LOUIS BOUILHET

SA VIE — SES ŒUVRES



Une thèse d’esthétique de Gustave Flaubert. — Où la modestie du critique s’embarrasse. — Une profession de tempérament et de goûts littéraires. — La vraie critique. — « La littérature indiscrète ». — « Sainte-Beuve et ses inconnues ». — « La confession de Sainte-Beuve ». — Gustave Flaubert et « la littérature indiscrète ». — La vie de Louis Bouilhet.


Dans une préface qu’il a mise en tête des « Dernières Chansons » de Louis Bouilhet, Gustave Flaubert prétend qu’un critique ne peut trouver une admiration complète pour un ouvrage, que si cette œuvre satisfait à la fois son tempérament et son esprit. On simplifierait peut-être la critique, ajoute-t-il, si, avant d’énoncer un jugement, on déclarait ses goûts.

Cette proposition est contestable, et si contestable, que Flaubert, à qui je la rappelais un jour à Croisset, ne songea point à la défendre. D’abord, il nous arrivera bien rarement de trouver une œuvre satisfaisant complètement, à la fois, notre tempérament et notre esprit ; ensuite, il se rencontrera des choses qu’il nous, faudra bien admirer, quels que soient nos goûts et nos habitudes, en dépit de nos préjugés et de la mode.

Déclarer ses goûts, est-ce bien utile pour le critique digne de ce nom ? S’il est vraiment impartial, il s’embarquera hardiment et sans arrière-pensée avec un poëte ou un artiste pour la conquête de la Toison d’or, c’est-à-dire, de la Beauté ou de la Vérité, et il s’en emparera avec empressement, car le Beau ou le Vrai sait bien fixer les regards du chercheur et s’imposer à son attention. Il se reconnaît à l’harmonie des proportions, de la forme et de la couleur.

Quoiqu’il en soit, puisque l’éditeur des « Dernières Chansons » demande au critique une profession de tempérament et de goûts, il y aurait mauvaise grâce à ne pas obéir à cette exigence. Définissons le tempérament et les goûts que nous croyons nécessaires pour étudier aussi impartialement que possible Bouilhet, Bouilhet dont Gustave Flaubert fut l’ami fidèle, et, au besoin le défenseur.

Ce qu’il faut chez le critique, c’est une nature sujette à l’émotion poétique, quelle qu’en soit la source, accessible à toutes les ivresses, à tous les épanouissements de la vie et se laissant traverser comme un prisme par la splendeur du Vrai ; c’est une fougueuse impatience de rencontrer la Beauté, c’est un instinct délicat qui présidera à sa recherche, à sa manifestation et à son exaltation enthousiaste ; c’est enfin une répulsion profonde pour le banal et le convenu.

Avec un pareil tempérament chez son juge, Louis Bouilhet ne saurait manquer d’être apprécié suivant son mérite. Les garanties de bonne justice augmenteraient pour lui, si le critique possédait le goût des Arts, le goût de la Poésie, le goût du Théâtre, le goût de la science la plus élevée, en un mot, le goût du Vrai dans l’expression de la pensée.

Tel est le tempérament, et tels sont les goûts avec lesquels il convient d’aborder l’étude des œuvres de Louis Bouilhet. Mais, vraiment, n’est-ce pas tyrannique, de la part de Gustave Flaubert, d’exiger semblable déclaration chez un écrivain sincère et de placer sa modestie dans cette alternative de s’attribuer le tempérament et les goûts qui viennent d’être énumérés ou de confesser qu’il lui manque tout au moins une partie de ces dons ? La critique digne de ce nom n’exige-t-elle pas ces qualités ? La critique, si elle possède des droits, n’a-t-elle pas aussi des devoirs ? Et ces devoirs ne sont-ils pas certains, définis, et maintenant hors de discussion ? Or, le premier devoir ici, n’est-ce pas d’être digne de juger celui que l’on étudie ? Il n’y a pas critique et critique ; ou plutôt, il y en a deux : la bonne et la mauvaise. Et pour faire de la bonne critique, le tempérament et les goûts que nous cherchions à définir tout-à-l’heure sont en partie nécessaires.

Sans nous flatter de réunir tous ces dons heureux, nous nous efforcerons d’être clairvoyants, de décrire sans prévention et d’apprécier sans idées préconçues. Pratiquant la religion de l’Art, au lieu d’un dillettantisme égoïste qui sacrifie tout à l’agréable, nous admirerons alors tout ce qui est ferme, tout ce qui est sobre et sain, tout ce qui est fort, sans dédaigner toutefois les agréments de la forme.

Le critique doit être autre chose qu’un analyste de l’esprit ou des sentiments d’un écrivain, qu’un spectateur de sa poétique comédie ; il doit être pour lui « le juge et censeur des idées », comme l’a dit Balzac. Cette sorte de magistrature intellectuelle, intègre dans sa bienveillance, sévère dans sa simplicité, ne s’exerce jamais sans profit. C’est chose intéressante et utile que prendre successivement, et par ordre de dates, les œuvres d’un écrivain., d’en contrôler les inspirations, d’assister chaque jour aux progrès de sa pensée, de surveiller avec une attention assidue la floraison et l’épanouissement de son talent.

