour le fond, ni pour la forme, rien de tout ce que j’étais en droit d’attendre de vous.

« Je ne perdrai jamais de vue la mesure que je dois m’imposer à l’avenir, et puisque le zèle d’un frère est mal jugé par vous, jusqu’au point d’en resserrer le cercle que vous me prescrivez, je saurai désormais me renfermer dans le strict devoir du premier de vos sujets. Si vous étiez dans la plénitude de votre puissance, ou même si vous n’aviez que de légers obstacles à vaincre, je n’hésiterais pas à vous rendre, dès ce moment, les pouvoirs ! que vous m’avez donnés : ils ne peuvent plus être utiles aujourd’hui. Mais le devoir, auquel je demeurerai fidèle jusqu’à la mort, me prescrivant d’éviter autant qu’il peut dépendre de moi un éclat qui serait nuisible, je garderai le silence et je m’éloignerai sans secousse des opérations auxquelles je ne peux plus participer que par les sacrifices que l’honneur me commande.

« Je vous remercie de la somme que vous avez destinée pour moi et pour mes enfans. Je m’arrangerai pour m’en passer. Les partages faits par l’amitié sont doux à recevoir ; la classe où vous me rangez par votre lettre, ne me laisse plus la même liberté.

« Vos ordres seront transmis au prince de la Trémoïlle, et : je ne me permettrai aucune observation.

« Je n’avais formé de plan que pour me tenir prêt à seconder un mouvement général qui pourrait arriver. Mais la paix de l’Autriche, la liberté qu’elle laisse au Directoire de comprimer avec de plus grandes forces les provinces de l’Ouest et du Midi, suspend nécessairement toute mesure active. Je me bornerai donc à attendre maintenant dans le silence l’époque où, comme gentilhomme français, je pourrai acquitter ce que je dois à mon honneur et à ma gloire. »

Huit jours plus tard, comme s’il voulait atténuer l’effet de sa protestation, Monsieur reprend sa correspondance avec le Roi dans la forme habituelle. Mais il la fait précéder de cette déclaration : « Ma lettre du 28 novembre aura fait connaître à mon frère à quel point je suis affecté et blessé. C’est par sa réponse que je jugerai si ce sera désormais avec le. Roi que j’aurai à correspondre ou encore avec un frère et ami. Jusqu’à ce que j’aie, reçu cette réponse, je continuerai mes expressions ordinaires d’une correspondance amicale. »

C’est en vain qu’il allait attendre cette réponse. Offensé à son tour et attristé par ces deux lettres, dont la seconde, loin de corriger l’effet de la première, l’avait aggravé, le Roi s’était promis de ne répondre ni à l’une ni à l’autre. Il ne lui convenait pas de donner de l’éclat à une querelle dont le retentissement eût été nuisible à ses affaires en réjouissant ses ennemis ; il lui répugnait surtout d’entourer son autorité, en l’employant vis-à-vis de son frère, de formes trop dures. Il ne répondit donc pas. Mais, pour laisser une voie ouverte à la réconciliation, il écrivit au maréchal de Castries qui se trouvait alors à une courte distance de lui à Wollfenbuttel, dans le duché de Brunswick. Lui ayant brièvement raconté les faits, il le prenait comme arbitre du différend qu’il n’avait pas voulu clore par un acte d’autorité.

Le maréchal professait pour Louis XVIII une admiration égale à son dévouement ; il n’eût pu admettre que le Roi eût des torts. Lui en eût-il reconnus, il n’en aurait pas moins pensé que Monsieur, en les établissant et en niant les siens, avait dépassé les bornes du respect et qu’en conséquence, c’était à lui à revenir le premier. Il le laissa entendre en lui transmettant la lettre que lui-même avait reçue du Roi. Mais le Comte d’Artois était buté. Sa réponse au vieux soldat vint prouver à ce dernier que la démarche qu’il avait faite auprès du prince allait à l’encontre du but qu’il s’était proposé. Monsieur s’attachait à établir qu’il n’avait aucun tort ; que la « réprimande » dont il demeurait blessé était imméritée et que la conduite de son frère envers lui témoignait d’une véritable ingratitude.

« Je me suis abandonné sans réserve pour servir mon frère loyalement, franchement, et, je peux le dire, avec le dévouement d’une amitié sincère. Depuis six ans surtout, où la mort du feu Roi a établi une différence marquée entre le Roi actuel et moi, j’ai veillé, surveillé toutes mes actions pour qu’il n’y en eût aucune qui pût laisser le plus léger prétexte de douter de mes sentimens pour lui. Je n’ai point provoqué la conduite qu’il a tenue envers moi. Je suis parfaitement sûr de n’avoir aucuns torts dont il puisse justement s’appuyer, car je ne saurais regarder comme tels le droit et le devoir qui m’ont porté à lui dire franchement et librement qu’il avait blessé mon cœur. Un seul mot de tendresse de sa part eût pu aisément guérir ma plaie. Mais, s’il lui importe peu de la laisser saigner, si plus occupé de la prééminence de son rang, il oublie ce qu’il doit à son frère, à un ami qui a tout, fait pour lui, alors, mon cher maréchal, tout est dit, n’en parlons plus. Je vivrais mille ans que je ne ferais pas un pas de plus pour le ramener à des sentimens qui seraient effacés dans son cœur. »

Non content de présenter ainsi sa défense qu’allait bientôt compléter une seconde lettre, le Comte d’Artois annonçait à son frère qu’il avait répondu au maréchal et, parlant de cette réponse, il disait : « La franchise du sentiment qu’elle exprime ne blessera pas, je l’espère, un bon et tendre frère ; c’est aussi en bon frère que je me flatte de vous avoir servi. Je crois l’avoir démontré dans ma réponse au maréchal. La seule observation que je vous adresserai directement, c’est qu’il me semble que dans une affaire de ce genre, se dispenser de répondre à son frère parce que sa lettre déplaît pourrait être un droit de paternité, mais non de fraternité. »

