Lorely. Souvenirs d’Allemagne/Rhin et Flandre

D. Giraud et J. Dagneau (p. 271-298).


RHIN ET FLANDRE.

I. — Le Rhin.

J’ai mis le pied une fois encore sur le Steamboat du Rhin. — C’est toujours la Lorely qui m’appelle. À partir de Mayence, lorsqu’on voit décroître et plonger les six tours derrière les bois et les montagnes que traverse le Mein, qui vient apporter ses eaux paisibles au grand fleuve ; lorsqu’on a vu l’immense dùme, et tout ce bel édifice en pierre rouge disparaître sous les derniers versants du Taunus, — on s’engage dans une sorte de rue obscure que bordent, comme de gigantesques maisons, les vieux châteaux qu’ont détruits tour à tour Barberousse et Turenne. Goëtz de Berlichingen fut le Don Quichotte de cette chevalerie, abritée dans les tours rougeâtres et dans l’ombre des forêts de pins toujours vertes qui montent jusqu’au pied des murs.

La vigne étend ses longues lignes vertes sur les coteaux inférieurs, et de temps en temps les vieilles villes commerçantes du moyen âge sont indiquées par le coup de cloche du bateau.

Près de Bieberich, à droite, j’ai vu le pèlerinage des fidèles du dernier Bourbon légitime. — C’est plus tard, à gauche, Coblentz avec son monument de Hoche, qui appartient au Rhin, comme celui de Kléber, près Strasbourg. La ville est bien une ville d’émigrés, une petite Provence politique comprise dans l’angle que forment le Rhin et la Moselle, sa sœur rivale.

Le vin de Moselle ne se conserve pas dans d’immenses tonnes, comme celles d’Heidelberg et d’autres lieux ; mais certains crus rivalisent avec les meilleurs des coteaux du Rhin, — en exceptant toujours ceux du Johannisberg, lesquels justifient les honneurs que l’on a rendus à la famille de Metternich, dans la cathédrale de Mayence.

La nuit vient. On se lasse peu à peu d’admirer au clair de lune cette double série de montagnes vertes que la brume argente.

La cajute est garnie suffisamment de tabourets en forme d’X. La question pour chaque voyageur est d’en amasser au moins trois avec lesquels on se fait un lit dont l’oreiller est formé par les coussins du divan qui règne autour de la salle. J’ai dormi ainsi à deux pieds d’une charmante comtesse qui venait de rendre au prétendant l’hommage dû par ses ancêtres. Elle a ouvert ses beaux yeux le matin, — ne sentant plus la secousse des machines qui avait bercé son sommeil, a passé ses mains dans ses cheveux dénoués et a dit : « Où sommes-nous ? » — Cela pouvait s’adresser au voisin de gauche, mais il dormait profondément. J’ai répondu, connaissant les lieux et l’heure. « Madame la comtesse, nous arrivons à Cologne. » Un sourire de dents blanches, accompagné d’un Ah ! modulé, m’a payé de cette réponse qui n’était que bien naturelle.

II. — De Cologne à Liége.

J’ai un bonheur singulier pour me trouver dans les pays au moment des fêtes. Cologne respirait la joie. On fêtait la Vierge d’août, et tous les quartiers catholiques, qui forment la majorité dans cette ville, étaient en kermesse avec des bannières flottant au vent, des guirlandes à toutes les fenêtres, des branches de chêne formant une épaisse litière sur le pavé des rues. Des processions triomphales se dirigeaient vers les églises et surtout vers la cathédrale, dont l’abside terminée est livrée au culte, tandis que le transept, encombré de matériaux et de charpentes, coupe en deux, par l’absence de ses constructions, les portions plus avancées. Les énormes grues qui dominent le chevet de l’église rappellent ces mots de Virgile :


           ………Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes, æquataque machina cœlo.


Cette église est l’image de la constitution allemande, qui n’est pas près non plus de se voir terminée, malgré tous les soins qu’y apportent les peuples et les princes.

Comme commerce, on peut avouer que Cologne abuse du nom de Farina. Tout un quartier est occupé par ces marchands d’eau de toilette. On peut aller voir Deutz, le faubourg, au bout du grand pont de bateaux, faire de petites excursions à Dusseldorf, la ville des artistes, à Bonn, la ville des étudiants ; — les vapeurs et le chemin de fer vous conduisent, en une heure, à l’une ou à l’autre. Les gens pressés jettent un dernier coup d’œil aux tours qui regardent le fleuve aux vertes promenades, situées au sud de la ville, et le chemin de fer du Nord, les mène, en trois heures, à la station d’Aachen, que nous appelons Aix-la-Chapelle.

