Lorely. Scènes de la vie allemande

D. Giraud et J. Dagneau (p. 101-270).

SCÈNES

DE LA VIE ALLEMANDE.


LÉO BURCKART.



Les scènes que l’on va lire prennent pour centre les pays mêmes décrits dans les deux voyages qui précèdent. Les souvenirs de Carl Sand et de Kotzebue, recueillis tout nouveaux encore dans le voyage que je fis avec Alexandre Dumas à Francfort, m’avaient donné l’idée d’une composition dramatique, traitée librement à la manière de Schiller. La société que nous avions vue et étudiée, autant qu’on peut le faire en quelques semaines de séjour, mais avec les bienveillants renseignements qui s’offraient à nous de toutes parts, fournissait mille détails de mœurs propres à compléter l’œuvre, et à lui donner un intérêt plus général.

C’est à Heidelberg, au milieu des étudiants, que j’essayai de peindre le mouvement parfois grand et généreux, parfois imprudent et tumultueux de cette jeunesse toute frémissante encore du vieux levain de 1813. — Vingt-cinq années nous séparaient de cette époque, et cependant mon compagnon ni moi ne pouvions oublier que l’effort suprême des associations d’étudiants s’était dirigé contre la France. Les sentiments avaient changé depuis et nous étaient devenus sympathiques. C’est pourquoi l’impartialité m’était commandée dans l’étude de mœurs que j’entreprenais.

Il est donc inutile de chercher un éloge ou un blâme des associations de la Jeune Allemagne dans le simple tableau historique que j’ai voulu présenter.

Lorsque la pièce fut jouée à Paris, s’échappant avec peine des griffes du ministère, et mutilée dans certaines parties, la critique, très bienveillante d’ailleurs, lui reprocha de n’offrir à l’esprit qu’une conclusion empreinte de scepticisme. — Le même reproche pourrait être adressé aux drames historiques de Shakespeare, à Wallenstein ou à Goëtz de Berlichingen. — En Espagne, la traduction eut, vers cette époque, un succès immense sur les théâtres, parce qu’on voulait retrouver dans le type de Léo Burckart le caractère d’Espartero, alors disgracié.

Certains écrivains se sont isolés assez des passions humaines pour que l’on ait pu voir défiler dans leurs œuvres les figures changeantes que l’imagination d’Hamlet dessinait dans les nuages. Il ne m’appartient pas de monter si haut. Et d’abord ce n’est ni Kotzebue, ni Sand, que j’ai voulu peindre, ni aucun personnage défini. Seulement j’ai toujours haï l’assassinat politique, qui n’amène jamais que le contraire du résultat qu’on en attend.

Le fanatisme qui a guidé la main de Carl Sand ou celle de Charlotte Corday, glorieux peut-être au point de vue individuel, est d’une influence funeste quand il est prêché par des associations. Tenant compte de la facilité des erreurs humaines, j’ai supposé un honnête homme, ami de la justice et du progrès, qui essaie, d’un côté, de modérer les esprits trop impatients, et qui, de l’autre, refuse de s’associer à une réaction aveugle. — La politique n’étant pas un motif suffisant d’émotion quand on ne l’emploie pas à servir les passions d’un parti, j’ai cherche principalement à porter l’intérêt sur la situation respective du mari, de la femme et de ramant. Là est la moralité, qui se trouvait encore assez neuve à l’époque où la pièce a été représentée.

Voici le trait qui m’a fourni le dénoûment et qui me permet d’échapper au reproche d’avoir travesti l’affaire de Sand. L’événement qu’on va lire eut lieu deux mois plus tard.

Francfort. « Le 1er juillet un jeune homme d’environ vingt-huit ans, nommé Lœning, se présenta à Schwalbach chez M. Ibell, président de la régence et qui jouit de la contiance du duc. Après avoir converse quelque temps avec lui, Lœning tira un poignard et chercha à en percer la poitrine du président. Celui-ci esquiva le coup, qui se perdit dans son habit, et s’élança sur le meurtrier en appelant du secours. La première personne qui entra dans la chambre fut madame Ibell, qui trouva son mari luttant avec son assassin. Celui-ci, tirant alors un pistolet de sa poche, essaya de le faire partir sur madame Ibell, ou sur son mari, ou peut-être sur lui-même : quoi qu’il en soit de cette dernière version (que son suicide postérieur rend plus vraisemblable), l’amorce prit, mais le coup ne partit pas. Plusieurs personnes arrivèrent, et l’on parvint à se rendre maître de ce furieux. » Je dois reconnaître ici tout ce que j’ai dû aux conseils de mon compagnon de voyage pour la composition de Léo Burckart. — Les choses ont tellement changé depuis l’époque où ces scènes ont été écrites, que je viens peut-être de me préoccuper beaucoup trop d’en justifier l’invention.

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PERSONNAGES QUI PARAISSENT DANS CES SCÈNES :


Le docteur Léo Burckart. — Le chevalier Paulus. — Le prince Frédéric-Auguste. — Frantz Lewald. — Diégo. — Roller. — Flaming. — Hermann. — Le roi des Étudiants. — Le comte de Waldeck. — Le professeur Muller. — L’Hôte du Soleil d’or. — Le Président. — Le Chambellan. — Karl.

Marguerite. — Diana, sœur de Waldeck.


LÉO BURCKART.


PREMIÈRE JOURNÉE.


Un salon dont les fenêtres donnent sur les bords du Mein à Francfort.

I. — DIANA, FRANTZ LEWALD, un domestique.

diana. M. le professeur Muller est-il ici ? pouvons-nous le voir ?

le domestique. Madame, il est sorti depuis longtemps ; et M. le docteur Léo Burckart l’a accompagné dans sa promenade.

frantz. Nous reviendrons.

diana. Mais madame est chez elle, n’est-ce pas ?

le domestique. Madame s’habille pour aller au spectacle ; ces messieurs doivent venir la reprendre, et elle ne recevra personne avant leur retour.

diana. Elle y est pour nous, soyez-en sûr ; nous sommes des voyageurs, et nous en avons les privilèges : avertissez-la, dites-lui que seule je serais entrée chez elle, mais que je lui amène un ancien ami.

frantz. Un ancien ami, dites-vous ? Hélas ! c’est affaiblir le mot d’ami que de le rattacher au passé ! Cet homme ne nous connaît pas : les vieux serviteurs sont morts ou renvoyés. La maison n’est plus la même, voyez-vous ! et si je ne retrouvais là sous les croisées cette délicieuse vue des bords du Mein qui nous a fait rêver tant de fois ; les montagnes, les eaux, la verdure, les choses de Dieu que l’homme ne peut changer ; eh bien ! je ne saurais à quoi rattacher ici mes souvenirs… Le salon a pris un air tout moderne, les vieux meubles ont disparu, avec le souvenir des vieux parents peut-être, et des anciens amis, sans doute.

diana. Homme injuste ! Croyez-moi, les femmes n’oublient que ce qu’elles ont besoin d’oublier ! Depuis une semaine que je suis à Francfort, j’ai vu Marguerite tous les jours, je l’ai retrouvée ce qu’elle était, ma meilleure amie ; et quant à vous, qui avez les mêmes titres que moi à son affection, des souvenirs communs, des relations de famille plus rapprochées encore… je pense que vous ne lui avez donné nulle raison de réserve ou de froideur ?…

frantz. Oh ! jamais.

diana. Je viens de passer quatre ans en Angleterre, et depuis trois ans vous avez parcouru l’Italie ; mais vous êtes resté à Francfort une année entière après mon départ… Vous vous êtes quittés sans regrets, sans larmes ?…

frantz. Sans larmes, mais non sans regrets ! J’avais le cœur serré, madame, je vous jure ; et son père pleurait en embrassant un élève chéri, qu’il n’espérait plus revoir ! Mais elle, pourquoi eût-elle versé des larmes ? nous étions presque enfants tous les deux… et notre attachement n’était que de l’habitude.

diana. Mais Marguerite est bien changée, je vous en préviens ; à son âge, ces transformations-là se font vite ; ce n’est plus la même femme, en vérité : et moi-même, à la soirée d’un sénateur où nous nous sommes retrouvées d’abord, je ne l’ai reconnue que la dernière ; et je me demandais, un moment avant, quelle était donc cette belle personne qui venait à moi D’ailleurs, si votre cœur est paisible, je réponds aujourd’hui du sien. Celui qu’elle a épousé est un homme fort distingué ; noble de cœur, sinon de naissance, jeune encore, et qu’elle paraît aimer beaucoup. Quant à la position qu’il occupe dans le monde…

II. — Les mêmes, MARGUERITE.

le domestique. Voici les deux personnes qui attendent madame.

marguerite. Diana ! que tu es bonne d’être venue !… Monsieur…

diana. Quand je disais que vous auriez peine à vous reconnaître.

marguerite. Frantz Lewald !

frantz. Mademoiselle… madame…

diana. Ne vois-tu pas que monsieur porte les cheveux longs, la barbe, tout le costume romanesque des frères de la Jeune Allemagne ?