Il existe dans les papiers de Louis XVIII, à propos de cette affaire, un écrit de sa main, une de ces notes en lesquelles, en toute occasion importante de sa vie d’émigré, il se plaisait à discuter avec lui-même les incidens qui s’y produisaient. Celle-ci, ne faisant que résumer le débat qui vient d’être exposé, et ayant pour but de démontrer que tout en le déplorant, il ne se reconnaissait aucun tort ni dans le fond ni dans la forme, il n’y a pas lieu de lui donner place dans notre narration. Nous ne l’aurions même pas mentionnée s’il ne convenait d’en retenir les dernières lignes où apparaît la préoccupation maîtresse qu’apportait le Roi dans ses relations avec son frère. Après avoir discuté, longuement et un à un, les griefs du Comte d’Artois, il terminait en disant : « Le Roi n’a donc pas eu non plus de tort dans la forme ; comment qualifier après cela la lettre du 28 novembre, lettre dure dans le fond, blessante dans les expressions, et qui renferme une véritable rupture ? Que pouvait faire le Roi après l’avoir reçue ? Dire « j’ai eu tort, » c’eût été se mentir à lui-même Se plaindre directement ? on lui eût répondu : « Votre blessure provient de celle que vous m’avez faite. » Réfuter cette opinion ? c’eût été jeter de l’huile sur un brasier. Le Roi a pris un mezzo termine, il s’est jeté dans les bras d’un ami commun ; il s’est montré non pas offensé, mais affligé, espérant que la vue de cette lettre changerait le cœur de son frère. On lui en a fait un nouveau crime, on lui a reproché de s’être montré, en ne répondant pas directement, non pas frère, mais père. Que fallait-il donc qu’il fit ? Quel espoir lui reste-t-il ?

« Lorsqu’on eut administré les cérémonies du baptême à Louis XIV, alors Dauphin et âgé de quatre ans et demi, Louis XIII, au lit de la mort, lui demanda quel nom on lui avait donné. — Je m’appelle Louis XIV, papa. — Pas encore, mon fils. »

La pensée secrète de Louis XVIII se trahit dans ce paragraphe final. Depuis quelque temps, en énumérant les décisions prises sans son consentement par son frère et dont il n’était averti que lorsqu’il ne pouvait plus en arrêter l’exécution, il estimait que Monsieur oubliait trop souvent qu’il n’était pas encore Charles X. En ce moment (juillet 1798), il en trouvait la preuve dans deux nouveaux incidens qui venaient de se greffer sur l’affaire Puisaye, avant qu’elle se fût dénouée.

Le premier avait trait à l’abbé André dit de la Marre, un de ses agens les plus perspicaces et les plus actifs. Sans prendre avis de Monsieur, à qui, sans doute, parce qu’il redoutait sa perspicacité, cet agent déplaisait, il l’avait envoyé à Londres avec une mission confidentielle pour les ministres anglais. Avant de commencer ses démarches, l’abbé devait se concerter avec le Comte d’Artois, ce qu’il s’était empressé de faire. Celui-ci ne pouvait donc arguer contre son frère d’un manque d’égards. Il n’en trouva pas moins mauvais qu’un personnage qu’il n’aimait pas eût été investi d’une mission que lui-même aurait pu remplir. Au lieu de lui en faciliter l’accomplissement, il lui créa sous main tant d’entraves que le Roi dut rappeler son messager, qu’il chargea alors de le représenter auprès de Wickham, le distributeur en Suisse des subsides anglais.

Au cours de ce mince épisode, un second incident se produisit. Louis XVIII avait un agent financier à Londres. C’était l’ancien trésorier de la Couronne, Dutheil, dont il prisait fort le savoir-faire. Dutheil, en possession de sa confiance, avait su gagner celle de Monsieur par l’habileté avec laquelle il était parvenu, dans l’exercice de ses fonctions, à concilier ce qu’il devait au Roi et ce qu’il devait au frère du Roi ; en dernier lieu, il s’était associé à ce prince pour faire échouer la mission de l’abbé André. En arrivant à Mitau, Louis XVIII, sans tenir compte des plaintes de l’abbé contre Dutheil, décida que celui-ci viendrait prendre auprès de lui la direction de ses affaires financières, et il le lui annonça sans avoir pris soin de consulter Monsieur.

La correspondance qui est sous nos yeux témoigne du mécontentement du prince ; elle est pleine de ses récriminations. Une lettre, en date du 15 octobre, les résume. Après avoir rappelé ce qui s’est passé pour Puisaye d’abord, pour l’abbé André, ensuite, il précise son grief en ce qui touche Dutheil : « Sans me consulter, sans même m’en prévenir, vous déplacez l’homme que j’emploie depuis plusieurs années à la suite de vos affaires les plus importantes, celui qui n’a pu qu’avec beaucoup de temps et de soins s’amalgamer avec le ministère britannique, ses bureaux, et obtenir tout accès auprès d’eux. Enfin, non seulement, vous ne me demandez pas mon avis sur le choix de son remplaçant, mais vous vous bornez purement et simplement à m’annoncer que ce choix est fait et que vous me le ferez connaître. Jugez d’après cela, mon cher frère, jugez vous-même ce que je dois penser, ce que je dois sentir. »

Louis XVIII était encore sous le coup de la conduite de son frère dans l’affaire Puisaye. Dans le nouveau grief que Monsieur lui imputait, il vit une fois encore la prétention d’entraver son pouvoir et l’accomplissement de sa volonté. C’était pour lui une belle occasion d’établir une fois de plus qu’il était et entendait être seul maître. Il ne manqua pas d’en profiter, mais il le fit sans se départir des formes affectueuses qui caractérisent sa correspondance.

« J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre du 15 octobre et j’y réponds par occasion sûre. Cette lettre m’a affligé parce que vous avez l’air de douter de ma tendresse pour vous. Croyez, mon ami, que la plus grande peine que je puisse éprouver est de ne pas toujours faire ce que vous pouvez désirer, de ne pas toujours déférer à vos avis. Après cette profession de foi que j’ose espérer qui était inutile à votre cœur, mais dont le mien n’a que trop souvent besoin pour son soulagement, j’en reviens, en très peu de mots, aux trois articles de votre lettre.

« J’ai fait à l’égard de M. de Puisaye ce que j’ai cru devoir faire et je recommencerais si j’étais dans le cas, car je crois que rien ne pourrait être pire que de n’en pas finir avec un aussi méchant homme. Je n’ai jamais cru à son roman de Bretagne ; je vous l’ai fait connaître, mais je n’ai que trop vu son insolence envers vous.