Les fruits de pareilles observations, sont la variété dans l’étude et le raffinement dans l’instruction, la subtilité dans le coup d’œil et la précision dans la curiosité, l’acuité dans les perceptions et la finesse dans le jugement. Quel spectacle vaut celui d’une intelligence aux prises avec l’inspiration ? Il permet d’assister à la révélation des mystères de l’enfantement poétique, au développement et à l’élargissement régulier d’une nature privilégiée. Une sympathique familiarité s’établit entre le poète et son juge, et ce dernier arrive peu à peu à cette fraternité intellectuelle qui permet de faire entendre les sentences d’un ami d’autant plus sévère qu’il est devenu plus intime.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir, en méditant l’œuvre de Louis Bouilhet, rencontré exactement toute la vérité, ce trésor merveilleux si difficile à trouver tout entier. Mais n’aurions-nous rencontré que quelques parcelles de la vérité, que nous serions encore heureux de les avoir recueillies. Nous nous contenterons de ce résultat. D’autres seraient peut-être plus difficiles à satisfaire. L’esprit humain n’a jamais été si inventif que de nos jours. — Les savants font merveille avec leurs découvertes, mais certains littérateurs n’ont rien à leur envier. Sous le prétexte d’arriver à la vérité complète, on a inventé récemment ce qu’un maître de la critique a appelé « la littérature indiscrète » qui spécule le plus souvent sur « les curiosités profanes ou l’indifférence avide de scandale. »[1] La tombe s’est-elle à peine ouverte pour un mort illustre, que sa correspondance est activement recherchée. Les larmes sont encore dans les yeux des siens, les affections qu’il a su se concilier sont encore saignantes du coup qu’elles ont reçu, son nom n’évoque point encore l’idée d’un souvenir, tant il est vivant dans l’esprit de chacun, qu’importe ! Sa vie privée est scrutée sans pudeur et sans scrupules, ses lettres sont livrées à la publicité sans choix et sans vergogne, sous le prétexte de faciliter la tâche de la critique. Si bien que les morts « rachèteraient la publication de leurs lettres à prix d’or. »[2]

Sans doute, la publication et l’étude des mémoires et de la correspondance de ceux qui ont laissé quelque trace de leur passage dans l’histoire des peuples, dans les Sciences, les Lettres ou les Arts, peut contribuer à donner plus de justesse à nos jugements, mais est-il besoin de connaître, pour ainsi dire, jour par jour, la vie privée d’un homme pour le bien juger, alors que cet homme n’a jamais été qu’un artiste ? Est-il besoin, en tout cas, de tant de hâte dans la divulgation de toute une vie, au risque de froisser bien des intérêts et de révéler certaines faiblesses qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre ? J’admire le vieux Caton, ce type original du caractère romain, avec son esprit positif et caustique, avec sa rudesse et sa ténacité dans son attachement aux institutions de son pays ; que m’importe qu’il ait mouillé de vin sa vertu ?[3]

… Narratur et prisci Catonis
Sœpe mero maduisse virtus… ![4]

Sainte-Beuve qui a quelque peu contribué involontairement à l’éclosion de la littérature indiscrète et qui en été la première et la plus déplorable victime[5], Sainte-Beuve a dit : « Voyons les hommes par l’endroit et par l’envers. Sachons ce que leur morale pratique confère ou retire d’autorité aux doctrines que célèbre et professe avec éclat leur talent… » Mais il ajoute : « … quand je dis de ne pas masquer l’homme, ce n’est pas que j’aie la grossièreté de vouloir qu’on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu’on présenterait plus agréablement sous un léger voile… »

Sans ce voile, on arrive insensiblement à la diffamation posthume et au scandale. Ce voile ne manquera point par notre faute au poète que nous proposons d’étudier, si tant est que certaines particularités de sa vie puissent en avoir besoin. Qu’on ne recherche donc point ici de ces indiscrétions qui affriandent la foule railleuse et bruyante et piquent sa curiosité ; on ne les trouverait point. J’entends encore Gustave Flaubert me dire précisément à propos de Louis Bouilhet : « Je n’aime point ce genre de critique qui fouille dans la vie privée des gens sous le prétexte d’y trouver le sens de leurs ouvrages et le secret de la tournure plus ou moins originale de leur talent… » L. Bouilhet vécut surtout d’une vie intérieure intense sur laquelle les hasards de la vie de chaque jour n’eurent que peu d’influence, d’une vie intellectuelle dont les événements ne sauraient être le commentaire. Sans prétentions, sans pose, d’une nature essentiellement poétique, il semblait fouler aux pieds les vicissitudes de l’existence sociale, les épreuves et les chagrins, et oublier les fatigues pour s’élever sans cesse plus haut vers l’idéal qu’il poursuivait. Sa poésie, quelque peu païenne et amoureuse de la forme, est restée toujours sereine, et n’a reflété que par exception les ombres qui passaient sur son front. Chez un pareil écrivain, il n’y a point, comme l’exige souvent avec raison certaine école critique, à rechercher l’influence du milieu, de la race, et du moment. Il n’y a point non plus à rassembler et à étudier la correspondance qu’il a pu laisser. Nous nous contenterons d’esquisser rapidement sa vie à la fois si simple et si bien remplie par le travail.



  1. M. Cuvillier-Fleury
  2. M. Cuvillier-Fleury.
  3. idem.
  4. Horace.
  5. Sainte-Beuve et ses inconnues, par M. Paul Pons, Ollendorf, Paris 1879.

    La confession de Sainte-Beuve, par M. L. Nicolardot, un volume in-18. Paris, Rouveyre et Blond.