marguerite. En effet, cela vous change beaucoup, monsieur Lewald. Mon Dieu, que mon père sera heureux de vous revoir, et combien mon mari nous remerciera de vous présenter à lui !… Oh ! il vous connaît par vos lettres déjà ! Il vous a jugé, monsieur.

frantz. Vraiment ?

marguerite. Et je ne vous cacherai pas que c’est un juge sévère ; mais sa sympathie vous est acquise d’avance. Léo est un homme grave, un esprit sérieux, qui aime l’enthousiasme dans les jeunes âmes, comme nous aimons, nous, la folle gaieté des enfants.

frantz. Allons, vous allez me le faire trop vieux, et me supposer trop jeune.

marguerite. Je ne dis pas cela. Il a peu d’années de plus que vous ; mais c’est un philosophe, un politique profond : bien des gens ici l’admirent ; moi, je l’aime, voilà tout… Mais je ne vous parle que de moi, que de lui : pardon-, c’est aux voyageurs qu’il faut demander compte de leur vie, de leurs espérances, et surtout de leur oubli !

diana. Et pourtant nous voici près de toi. Mais n’est-ce que le temps et l’éloignement qui séparent les cœurs ? nous sommes libres encore, et tu ne l’es plus : je ne puis me faire à cette pensée !

frantz. Ah ! vous serez toujours son amie la plus chère 5 mais, quant à moi, je dois me contenter de la savoir heureuse. Je ne fais que passer à Francfort, d’ailleurs ; je n’ai voulu que revoir des personnes et des lieux chers à mon souvenir. Mais ce réveil des choses passées n’est pas sans tristesse et sans danger. Hier soir, je ne sais quel vague sentiment de malheur m’attendrissait l’âme. Je parcourais dans une agitation fiévreuse ces nouveaux jardins qui entourent la ville ; je suivais les bords du fleuve que la bruine commençait à couvrir ; je retrouvais nos promenades chéries, les sombres allées, les statues, et cette salle aux blanches colonnes où nous allions danser si souvent ; des rires joyeux, de ravissantes harmonies venaient, à moi comme autrefois, et semblaient s’exhaler au loin des sombres masses de verdure… Un instant même je distinguai la mélodie d’une certaine valse de Weber… qui me rappela tout à coup tant de douces impressions de jeunesse, que je me mis à pleurer comme un enfant.

marguerite. Je suis sûre que notre ami Frantz Lewald aura laissé ici, quand il fut forcé départir, quelque passion bien romanesque, bien poétique… et c’est d’une trahison qu’il souffre, c’est une infidèle qu’il pleure.

frantz. Non, madame ! personne ne m’a jamais rien promis ! Suis-je capable d’aimer seulement ? je n’en sais rien : si j’aimais, je crois que ma passion serait grande comme le monde et vague comme l’infini ! N’est-ce pas dire assez que ce n’est point à des créatures mortelles que s’adresserait mon désir ; mais à de saintes idées, à des abstractions mystiques de religion, de gloire, de patrie, qui ont été les premiers germes de mon éducation, et vers lesquelles s’est tourné le premier éveil de mon cœur ?

diana. Il finira sous la robe d’un moine ou sous la toge d’un Romain !

frantz. Hélas ! tout cela est bien ridicule à dire, j’en conviens ; je n’aurais pas dû parler ainsi devant des femmes : mais pardonnez-moi, vous si bonnes et si indulgentes toujours ! en vous retrouvant, je n’ai pu résister à cette longue effusion de pensées longtemps contenues ; et je vous le dis, j’ai honte de vous ouvrir ainsi mon cœur froid à l’amour et tout de flamme aux rêveries. Que voulez-vous ? c’est à demi la faute de l’éducation, à demi la faute du temps. Ce siècle, qui ne compte pas encore vingt années, s’est levé au milieu de l’orage et de l’incendie. La guerre rugissait autour de nos berceaux, et nos pères absents revenaient par instants nous presser sur leur sein, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus et consternés ! La passion politique, qui d’ordinaire est une passion de l’âge mûr, nous a pris, nous, même avant l’âge de raison ; et nous lui avons sacrifié tout : les douces joies de l’enfance, les folles ardeurs du premier sang ; nous l’avons retrouvée plus tard encore dans l’étude et dans la famille ; et le jour où nos bras furent assez forts pour lever un fusil, la patrie nous jeta tout frémissants sous les pieds des chevaux, au milieu du choc des armures. Oh ! maintenant qu’un calme plat a succédé à tant d’orageuses tourmentes, étonnez-vous que nous ayons peine à nous remettre de ces efforts prématurés, et que nous n’ayons plus à offrir aux femmes qu’une âme flétrie avant l’âge, et des passions énervées déjà par le doute et par le malheur.

marguerite. Pauvre Lewald ! ce sont les peines les plus vraies celles-là que l’imagination agrandit, mais aussi les plus faciles à combattre, car le remède est tout près du mal. Mon mari fut longtemps ce que vous êtes. Il m’a confié ses chagrins d’une époque qui n’est pas encore éloignée ; et quand il s’animait à me faire ses confidences, il me causait l’impression que vous venez d’éveiller en moi tout à l’heure. Vous le verrez, Frantz, vous serez un jour son ami peut-être, et il vous dira comment il a fait pour devenir un homme sage, et j’ose dire, un homme heureux.

frantz. Mais il ne pourra me donner que des conseils, et l’ange secourable qui l’a guéri ne peut avoir pour moi les mêmes consolations.

marguerite. Tenez, le jour tombe tout à fait ; mon père et mon mari vont rentrer dans un instant… ils marchent toujours gravement, en discutant quelque point de politique ou d’histoire ; nous les apercevrons de loin, et il faudra bien qu’ils pressent le pas en me voyant leur faire signe. Ah ! quelle heureuse soirée nous allons passer !… une de nos bonnes réunions de famille d’autrefois !

frantz. Madame…

marguerite. Point d’importuns ; toute la ville est à la représentation du nouvel opéra… Moi, j’avais une loge ; tenez, voilà le coupon déchiré.

frantz. Oh ! mille pardons, madame : si j’étais pour quelque chose dans ce sacrifice, je vais le reconnaître bien mal. Je suis forcé de me rendre à une assemblée… où j’ai été convoqué par une lettre pressante.

marguerite. Eh bien ! faites de votre lettre ce que je viens de faire de mon billet.

frantz. Je suis honteux en vérité ; je n’aurais pas dû vous rendre visite, ayant si peu de liberté ce soir.

marguerite. Mais cela est impossible ainsi ; et je ne saurais que dire à mon mari. Un jeune homme est venu me voir moi seule, et n’a pas attendu que je pusse le lui présenter.

diana. Vous nous compromettez toutes deux à la fois, et moi d’abord qui vous ai amené.

frantz. Diana ! dites seulement mon nom à mon vieux professeur ; et vous, madame, soyez assez bonne pour m’excuser auprès de M. Burckart, auquel j’aurai l’honneur de rendre visite demain. Et faut-il tout vous dire ?… c’est à une réunion politique que je suis convoqué. Si j’y manque, je suis coupable, et je puis être soupçonné de trahison.

marguerite. Grand Dieu ! vous, Frantz, vous vous mêlez à ces sombres entreprises ?

frantz. Nos projets n’ont rien d’obscur ; et les princes n’oseraient dissoudre ces associations puissantes, qu’ils ont eux-mêmes convoquées jadis. Tous les jours à cette heure, dans cette ville comme par toute l’Allemagne, nos frères, étudiants, vieux soldats ou proscrits, soit dans leurs lieux de réunion des villes, soit le long des chemins, ou bien sur les collines, où ils montent pour voir coucher le soleil, s’abordent, se serrent les mains, et demandent où est la lumière. Alors, l’un d’eux fait un signe, et les frères s’agenouillent, le front tourné vers l’Orient qui s’assombrit ! Puis, quand, selon la formule de notre langue mystique, l’heure des confidences a sonné, alors on discute les intérêts de la patrie, on se rend compte désespérances de l’avenir, et chacun apporte sa flamme au foyer qui doit tout régénérer un jour !

diana. Mais cela doit être fort intéressant et fort solennel : et l’on m’a tant parlé de ces assemblées de la Jeune Allemagne, que me voilà fort heureuse de connaître un des affidés, ou des voyants… c’est là le terme, je crois…

frantz. Ne riez pas, Diana ! et dites plutôt aux nobles personnages dont vous êtes la parente ou l’amie, qu’il est temps pour eux de se rallier à nous : car les indifférents seront nos ennemis quand le grand jour sera venu. Adieu, mesdames, adieu… Pardonnez-moi si je vous ai apparu tout autre que je n’étais jadis… Oh ! Dieu sait si nous retrouverons encore une heure pareille de confiance et d’abandon !