« Je vous ai exposé dans ma lettre du 15 juillet les motifs de ma conduite au sujet de l’abbé André. Son retour à Uberlingen ne doit pas vous étonner. Je vous l’ai annoncé dans cette même lettre.

« J’ai accordé à Dutheil ce qu’il me demande constamment depuis cinq ans, ce que mes intérêts pécuniaires demandent plus fortement encore et ce que je lui avais promis de faire quand j’aurais un établissement plus fixe. S’il s’était agi du duc d’Harcourt, de celui qui reçoit directement mes ordres et est en rapports continuels avec vous, je n’aurais sûrement rien fait sans vous demander au moins votre avis. Mais, pour un subalterne, j’ai cru qu’il suffisait de vous en parler au moment même où je m’y suis déterminé. D’ailleurs, vous serez content de Vellecourt, j’en suis certain ; et quand je vous ai écrit, je ne savais pas, comme je vous l’ai mandé il y a peu de jours, s’il accepterait ou si c’en serait un autre.

« Ne me sachez pas mauvais gré de mon laconisme. Il me semble que je touche du fer rouge quand je suis obligé de vous dire des choses que je crains qui ne vous plaisent pas. Vous m’aimez, je vous aime ; dormons l’un et l’autre sur cet oreiller et embrassez-moi d’aussi bon cœur que je vous embrasse. »

Ainsi, le Roi ne voulait ni se brouiller avec son frère, qu’il aimait et dont les services lui étaient indispensables, ni abdiquer en rien. Cette fois le Comte d’Artois se le tint pour dit. Soit que les dernières lignes de la lettre qui précède eussent touché son cœur, soit qu’il eût compris que ses efforts pour élever son pouvoir à la hauteur de celui du Roi se briseraient contre une volonté immuable, il cessa de parler de ses griefs. Il n’y est plus fait allusion dans la suite de sa correspondance. Il est vrai que les échecs qu’à cette heure subissait de toutes parts la cause royale étaient bien faits pour démontrer aux deux frères la nécessité de leur étroite union et que l’imminence du mariage de Madame Royale avec le Duc d’Angoulême leur commandait d’oublier leurs torts réciproques.


III

Les événemens préliminaires de ce mariage dont nous avons fait précédemment ici même le récit constituent la préoccupation principale du Roi et de son frère pendant les derniers mois de 1798 et le premier semestre de 1799. C’est à peine si, de temps à autre, durant cette période, les lettres qu’ils échangeaient trahissent, soit sur cet objet important, soit sur d’autres, des divergences de vues. Nos lecteurs se souviendront que lorsqu’il s’en produisit, comme par exemple à l’occasion de la formation de la maison de la future Duchesse d’Angoulême, dont le Comte d’Artois, contrairement à l’opinion de son frère, eût voulu recruter les dignitaires dans son entourage intime d’Angleterre, c’est-à-dire parmi ce qui avait survécu de la coterie Polignac, le Roi intervint, présenta ses objections, refusa de souscrire aux propositions de Monsieur, et finalement imposa sa volonté.

Il la manifesta encore, à la même époque, à propos de plans que lui soumettait Monsieur, en vue de provoquer dans le royaume des mouvemens insurrectionnels contre le Directoire. Le Roi ne les voulait pas isolés, mais qu’ils coïncidassent avec une marche en avant des armées étrangères. Considérant que son frère, tout en partageant son avis à cet égard, ne se montrait pas assez résolu à les éviter, il lui déclarait qu’il n’en fallait point tolérer et lui ordonnait d’écarter sans rémission les plans qui ‘auraient pour but d’en faire éclater.

« Je pense parfaitement comme vous que c’est de l’intérieur de la France que viendra son salut et le nôtre. La conduite des puissances étrangères ne nous a que trop donné la mesure de ce qu’on peut espérer d’elles. Mais, bien rempli de cette vérité, je ne pense pas moins fortement qu’il faut éviter les mouvemens partiels qui ne sont propres qu’à faire couler inutilement le sang le plus pur de la France. Je l’ai toujours dit, toujours écrit, et je suis enchanté que nous soyons d’accord sur ce point. Le gouvernement britannique peut ne pas voir comme nous et je le comprends très bien. Un soulèvement, si petit qu’il puisse, être, occupera toujours une partie des forces du Directoire et ce sera autant d’ennemis de moins pour l’Angleterre. Mais nous, quoique nous ne devions pas craindre la guerre civile en grand, que je regarde comme la fièvre nécessaire pour consumer les humeurs, nous devons avoir en horreur ces bouffées éphémères, qui épuisent le malade sans détruire la cause du mal. Si, contre toutes les apparences, la coalition se renouvelait, le cas serait différent. Alors, les troupes du Directoire occupées aux frontières ne pourraient comprimer l’intérieur et une nouvelle Vendée pourrait se former. Mais, comment l’espérer ? L’Espagne asservie laisse renverser le trône pontifical ; l’Autriche laisse opprimer la Suisse et ne sait pas même profiter de l’imprudence de Bernadotte et d’un mouvement qu’elle avait, selon toutes les apparences, excité elle-même ; la Prusse excite et ressent une défiance universelle et décèle sa faiblesse par celle de sa conduite ; la Russie n’a que des vues pacifiques. Ce qu’on peut conclure d’un pareil tableau, c’est : point de mouvemens partiels. »

Dans le même temps, la Comtesse d’Artois, qui résidait à Turin auprès de son frère le roi de Sardaigne, ne s’y trouvant plus en sûreté à cause de la marche en avant de l’armée républicaine, fit demander par l’entremise de La Fare, l’évêque de Nancy, un asile à Vienne. Le Roi ne fut informé de cette démarche que lorsqu’elle était en cours d’exécution. Sans se préoccuper de savoir si son frère avait été consulté, mécontent de ne l’avoir pas été lui-même, il n’hésita pas, en écrivant à Monsieur, à en blâmer et le fond et la forme.