On connaît ce vieux séjour de Charlemagne, le lac voisin où il jeta son anneau, l’église byzantine où sa tête incrustée d’or, son bras gigantesque et ses ornements impériaux sont montrés aux fidèles à certaines fêtes de l’année. La ville est au reste toute classique et presque neuve, avec de grandes rues, où l’ombre n’existe guère et cette belle place devant le casino des bains où coule la fontaine chaude. Chacun peut descendre dans la crypte et s’y faire servir, gratis, une verre d’eau minérale que distingue un goût prononcé d’œufs pourris. Trois heures après vous quittez le duché du Rhin, en saluant les braves soldats de la Prusse, vêtus en Romains du Nord, avec des casques à pointes qu’on voit étinceler de loin. On traverse douze tunnels, espacés par de fraîches vallées où serpente un ruisseau paisible qui se plaint doucement dans les cailloux. On a laissé Spa sur la gauche, Verviers sur la droite ; — la ville de Liége apparaît du Coud de sa vallée, côtoyée par la Meuse qui se découpe entre les montagnes et la forêt des Ardennes, comme un long serpent argenté.

J’ai quitté le Rhin en infidèle, mais en infidèle reconnaissant. J’aurais pu gagner la Hollande en prenant les bateaux de Dusseldorf ; — on m’a dit que les rives s’aplatissaient au-delà de cette ville, que les bords marneux et sablonneux ne présentaient plus ces beautés solennelles qu’on n’admire pleinement que de Mayence à Cologne. J’ai cédé alors au désir de traverser la Flandre septentrionale et le Brabant, et je ne suis point fâché, certes, de m’arrêter à Liége pour un jour.

III. — Liége.

Allons vite au plus pressé, c’est-à-dire au plus beau.

La cour du palais de justice de Liége est un vaste carré long, entouré de magnifiques galeries aux colonnes de granit sculptées ; les voûtes et les murs sont en brique rouge, sur laquelle se détache la colonnade noire et polie, ce qui rappelle certains palais de Venise. Des boutiques et des étalages garnissent partout les galeries à l’intérieur, comme dans tous les palais de justice du monde. L’extérieur, du côté de la place, ne répond pas à ces magnificences : c’est l’aspect d’un hôpital ou d’une caserne, et pourtant c’est le plus bel édifice de Liége. Il en est de même à peu près des églises, le dehors en est peu remarquable, et trois ou quatre d’entre elles offrent des intérieurs merveilleux. Je ne me hasarderai pas à les décrire après tant d’autres voyageurs, après Dumas surtout, qui traversa Liége il y a quelques années.

Les habitants de cette bonne cité ne peuvent pardonner à Dumas d’avoir prétendu qu’on ne peut y trouver à dîner qu’à une certaine heure du milieu de la journée, où ces peuples ont l’habitude de prendre leur nourriture ; secondement, que le pain y est inconnu, et qu’on n’y mange que du gâteau et du pain d’épice ; ensuite, que les Wallons, habitants de la province de Liége, ne peuvent souffrir leurs compatriotes les Brabançons ; enfin, que les draps de lit sont étroits comme des serviettes, les couvertures à l’avenant, et qu’un Français ne peut demeurer couvert dix minutes dans un lit liégeois. Il y a pourtant beaucoup de vrai dans ces quatre remarques d’Alexandre Dumas.

Seulement il aurait pu généraliser son observation pour une grande partie de la Belgique et ménager davantage ces braves Wallons, qui sont pour ainsi dire nos compatriotes, tandis que les Flamands se rapprochent beaucoup plus de la race des peuples du Nord. C’est une chose, en effet, qui frappe vivement le voyageur, qu’à sept ou huit lieues de la frontière prussienne on rencontre toute une province où le français se parle beaucoup mieux que dans la plupart des nôtres ; le patois wallon n’est lui-même qu’un français corrompu qui ressemble au picard, tandis que le flamand est une langue de souche germanique.