III. — DIANA, MARGUERITE.

marguerite. Diana ! je tremble ; tout ce qu’il nous a dit m’étonne et me consterne à la fois. Mon Dieu ! quel est donc ce souffle de révolte et de colère qui ébranle tous les esprits comme un vent d’orange ?… Tiens ; pendant qu’il nous parlait, sa pensée s’unissait dans mon esprit à celle de mon mari, de Léo. Il a de même de certains moments d’exaltation qui m’effrayent, des idées non moins étranges ! Hélas ! qu’allons-nous devenir, nous autres pauvres femmes, qui ne comprenons rien à tout cela, au milieu de ces hommes préoccupés si tristement, à un âge où leurs pères ne pensaient qu’à l’amour et au bonheur ?

diana. Rassure-toi, ma bonne Marguerite ; Frantz est un enthousiaste, tu le sais bien. Ces sociétés dont il parle sont d’autant moins dangereuses, que presque tous les Allemands en font partie ; car on ne sort pas d’une université sans avoir fait quelque beau serment à la manière antique sur un innocent poignard… qui ne se plongera jamais dans le cœur d’aucun tyran, attendu que les tyrans eux-mêmes se sont prudemment mis à la tête des conspirateurs. Quand tu viendras à connaître l’intérieur d’une société secrète, tu verras que c’est un spectacle fort public, auquel on assiste aussi aisément qu’à l’Opéra ; mais je te préviens que c’est moins amusant.

marguerite. Diana, ta gaieté me fait mal ; vraiment, je souffre, je crains, je ne suis pas heureuse. Mon mari ne se mêle point à toutes ces manifestations, plus fréquentes qu’ailleurs dans notre ville de Francfort ; mais il écrit, Diana ; il voit je ne sais quelles gens, qui parlent vivement des affaires publiques, des proscrits la plupart, qu’il a connus autrefois dans son pays. Certains travaux qu’il envoie à la Gazette germanique font beaucoup de bruit, dit-on ; bien plus… il y a un livre dont il est l’auteur : tiens, je vais te le montrer… qui a fait une immense sensation en Allemagne. Les princes l’ont défondu dans plusieurs royaumes de la confédération. Il est certains pays, je ne puis penser à cela sans frémir… où mon mari serait arrêté et mis dans une forteresse pour toujours !

diana. Marguerite ! mais que dis-tu là ?… ce livre, qui a paru sous le nom de Cornélius, ce livre, j’en ai entendu parler cent fois ; c’est l’œuvre d’un grand écrivain, sais-tu ?… Il contient un projet d’alliance entre tous les petits États de l’Allemagne, qui changera, dit-on, tout l’équilibre de la politique actuelle, et ces articles dont tu parles, de la Gazette germanique, sont de brillants commentaires de la pensée contenue ici.

marguerite. Comment sais-tu ces choses-là, Diana ?

diana. En Angleterre, où j’étais avec mon frère Henri de Valdeck, qui, tu le sais, est de la suite du prince, on s’occupait de politique bien plus qu’ici même. Il fallait bien m’en mêler un peu, pour avoir quelque chose à dire. Une femme aime mieux encore parler politique que se taire… Mais sais-tu que tu es heureuse d’être la femme d’un homme qui sera un jour, qui sait ?… député… conseiller…

marguerite. Ou proscrit.

diana. Chambellan, peut-être… mais il n’est pas noble, je crois ?

marguerite. Non, vois-tu, je n’aime pas tout cela : je suis une femme simple, élevée dans des idées bourgeoises, j’ai toujours rêvé un mari de ma fortune et de ma sphère ; un bon et loyal Allemand, qui m’aime, qui me rende heureuse ; je crois avoir rencontré ces qualités dans le mien, et tu m’affligerais en me disant que je suis, sans m’en douter, la compagne d’un homme supérieur, d’un génie inconnu…


IV. — Les mêmes, LÉO BURCKART, le professeur MULLER.

le professeur. Venez, ces dames parlaient de vous, mon ami…

diana. Nous disions que les hommes politiques, les rêveurs, les philosophes, sont d’une compagnie fort rare et fort insupportable souvent. Vous avez voulu surprendre le secret de notre conversation, le voilà.

le professeur. Ah ! je ne m’étonne pas de nous voir si mal jugés en rencontrant ici une conseillère perfide… Bonjour, mon enfant.

léo. Madame a raison ; moi je me corrige tant que je puis. Avons-nous dépassé l’heure du spectacle, voyons ? D’abord je vous y accompagne ; ensuite je m’engage à ne parler que de musique, de modes et de romans nouveaux toute la soirée,

marguerite. Eh bien ! nous vous tenons compte de la bonne intention ; mais nous ne voulons pas aller au spectacle ce soir.

léo. Fort bien.

marguerite. Nous prendrons le thé ici, en famille, et, s’il nous vient, quelques amis, nous élargirons le cercle. (Elle sonne.) Karl, servez-nous le thé !… ranimez ce feu, et renvoyez la voiture ; nous restons.

léo. J’ai peur que vous ne nous fassiez un sacrifice, et je vous jure que je me serais fort amusé à cet opéra.

marguerite. Vous ne dites pas ce que vous pensez : d’abord vous ne comprenez rien à la musique italienne, et vous trouvez que les chanteurs jouent mal !… Je vous prie de laisser là votre journal, et de causer un peu avec nous ; donnez-le à mon père, si vous voulez, c’est de son âge. Vous êtes rentrés si tard, messieurs, que nous n’avons pu vous présenter un des anciens élèves de mon père, revenu depuis deux jours d’Italie, et dont nous vous avons parlé souvent, Léo !

le professeur. Frantz Lewald ! et vous ne l’avez pas retenu, ce pauvre enfant ? Voyez ce que le temps peut sur les amitiés : depuis deux jours il était à Francfort, sans que nous en eussions la nouvelle ! (On sert le thé, tous s’asseyent.)

marguerite. Ne parlez pas ainsi devant Diana, mon père ; il a fallu que je la rencontrasse à un bal pour qu’elle songeât enfin à venir visiter ses amis d’autrefois.

diana. Voilà ce qui est fort injuste. Je suis revenue d’Angleterre, eomme vous le savez, avec le prince Frédéric-Auguste, dont mon frère est l’aide de camp. Le prime a voulu garder l’incognito les trois premiers jours de son arrivée, et vous comprenez que, si je fusse venue, moi, pendant ce temps, rendre visite à la femme d’un écrivain, d’un journaliste… c’eût été fort peu diplomatique ; qu’en dites-vous, monsieur Burckart ?

léo. Que vous m’honorez trop avec le titre d’écrivain : je suis un pauvre bourgeois ignoré, m’occupant beaucoup de jardinage, un peu de chasse, et si j’ai noirci quelquefois du papier en débarrassant mon cerveau de certaines idées qui le fatiguaient, je suis loin de me croire un homme politique, un philosophe, un écrivain !

diana. Orgueilleuse modestie ! On parle beaucoup de vous, monsieur ! Pour un article de vous, tout un pays est en rumeur ; pour un livre de vous, toute l’Allemagne s’agite !

le professeur. Et quand l’homme voudra se montrer… quand à l’écrit succéderont la parole et l’action…

marguerite. Mon père, que dites-vous là ?…

léo. Marguerite a raison ; ces espérances ne vous conviennent pas, mon père, ni à moi cette vanité Plus jeune, plus ardent et plus libre de cœur, j’ai pu songer à ces folies… Maintenant de tout le feu qui m’animait, il n’est rien resté que des cendres, qu’on s’aveuglerait à souffler ? Je me suis fait à mon obscurité : peu à peu tous mes rêves d’avenir se sont évanouis dans mon bonbeur présent… L’homme se trompe souvent à sa destinée, il prend son désir pour une vocation, il se croit appelé à réformer le monde, il veut faire d’une plume le levier d’Archimède… tandis que Dieu l’a créé pour être fds respectueux, bon mari, honnête homme, et voilà tout ; si, comme je le crois aujourd’hui, c’est là le partage que Dieu m’a destiné, j’accomplirai cette vie obscure, en le remerciant de l’avoir faite si douce et si aimée.

le domestique. Monsieur veut-il recevoir le chevalier Paulus ?

léo. N’as-tu pas dit, Marguerite, que nous ne voulions recevoir ce soir que les amis ?

marguerite. Sans doute… Cette personne m’est inconnue, à moi.

léo. Priez-le de revenir demain matin… Ainsi le prince, qui était en quelque sorte exilé à Londres par son frère, rentre officiellement en Allemagne ?

diana. Du moins, il réside à Francfort pour quelques jours… Il attend des lettres, je crois. Peut-être ne vient-il que pour respirer de loin l’air bienfaisant de laà patrie. Car son frère, qui règne, n’est pas près de s’entendre avec lui sur les affaires politiques, vous le savez.

le domestique. M. le chevalier Paulus insiste, disant qu’il vient de loin pour une affaire très grave.

Léo. Faites entrer. Qu’est-ce que le chevalier Paulus ? Connaissez-vous cet homme, mon père ?

le professeur. Non.

diana. Ne serait-ce pas un rédacteur de la Gazette germanique ?… Il me semble que j’ai vu des articles, des feuilletons de sciences, signes de ce nom.

léo. C’est juste ; mais il est singulier que ce soit vous qui me le rappeliez.

marguerite. Mon ami !…

léo. Eh bien ! qu’as-tu donc ?

marguerite. Rien ! mais si j’en croyais mes pressentiments… Je ne sais pas… il m’est passé quelque chose d’étrange devant les yeux !

le domestique. M. le chevalier Paulus.