« Ne pensez-vous pas comme moi qu’elle ne peut produire un bon effet à Vienne, dans le moment où je m’occupe d’en retirer ma femme et ma nièce ? De plus, elle est faite d’une façon tout à fait inconvenante. Qu’est-ce que c’est que de demander à l’Empereur un asile pour Son Altesse Royale Marie-Thérèse de Savoie ? Votre femme est-elle divorcée ? La mère de vos enfans rougit-elle de leur nom ? Si on avait fait ce qui se pratique en pareil cas, qu’on eût pris un nom d’incognito, je n’y trouverais rien à redire quant à la forme : mais, comme cela, elle ne vaut rien du tout, et j’imagine que vous le ferez savoir à qui de droit. »

Quant à la Comtesse d’Artois, il jugeait qu’elle était très convenablement à Turin, et qu’elle devait, par conséquent, y rester le plus possible. « Mais en mettant les choses au pis, et en supposant qu’on sera obligé de quitter le Piémont, il est impossible de songer à un établissement durable en Autriche italienne ni allemande, et il faut pourvoir au futur. Si je demandais à l’empereur de Russie que ma belle-sœur vînt à Mitau, je suis bien sûr qu’il me répondrait : « Que ne va-t-elle retrouver son mari, comme votre femme va venir vous retrouver ? » Il est bien certain que près de vous, elle serait décemment, et qu’ailleurs elle n’y serait pas, n’étant plus chez son frère. C’est à vous de voir si cela vous convient. Mais, dans le cas contraire, je ne vois que Naples, qui a, cependant, mille inconvéniens, mais où, du moins, cite serait avec mes tantes : car, pour l’Espagne, on n’y peut songer d’aucune façon.

« Si l’évêque me demande mes ordres pour faire ou ne pas faire, je lui répondrai : 1° de ne faire dans aucun cas aucune mention de Son Altesse Royale Marie-Thérèse de Savoie ; 2° si, après avoir tâté le terrain, il est certain que cette négociation ne nuira pas à celle du mariage, et vice versa, de s’assurer, que dans un cas de nécessité urgente, la cour de Vienne fermera les yeux sur le séjour provisoire de Mme la marquise de Maisons à Vérone, Vicence, Padoue ou Venise : c’est là tout ce qu’il m’est possible de faire. »

Quelques semaines plus tard, un incident d’ordre non moins intime que le précédent fournit encore au Roi un prétexte à observations et à blâme. Il s’agissait de donner un aide de camp au Duc de Berry, qui allait rejoindre en Wolhynie l’armée de Condé. Le Roi avait proposé à son frère de désigner pour cet emploi M. de Sourdis, neveu du comte d’Avaray. Monsieur ne tint aucun compte de cette recommandation. Il nomma M. de Nantouillet, neveu du comte de Duras, et c’est au Roi lui-même qu’il demanda d’apprendre au Duc de Berry le choix qu’il avait fait. Le Roi fut tout mortifié de son échec auquel d’Avaray ne fut pas moins sensible que lui.

« Je regarde la communication entre père et enfans comme une chose sacrée, mandait-il à son frère, et j’ai religieusement rempli la commission que vous m’aviez donnée. Mais je vous dirai tout franchement que je suis profondément affecté du choix que vous avez fait de l’aide de camp du Duc de Berry, si toutefois il ne peut en avoir qu’un. M. de Nantouillet est un bon sujet ; son mérite peut faire oublier sa naissance, j’en conviens : mais vous devez vous rappeler que vous ne l’aviez pas donné à votre fils dans l’origine, que vous aviez seulement permis qu’il fût auprès de son oncle. Ainsi, vous n’étiez pas lié à son égard, et s’il est neveu du comte de Duras, M. de Sourdis, aussi bon sujet que lui et d’une tout autre espèce, est beau-frère de d’Avaray. Vous savez ce que ce titre est pour moi et j’aime à me persuader qu’il est quelque chose pour vous, surtout au moment du mariage de nos enfans. Avez-vous oublié d’ailleurs, mon ami, l’engagement que vous avez pris vis-à-vis de votre fils et de M. de Sourdis lui-même ? »

Ainsi, toujours et en tout, Louis XVIII parle net et franc. C’est chez lui parti pris et système de ne rien cacher à son frère de ce qu’il a sur le cœur. Il met des mitaines pour l’écrire ; mais il l’écrit. Au surplus, il serait incapable de se contenir. Le seul effort qui soit en son pouvoir consiste à maîtriser sa plume toutes les fois qu’il pressent qu’elle va laisser échapper quelque parole blessante ou trop sévère. Cette victoire sur sa vivacité naturelle est de tous les instans. Il connaît par expérience les susceptibilités de Monsieur. Averti par les incidens qui ont failli les brouiller, il a trouvé le secret de ne rien taire de ce qu’il pense, sans provoquer cependant de nouvelles querelles. C’est ainsi qu’en février 1799, répondant au reproche que lui avait fait Monsieur de n’avoir pas confiance dans le gouvernement britannique, il s’en expliquait avec la visible et double préoccupation de ne pas s’emporter et d’empêcher cependant que ce reproche ne se renouvelât.

«… Vous me parlez toujours d’avoir confiance au cabinet de Saint-James. Définissons donc une bonne fois ce mot confiance. Est-ce de nous entendre et de marcher du même pied ? Il n’y a rien que je n’aie fait pour y parvenir, et je doute que le ministère britannique en pût dire autant : n’importe, je suis toujours prêt, et je me plais à croire qu’il a enfin senti combien nos intérêts sont étroitement liés. Est-ce une raison de dormir sur sa bonne foi, et de tenir d’avance pour bon tout ce qu’il fera ? Ce serait compromettre mon honneur, l’intérêt de la France, le mien, le vôtre, celui de vos enfans, de vos descendans, et de tous ceux qui portent et porteront à jamais notre nom. Ainsi, cela m’est impossible. Je sais fort bien qu’on peut agir pour ou contre moi, sans m’en prévenir, et sans que je puisse l’empêcher : mais je sais aussi, comme je vous l’écrivais, le 15 juillet dernier, que si je n’ai pas la force physique, je dispose de la force morale, et je suis aussi déterminé à l’accorder, si l’on veut agir de concert avec moi, qu’à la refuser, si l’on prétend exiger de moi une confiance aveugle. Je le répète sans croire avancer un paradoxe, ce ne sera pas moi qui mettrai le moins dans cette communauté. »

Le Roi devait croire que le constant effort qu’il faisait pour ne pas réveiller, en élevant la voix, les susceptibilités de son frère aurait pour conséquence, de la part de Monsieur, plus de circonspection, un plus vif souci de ne pas se donner l’air, en ses paroles et ses actes, de méconnaître l’autorité royale. Mais, au mois de juin 1799, il recueillait tout à coup la preuve que son effort avait été vain, que Monsieur n’était pas corrigé, qu’il continuait à agir à sa guise, à décider, à prononcer, à résoudre seul les questions les plus graves. Monsieur avait quitté Edimbourg, était venu à Londres pour conférer avec les ministres britanniques et avait négligé d’en prévenir son frère, qui n’en fut instruit que par les gazettes anglaises.

