Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Livres anciens 3.

Slatkine reprints (p. 114-124).

LES MANUSCRITS LEGRAND


Note sur les Manuscrits Legrand, après un premier examen encore très superficiel.

Bibliographie :

1. — Charles Monselet. — Article dans l’Événement. 1879.

2. — Catalogue Th. Belin, no 28. Août-sept. 1879 no 3143.

3. — Intermédiaire. 1879, col. 544-575.

4. — F. Drujon. — Livres à clef. 1888. t. I. p. 572 (les, no 2, 3. 4 reproduisent l’article de Monselet, qui a précédé le catalogue).

Auteur.

Henry Alexandre Alphonse Legrand, architecte, — né le 25 novembre 1814 à Beauvais, faubourg Saint-Quentin.

Fils de Pierre Urbain Legrand, maçon.

La date de sa mort ne m’est pas connue. Belin avait acheté les manuscrits à un bibliophile nommé Dècle, 38, rue Condorcet.

Manuscrits. I. Leur aspect. — 45 volumes veau bleu ; fers spéciaux cryptographiques sur le dos.

Contenant environ 20.000 pages cryptographiques, et plus de 1.000 vignettes romantiques, encadrements, ornements, en-têtes, culs-de-lampe, gouaches hors-texte, etc.

II. Leurs chiffres.

Deux chiffres distincts, l’un inspiré de l’alphabet arabe, l’autre de l’écriture sanscrite. — Le premier se compose de 352 caractères différents ; l’autre n’en a qu’une centaine.

En outre, trente caractères imités de l’alphabet grec, pour les chiffres représentant des nombres (1, 2, 3, etc.)

L’auteur avait pris des précautions innombrables pour que son chiffre ne pût jamais être découvert ; et, de fait, il est resté lettre morte pendant 28 ans, quoique depuis 1879 on l’ait présenté à diverses reprises aux orientalistes de l’École spéciale et de l’Acad. des Inscriptions. — Chaque page susceptible d’attirer l’attention du déchiffreur est protégée par des pièges de toute sorte. C’est ainsi que la plupart des volumes ont deux titres, l’un en clair et l’autre en chiffres ; mais le titre en clair ne donne aucune idée de ce que contient le tome et il ne traduit nullement le titre chiffré. Le texte est alternativement français et espagnol et quelquefois anglais, avec des rubriques en allemand et en italien. Sous une apparence de régularité et même de calligraphie, les mots se dirigent vers le haut, vers le bas, vers la droite, vers la gauche, peu importe. Parfois, par une singularité dont je ne connais pas d’autre exemple, les mots se suivent de gauche à droite et les lettres de chaque mot vont en sens inverse.

Mais bien qu’admirablement conçues pour empêcher la découverte du chiffre, toutes ces complexités s’évanouissent dès que le chiffre est trouvé. On arrive sans peine à lire cette cryptographie à livre ouvert, et à la dicter plus vite que le copiste ne peut l’écrire. Pour l’initié ce ne sont pas des manuscrits difficiles.

III. Ce qu’ils contiennent.

Sur la 1re page on lit en hiéroglyphes :

« Histoire des Femmes que j’ai connues. »

Legrand a vingt ans (1835) lorsqu’il invente son chiffre et commence ses manuscrits. Il en a 50 (1865) à la fin du dernier volume.

Après avoir eu avec une jeune fille de Beauvais, une aventure amoureuse qui fait le sujet du tome Ier, H.-L. arrive à Paris, avec une modeste pension de 1800 francs par an pour faire ses études d’architecte, et il y reste dix ans, de 1835 à 1844.

Là, il joue, non les Casanova, mais les Balzac. Ce qu’il apprend surtout, c’est l’art de dîner en ville et de dépenser le peu qu’il touche, en habits, chapeaux, gants et hottes. Peu d’aventures, mais durables ; et, heureusement pour nous, très intéressantes.

C’est un grand jeune homme blond, aimé des dames très brunes, auxquelles il sait inspirer, en outre, de l’admiration parce qu’il est artiste et de l’obéissance parce qu’il est spirite.

Il devient l’amant d’une jeune fille de 16 ans, héritière d’un des plus grands noms de France, qui reste sa maîtresse pendant neuf ans à l’insu de son père et avec la simple complicité d’une bonne. Lorsqu’elle a 19 ans, il l’épouse secrètement à l’église des Petits-Pères un matin de juillet. Elle lui écrit sans cesse des lettres délicieuses, sans aucune prudence ni réserve, sachant qu’il les brûle toutes, après les avoir recopiées en caractères indéchiffrables dont le secret doit mourir avec lui. — Elle lui donne tout, même la correspondance des autres, même les secrets de ses amies, même son propre journal intime. Que lui importe ? le chiffre de son amant, c’est le secret de la tombe.