V. — Les mêmes, le chevalier PAULUS.


le chevalier. Mesdames… monsieur Léo Burckart, sans doute ?

léo. Oui, monsieur, moi-même. Soyez le bienvenu.

le chevalier. Je suis enchanté de faire la connaissance d’un confrère aussi illustre.

léo. Un confrère ?

le chevalier. J’espère que vous me permettrez ce titre, bien que je ne sois qu’un journaliste de très mince importance ; j’écris, comme vous, dans la Gazette germanique ; un simple filet typographique sépare vos puissantes idées politiques de mes humbles observations morales, archéologiques, et quelquefois littéraires.

léo. Prenez la peine de vous asseoir, monsieur.

le chevalier. Je suis chargé d’une lettre du propriétaire gérant de la Gazette germanique… triste message ! je veux dire pour moi, pour lui…

léo. Qu’est-ce donc ? Vous me permettez, mesdames ?…

marguerite. Eh bien ?

le professeur. Que dit cette lettre ?

léo. Mon père… nous étions trop heureux !… nous aurions dû sacrifier quelque chose aux divinités mauvaises ! Une seconde fois, monsieur, soyez le bienvenu… comme si vous n’apportiez pas le malheur dans une famille.

le professeur. Qu’y a-t-il donc ?

marguerite. Au nom du ciel !

léo. Il y a qu’un de mes articles a fait saisir le journal, et que le propriétaire a été condamné à vingt mille florins d’amende et à cinq ans de prison.

le chevalier. Et tous les rédacteurs exilés, bannis… Vous voyez… un débris.

léo. Vous avez bien fait de venir à moi, si vous avez pensé que je pusse vous être utile.

le chevalier. Je vous avoue, monsieur, que je ne compte que sur vous.

léo. Je vous remercie de votre confiance… Où êtes-vous logé ?

le chevalier. Ici, dans la ville… à l’Empereur Romain.

léo. Permettez-moi d’être votre hôte. Karl, vous ferez transporter ici les effets de monsieur… Vous êtes chez vous, monsieur le chevalier. Vous devez être fatigué… le domestique va vous indiquer votre appartement.

le chevalier. Mais, monsieur, je ne sais si je dois accepter…

léo. Je vous en prie ; dans un instant j’aurai l’honneur de me rendre près de vous.

marguerite. Maintenant, Léo, que comptez-vous faire ?

léo. Je compte payer l’amende et me constituer prisonnier !

le professeur. À la bonne heure, voilà qui est parler !

diana. Je te quitte un instant, Marguerite ; mais tu auras des nouvelles de moi bientôt ; ne t’effraye pas, mon enfant.


VI. — Les mêmes, excepté DIANA.


marguerite. Oui… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, Léo, que dis-tu là ?

léo. Venez ici tous deux : ne pleure pas, Marguerite, où j’irai, tu iras ; je sais que tu m’aimes, et je t’ai prise pour la bonne comme pour la mauvaise fortune.

marguerite. Oui ! Oui !

léo. Maintenant, écoutez-moi. Un père de famille, ruiné par moi, est en prison pour moi. Moi, je suis ici, libre, heureux et tranquille ; je puis jeter cette lettre au feu, nourrir cet homme qui l’a apportée, et qui n’en demande probablement pas davantage ; et, aux yeux du monde, j’aurai fait à peu près ce que je dois faire ; seulement pour moi, je serai un misérable et un lâche, et je me mépriserai. Votre avis, mon père ?

le professeur. Le mot de Régulus : À Carthage !…

léo. Ton avis, Marguerite ?

marguerite. Je te suivrai partout, et, partout où je serai avec lui, je serai heureuse.

léo. Tu es une digne femme et un noble cœur ! vous, mon père, c’est convenu, vous êtes un vieux Romain. Maintenant, quant à l’argent…

le professeur. Tu peux vendre tout, pourvu que tu me laisses mes livres…

léo. Il n’est pas besoin de cela, mon père : gardons-nous de grandir notre sacrifice à la mesure de notre fierté ; vingt mille florins à payer, c’est la moitié à peu près de notre petite fortune… et avec le reste… Pardon, mademoiselle de Valdeck, si nous nous occupons devant vous…

le professeur. Elle est sortie.

marguerite. Et quand partirons-nous ?

léo. Le plus tôt possible, Marguerite ; il y a là-bas un homme qui tient la place que je dois tenir, et qui n’a peut-être pas comme moi un père, une femme, dévoués à sa fortune. Je monte près du chevalier, pour connaître tous les détails que cette lettre ne m’explique pas.

le professeur. Je vous suis, j’ai besoin de tout savoir aussi.


VII. — MARGUERITE seule.


Et maintenant, pleurons en liberté ; ah ! Dieu ! je ne suis pas une de ces femmes romaines dont mon père parle souvent, moi ; voilà toute ma gaieté perdue, tout mon bonheur détruit ! et je dis mon bonheur, je devrais dire seulement ma tranquillité !…


VIII. — MARGUERITE, FRANTZ.


marguerite. Ah ! mon ami !

frantz. Marguerite !

Marguerite. Entre votre venue et votre retour, il s’est passé des choses bien tristes !…

frantz. Oui !

Marguerite. Vous savez…

frantz. Je viens d’un lieu où des hommes du peuple se réunissent, mais où l’on sait tout en même temps qu’aux palais des princes. Votre mari, Léo Burckart, est le même homme que le publiciste Cornélius…

Marguerite. N’est-ce pas une chose dangereuse à dire ?

frantz. Tout le monde le sait aujourd’hui. Votre mari est condamné à vingt mille florins d’amende, à cinq années de prison,

Marguerite. Non, ce n’est pas lui qui est condamné, c’est le propriétaire du journal où il écrivait.

frantz. J’ai bien dit : car votre mari est un honnête homme, et son devoir était tracé. Quand partez-vous ?

Marguerite. Je ne sais… demain…

frantz. Sa marche sera un triomphe ; et le pays sera soulevé peut-être avant son arrivée.

Marguerite. Que dites-vous ?

frantz. Je dis… que cet homme est grand ; ou du moins que le ciel lui a donné l’occasion de le paraître !

Marguerite. Oh ! ce que vous m’apprenez là, Frantz, m’effraye… plus encore que tout le reste !

frantz. Dites-lui…

marguerite. Voulez-vous le voir lui-même ?

frantz. Non… Dites-lui que la Société des frères de la Jeune Allemagne, réunie en ce moment dans la salle du consistoire, lui enverra trois députés pour lui offrir, au nom de la patrie, de payer les frais de l’amende à laquelle il est condamné.

marguerite. Frantz !…

le domestique. Il y a là encore une personne qui demande à voir monsieur.

marguerite. Allez l’avertir et faites entrer. Frantz, vous me quittez ainsi ?

frantz. Il le faut. Adieu. (Frantz et le Prince se regardent avec attention en se rencontrant à la porte.)


IX. — MARGUERITE, LE PRINCE.


le prince. Vous êtes la femme de M. Cornélius… je veux dire de M. Léo Burckart ?

marguerite. Oui, monsieur.

le prince. C’est bien. Soyez assez bonne pour faire que nous ne soyons pas dérangés dans l’entretien que nous allons avoir ici.

marguerite. Il me semble que tout cela est un rêve. (Elle sort.)


X. — LÉO, LE PRINCE.


léo. Monsieur.

le prince. Je suis le prince Frédéric-Auguste. (Léo s’incline.) Asseyons-nous. Personne ne peut-il nous entendre ?

léo. Personne.

le prince. Je sais le malheur qui vient de vous frapper.

léo. Vous savez…

le prince. Oui, cette affaire de journal ; j’ai un démon familier qui me dit tout. Je ne passe pas à travers l’Allemagne en simple voyageur, comme il me plaît de le laisser croire ici. Je reviens dans ma patrie en prince ; puis-je vous être bon à quelque chose ?

léo. Oui, monseigneur, et vous pouvez me rendre un très-grand service.

le prince. Lequel ?

léo. Vous pouvez obtenir de S. A. le prince régnant que l’application du jugement qui frappe un innocent soit faite au véritable coupable, et que je sois substitué aux lieu et place du gérant, pour subir les cinq ans de prison, et pour payer les vingt mille florins d’amende.

le prince. J’ai mieux que cela à vous offrir.

léo. Oui ; mais alors, monseigneur, c’est peut-être moi qui ne pourrai plus accepter.

le prince. Et pourquoi ?

léo. Parce que je ne demande point grâce, mais justice ; je réclame toute justice, mais je refuserais toute grâce. Mon opposition a été la lutte loyale du faible contre le fort, et la réclamation que je vous adresse n’est pas la mise à prix de ma conscience…

le prince. — Rassurez-vous ; j’ai à vous faire des propositions que vous pouvez entendre ; il ne s’agit pas d’un de ces marchés qui avilissent à la fois celui qui achète et celui qui vend, mais d’un contrat qui doit nous honorer tous les deux.

léo. Je vous écoute, monseigneur.