Il les avait lues depuis plusieurs jours lorsque arriva enfin par la poste une lettre de Monsieur. Mais le prince se contentait d’annoncer qu’il était à Londres, attendant, disait-il, une occasion sûre pour révéler les motifs de son voyage. Il parut au Roi qu’en la circonstance, ce désir d’une occasion sûre n’était qu’un prétexte. Pour communiquer entre eux, les deux frères avaient un chiffre dont ils se servaient couramment. Si Monsieur, cette fois, ne s’en était pas servi, c’est qu’il voulait dissimuler au Roi les raisons de son déplacement et l’objet de ses conférences avec le Cabinet de Saint-James.

Le trait était d’une inconvenance telle qu’il sembla impossible au Roi de l’attribuer uniquement à la légèreté de Monsieur ; il y avait eu volonté de « couvrir un mystère, » peut-être même d’user de représailles. À ce moment, en effet, s’étaient engagées entre les agens du Roi et les prétendus agens de Barras les fameuses négociations dont nous avons parlé ailleurs[4]. Lié par la promesse du secret, le Roi avait dû les taire à Monsieur. Mais il se pouvait que de fâcheuses indiscrétions eussent appris au prince ce qu’on lui cachait et qu’offensé par le silence de son frère, il eût voulu répondre par un mauvais procédé à ce qu’il considérait comme un acte de défiance, « procédé fort injuste, écrit d’Avaray dans une note qui est sous nos yeux, car la loi de réciprocité n’est pas applicable ici. Lorsque le Roi promet le secret à l’égard de tous, c’est un devoir pour lui de le garder même envers Monsieur. Au contraire, c’est un devoir pour Monsieur d’instruire le Roi de tout ce qui intéresse essentiellement le service de Sa Majesté. Lui eût-on même imposé la loi du secret, cette obligation contraire aux lois de la souveraineté et aux devoirs d’un sujet serait nulle. »

C’est la même thèse qu’expose le Roi dans la réponse qu’il fait à son frère. « Il n’y aurait qu’un cas où la réticence fût admissible entre nous, ce serait celui où l’on viendrait me faire une proposition importante en exigeant ma parole d’un secret universel. Le malheur de celui qui est au timon est de ne pouvoir toujours se livrer à ses sentimens les plus naturels et, si je trouvais que l’affaire le méritât, il faudrait bien donner ma parole et la tenir. Mais si j’étais exposé à me trouver momentanément dans ce cas à votre égard, vous ne pourriez jamais y être au mien. »

Cette lettre était expédiée, lorsque des informations envoyées ; de Suisse par le baron d’André, représentant de Louis XVIII auprès de Wickham, firent soupçonner au Roi le véritable but de la présence de son frère à Londres. Ces informations l’autorisaient à penser que Monsieur agissait auprès du ministère britannique à l’effet de se faire octroyer le commandement d’un corps de vingt mille Suisses que se proposait de former l’Angleterre pour seconder les armées russes qui se dirigeaient vers la France. Si l’on se rappelle qu’il avait toujours été convenu que le Comte d’Artois irait dans l’Ouest pour se mettre à la tête des Chouans et qu’il était averti que son frère s’efforçait d’obtenir du Tsar l’autorisation de marcher avec les troupes que commandaient Souvarow et Korsakow, on comprendra combien le Roi fut indigné de voir son lieutenant général marcher sur ses brisées, s’efforcer de se substituer à lui en Suisse au lieu de se porter en Bretagne, et avec quelle impatience il attendit des nouvelles plus précises et plus sûres.

Il ne les reçut que le 22 août. Une lettre de Monsieur, en date du 27 juillet, lui apprenait qu’il n’avait pu conférer encore avec les ministres anglais, bien qu’ils l’eussent appelé à Londres, mais qu’il était averti que, « ne comptant employer les royalistes de l’Ouest que comme un moyen secondaire et pour faire une simple diversion, ils lui proposeraient de se porter en Suisse sans délai pour y être mis en activité avec les troupes de cette nation que le gouvernement britannique lève et solde. » — « J’écouterai tout ce qui me sera proposé avant de me décider, disait Monsieur ; mais si mes conjectures sont justes et si je vois que mes représentations à cet égard ne produisent aucun effet, comme je dois m’y attendre, je n’hésiterai pas à accepter un moyen aussi honorable de vous bien servir et je ne perdrai pas un instant pour me rendre en Suisse. » Le prince ajoutait que le Duc de Bourbon, muni des pouvoirs que le Roi lui avait octroyés trois ans avant, irait dans l’Ouest à sa place. Quant à lui, tout en regrettant que les puissances n’eussent pu adopter les plans qu’on leur avait proposés, il se réjouissait de se rapprocher de son frère, d’être à portée de connaître ses intentions, de recevoir ses ordres et de pouvoir, par sa présence auprès des armées coalisées, rassurer les Français, « si les intentions des puissances étaient droites ou contrarier les vues de la cour de Vienne, si elles étaient toujours contraires. »

En dépit de ce langage, le Roi ne se méprit pas sur ce qu’il y avait de désobligeant pour lui dans la conduite de Monsieur. Il demeura convaincu que les offres dont lui parlait son frère n’étaient faites à ce prince que parce qu’il les avait provoquées, ne voulant pas aller en Bretagne. Ce fut aussi l’avis de d’Avaray. « Il est impossible, écrivait-il, d’être joué plus sensiblement que le Roi l’est en ce moment par son frère. » Cependant, si blessante que fût la duplicité de Monsieur et bien qu’elle ne s’expliquât que par la crainte de voir ses vues contrariées à Mitau, les offres du gouvernement britannique, promptement confirmées par une seconde lettre, témoignaient d’un trop favorable revirement de la part des puissances pour qu’il y eût lieu à des récriminations. Malgré tout, le Roi « enchaîné à Mitau » ne pouvait voir qu’avec une véritable satisfaction son lieutenant général devenir son précurseur auprès de ses sujets, et « se présenter à eux à la tête d’une armée amie. » L’activité, authentiquement donnée par les alliés au lieutenant général du royaume, à l’héritier présomptif de la couronne, était une preuve positive de leur dessein de rétablir la monarchie, et c’était un grand pas vers la reconnaissance du Roi.