La journée était superbe, et j’ai pu monter à la citadelle pour juger la ville d’un seul coup d’œil. Une longue rue de faubourg, qui commence derrière le palais de justice, conduit jusqu’aux remparts d’où l’on découvre toute la vallée de la Meuse. Liége s’étale magnifiquement sur les deux rives avec ses quartiers neufs à droite, et ses vieilles maisons aux toits dentelés à gauche de la citadelle et sur l’autre rive du fleuve ; plusieurs églises, et notamment Saint-Thomas, appartiennent à cette architecture carlovingienne qu’on admire à Aix-la-Chapelle, à Cologne et dans toutes les villes du Rhin. La Meuse est large à peu près comme la Seine et se perd à l’horizon en détours lumineux ; la forêt des Ardennes garnit le flanc des collines les plus éloignées, et la vue s’anime encore dans la campagne des vieilles ruines de tours et de châteaux, si fréquentes dans ce pays.

Quant à la citadelle, d’où l’on jouit de ce beau spectacle, elle appartient à ce genre de forteresses tellement imprenables, qu’elles sont invisibles. Aucun touriste n’a jamais su trouver la citadelle d’Anvers, à moins de s’y faire conduire ; mais il faudrait du malheur pour ne pas rencontrer celle de Liége, située au sommet d’une montagne. Eh bien ! du rempart où j’étais tout à l’heure, et qui présente l’aspect d’un simple coteau, il faut descendre encore par une foule de sentiers obliques pour arriver par une porte masquée dans l’intérieur de la place, enfoncée dans la montagne comme la gorge du Vésuve.

Les citadelles qu’on bâtissait avant Vauban étaient beaucoup moins terribles, mais plus favorables au coup d’œil. On sait ce qui arriva à celle de Liége, lorsqu’elle dominait la vallée avec des tours majestueuses et de beaux remparts crénelés. Les bourgeois invitèrent un jour toute la garnison aux noces de la fille d’un de leurs bourgmestres, qu’on appelait la belle Aigletine. On était alors en pleine paix, et nul n’avait de méfiance. Pendant la nuit d’un bal où les belles Liégeoises déployaient leurs séductions dans un but patriotique, tous les ouvriers de la ville réunis parvinrent à démolir le fort de fond en comble, de sorte que les soldats, en y retournant au point du jour, trouvèrent la montagne nue comme la main. Le fort actuel défie toute tentative pareille ; il faudrait non pas le démolir, mais le combler.

Il est une heure, et je me hâte de descendre vers la ville, suffisamment averti que plus tard il serait impossible d’y dîner convenablement. Les tables d’hôte sont d’ailleurs excellentes ; le vin ordinaire coûte trois francs la bouteille comme dans toute la Belgique ; quant à la bière, à Liége, elle cesse d’être forte ; c’est une bière brune qui ressemble à nos bières de Lyon. Le faro, le lambick, la bière même de Louvain sont considérés là comme des boissons étrangères. Quant au pain, on l’a dit fort justement, il n’y en a pas, et là se trouve réalisé le vœu de cette princesse qui disait : « Si le peuple n’a pas de pain, il faut lui donner du gâteau. »

Je me remets à dévider l’écheveau fort embrouillé des vieilles rues de la ville. C’est l’occupation la la plus amusante que puisse souhaiter un voyageur, et je plains sincèrement ceux qui se font conduire aux endroits curieux. Dans toute ville, les trois centres importants sont l’hôtel de ville, la cathédrale et le théâtre. Chacun de ces quartiers a, d’ordinaire, une physionomie spéciale ; mais, dans les villes anciennes, il faut chercher d’abord le quartier où se tiennent les halles ; là est le noyau, l’alluvion de trois siècles, la population caractéristique. Ce quartier, à Liége, doit à ses rues étroites et tortueuses plutôt qu’à la forme de ses maisons une couleur antique encore prononcée. Un carrefour triangulaire, où aboutissent sept ou huit rues, encombré de marchands, de foule et de voitures, rappelle tout à fait le premier décor de la Juive avec sa porte d’église à droite, à gauche une rue en escalier qui descend vers la Meuse, et au fond, une voie plus large qui conduit au pont des Arches, un vrai pont du moyen âge fortement cambré, et dont les piles énormes ont dû jadis porter des maisons. Il remonte, du reste, à 1100, quoique souvent réparé depuis. Du milieu de ce pont, la vue est magnifique de tous les côtés : les hauteurs de la citadelle et les coteaux qui fuient vers le midi, parés des dernières verdures de la saison, la Meuse qui se perd dans les noires Ardennes, les tours et les clochers de briques que le soleil rougit encore ; le faubourg d’outre-Meuse coupé par une autre rivière, l’Ourthe, qui y trace de joyeux îlots : puis, sur le quai de la rive gauche, un vaste emplacement où se tient la foire, où se presse la foule bariolée autour des étalages, des cirques et des bateleurs.