le prince. Ces principes que vous avez avancés comme citoyen, ces théories que vous avez émises comme publiciste, ne sont-ce point de vains systèmes philosophiques ou de pures utopies sociales, et les croyez-vous applicables vraiment à notre époque et à notre pays ?

léo. Mais… snns doute…

le prince. Parlons sérieusement. Les grands esprits sont dangereux dans la politique usuelle. Ils sont les hommes de l’avenir ou du passé le présent les méconnaît, ou bien il en est méconnu. Ne trouvez-vous pas qu’il est étrange de voir le génie de chaque temps employer constamment sa force à renverser aujourd’hui ce qu’il eût constitué hier, ou ce qu’il refera demain ?

léo. Penser ainsi, n’est-ce pas méconnaître l’éternelle loi du progrès ?

le prince. Ah ! j’aime mieux y croire !… et d’ailleurs ma part est si belle que j’aurais tort de refuser quelque chose aux sympathies de la foule, fussent-elles irréfléchies. Toute génération nouvelle a ses passions comme tout homme, et la passion, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus beau sous le ciel ? Religion, guerre, liberté, ce sont là les amours des peuples : et qu’importe si l’une conduit au martyre, l’autre à la servitude, l’autre au néant ?…

léo. Vous traitez légèrement ces questions, monseigneur ; que Dieu vous fasse la grâce de n’avoir pas un jour à les envisager de plus haut ! Vous parlez là de l’excès qui perd tout ; et la passion qui conduit à la mort n’est pas celle qu’il faut désirer quand on est chrétien. La liberté n’est pas pour nous une amante insensée, mais une chaste épouse, et nous demandons que le nœud qui nous unira soit reconnu par le prince, et béni par le ciel.

le prince. Je sais toute la modération de vos principes, toute la légitimité de vos espérances-, et pourtant vous avez mis en danger la sûreté d’un grand pays… Vous philosophe, vous écrivain, vous avez ouvert une porte à la guerre et une autre à la révolte… Qui les fermera maintenant ?

léo. Que dites-vous, monseigneur ? ai-je donc un tel pouvoir, et cela est-il en effet ?

le prince. Ne faites pas de fausse modestie ; vous savez qu’il y a des paroles qui tuent, et que, grâce à la presse, l’intelligence marche aujourd’hui sur la terre, comme ce héros antique qui semait les dents du dragon ! Or vous avez laissé tomber la parole sur une terre fertile ; si bien qu’elle perce le sol de tous côtés, et qu’elle va nous amener une terrible récolte, si celui qui l’a semée n’est point là pour la recueillir.

léo. Qu’est-il donc arrivé déjà ?

le prince. Une émeute a éclaté à la suite de la condamnation du journal auquel vous adressiez vos articles. Elle a été comprimée aussitôt ; mais mon fière Léopold, ce prince faible, qui m’avait exilé, comme il vous avait banni, s’est retiré dans un couvent aux premiers instants de trouble, et n’en a plus voulu sortir ensuite. C’est sur moi qu’il rejette cette lourde couronne que vous avez imprudemment ébranlée. Voilà pourquoi je viens à vous, monsieur.

léo. Votre Altesse voudrait…

le prince. Écoutez : nous n’avons pas un instant à perdre ; convenons de tout. Il y a dans les pouvoirs une hiérarchie qu’il faut respecter. Dès à présent vous serez conseiller intime ; dans un mois député à la diète, un mois après ministre.

léo. Ce serait donc à moi, maintenant, de faire mes réserves et mes conditions.

le prince. Je sais tout ce que vous allez me dire. Vous tenez à réaliser certaines idées contenues dans vos écrits. Vous en croyez l’exécution possible, et je partage voire conviclion et votre désir. J’ai discuté souvent à Londres, avec plusieurs des hommes politiques les plus célèbres de ce temps-ci, votre plan de fédération entre les petits États souverains de l’Allemagne ; le traité de commerce dont vous avez fixé les bases ; la résistance qui peut être opposée par nous à l’envahissement des grandes puissances : tout cela nous a séduits comme pensée libérale et convaincus comme application. Vous me demanderez des garanties. Je suis prêt à accorder ce qui sera juste et possible.

léo. Mais j’hésite, moi, monseigneur… Je voudrais réfléchir…

le prince. Vous hésitez, monsieur ? quand je vous offre toute liberté, tout pouvoir ! vous hésitez ? et vous avez bien osé tout menacer, tout ébranler, tout ruiner peut-être… La critique vous a été facile, et vous reculez devant l’œuvre ! Vous avez pris de votre propre volonté un pouvoir sur les esprits, dont vous ne voulez user que pour le mal et le désordre !… Ah ! monsieur !… devant Dieu qui nous voit et qui a attaché à votre talent les devoirs qu’il a marqués à ma position ; devant Dieu qui juge ici l’écrivain et le prince… vous n’avez pas le droit de me répondre non !

léo (avec effort). C’est vrai.

le prince. Où donne cette porte ? dans votre cabinet.’

léo. Oui.

le prince. Je vais écrire et signer les conventions qui seront faites entre nous. Réfléchissez, monsieur, afin de n’oublier aucune des observations que vous aurez à me soumettre.


XI. — LÉO, seul.


Ce n’est pas ainsi que j’avais compris ma vie ! et j’avais mis plus d’espace entre mon humble position et ma haute espérance. Pouvais-je prévoir qu’une main inconnue viendrait tout à coup m’enlever de terre et me faire franchir en un jour tant de degrés glissants, tant d’échelons fragiles ?… Qui me donnera l’expérience de toutes ces épreuves, ou plutôt la confiance de m’en passer ? Ah ! si je pensais être autre chose ici qu’un instrument dans les mains de la Providence, j’aurais peur à présent… je fuirais comme un lâche avant le combat ; je m’échapperais d’ici sans détourner la tête : car le mal que j’ai fait est grand, si je n’ai pas la force de mieux faire !… Mais il me l’a bien dit, lui : je n’ai pas le droit de refuser ! Dieu peut me demander compte de l’idée qu’il a mise en moi, comme il a demandé compte au figuier stérile des fruits qu’il aurait dû produire !… Si, comme un homme de peu de foi, je recule devant un fantôme ; si, par ma faute, à mon refus, un autre vient prendre ma place, et, détournant la pensée divine de la route qu’elle allait suivre, conduit à l’esclavage ceux-là que j’aurais dû guider dans les voies lumineuses de la liberté… qu’aurai-je à dire un jour en paraissant devant le juge éternel, quand des milliers de voix s’élèveront contre moi, criant : Malheur à celui qui pouvait et qui n’a pas osé ! Malheur à l’égoïste ! malheur à l’infâme !… Oh ! non, non ; Dieu n’a pas mis en moi celle llamme pour que je l’éteigne ! Qu’elle me consume, mais qu’elle éclaire !… Que me veut-on ?…


XII. — LÉO, MARGUERITE.


marguerite. Mon ami, tu étais seul ?

léo. Pourquoi me déranger ?… Laisse-moi seul, Marguerite.

marguerite. Mon ami, j’ai cru bien faire… les voici ! ce sont les jeunes gens envoyés par une société…

léo. Messieurs…


XIII. — Les mêmes, ROLLER, FRANTZ, FLAMING.


roller. Parle, toi, Frantz, qui nous as amenés ici, parle !

frantz. Monsieur Léo Burckart, les frères de la Jeune Allemagne, réunis à Francfort, et au nom de tous les frères des dix-sept États souverains et des quatorze universités, vous ont voté des félicitations, et vous offrent de payer l’amende à laquelle la Gazette germanique est condamnée, par une souscription publique. (Le prince sort du cabinet un papier à la main.)

léo. Avant de répondre à votre offre loyale et généreuse, permettez-moi, messieurs, de lire ce papier.

flaming (regardant le prince). Je connais les traits de cet homme !

léo, signant. Je n’ai plus d’amende à payer, messieurs ; je rentre enfin dans ma ville natale ; mais j’y serai libre. Je suis plein de reconnaissance envers les membres de celle association, dont j’ignore les statuts et les desseins ; mais leur bonne volonté me devient inutile. La personne que voici est le prince Frédéric-Auguste, noire nouveau souverain.

marguerite. Léo !… quel changement !

léo. Pauvre Marguerite !… mieux eût valu peut-être la ruine et la prison !

SECONDE JOURNÉE.

La salle commune d’un hôtel de belle apparence ; un gros poêle allemand, des tables rangées comme pour une table d’hôte. — À droite, un escalier montant à une chambre. — À gauche, une grande entrée intérieure donnant dans les appartements principaux. — Un orchestre pour les jours de bal. — Au fond du théâtre on aperçoit la route ; en travers, une barrière peinte aux couleurs du prince ; les deux montants sont surmontés de lions héraldiques.