« Je pensai, écrit encore d’Avaray, que le Roi ne devait témoigner aucune humeur à son frère, ni de se voir prendre une place que Sa Majesté s’était réservée pour elle-même, ni de la conduite mystérieuse qu’il avait tenue dans cette occasion, mais, qu’en même temps, il ne devait pas paraître avoir été sa dupe et qu’en lui faisant sur sa dissimulation des reproches dictés par l’amitié, il fallait lui dire que depuis longtemps ses démarches étaient connues et lui témoigner cependant sa satisfaction du parti que le ministère britannique avait embrassé. »

La réponse du Roi nous prouve que, tout en suivant le conseil de d’Avaray, il entendait éviter ce dont aurait pu se choquer son frère. C’est à peine il donne à entendre qu’il a eu vent de ses démarches et, en réalité, il ne laisse voir que de la satisfaction.

« J’ai reçu, mon cher frère, vos lettres des 27 et 30 juillet. C’est surtout à la première que je vais répondre. Le parti que le ministère britannique paraît avoir pris à votre égard et sur lequel j’avais déjà reçu quelques avis me fait peine et plaisir. Il me fait peine par la douleur que votre éloignement va causer aux royalistes de l’Ouest. En vain, sauront-ils que vous avez une autre destination ; en vain, verront-ils M. le duc de Bourbon prêt à vous remplacer, ce dédommagement ne les satisfera pas. Ils accuseront le gouvernement britannique de les abandonner, peut-être même de les trahir et cette idée peut avoir des résultats funestes. Voilà le côté fâcheux ; voici le bon. Cette démarche du gouvernement britannique est une preuve de sa bonne foi, car, quoique j’eusse mieux aimé que, profitant des ouvertures que vous lui avez faites à l’égard de Lorient ou de Saint-Malo, il vous eût transporté à l’Ouest, l’activité qu’il vous donne d’un autre côté le Justine, car s’il eût voulu, rien ne lui était plus aisé que de vous retenir à Edimbourg, en vous amusant par de belles paroles et j’y vois le corollaire de la lettre que le roi d’Angleterre m’a écrite.

« D’un autre côté, cette mesure me sera, j’espère, utile à moi-même et l’Angleterre prenant à votre égard un parti aussi décisif, j’ai lieu de me flatter que l’empereur de Russie qui a toujours été si fort en avant des autres, ne voudra pas rester en arrière et que j’obtiendrai enfin de sortir de ma cruelle et pernicieuse inaction. L’armée de Souvarow et celle de Korsakow sont en ce moment toutes les deux aux portes de la France et que je fusse à l’une ou à l’autre, je serais bien aisément et bien vite à celle qui entrerait la première. Enfin, vous vous trouverez à portée de mon agence de Souabe et les relations actives qui s’établiront entre vous et elle ne pourront avoir que des effets avantageux. »

Les espérances exprimées dans cette lettre ne devaient pas se réaliser. Quelques jours plus tard, Monsieur mandait à Mitau que sur le conseil de Wickham, le ministère britannique ajournait indéfiniment l’exécution de son projet. D’autre part, l’empereur Paul, dont la volonté n’était probablement pas étrangère à cet ajournement, refusait à Louis XVIII l’autorisation de se porter à l’armée de Souvarow. Il lui signifiait son refus en ces termes : « Ce n’est pas aux armées et aux frontières que vous devez aller, mais droit à Paris de Mitau, si la Providence daigne le permettre. » Ainsi de toute cette affaire, ne restait au Roi que le souvenir douloureux d’un mauvais procédé de Monsieur, dont seules sa modération, sa sagesse avaient prévenu les suites. Ce n’était pas le premier, on l’a vu ; ce ne devait pas être le dernier.

Au mois de juillet de cette année 1799, quelques semaines après le mariage de la fille de Louis XVI avec le Duc d’Angoulême, la maison royale à Mitau était profondément troublée par la méchante humeur de la Reine. Quinteuse, fantasque, déséquilibrée, ainsi que le démontre la volumineuse correspondance à laquelle donnaient lieu ses lubies et ses caprices, cette princesse arrivée en Courlande à la veille du mariage de sa nièce ne pardonnait pas à son mari d’avoir [éloigné d’elle sa lectrice Mme de Gourbillon, dont il jugeait l’influence sur elle nuisible à sa dignité. Après avoir vainement prié et supplié la Reine, au moment où elle allait se mettre en route pour Mitau, de ne pas amener cette femme avec elle, le Roi, devant une obstination maladive, encouragée par Mme de Gourbillon elle-même, s’était décidé à user de rigueur. Le soir même de l’arrivée de la Reine, la lectrice avait été arrêtée aux portes de Mitau par les autorités russes, et renvoyée dès le lendemain, dans une bourgade sur la frontière prussienne, où elle devait rester internée. La Reine, après avoir vainement uni ses protestations à celles de Mme de Gourbillon, contint son ressentiment pendant les cérémonies du mariage. Mais, bientôt après, elle le manifestait, en affectant de ne plus adresser la parole à son mari et au comte d’Avaray, ni aux personnes de l’intimité du Roi. En même temps, ayant eu l’occasion d’écrire au Comte d’Artois son beau-frère, elle se plaignit amèrement des avanies dont elle se prétendait l’objet.