Ayant vu la ville des deux côtés du pont et de la citadelle, il ne m’était plus difficile de m’y reconnaître. — En redescendant la rue qui conduit au pont des Arches, on se trouve sur une place longue, plantée d’arbres, moitié boulevard, moitié marché, ornée au milieu de trois fontaines dans le goût de la renaissance, construites en forme de pavillon comme celle des Innocents. En face, à gauche, est l’hôtel de ville, qui n’a rien de remarquable, le seul du reste en Belgique qui ne soit pas un chef-d’œuvre d’architecture gothique. Cela suftit pour indiquer que Liège n’a jamais été une cité républicaine comme ses sœurs du pays de Brabant.

À cette longue place en succède immédiatement une autre plus carrée, où se trouve le palais de justice, dont nous avons déjà parlé. Ensuite vient kl troisième place, encore contiguë aux deux autres, plantée en quinconce et qu’on appelle la place Verte. Après quoi on arrive au théâtre, grand et lourd, bâti sur le modèle de l’Odéon, et dont mademoiselle Mars a posé la première pierre en 1818. Cela ne nous rajeunit pas.

De ce côté s’étend toute la ville neuve, aux larges rues bordées de trottoirs en bitume, aux boutiques parisiennes, offrant derrière leurs vitrages de cuivre et déglaces les étalages les plus splendides ; bien plus, un passage, le passage Lernonnier, qui ne fait plus l’envie et le désespoir de Bruxelles, depuis qu’on a ouvert dans cette ville les galeries de SaintHubert. Les rues voisines du passage sont brillantes ; il faut pénétrer assez loin encore, de ce côté, pour retrouver un fragment de l’antique Liège autour de la cathédrale consacrée à saint Paul. En descendant de nouveau vers la Meuse, on traverse un quartier presque entièrement en construction. J’aperçus au fond d’une place un de ces édifices modernes à colonnes, qui servent indifféremment, comme l’a remarqué Victor Hugo, de bourse, d’église, de palais, de temple, d’hôpital, etc. Une porte était ouverte, j’y pénétrai avec toute l’indiscrétion d’un flâneur. Une soixantaine de Liégeois s’y préparaient à l’élection d’un conseiller municipal. Quelqu’un m’ayant demandé si j’étais pour M. Lamaille, et si je votais avec le parti catholique, je compris ma position d’intrus, et je laissai les catholiques, les libéraux et les orangistes, ballotter paisiblement leurs candidats.

On peut revenir vers le centre par un long boulevard qui fait un arc depuis la Meuse, et au delà de la cathédrale, jusqu’à la place du Spectacle ; à gauche le faubourg s’échelonne vers les hauteurs et présente deux ou trois églises perchées au plus haut de la côte ; à droite se développent les bâtiments et les jardins de la Sauvenière, riante abbaye aux tours de brique rouge et aux clochers d’étain effilés ; une petite rivière, bordée de peupliers et de longs berceaux de feuillage, entoure ce quartier paisible dont la physionomie appartient encore à la ville gothique.

Il me reste à dire que toute la ville de Liège est éclairée au gaz, et que la cathédrale n’a pu elle-même échapper à ce progrès des lumières que nos curés parisiens ont repoussé jusqu’ici.

Liége s’honore d’avoir produit Grétry, auquel elle vient d’élever une statue.

On reprend les chemins de fer et l’on laisse Louvain à droite. Cette ville, célèbre par sa bière, n’a guère que trois édifices que l’on puisse signaler : l’hôtel de ville, la cathédrale et la maison des brasseurs. On les voit en passant avec leur frêle architecture, — qui dure depuis plusieurs siècles, et dont les proportions élégantes amusent et séduisent. — Une heure plus tard nous arrivons à Malines, puis une heure ensuite à Bruxelles.