I. — FLAMING, ROLLER, DIEGO, trois autres étudiants.


roller. Hôtel du Soleil ! C’est magnifique ; et il faut espérer que ce sera cher ; hôtel tenu à l’anglaise, cuisine française… rien d’allemand que le poêle ! Nous serons très bien ici… Holà ! ho ! l’hôtelier !

diégo. Ohé ! la maison ! les bourgeois ! les philistins damnés !

tous. Du tabac !… du feu !… de la bière !… du vin !

l’hôte. Messieurs ! messieurs ! (À part.) Des étudiants ? je suis perdu !

roller. Ne regarde pas sur la route, nous n’avons pas d’équipages.

l’hôte (à part). Ils ne sont que six ! (Haut.) Messieurs, ma maison n’est pas une auberge.

roller. Alors c’est une taverne !

l’hôte. Non, messieurs.

roller. Encore un mot… et nous allons en faire un coupe-gorge.

l’hôte. C’est ici un hôtel, messieurs.

roller. Un hôtel ? Qu’est-ce que c’est que cette aristocratie de domicile !… Nous te faisons l’honneur de t’amener ce soir toute l’université, et la maison sera ce que nous voudrons qu’elle soit, entends-tu ? Nous ferons barbouiller une enseigne bachique : nous décrocherons ton Soleil d’or, et nous intitulerons ton établissement : Cabaret du Sauvage… Es-tu content ?

l’hôte. Toute l’université ce soir ? Ah ! messieurs !…

roller. Tais-toi !

flaming. Va nous chercher de la bière.

diégo. Va nous chercher du vin.

flaming. De la bière et du vin.

l’hôte. Messieurs, pardon. Nous avons ici des voyageurs qui dorment, de grands personnages…

flaming. Après l’empereur et les femmes, les étudiants sont les plus grands personnages qui soient.

diégo. Après les femmes, et avant l’empereur.

flaming. Cela dépend des opinions. Va nous chercher à boire, ensuite nous t’expliquerons nos idées,

l’hôte. Mais…

roller. Et quand cela t’ennuiera que nous frappions sur les tables, nous frapperons sur les carreaux.

l’hôte. Je suis ruiné, perdu !

hermann. C’est bien dit.

flaming. Est-ce assez grand seulement, cette salle ?

roller. La plus grande du village, assurément.

diégo. En jetant bas cette cloison, on donnerait un peu plus d’aisance.

roller. Bah ! nous ne serons gênés qu’au commencement ; quand la moitié des buveurs de bière aura roulé sur le parquet, l’autre moitié sera extrêmement à l’aise. Une bonne orgie a toujours deux étages, le dessus des tables et le dessous.

l’hôte. Voici de quoi vous rafraîchir, messieurs ; mais, au nom du ciel, parlez moins haut ; ne fumez pas, et retirez-vous tranquillement quand vous aurez bu. Nous avons ici une dame, et un voyageur qui paraît fort distingué.

roller. Eh bien ! nous inviterons ton voyageur a boire avec nous, et la dame… À quoi l’inviterons-nous, la dame ?… ma foi, à s’en aller au plus tôt ; car, dans une heure seulement, ce ne sera pas la place d’une dame ici.

l’hôte. Grand Dieu !

roller. On va tout l’expliquer…


II. — les mêmes, le chevalier PAULUS.


hermann. Est-ce là le grand seigneur ?

l’hôte. Non, messieurs, c’est son ami.

diégo. J’ai déjà vu cette figure.

le chevalier. Monsieur l’hôte, je vous demanderai la carte des vins Je voudrais tremper un biscuit dans quelque chose d’un peu… cordial, en attendant le dîner.

l’hôte. Voici la carte, monsieur le chevalier. Vins du Rhin, vins du Palatinal, vins de France… Trente-deux articles.

le chevalier. Il suffit d’un seul, s’il est bon. (Il lui indique un vin sur la carte.)

roller (à l’hôte). Ce seigneur vient de se lever ?

l’hôte. Ils sont arrivés dans la nuit.

diégo. Mettez deux verres.

le chevalier. Qu’est-ce que c’est ?… un étudiant ?

diégo. Qu’est-ce que c’est ? un…

le chevalier. Tais-toi !… Diégo ?

diégo. Paulus ! (Ils se serrent la main en croisant les pouces à la façon des carbonari.)

le chevalier. Tu viens de l’autre monde ?

diégo. Du nouveau monde, s’entend. Je ne suis pas un revenant, je suis un voyageur.

le chevalier. Tu tiens toujours le même article ?

diégo. Toujours des révolutions. Les rois s’en vont, je les pousse.

le chevalier. Ceux de ce monde-ci sont plus solides.

diégo. Aussi, j’y vais posément : j’étudie ; je fais partie de l’université de Leipsick pour l’instant, tu vois.

le chevalier. Et qu’est-ce que tu y apprends ?

diégo. Les sciences abstraites.

le chevalier. Et qu’est-ce que tu y enseignes ?

diégo. Le maniement de la canne à deux bouts, l’usage du stylet et quelques jeux de hasard de mon invention.

le chevalier. Brave Mexicain !… descendant de Fernand Cortez !… tu as bien descendu.

diégo. N’est-ce pas ? Moi ! un ancien membre du gouvernement provisoire de Tampico !… un ex-ambassadeur de Bolivar à la république du Pérou.

le chevalier. Tu es bien vieux, aujourd’hui, pour un étudiant !

diégo. On est toujours jeune pour apprendre. Une autre bouteille… Et puis, sais-tu ?… me voilà parmi ces bons jeunes gens allemands : on me respecte, on me paye à boire, et les marchands me font crédit. Quand arrivera le grand jour, je me lèverai comme un seul homme !… Et toi, es-tu toujours fidèle ?

le chevalier. Fidèle à nos serments, le même dans les deux mondes… la charbonnerie couvre la terre : voici ma pièce de crédit. (Il lui montre une médaille au bout d’un ruban caché sous ses habits.)

diégo. Fort bien. T’occupes-tu toujours de sciences ? te livres-tu toujours à la recherche des antiquités mexicaines ?

le chevalier. Cela était bon sur l’autre continent. Depuis, j’ai fouillé Pompéi, Herculanum, Aquilée… Hélas ! les choses antiques y sont de fabrique moderne, on n’y découvre que ce qu’on y enterre.

diégo. Mais ici ?

le chevalier. Je suis secrétaire d’un ministre futur.

diégo. Le nouveau conseiller intime ?

le chevalier. Léo Burckart. J’écrivais dans le même journal que lui… On nous a saisis, proscrits, lui nés !

diégo. Mais, sous le nouveau prince, vous voilà rétablis, décorés, subventionnés !

le chevalier. Aussi, tu vois, je me débarrasse de l’or du pouvoir le plus que je puis.

diégo. Enfin, tu sers la tyrannie.

le chevalier. N’est-ce pas un de nos règlements ? ne devons-nous pas accepter les places qui nous sont offertes, afin d’aider, au besoin, nos amis, et de nous… retourner dans l’occasion ?

diégo. est possible ; mais moi, ce n’est pas ma manière de voir. Je suis un pauvre diable : j’ai usé mes souliers et mes pieds encore plus souvent sur tous les chemins de la terre : voyageur de la liberté, depuis deux ans seulement, j’ai couru toutes les universités d’Allemagne, pour transmettre la lumière de l’une à l’autre… Mais, à chacun sa spécialité… C’est bien.

le chevalier. Et aujourd hui tu te remets en route ?

diégo. Non. Cette fois, je suis comme cet homme des légendes, derrière lequel marchait toute une forêt. L’université vient ici en masse.

le chevalier. Ah ! ah ! c’est une révolte !

diégo. Non. C’est une folie, une équipée d’enfants : l’avenir seul peut en faire quelque chose de présentable. Nous mettons la ville en rumeur pour venger la mort d’un chien, comme dans les Brigands de Schiller, pure imitation : mais pour des tètes allemandes…

le chevalier. Dis-moi tout.

diégo. Un jour…

le chevalier. Cela commence comme un conte.

diégo. Et cela deviendra peut-être de l’histoire, et de l’histoire sanglante.

le chevalier. J’écoutte.

diégo. Tu sais que dans chaque université les étudiants élisent un roi.

le chevalier. Partout de la servitudeo.

diégo. Donc, il y a lmit jours, Sa Majesté Max Ier, roi des Renards, tyran des Pinsons[1] et protecteur des associations provinciales, passait avec ton serviteur devant la porte d’un boucher. Le chien royal tu sais que tout étudiant a un chien) se crut endroit de prélever un impôt sur l’étalage du marchand. Le boucher, au lieu de s’en prendre à nous, lance sur le caniche un dogue corse, qui ne lui a donné qu’un coup de dent, mais qui lui a cassé les reins.

le chevalier. Eh bien !

diégo. Eh bien ! tu ne comprends pas !… Nous avons rossé le boucher et ses garçons au moyen des cannes ferrées dont tu vois un échantillon. Les bourgeois sont sortis avec des fusils, des épées… Quelques camarades qui passaient se sont rangés derrière nous… Une bataille superbe ! Deux chiens et trois marchands un peu éreintés, un peu tués !… Voilà toute la ville en révolution… On nous arrête… L’université sort en bon ordre, et nous délivre en démolissant la prison où nous étions, à n’en pas laisser une pierre sur l’autre… L’affaire va devant les juges ; on nous condamne et nous, nous condamnons la ville ! nous l’abandonnons. La ville ne vit presque que de notre séjour, de notre dépense… nous la prenons par la famine… nous nous retirons sur le Mont-Sacré, comme le peuple romain.