En lui répondant, Monsieur commit la faute de lui donner raison et de donner tort à son frère. Il était au désespoir, disait-il, de le voir « faire pareille école, » observation d’autant plus déplacée qu’il ne savait rien des motifs qui avaient déterminé la conduite du Roi. La Reine ne manqua pas de faire lire cette lettre autour d’elle. L’un de ceux à qui elle l’avait communiquée en parla à d’Avaray et celui-ci à son maître, « envers qui, observait-il, Monsieur ne cesse d’aggraver ses torts. » Le Roi avait pris son parti de l’incroyable humeur de la Reine. « Quand il a souffert d’un côté tout ce que son devoir et sa situation lui imposent, écrit d’Avaray, il va jouir et respirer au milieu de ses enfans. » Dans le spectacle de leur jeune bonheur, il puisa le courage d’épargner à son frère des remontrances cependant bien méritées, mais qu’il n’eût pu faire sans affliger profondément le Duc d’Angoulême, qui ne redoutait rien tant que de voir son oncle et son père se désunir. Le Comte d’Artois ne sut jamais que le Roi avait eu connaissance de sa lettre à la Reine et nous ignorerions ce pénible incident, s’il n’y était fait une brève allusion dans les notes de d’Avaray.

Elles sont moins discrètes et moins sommaires en ce qui touche une autre preuve de l’esprit d’indiscipline de Monsieur et de ses prétentions, qui se produisit presque au même moment et donna lieu à de nouveaux débats entre les deux frères. Le Roi, sur le conseil de l’abbé André, avait, peu après le 18 Fructidor, réorganisé son agence de Paris et créé un conseil, dit Conseil royal, composé d’hommes dignes de sa confiance : le marquis de Cermont-Gallerande, l’abbé de Montesquiou et un jeune député aux Cinq-Cents, Royer-Collard. Monsieur, craignant de voir s’amoindrir son influence sur le parti royaliste, après avoir vainement tenté de prendre la direction de ce conseil, ne craignit pas de créer dans la capitale, avec le concours de deux émigrés, le chevalier de Coigny et Hyde de Neuville, un conseil rival à la dévotion du gouvernement britannique et de contrecarrer ainsi les projets de son frère. Cette agence nouvelle, désignée sous le nom de Comité anglais, eut de retentissantes et cruelles aventures[5]. La police de Fouché en découvrit les ressorts et les auteurs. Il en résulta pour la cause royale un dommage irréparable dont la responsabilité incombait tout entière à Monsieur. Le Roi, cependant, ne lui tint pas rigueur de cet incident qui défraye une partie de la correspondance royale. Il n’est qu’un fait à retenir ici, c’est que ce fut le dernier où le Roi eut à formuler des plaintes.

Il est vrai qu’à cette époque, les agitations de Monsieur étaient paralysées par le mauvais vouloir des cabinets européens, qu’avaient terrifiés l’ascension foudroyante de Bonaparte et ses victoires sur la coalition d’où Paul Ier venait de sortir brusquement en faisant claquer les portes. Littéralement réduit à l’impuissance, Monsieur n’avait plus guère l’occasion de se trouver en contradiction avec son frère, bien qu’il forgeât et entassât plans sur plans. On a vu qu’il avait dû renoncer à passer en Suisse. Comme si cet échec lui eût inspiré le regret de n’être pas passé dans l’Ouest, c’est là que, maintenant, il disait vouloir aller et c’est dans ce dessein qu’il soumettait aux ministres anglais toute une suite de projets de descente en France.

Un jour, il s’agissait de s’emparer de Calais, un autre jour de Belle-Isle, de Lorient, de Saint-Malo, ou encore de Brest. Georges Cadoudal était l’inspirateur de ces propositions. Il alla même de Londres en Bretagne pour s’assurer des concours. Plusieurs conférences eurent lieu entre Monsieur, Pitt, et lord Granville. On y discuta ses rapports, et ils excitèrent tant d’enthousiasme qu’il fut un moment question de l’envoyer à Saint-Pétersbourg. On ne doutait pas qu’en voyant « ce brave homme, » en l’écoutant, la Tsar ne se laissât séduire par ses plans et ne donnât, pour aider à leur réalisation, des troupes et de l’argent. Cadoudal se tint prêt à partir. Woronzow, l’ambassadeur de Russie à Londres, promettait son appui.

Le projet concernant Brest surtout souriait aux ministres anglais. Monsieur s’effraya même de l’empressement avec lequel ils accueillirent ce projet, dont, l’exécution les eût rendus maîtres de la presque-totalité des forces navales de la République. Il déclara qu’il ne poursuivrait pas la négociation s’il n’était d’abord formellement stipulé que les navires dont les Anglais auraient opéré la capture seraient mis sous le commandement d’officiers français et rendus au Roi après sa restauration. Les ministres promirent qu’il en serait ainsi. Ils se réservèrent seulement le droit de considérer comme butin de guerre les bâtimens espagnols qu’ils trouveraient à Brest. Ils entendaient les garder.

On croit rêver quand on voit des princes français discuter de tels projets et des hommes d’Etat croire encore au succès, après la terrible leçon donnée à Quiberon par la République à ses ennemis. On en est réduit à se demander si les ministres anglais se proposaient un autre but que celui de lanterner Monsieur. Il n’en rendait pas moins hommage à leur bonne foi comme à leur zèle, et il n’en doutait pas, lorsque, au mois de février 1800, se produisit l’empêchement qui mit à néant tous ces plans. « Plusieurs officiers généraux de l’armée anglaise, écrivait-il, et de simples colonels réunis à eux ont fait des représentations contre l’expédition projetée. L’armée tout entière témoigne la plus grande répugnance à s’exposer en Bretagne aux revers qu’elle a précédemment éprouvés en Hollande. » La prudence ne permettait donc pas au gouvernement de former une telle entreprise contre le vœu de l’armée. Monsieur avoue qu’il n’a rien pu répondre. Il a seulement exposé à lord Granville l’embarras dans lequel il se trouvait, après avoir annoncé aux royalistes, sur la parole même du ministère, que, vers la fin de février, il leur conduirait un secours efficace et puissant.