IV. — Bruxelles.

Que dire de Bruxelles que l’on n’ait pas dit : c’est une ville qui ne vaut pas Gand comme étendue ni comme situation. Et d’abord, ainsi que je disais l’été dernier à propos de Munich, il n’y a pas de grande ville sans fleuve. Qu’est-ce qu’une capitale où l’on n’a pas la faculté de se noyer ?… Gand a l’Escaut, Liége a la Meuse ; Bruxelles n’a qu’un pauvre ruisseau qu’il intitule la Senne, triste contrefaçon. Imaginez ensuite au centre du pays le plus plat de la terre une ville qui n’est que montagnes : montagne de la Cour, montagne du Parc, montagne des Larmes, montagne aux Herbes potagères, etc. ; on y éreinte les chevaux ou les chiens pour une course de dix minutes ; tout flâneur y devient poussif ; des rues embrouillées au point de passer parfois les unes sous les autres ; des quartiers plongés dans les abîmes, tandis que d’autres se couronnent de toits neigeux comme les Alpes ; le tout offrant du reste un beau spectacle, tant d’en haut que d’en bas. On rencontre dans la rue Royale, qui longe le parc, une vaste trouée, d’où l’on peut voir, à vol d’oiseau, le reste de Bruxelles mieux qu’on ne voit Paris du haut de Notre-Dame. Les couchers de soleil y sont d’un effet prodigieux. Sainte-Gudule s’avance à gauche sur sa montagne escarpée comme une femme agenouillée au bord de la mer et qui lève les bras vers Dieu ; plus loin, du sein des flots tourmentés que figurent les toits, le bâtiment de l’hôtel de ville élève son mât gigantesque ; ensuite vient un amas confus de toits en escaliers, de clochers, de tours, de dômes ; à l’horizon brillent les bassins du canal, chargés d’une forêt de mâts ; à gauche s’étendent les allées du boulevard de Waterloo, les bâtiments du chemin de fer, le jardin botanique avec sa serre qui semble un palais de féerie, et dont les vitres se teignent des ardentes lueurs du soir. Voilà Bruxelles dans son beau, dans sa parure féodale, portant, comme des bijoux d’ancêtres, ses toits sculptés, ses clochetons et ses tourelles. Il faut redescendre et plonger dans les rues pour s’apercevoir qu’elle a revêtu les oripeaux modernes et n’a gardé du temps passé que sa coiffure étrange et splendide.

La rue Royale, garnie de palais et d’hôtels aristocratiques, est éclairée déjà d’un double rang de candélabres à gaz. Les dernières teintes du soir dessinent à gauche les arbres effeuillés du parc, ses blanches statues, ses ravins factices où reposent les soldats hollandais de septembre ; le palais de la Nation, d’architecture classique, avec colonnes et fronton, s’étend encore à gauche du jardin. Six ministères font partie de cette vaste ligne de bâtiments. En se dirigeant le long du parc, vers la place Royale, on rencontre, au milieu d’une trouée de maisons donnant encore sur la ville basse, la statue élevée au général Belliard. — Une terrasse, chargée de balustres et de vases antiques, se profile plus loin sur le ciel jusqu’à la montagne de la Cour, et donne aux bâtiments qui l’accompagnent les airs d’une villa romaine. Le parc s’arrête à cet endroit, de l’autre côté de la rue, et borde encore de ses gracieux ombrages la place irrégulière du palais Léopold. Ce palais est modeste et contemple humblement celui de la Nation, situé à l’autre extrémité du parc, avec son arbre de liberté planté au milieu de sa cour.

La place Royale commence en retour d’équerre de cette longue ligne de bâtiments ; c’est là le centre aristocratique de Bruxelles, comme la place du Marché en est le centre populaire, comme la place de la Monnaie en est le centre industriel et bourgeois. Une église, en forme de temple, occupe le fond de ce carré régulier d’hôtels et de palais modernes, et fait face à la rue de la Montagne, qui, prolongée de celle de la Madeleine, est devenue la grande artère de la circulation et du commerce bruxellois. Cette voie lumineuse et toujours frémissante de foule et de voitures, serpente longuement de la ville haute à la ville basse, avec ses tournants, ses places étroites, ses descentes rapides, le luxe antique de ses maisons sculptées, l’éclat moderne de ses boutiques parisiennes, dont la double ligne, rayonnante de gaz, de marbre et de dorures, ne s’interrompt pas un seul instant. Ce long bazar a plusieurs appendices encore qui s’en vont animer les quartiers voisins. Hors de là, tout est calme et sombre ; le gaz des réverbères et des estaminets n’éclaire plus que de longs quartiers solitaires, ou des faisceaux de ruelles inextricables ; des bassins, des bras de rivière obstrués de masures, les longs boulevards qui donnent sur la campagne, les quais multipliés qui bordent les canaux, les estaminets même, sont paisibles, quoique remplis de monde. Quelquefois seulement une rue en kermesse étale ses transparents, ses illuminations et ses images de héros saints ou profanes, et fourmille de danseurs, de musiciens et de chanteurs, sans que sa joie et son enthousiasme se répandent plus loin.

