Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Théâtre 3
CENDRELUNE
en deux actes et trois tableaux.
Acte I
(Un village à la lisière d’un bois. — Paysage de neige. — Église au fond. Maisons. Forêt.)
C’est le jour de Noël. Une femme du village dispose des branches de pin aux portes de l’église en chantant un Noël. On entend un cri : une petite fille pauvrement vêtue, Cendrelune (13 ans) sort d’une des maisons, et en réponse aux questions de Marie-Jeanne, elle se plaint de sa vie malheureuse. Orpheline, auprès d’une belle-mère qui la bat et l’oblige aux plus durs travaux, elle ne connaît aucun des plaisirs de son âge ; elle n’a jamais eu même la liberté d’aller se promener dans la forêt, où elle entend parfois des voix merveilleuses, qui l’attirent invinciblement. Marie-Jeanne, effrayée, lui recommande de ne jamais écouter ces voix, et lui dit que dans cette forêt il existe une Dame Verte dont les mères ne parlent qu’en tremblant, car elle attire dans son parc enchanté des petits enfants qu’on ne revoit plus.
Les portes de l’église s’ouvrent pour le service divin. La foule entre dans l’enceinte et tandis qu’à l’intérieur on chante une messe à quatre voix, Cendrelune, restée sur le seuil, adresse une prière fervente aux deux saintes du portail : sainte Agnès et sainte Marguerite. — Puis elle entre à son tour.
Appels mystérieux dans la forêt. Une à une, mais rapidement, les Petites Filles Enchantées paraissent entre les arbres et descendent sur la scène. L’une d’elles, Perséphone, qui semble les diriger, leur dit que la Dame Verte l’a chargée de ravir Cendrelune. Celle-ci, qui est la fille de la Dame Verte, lui a été enlevée tout enfant, et elle ne pourra entrer au Parc Enchanté que si elle revient de son plein gré, et sans savoir de qui elle est née. Perséphone demande à ses compagnes de répandre le sommeil sur la maison de la marâtre afin d’empêcher qu’elles ne soient poursuivies si Cendrelune se laisse entraîner. (Ballet.) Elles disparaissent au moment où les chants d’église se terminent. Sortie de la foule. Perséphone est restée en scène.
Cendrelune sort la dernière. Elle est abordée par Perséphone, qui lui offre des fleurs. Elle s’étonne, montre la forêt couverte de neige et demande où ces fleurs ont pu croître… Longue scène de séduction ; Cendrelune est sur le point de suivre l’inconnue, quand tout à coup les statues des saintes s’animent ; les saintes apparaissent à Cendrelune et lui parlent pour la retenir. En même temps, les appels mystérieux se font entendre de nouveau dans la forêt ; Cendrelune profondément troublée hésite entre les deux influences en lutte, mais, sur un nouveau chant des saintes, elle se laisse tomber à genoux devant elles. Perséphone déchire ses fleurs et s’enfuit.
Les saintes sont redevenues statues. Cendrelune restée seule regrette subitement de n’avoir pas cédé. Elle court vers la forêt. Elle appelle… Silence. Entre Marie-Jeanne. Cendrelune se jette à son cou, la supplie de la conduire au bois. Marie-Jeanne refuse d’abord, appelle la marâtre, qui, endormie, ne répond pas. Puis, en voyant Cendrelune décidée à partir seule, elle se résigne à l’accompagner, au moins pour la protéger, et toutes deux entrent sous les arbres. — (Cette scène est courte et rapide).
Acte II
Entrent Cendrelune et Marie-Jeanne. Elles sont perdues. La neige tombe. Cendrelune a faim et froid ; elle se met à pleurer. Marie-Jeanne lui couvre les épaules de son fichu, la console de son mieux, s’accuse de l’avoir laissée faire… Le jour baisse peu à peu, et soudain Cendrelune entend de nouveau les « appels » merveilleux, qui se rapprochent et se multiplient. Elle s’élance vers l’endroit d’où ils viennent : Perséphone paraît.
Perséphone, vêtue cette fois splendidement, tient dans sa jupe des cerises, des fraises et des grappes de raisin. La neige a cessé. Clair de lune. Toutes les Petites Filles Enchantées paraissent, portant d’autres fruits, et dansent une ronde gaie autour de Marie-Jeanne tombée à genoux, qui reste dans cette position, tandis que toute la troupe emmenant Cendrelune, s’enfuit. (Perséphone, d’un geste, a indiqué à Marie-Jeanne le chemin à suivre pour s’en retourner).