A la faveur de ces négociations dont le Comte d’Artois, plus avisé cette fois qu’en des circonstances précédentes, rendait exactement compte au Roi, la confiance se rétablit entre eux. Dans son lointain exil, Louis XVIII les suivait avec anxiété, en attendait fiévreusement le résultat.

« L’horizon semble un peu s’être éclairci, écrivait-il à Monsieur le 6 juin. L’évasion de Georges-rend un chef au Morbihan. Le chevalier de Bruslard, ami et confident du malheureux Frotté, en offre un pour la Normandie. Je crois que l’esprit de ces excellentes populations n’est pas changé ; que les armes n’ont été rendues qu’en très petite quantité. Il ne manque plus qu’un chef suprême pour faire de ces précieuses fractions un ensemble utile et décisif. Enfin, je ne puis vous dire avec quelle émotion j’ouvre toutes les lettres que je reçois de vous. J’espère toujours y trouver en tête : « Cette lettre, mon cher frère, est la dernière que je vous écrirai d’Angleterre. » Mon imagination s’échauffe ; j’en prévois les conséquences : les transports de joie de ces braves royalistes, qui ont si longtemps cru qu’on les trompait en leur promettant qu’un de nous viendrait se mettre à leur tête, les décisions intérieures cassées, les calomnies du tyran réfutées, lui-même troublé, n’osant ni quitter Paris, ni se fier assez à un chef pour vous l’opposer ; ces généraux, ces troupes républicaines, si fiers, si insolens quand ils n’ont eu à combattre que des chefs désunis, abandonnant le Consul, se joignant à vous, grossissant votre armée ; je vois enfin l’aurore des beaux jours qui nous sont dus après tant de peines. Tout cela n’est point un rêve ; rien n’est plus possible ; tout cela sera et fasse le ciel que ce soit bientôt. »

Huit jours plus tard, il y revenait eu des termes plus pressans encore, révélateurs de son impatience qui, toute légitime qu’elle fût, ne lui faisait pas méconnaître le danger qui pouvait résulter du contact des troupes anglaises avec ces populations bretonnes, pour qui l’Angleterre était l’ennemi séculaire.

« La première, la plus urgente, la plus salutaire des opérations est sans contredit le débarquement sur les côtes de l’Ouest d’une armée si cela se peut, mais surtout et avant tout de votre personne. Je ne reviendrai ici sur ce que je vous ai mandé par les Polignac que pour vous dire que les espérances contenues dans votre lettre du 22 ont doublé, s’il est possible, les sentimens que je vous exprimais dans celle du 6… Je ne puis plus les contenir en moi ; je sèche, je meurs d’impatience…

« Quant au débarquement d’une armée anglaise, je vous avouerai que, connaissant la prévention qui règne en France dans la plupart des esprits, je ne verrais pas cette mesure sans inquiétude pour le succès si je ne voyais par votre lettre qu’elle a été sollicitée par le général Georges lui-même, ce qui m’assure au moins d’un bon effet dans les provinces de l’Ouest. »

On sait qu’il en fut des vœux que formait alors Louis XVIII et des brillantes perspectives qu’il entrevoyait comme de tant d’autres illusions caressées depuis qu’il était sorti de France, et qui furent constamment trompées. Le destin redoublait de rigueur envers lui. Bien qu’il mît son orgueil à ne pas se laisser abattre, il était trop clairvoyant pour ne pas comprendre que, chaque jour, la couronne de plus en plus s’éloignait de son front, qu’il n’empêcherait pas qu’elle allât se poser sur celui de l’usurpateur et qu’elle ne viendrait sur le sien qu’après de nouvelles épreuves auxquelles il était déjà préparé. On va le voir les subir avec un courage inlassable et Monsieur trouver, dans l’invraisemblable infortune de ce frère qu’en dépit des apparences, il n’a cessé de respecter et de chérir, un motif suffisant pour l’entourer de plus de déférence, de dévouement et d’affection.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens inédits.
  2. Pour la vie du Dauphin et de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe, voyez l’attachant ouvrage de M. Casimir Stryjenski : La mère des trois derniers Bourbons.
  3. D’après une version récemment lancée par un ecclésiastique breton, M. l’abbé Lemonnier, sur la foi de documens nouveaux, le Comte d’Artois se serait effectivement embarqué sur un cutter anglais, le Swan, pour rejoindre Charette. Mais, ce cutter ayant été arrêté, le 5 octobre 1795, par un navire français, le prince qui s’y trouvait sous le nom de Fernand Christin aurait été conduit à Quiberon avec ses compagnons, sans être, il est vrai, reconnu, et se serait échappé au moment d’être transféré à Paris avec eux ou aurait été enlevé sur la route par des gens masqués. C’est ainsi qu’il aurait été empêché de passer en Bretagne.
    Les évasions et les enlèvemens sont fréquens à cette époque. Mais, s’il est vrai que le prisonnier qui déclara se nommer Fernand Christin soit parvenu à s’enfuir, on ne saurait admettre que ce fût le Comte d’Artois. La supposition de M. l’abbé Lemonnier provient uniquement de ce fait que Fernand Christin est pour lui un inconnu. Or, ce personnage a réellement existé ; il était secrétaire des princes à Coblentz, et les Archives russes ont publié de nombreuses lettres de lui, datées de 1830, adressées à une amie, la princesse Tourkestanof, où il évoque quelques-uns de ses souvenirs des temps révolutionnaires. J’ai reproduit des extraits de cette correspondance dans le premier volume de mon Histoire de l’Émigration, p. 131.
    Quant au Comte d’Artois, sans m’attacher à démontrer, par un rapprochement de dates, l’impossibilité de sa présence à bord du Swan, je ferai seulement remarquer que, s’il eût été le héros d’une aussi émouvante aventure, il n’eût pas manqué, ce qu’il n’a pas fait, de la raconter au Roi son frère et de l’opposer à ceux qui lui reprochaient de n’avoir pas voulu se réunir aux Chouans.
  4. Voyez notre Histoire de l’Émigration, t. II, p. 241 et suivantes.
  5. J’ai raconté dans mon Histoire de l’Émigration, t. II, p. 408 et suiv., la formation de l’agence anglaise. Quant à ses démêlés avec la police, ils forment un épisode à part et trop important pour qu’il y ait lieu d’en narrer à cette place les péripéties.