Le jour, la physionomie de la ville n’offre rien de plus remarquable ; c’est la vie de Paris dans un cercle étroit. Seulement le peuple dîne vers une heure, les bourgeois de trois à quatre, les gens riches de cinq à six. Le soir, les estaminets, les cercles et les théâtres, se disputent ces divers éléments de la population. On sait qu’à l’époque des combats de septembre, les Hollandais et les Belges suspendaient d’un commun accord les hostilités, vers une heure, pour aller dîner, et vers sept heures du soir pour aller passer leur soirée à l’estaminet. Ces peuples se comprenaient du moins dans ces habitudes régulières de la vie flamande. Le Parc et le boulevard de Waterloo sont le rendez-vous du beau monde vers le milieu du jour. Là circulent les brillants équipages qui, pour de plus longues promenades, se dirigent vers Laeken ou vers les campagnes charmantes situées hors de la porte de Louvain. Là sont les maisons de plaisance, les villas, les châteaux princiers.

On sait combien la religion est toujours puissante en Belgique ; aussi les églises présentent partout un air de vie qui satisfait. Les sonneries retentissent souvent ; mais les carillons ont disparu de Bruxelles, et, dans les autres villes même, n’exécutent plus guère que des airs d’opéras. Je ne parlerai pas de Sainte-Gudule, de sa chaire bizarrement sculptée, de ses magnifiques vitraux de la renaissance qui vous font rêver en plein Brabant l’horizon bleu de l’Italie, traversé de figures divines. Le musée s’est bien appauvri par la restitution des tableaux du prince d’Orange. Il offre encore quelques Rubens, quelques Van Dyck et un Jordaens célèbre. Tout cela a été décrit bien des fois. La bibliothèque, située dans le bâtiment du musée qui communique à la place Royale, est connue surtout par une magnifique collection de manuscrits. Dans une autre aile se trouvent le musée de l’industrie et une collection d’armures antiques assez pauvre pour un tel pays. Ajoutez à cela des Instituts, des Conservatoires, des écoles de Beaux-Arts, aussi nombreux qu’à Paris et aussi utiles, et répondant surtout à la prétention qu’ont les Belges de ne nous être inférieurs en rien !

V. — Théâtres et Palais.

Bruxelles s’agrandit ; cette ville est bâtie, comme on sait, sur le versant peu modéré, pour nous servir d’une expression de Sainte-Beuve, de l’unique montagne du Brabant ; c’est l’enfer des chevaux bien plus que Paris. Ces animaux auraient plus de plaisir à monter au clocher de Compostelle qu’à gravir la rue de la Madeleine et la rue de la Montagne. Aussi Bruxelles commence à se diviser en ville haute et en ville basse, lesquelles n’auront bientôt ensemble aucune communication. Il est plus simple pour l’habitant de la place de la Monnaie de se rendre à Anvers que sur la place de la Montagne de la Cour. Aussi, pour que la population croissante trouvât des plaisirs à sa portée et à sa hauteur, a-t-on imaginé d’agrandir le théâtre du Parc, et d’y faire jouer l’opéra-comique, afin d’épargner aux habitants des hauts lieux le voyage du théâtre de la Monnaie, et, comme ce dernier gagne des spectateurs en raison de l’agrandissement de la ville basse, on a créé sur le boulevard extérieur un théâtre des Nouveautés, qui est le prodige de l’optique et qui marche à la vapeur.

Ce théâtre laisse bien en arrière nos théâtres parisiens. Tout y est nouveau, l’éclairage, les décorations, le ciel, le jeu des machines. Malheureusement l’homme vient gâter ce séduisant ensemble ; il existe sur la scène une illusion que le jeu des acteurs détruit souvent ; on pourrait dire qu’au théâtre une décoration trop vraie fait paraître l’acteur plus faux.

Imaginez d’abord une salle ronde couverte d’une coupole de cristal ; il n’y a pas de lustre, mais des becs de gaz nombreux, disposés au delà de verres dépolis, et dont le reflet seul est visible, versent sur l’assemblée une lumière douce, pareille à celle du jour ; des guirlandes de fleurs transparentes parcourent ce ciel factice, où les lueurs mobiles imitent l’éclat des nuages pourprés. C’est charmant, c’est idéal, et cela éclaire peu ; mais des girandoles nombreuses sont placées aux premières galeries, et ne diminuent leur lumière que pour les scènes de nuit, où ce système d’éclairage triomphe incontestablement.