(Une autre partie de la forêt Arbres sous la neige, à droite et à gauche. Tout le fond du décor est occupé par l’entrée du parc enchanté : arbres verts, fleurs énormes, ruisseaux, etc. Ciel très bleu sur le parc).
La scène est vide. Chœur invisible des Petites Filles. Perséphone et Cendrelune entrent les premières se tenant par la main, suivies de tout le cortège. Extase et joie de Cendrelune au sortir de l’hiver de la forêt, devant le printemps du parc. Elle se jette dans les bras de Perséphone et l’embrasse sans pouvoir la remercier. Puis toutes deux s’avancent vers le jardin.
Mais soudain, devant un buisson de fleurs blanches, sainte Agnès et sainte Marguerite apparaissent de nouveau, sous la même auréole. Elles rappellent à Cendrelune sa prière du matin, sa communion, sa première victoire contre la tentation, et lui font espérer, en échange du bonheur qui l’attend, les joies incomparables du Paradis. Cendrelune s’arrête indécise, tandis que l’apparition s’efface. (Pendant cette scène, Perséphone, par trois fois, à l’entrée du parc, appelle la Dame Verte).
Une branche chargée de fleurs rouges s’élève et découvre la Dame Verte, debout au bord de l’eau. Elle parle, et Cendrelune peu à peu s’approche d’elle. Elle, lui dit que ce lieu est le seul Paradis ; dès l’instant où elle y sera entrée, Cendrelune deviendra immortelle ; mais pour en être digne, il faut tout oublier, et la Dame Verte exige de Cendrelune cette parole : « Je t’aime comme ma mère et plus que ma mère. » Cendrelune éclate en sanglots et refuse. Elle était si petite quand sa mère est morte, qu’elle ne se rappelle plus son visage ; elle se rappelle seulement qu’elle l’aimait plus que tout ; un Paradis où elle n’est pas ne peut être le vrai Paradis… « Le soir, ma mère se penchait sur mon lit, elle me berçait, elle chantait. » Alors la Dame Verte se penche vers Cendrelune et chante très doucement une chanson que l’enfant, tremblante d’émotion, reconnaît. Cendrelune relève la tête, comprend qui lui parle, qui l’a appelée, qui l’a sauvée, elle s’écrie : « Maman ! » et sa mère, la portant dans les bras, lui fait passer le seuil du Parc tandis que le Chœur des Enfants Enchantés se mêle aux voix des deux saintes qui pleurent son âme perdue.
DE
CENDRELUNE
transcription de l’autographe de la lettre de
Pierre Louÿs à Claude Debussy
10 rue Gustave Doré
E. V.
Mon cher Claude.
Je n’ai rien fait de la soirée et j’ai passé tout mon temps à ruminer Cendrelune. — Sais-tu que c’est très mauvais ? Et que ça n’intéressera personne ? Ou alors si je l’écris franchement et d’une façon intéressante, cela révoltera la majorité ? En somme le sujet est devenu la lutte de deux religions autour d’une malheureuse petite paysanne qui finit par lâcher l’Église pour le temple de Dêmêtêr. (!!) Je crois qu’on pourrait en faire un livre mais mettre cela au théâtre en 1895, il n’y a pas moyen. Cela paraîtra pédant, inutile et ennuyeux. Un sujet comme celui-là a besoin de 75 paragraphes d’explication que nous ne pouvons pas faire réciter par les personnages. C’est une légende qui ne rentre dans aucun cadre, comprends-tu ?
Il me semble que si tu veux faire autre chose que Pélléas, nous devrions prendre un thème connu que je rajeunirais le mieux possible et qui ne dérouterait pas les gens. (Mon idée de derrière la tête ce serait de te faire faire un Faust, mais tu ne voudras sans doute pas.) Veux-tu une Psyché, le conte le plus dramatique et le plus charmant qu’il y ait ? Ariane serait trop grand opéra ; mais il y en a d’autres. Comme ces sujets-là sont fixes, il suffirait d’une soirée pour en faire le scénario. Toute l’originalité serait dans les paroles. Crois bien que ce serait assez.
Nous en parlerons ensemble.
Cette lettre ne veut pas dire du tout que si tu tiens quand même à Cendrelune, je ne la ferais pas. Mais réfléchis, — dans ton intérêt, comme disent les oncles.