le chevalier. Cela peut aller loin…

diégo. N’est-ce pas ?… et le tout pour un chien estropié ; mais c’était un beau chien !

le chevalier. Ah ça ! je ne vous voislà encore que six ou sept.

diégo. Va regarder un peu sur la route, la vallée est toute noire d’étudiants en marche. Dans une demi-heure ils se seront abattus sur ce village comme une nuée de sauterelles. Tiens, les Renomistes en tête… ensuite les Renards, les Pinsons ; après, les voitures de bagages, les chiens, les femmes… et les créanciers qui ne nous perdent pas de vue. Pauvres gens ! qui sait où nous les conduirons ?

le chevalier. Ce ne sera pas à la fortune !

diégo. Adieu. Nous allons rejoindre le gros de l’armée… Sois toujours fidèle comme autrefois, toujours un bon frère… incorruptible ! nous aurons quelque chose à faire bientôt.

le chevalier. Dans le bavardage de ce fou, il y a des choses bonnes à savoir. Merci, monsieur le représentant de la propagande américaine ; conspirateur d’enfance, étudiant dans vos vieux jours !…


III. — L’HÔTE. LE CHEVALIER, puis LÉO BURCKART.


l’hôte. Les voilà partis ; mais tout à l’heure… (Léo entre.) Je vous demande encore mille lois pardon, monsieur : ne jugez pas ma maison par ce qui vient de se passer… C’est un hôtel, le plus bel hôtel de l’endroit, et non une taverne d’étudiants. Je suis déshonoré, monsieur !

léo. Rassurez-vous. Je voulais aujourd’hui même vous quitter pour me rendre à la ville, où des affaires m’appellent sans retard. Nous partirons plus tôt, voilà tout… mais, pourvous-même, soyez tranquille, je connais les étudiants : c’est une noble race, un peu turbulente, un peu folle ; mais là est l’honneur et l’avenir de l’Allemagne !

l’hôte. Ils vont tout briser ici, monsieur ; tout manger, tout boire !

léo. Ils payeront… Tout sera payé, quoi qu’il arrive, croyez-en ma parole. Faites porter cette lettre, monsieur.


IV. — LÉO, LE CHEVALIER.


léo. Je vais donc me mettre à l’œuvre ! J’ai là devant moi une ville, une grande ville ! pleine d’intelligence, d’industrie et de mouvement ! Ah ! près de l’action, toute ma crainte s’éloigne et tout mon sang se rafraîchit ! Cette foule qui monte vers moi, cette cité qui fume et bouillonne là-bas ; tout cela est sous ma main : mon Dieu ! suis-je plus que les autres ? Hélas ! non, si ton esprit ne descend pas en moi ! (Apercevant le chevalier.) Vous étiez là ?…

le chevalier. Depuis l’entrée de ces jeunes gens, monsieur.

léo. Ils sont donc toujours fous, nos bons étudiants ?

le chevalier. Vous savez ce qui s’est passé ?

léo. Oui ; l’hôte m’a tout raconté. La ville est en mouvement pour une ridicule équipée, pour rien… Et ce n’est pas une chose commode, voyez-vous, que de gouverner des enfants à qui l’on a dit un jour qu’ils étaient des héros, et de mettre en pénitence des écoliers qui sont revenus de Paris avec autant de balafres faites par les sabres français que par les rapières dont ils se servent dans leurs duels. Il faut bien leur passer quelque chose et tolérer leurs priviléges, pour qu’ils en respectent d’autres !…

le chevalier. Vous ne savez pas tout.

léo. Quoi donc ?

le chevalier. Sous ce tumulte d’écoliers, il y a des hommes qui agissent. Les sociétés secrètes travaillent ici comme partout. Lesnegros en Espagne, les carbonari en Italie, ici les membres de la Jeune Allemagne et de l’Union de Vertu.

léo. Vous avez appris…

le chevalier. J’ai rencontré là jusqu’à des affiliés du nouveau monde.

léo. Vous en êtes donc, vous, de ces sociétés ?

le chevalier. Ne vous souvenez-vous pas que je faisais partie d’une rédaction de journal dont les idées étaient assez avancées… sous le précédent gouvernement ?

léo. Ah !… c’est bien.

l’hôte. Un roulement de voiture ! encore des voyageurs, grand Dieu ! et être obligé de les renvoyer. (À son garçon.) Il n’y a pas de paquets à descendre, va…


V. — Les mêmes, DIANA.


l’hôte. Et même… je parie que c’est une Anglaise !

léo. C’est mademoiselle Diana de Waldeck. (À l’hôte.) Avertissez madame.

diana (gaiement.) Voici justement notre nouveau conseiller… et je ne sais quoi encore… en service très-extraordinaire.

léo. Quelle heureuse rencontre !

diana. Non. C’est une visite.


VI. — Les mêmes, MARGUERITE.


marguerite (entrant.) Diana !

diana. J’ai appris que vous arriviez. Vous savez tout ; les étudiants font du bruit dans la ville. Il est impossible d’y entrer.

léo. Cependant nous allons essayer. Les étudiants se retirent en masse… Alors, dans quelques heures, la ville sera fort paisible. Nous prendrons un détour pour nous y rendre.

marguerite. Léo ! vraiment, tout cela n’est pas rassurant… Si nous retournions sur nos pas.

diana. Vous comptiez vous loger là-bas : je vous préviens qu’ils ont cassé les vitres partout ; trouvez-y une maison sans fenêtre, à la bonne heure. Le moyen d’y passer la nuit. J’ai bien peur que demain la ville ne soit enrhumée.

marguerite. Ah ! tout cela t’amuse, toi, Diana !

diana. Parce que je viens te tirer de peine. Je veille sur toi comme un bon ange, pendant que ton mari veille sur nous tous : ce qui l’empêchera de veiller sur sa femme naturellement.

léo. Mon devoir ne m’appelle pas à combattre ce tumulte dont rien ne m’avait prévenu ; j’en ai compris parfaitement d’ici toutes les causes et tout le peu d’importance ; les précautions déjà prises par les magistrats suffiront à rétablir l’ordre, croyez-moi.

diana. Aussi n’avons-nous nulle crainte sérieuse, monsieur ; ce n’est pas à de telles épreuves que nous attendons votre génie. Voilà ce qui arrive : toute la haute société de la ville a fait dès hier soir ce que les étudiants font aujourd’hui. On s’est répandu dans les châteaux, dans les villas ; et, pour faire voir à l’émeute qu’on ne la craint pas, ou plutôt que l’on compte sur sa galanterie, cette émigration en masse a été partout le prétexte de réunions charmantes, de banquets et de bals chez les principaux seigneurs des environs.

léo. Cela est fort prudent et de fort bon goût.

diana. Il y a notamment ce soir une fête ravissante dans le château de la grande duchesse ; le prince n’étant pas à la résidence, c’est le plus brillant rendez-vous qu’on puisse se donner. Vous êtes attendus, vous souperez, vous danserez, et puis l’on vous trouvera un appartement ; après quoi, vous ferez demain votre entrée dans la ville, pacifiée et délivrée pour longtemps de toute université, car j’espère bien que ces messieurs seront renvoyés à leurs parents. Voici vos deux lettres d’invitation.

léo. Tout cela est fort bien arrangé ; mais il faut, moi, que je me rende à la ville. Puisque vous avez tant de bontés, madame, emmenez ma femme au château ; qu’elle s’amuse, qu’elle danse, si elle n’est pas trop fatiguée de sa route. Moi, je pars, je vais voir un peu ce qui se passe là-bas.

marguerite. Mon Dieu ! Léo, me laisser ainsi seule ; mais je ne te quitterai pas. Non, je t’accompagnerai à la ville, quoi qu’il puisse arriver !

léo. Ce n’est pas l’occasion de faire preuve de dévouement. Ce que nous propose ton amie est fort simple, et je l’en remercie de tout mon cœur. Tu iras au bal, parce qu’il faut que la femme d’un homme d’État s’habitue à faire bonne contenance dans les instants difficiles ; parce que, depuis une heure, je brûle d’être dans la ville, et que c’est toi seulement qui me… eh ! oui, qui m’embarrasses, qui me gènes… Tu ne peux rester ici, les étudiants y viennent. Va à cette fête, résigne-toi ; dans la nuit, j’irai vous rejoindre et vous porter des nouvelles.

marguerite. Ah ! fais de moi ce que tu voudras, Diana ; je suis bien souffrante. Ne pouvons-nous aller au château sans paraître à ce bal ?

diana. Viens t’habiller, viens. (À Léo.) Elle dansera, je vous le jure. (Elles sortent.)

léo. Pauvre femme ! elle avait des larmes aux yeux. Mon Dieu ! mon Dieu ! avais-je le droit de compromettre son bonheur en faisant le sacrifice du mien ? Monsieur le chevalier, vous accompagnerez ces dames au bal, si vous voulez. Voici une invitation ; vous avez ce qu’il vous faut ?…

paulus. Un habit à la française parfait. (Seul.) Chez la grande duchesse ? presque à la cour… Oh ! oh !… fort bien. (Il sort après Léo, en apercevant Frantz et Flaming.)