Tournez-vous maintenant vers la scène, et vous y verrez d’autres merveilles. Et d’abord, plus de ces affreux morceaux de toile que l’on appelle des bandes d’air, plus de ces nuages tachés et recousus qui sont plus lourds que les arbres et les maisons. Le fond du théâtre est occupé par un ciel invariable, ayant la forme d’une demi-coupole, et où les gradations et dégradations de lumière s’exécutent admirablement. Un vrai soleil, une vraie lune, c’est-à-dire deux globes lumineux, éclairent tour à tour, comme dans la nature, ce ciel magique, au delà duquel on pourrait soupçonner l’infini ; un oiseau s’y briserait les ailes ; des reflets de transparents y projettent les brouillards ou les nuages ; le soleil s’y couche ou s’y lève au milieu des vapeurs pourprées ; on obtient des soleils d’Italie ou des soleils de Flandre, selon le besoin.

Songez maintenant à nos décorations arriérées, à nos portants de coulisses, à nos files de quinquets, à nos praticables : rien de tout cela n’existe au théâtre des Nouveautés. Le procédé est le plus simple du monde : on a placé autour de la scène une vaste toile sur châssis en hémicycle, découpée pour les toits ou le sommet des arbres, et qui se profile en perspective sur le ciel. La décoration placée, on ouvre comme des portes certaines parties destinées à faire avance ou à fournir un passage aux acteurs ; c’est l’affaire d’un instant. Ces vastes toiles, pliées en trois sur elles-mêmes, descendent des frises toutes seules par l’effet d’une machine à vapeur placée sous le théâtre ; le travail des machinistes se borne à les déployer ; le tout se meut sans plus d’embarras qu’à un théâtre de marionnettes. Ainsi, là encore, la machine a détrôné l’homme ; quel malheur qu’elle ne puisse pas se substituer aux acteurs !

Ce beau théâtre n’a en ce moment-ci qu’un seul défaut. Il est fermé.

Il me reste à parler des chambres, conseils et autres éléments de la machine représentative. Mais, avant d’entrer à l’hôtel de ville où se tient le grand conseil communal, arrêtons-nous un peu au carrefour d’une rue écartée, située à quelque distance de ce monument. Là est une bizarre statue servant de fontaine publique, et qui représente un enfant nu ; elle est en bronze noirci par le temps, posée sur une coquille de marbre, et dans une attitude assez triviale. C’est l’illustre Mannekenpis, dit le premier bourgeois de Bruxelles. On sait que cette figure est le palladium de Bruxelles, enlevé et caché plusieurs fois par des mains ennemies, et toujours miraculeusement rapporté sur son piédestal. Le Mannekenpis a eu toutes les aventures du Bambino de Naples, et ne présente toutefois aucun caractère religieux. Plusieurs souverains se sont plu à combler de faveurs ce personnage symbolique et difficilement définissable. Charles-Quint lui a donné la noblesse : Louis XIV l’a fait chevalier de Saint-Louis ; Napoléon l’a créé chambellan. Son costume actuel, qu’il ne revêt que dans les grandes fêtes, est celui d’officier de la garde civique ; le Mannekenpis est partisan de tous les régimes ; pourtant ce symbole de l’esprit bourgeois n’a point cessé d’être populaire.

En entrant dans l’hôtel de ville on se trouve au milieu d’une belle cour carrée ornée de groupes de sculpture en bronze et en marbre, dans le goût du xviie siècle. Au premier étage sont les vastes salles où régna tant de siècles cette fière bourgeoisie des Flandres, souvent asservie, rarement domptée. Que de révoltes, que de supplices sur cette place du Grand-Marché, si belle encore aujourd’hui ! que de drames républicains dans ces salles dorées comme le vieux Versailles, et que Louis XIV, Marie-Thérèse et Napoléon ont vues tour à tour telles qu’elles sont aujourd’hui. Les plafonds et les tapisseries présentent une foule de sujets historiques et allégoriques, qui rappellent la gloire des Provinces-Unies. Les panneaux et les frises, splendidement dorés, ont conservé tout leur éclat ; les hautes cheminées chargées de glaces, d’attributs et de rocailles, n’ont subi aucune altération ; le goût misérable, l’économie de notre époque, ne paraît que dans la forme des chaises et dans l’étoffe des rideaux de calicot rouge à bordure imprimée. Ensuite imaginez une trentaine de messieurs fort laids, en habits, redingotes et paletots, assis autour d’une grande table verte et discutant sur la nécessité de rebâtir un palais de justice à colonnes et à frontons triangulaires, construit depuis vingt ans selon les règles de Vignole, et qui déjà menace ruine, discutant cela dans un édifice du douzième siècle et se querellant sur des centimes devant ces grands portraits qui les regardent en pitié. Voilà une séance de ce conseil municipal. Le public, rangé sur des chaises le long des murs, ne voit que le dos et les toupets divers de ces illustres citoyens, qui lisent des discours fort longs ou se livrent à des improvisations fort lentes. Le buste d’un nommé Rouppe, qui a été l’avant dernier bourgmestre de Bruxelles, jette sur l’assemblée des regards paternels.