En même temps, H.-L. avait pris un ascendant extraordinaire sur un groupe de dames appartenant au même milieu, c’est-à-dire à la plus haute société de l’époque. Quatre jeunes Espagnoles (dont une jeune fille) exilées à Paris pendant la guerre carliste, forment avec cinq Françaises (dont deux jeunes filles) une petite société d’amour… où les messieurs ne sont pas admis. Après deux années de ce sport en chambre (un hôtel spécial entre cour et jardin est affecté à leurs réunions) elles décident à l’unanimité d’admettre un amant, un seul pour elles neuf. Un seul, mais qui soit discret. Et qui pourraient-elles choisir qui leur offrît plus de garanties que ce jeune homme assez mystérieux pour écrire ses mémoires en hiéroglyphes ? — Cette aventure-là durera 25 ans (1840-1865).

Mais dans l’intervalle il s’est passé des événements. La jeune fille aux lettres ne demandait qu’à se faire enlever, après neuf ans de rendez-vous clandestins. H.-L. refuse, et dans un moment de folie il va demander officiellement sa main à son père. — Le père, qui a pour nom X… (imaginez Montmorency, Talleyrand, Bauffemont, Uzès…) n’accepte pas l’alliance du maçon Legrand et cette démarche insensée met fin non seulement aux espérances mais aux réalités.

H.-L. se marie alors en Espagne, épouse Mlle C. P. de M…, fille adultérine de Lord Clarendon qui reconnaît implicitement sa paternité, en servant une pension à la mère (1846).

Mariage malheureux.

Nouvelles intrigues sous l’Empire ; intrigues politiques auxquelles sont mêlés les membres du Cercle féminin ci-dessus décrit, avec Mme de Castiglione, Mme Walewska, l’Impératrice, etc., etc. Je n’ai presque rien lu dans les trente derniers volumes, que juste ce qu’il fallait pour avoir une idée des situations.

Bref, les manuscrits contiennent quatre séries de pièces :

1° Récits ou Mémoires, par H.-L. — 3 vol. seulement (1835-1838).

2° Premières séries de lettres et pièces diverses. — environ 1.000 pièces.

3° Grande série de lettres, qui sont pour la plupart, comme les précédentes, des « lettres à brûler » — 9.395 pièces numérotées.

4° Documents annexes, pièces d’identité, passeports avec signalements, actes d’état civil, etc., etc., etc., 528 pièces.

Soit, au total, environ 10.400 lettres et 528 autres documents formant :

  39 volumes documentaires (1835-1865),
plus 3 volumes de récits (1835-1838),
 et 3 volumes perdus (1865-1865).

P.-S. — Chaque lettre est suivie d’un petit commentaire donnant entre autres détails la description minutieuse de l’autographe : papier, pliage, enveloppe, adresse, timbre de départ, timbre d’arrivée, timbre mobile, cire et cachet. — On ne décrirait pas autrement une charte du IXe siècle.

Un grand nombre d’entre elles sont du caractère le plus licencieux ; surtout celles qui émanent du « Cercle » ; et s’il fallait nommer les personnes qui composaient ce Cercle c’est dans la collection du Gotha qu’on retrouverait leurs fiches, et celles de leurs descendants. — Inutile d’ajouter que si les correspondantes parlent librement d’elles-mêmes, elles se gênent encore moins à l’égard d’autrui. Toute la chronique scandaleuse des règnes de Louis-Philippe, Isabelle II et Napoléon III est là-dedans.


NOTES SUPPLÉMENTAIRES

Page l

Le dictionnaire de Drujon est consacré aux Livres à clef, c’est-à-dire aux ouvrages de toute sorte où les noms des héros se dissimulent sous des pseudonymes. L’article sur Legrand est une exception dans ce dictionnaire où il n’est presque pas question de cryptographie. Remplacez donc « cryptographies », par « énigmes littéraires » ou quelque chose d’approchant.


Page 2

Les deux chiffres comprennent environ 500 caractères différents.

Comme exemple du soin que prenait Legrand pour dérouter les cryptographes on peut citer ceci :

Un des volumes est la copie d’un journal intime (féminin). Chaque page commence naturellement par le nom d’un des jours de la semaine, écrit en monogramme chiffré. En examinant ce volume, un chercheur aurait pu constater que les mêmes monogrammes se reproduisaient de sept en sept et toujours dans le même ordre. C’eût été découvrir sans peine la clef du chiffre puisque 7 est le nombre essentiellement hebdomadaire. Legrand a déjoué le calcul. Il a écrit les jours de la semaine en cinq langues : Dimanche, Monday, Dienstag, Mercoledi, Jueves, Vendredi, Saturday, Sonntag, Lunedi, Martes, Mercredi, Thursday, etc. Les mêmes mots ne se reproduisent ainsi que toutes les 35 pages, chiffre qui ne correspond à rien dans l’ordre du calendrier.