Pour en finir avec les institutions politiques du pays, remontons la rue de la Madeleine et la Montagne de la Cour, traversons le parc dont les vieux arbres firent partie de l’antique forêt de Soignes, qui jadis couvrait le pays ; nous trouverons, dans l’intérieur du palais dit de la Nation, les deux autres machines à lois fonctionnant vers la même heure : la chambre des sénateurs et la chambre des représentants.

Par un vestibule bien chauffé et tapissé on monte à une tribune drapée de calicot rouge, et pavoisée de trois étendards tricolores belges, c’est-à-dire jaune, noir et rouge. Il faut avouer que ces trois couleurs s’harmonisent mieux, au point de vue de l’ornementation, que nos couleurs françaises, bien qu’elles offrent presque la combinaison des nuances de l’arlequin. De la tribune où nous sommes, l’œil plonge sur une salle de médiocre grandeur, décorée dans le style de l’empire et autour de laquelle règne une table verte en fer à cheval. Une cinquantaine d’hommes mûrs sont rangés autour de cette table dont le milieu reste vide ; ils lisent, causent et discutent entre eux. Là les discours sont rares et les questions doivent se résoudre plus aisément qu’ailleurs. Cette assemblée, n’étant du reste remarquable que par une profusion de calicot rouge fatigante pour l’œil, nous allons traverser le palais pour passer à la chambre des représentants.

C’est notre chambre des députés, un peu moins riche, un peu moins dorée, avec ses divisions, son président, ses questeurs, avec moins de députés et plus de places pour le public. Les orateurs parlent de leur place, bien qu’il y ait une fort belle tribune d’acajou : et, quand la nuit arrive, on distribue partout des bougies, qui font ressembler l’amphithéâtre à un ciel étoilé. Le banc des ministres est garni de personnages assez majestueux. Il est souvent d’autant plus difficile à ces représentants de s’entendre, que beaucoup viennent de certaines provinces où l’on parle peu le français. J’ai été témoin de la colère d’un député wallon, qui se croyait insulté par le mot susceptible. — Est-ce que vous me croyez susceptible d’une mauvaise action ? criait-il au ministre. Il fallut lui prouver par le dictionnaire de l’Académie qu’il y avait des susceptibilités louables. Ce fut l’expression du ministre en lui donnant cette leçon de français.

Les représentants de Bruxelles ne sont point obligés de payer un cens, ils reçoivent une indemnité de 500 fr. par mois. Aussi ne manque-t-on pas de le leur rappeler souvent dans les journaux. Chaque fois que la chambre est moins nombreuse qu’à l’ordinaire, on leur reproche leurs 500 fr. de la façon la plus humiliante : — Allez donc à votre devoir, puisque vous êtes payés !… Quand on paye un domestique, il faut qu’il fasse son service !… Gagnez donc votre pain ! etc. — Telles sont les aménités qui se lisent dans les journaux belges. Il faut avouer aussi qu’elles sont fréquemment méritées, toute convenance à part.

La chambre des représentants de Bruxelles est un excellent chauffoir public. Le peu de gens inoccupés que possède cette capitale profite avec ardeur de l’étendue des magnifiques tribunes, de la mollesse des banquettes et du confort des tapis et vient sommeiller, trois heures de la journée, au murmure doux et régulier de l’éloquence flamande. Parfois seulement quelque député au sang méridional (wallon ou luxembourgeois) interrompt cette quiétude et se met à jeter des brandons imprévus dans ces graves conférences ; mais de telles surprises sont rares sous le ministère actuel, qui a su dompter la gauche et réduire le parti radical à un silence bienveillant.