Des précautions analogues mais infiniment variées ont été prises sans exception pour toutes les pages qui pouvaient attirer l’attention du cryptographe. M. Desmoulin a dit que le chiffre avait été trouvé grâce à un plan de Naples qui portait un titre. Si cela était, les manuscrits auraient livré leur secret depuis longtemps. Il s’agit en réalité d’un plan fragmentaire représentant un quartier de la ville ; et le mot « Naples » se trouvait écrit en un monogramme imperceptible (3 millimètres de long), non pas à la place du titre, mais dans le coin du cadre où le géographe inscrit ordinairement sa signature.


Page 3

Legrand est complètement oublié à Beauvais. Si l’on a cru un instant qu’il avait pu ne pas exister c’est après avoir constaté que son nom était inconnu à la Mairie, à la Bibliothèque, à la Société Académique de l’Oise et que le plus ancien architecte beauvaisien ne se rappelait avoir eu aucun confrère du nom de Legrand. — Utile à dire si l’on raconte la fausse hypothèse mystification.


Page 4

La jeune fille rencontrée aux Tuileries est fille d’un pair de France (orléaniste ardent). J. f. très romanesque. Elle s’éprend du jeune architecte pour un mot qu’il lui dit à la dérobée, elle lui écrit soixante lettres charmantes et, un an après, devient sa maîtresse, secrètement, mais fidèlement.

C’est elle qui a laissé copier par Legrand le « Journal intime » dont il est question plus haut. Ce journal paraît être[1] un des documents les plus curieux qui nous aient été conservés par les manuscrits de l’architecte. On y trouve de tout ; Mlle de X… passe sa vie à la cour ; elle s’intéresse passionnément aux intrigues politiques, à la chronique scandaleuse de la ville. Inutile de citer des noms : tout Paris y est nommé. Ces mémoires au jour le jour ne pourront pas être publiés in-extenso, d’autant qu’ils contiennent, et presque à chaque page, des confessions personnelles qui passent de loin celles que Goncourt a prêtées à sa jeune héroïne Chérie. Mais on en tirera des morceaux historiques d’un intérêt capital. Parmi les fragments déchiffrés jusqu’ici, on peut citer une scène dramatique entre Louis-Philippe et la duchesse d’Orléans accusant son beau-frère Nemours de ne briguer contre elle la régence future que pour détrôner le comte de Paris avant sa majorité. — « Tragédie pour tragédie », répond le roi, « j’aime mieux que mon petit-fils soit détrôné par Nemours que par une Convention ».

Pour donner quelque idée de l’intimité dans laquelle Mlle de X… était reçue à la Cour, elle va jusqu’à partager le lit de la princesse Clémentine, son amie d’enfance. Elle reçoit des étrennes de toute la famille royale et elle lui en fait. Un premier de l’an, elle offre à la duchesse de Nemours un poignard oriental damasquiné d’or. Le duc, un peu surpris par ce cadeau belliqueux, demande en souriant :

« Est-ce pour me tuer ?

— Oui, Monseigneur, si jamais vous devenez infidèle à une aussi charmante femme. »

La duchesse jette ses bras au cou de son mari et répond à la jeune fille :

« Il ne le sera PLUS ». Le duc lui rend son baiser.

Scène touchante qui n’eut pas de lendemain. Quelques jours plus tard, Mlle de X… note malicieusement qu’on vient de découvrir, aux Tuileries, le duc de Nemours dans une armoire avec une dame qui n’était pas la duchesse. Mais le poignard damasquiné d’or ne vengea pas l’épouse trompée.

On trouve encore dans les mss. des détails inédits sur la vie privée de Lamartine, sur celle de Victor Hugo, sur la vieillesse de Châteaubriand, etc.

D’autres volumes contiennent, sous forme de lettres, une chronique de la cour d’Espagne ne le cède en rien à celle de Paris. Amours du Maréchal S… avec la Reine Isabelle alors âgée de 15 ans. Mariage de Narvaez, duc de Valence, avec Mlle de Tascher de la Pagerie. Intrigues carlistes, Internement de don Carlos à Bourges, etc., etc. Détails inédits sur tout cela.

— Noter que les correspondantes de Legrand savaient parfaitement que Legrand recopiait leurs lettres, mais elles considéraient son écriture secrète comme absolument indéchiffrable pour tout autre que lui. Et cette copie même était pour elles la preuve que l’autographe était brûlé.

Noter surtout qu’ON N’A PAS DÉCHIFFRÉ LA 100e PARTIE des manuscrits[2] et que rien ne peut faire prévoir ce qu’on y lira par la suite. puisqu’il est impossible de « parcourir » une page de cryptographie. — À raison de dix pages par jour, le déchiffrement total durerait plus de sept ans.

  1. On n’en a déchiffré encore qu’une faible partie.
  2. Les pages qui ont été lues appartiennent presque toutes à la période 1837-1846. De 1846 à 1865, à part quelques noms propres, le texte est complètement inconnu.