VII. — FRANTZ, FLAMING, en costume d’étudiant.


frantz. Et lu les a vus ?…

flaming. Lui seulement, te dis-je ; lui que nous venons de rencontrer ; mais sans doute elle est dans l’hôtel. On parlait d’une dame ici, et je crois que M. Burckart est un homme de mœurs trop pures pour emmener une autre femme que la sienne.

frantz. Mais il est monté à cheval à deux pas d’ici, Flaming : il se dirigeait vers la ville.

flaming. Eh bien ! interroge l’hôte.

frantz. Non. Je reste ici seulement.

flaming. Alors j’interroge moi-même. Holà !

l’hôte. Qu’est-ce que veut monsieur ?

flaming. Écoute. Il y a une dame ici, n’est-ce pas ?

l’hôte. Il y en a deux.

flaming. Bon !

frantz. C’est Diana. J’ai reconnu son équipage et sa livrée. Il suffit.

flaming. Que veux-tu faire ?

frantz. J’attends. Tu ne comprends donc pas ? Je connais la femme de M. Léo Burckart.

flaming. Et tu ne le connais pas, lui ?

frantz. Mon Dieu ! comment veux-tu que je le connaisse ? Tu me fais des questions… Naturellement j’ai peu de sympathie pour ce futur ministre, et je n’ai pas tenu à le revoir depuis notre malencontreuse visite à Francfort.

flaming. Mais la société de sa femme ne froisse pas tes opinions politiques, n’est-ce pas ?

frantz. Tais-toi. Ne dis plus un mot de cela, entends-tu ?

flaming. Tu vas te fâcher.

frantz. Non. Écoute, je veux tout te dire. C’est la fille de mon ancien professeur. Tu sens bien que si j’aimais cette femme, je l’aurais épousée depuis longtemps.

flaming. Et si elle ne t’aimait pas, elle ?

frantz. Elle m’aurait aimé !

flaming. Tu as un amour-propre..

frantz. Eh bien ! ne vois-tu pas que son mari s’en va, que cette femme est seule, que tout à l’heure la maison sera pleine d’étudiants.

flaming. On entend déjà d’ici le chœur des Cavaliers, qu’ils chantent à pleine voix. Nous avons peu d’avance sur eux.

frantz. C’est vrai. Comment se fait-il que son mari l’ait quittée, et qu’elle demeure seule ici ?

flaming. Va lui rendre visite.

frantz. Je n’ose. Flaming… ne trouves-tu pas ce tapage d’écoliers bien ridicule ?

flaming. Frantz ! ne trouves-tu pas cette démarche d’amoureux bien insensée ?…

frantz. Eh ! je ne suis pas amoureux ! Les voilà qui approchent. Si c’est comme cela qu’on étudie à l’université… Depuis huit jours que je suis arrivé après un long voyage pour reprendre mon coins de théologie, je n’ai pas pu attraper une seule leçon : tantôt ce sont « les réunions politiques, tantôt des rixes dans la rue avec les bourgeois, tantôt des orgies… Flaming !

flaming. Eh bien ?

frantz. Les voici qui descendent. (Les dames passent dans le fond.)

flaming. Tais-toi !

paulus (en descendant, rejoint Marguerite et Diana). Mesdames…

diana. Merci, monsieur, ma voiture est là, près de la barrière.

frantz. Où vont-elles ?

flaming. Demande aux domestiques avant que la voiture soit partie. (Seul.) Ah ! quelle patience ! Être l’ami d’un amoureux, c’est conduire un enfant à la lisière… Si on lâche, l’enfant se casse le nez ; et l’homme… Oh ! l’homme souvent se casse la tête !

frantz. Tu as un oncle chambellan, Flaming ?

flaming. Oui, j’ai un parent parmi la domesticité du prince.

frantz. Ton oncle est au château de la grande duchesse, à un quart de lieue d’ici… il peut me donner une invitation pour la fête, et je trouverai bien un costume. Tu vas venir avec moi, Flaming.

flaming. Allons ; aussi bien, voilà le tapage qui arrive !


VIII. — L’HOTE, ROLLER, HERMANN, chœur d’étudiants.

l’hôte. C’est la tempête ! mon Dieu ! mon Dieu ! (La scène se remplit de monde. Des bannières sont plantées au fond du théâtre. Le roi des étudiants est porté en triomphe.)

roller. Combien vaut tout ce qui est ici ?

l’hôte. Vous voulez acheter ma maison ?

roller. Pas aujourd’hui. Le mobilier seulement.

l’hôte. Il y en a pour plus de deux cents florins. roller. En comptant le poêle… faïence de Saxe. C’est juste ! Voilà la somme. Les vitres par-dessus le marche. Maintenant délivre-nous de ton aspect ridicule.

l’hôte. Ah ! ah ! voici le bourgmestre, un instant.

hermann. M. le bourgmestre.

roller. Attendez, pour l’introduire, que le roi ait pris place sur son trône… Voilà. (Le roi des étudiants s’assied sur un fauteuil élevé sur des tables.)


IX. — Les précédents, LE BOURGMESTRE, marchands.


hermann. Le bourgmestre…

le roi. Approchez, monsieur le bourgmestre ; comme nous voulons que tout se passe dans les règles, nous réclamons votre présence.

le bourgmestre. Messieurs, j’espère que vous respecterez les propriétés.

le roi. Du moment que nous vous avons lait venir… Combien avez-vous de miliciens dans votre village ?

le bourgmestre. Huit hommes.

le roi. Vous les réunirez.

le bourgmestre. Ils sont sur la grand’place.

le roi. Eh bien ! vous les mettrez en sentinelle à toutes les portes… afin que le désordre ne soit pas troublé un seul instant !

le roi (à l’un des marchands.) Que veux-tu, toi, philistin ?

le marchand. Monseigneur, pardon ; je suis un malheureux débitant de tabac de cette ville.

le roi. Eh bien ! te doit-on quelque chose ?

le marchand. On me doit beaucoup ; mais on m’a pris bien davantage.

le roi. Qu’est-ce qu’on t’a pris ?… c’est impossible !

le marchand. Mon Dieu ! ne vous tachez pas, monseigneur. Pardon : on n’aurait pas retrouvé dans vos charrettes couvertes, parmi vos bagages…

le roi. Quoi ?

le marchand. Une femme.

le roi. Une femme !

le marchand. Oui : ma femme !… mon épouse légitime, messieurs ! (Huées des étudiants.)

le roi. Un instant !… il n’y a que d’honnêtes gens ici ; voilà un bourgeois qui a perdu sa femme, il faut qu’elle se retrouve ! Tumulte parmi les étudiants.) Qu’est-ce que c’est ?

hermann. Ce n’est rien : un étudiant qui se trouve mal.

le marchand. C’est ma femme !

hermann. Respect au costume !

le marchand. Vous aviez promis de me la faire rendre, monseigneur.

le roi. Le jugement de Salomon : chacun la moitié. (À un autre.) Qui es-tu, toi ? deuxième marchand. Tailleur.

le roi. Que demandes-tu ?

le tailleur. Qu’on me paye.

le roi. Qui est-ce qui te doit ?

le tailleur. M. Diégo.

le roi. Ta note.

le tailleur. Trois cents florins.

le roi (à Diégo). Reconnais-tu que les vêtements ont été fournis ?

diégo. Et usés. Il n’y a rien à dire : ils n’allaient pas très bien étant neufs ; mais à présent ils ne vont plus du tout.

le roi. Mais sur le prix ?

diégo. C’est autre chose.

le roi. Combien cela valait-il raisonnablement ?

diégo. Cent florins.

le tailleur. Jamais.

le roi. Une fois… deux fois.

le tailleur. Donnez. Mais je n’y ai pas gagné un sou.

diégo. Ni moi non plus.

le roi. Et maintenant la musique !

un troisième marchand. Monsieur Max…

un autre. Votre Majesté…

le roi. Silence !

un autre. Monsieur Max, je suis le restaurateur du Corbeau…

un autre. Monseigneur, je suis celui qui monte la garde quand on se bat en duel. On me doit six factions…

un autre. On me doit quinze cents pots de bière pour une assemblée…

un autre. Monseigneur, je promène les chiens de messieurs les étudiants pendant, les classes…

le roi. L’audience est remise à demain. La musique !

tous. La musique !

roller (roulant un tonneau). Un instant ! messieurs, voici de quoi soutenir les voix !… Faites circuler les pots à bière.

un étudiant. C’est du vin !

roller. C’est vrai. Pardon, messieurs, on l’a roulé pour de la bière-, mais il se trouve que c’est d’excellent vin du Rhin : excusez.

le roi. Allons, on t’excuse. La musique !

un musicien ambulant. Que faut-il vous jouer, mon empereur ?

un étudiant. La Chasse de Ludzow !

tous. Oui, la Chasse de Ludeow !

flaming. La Chasse de Ludzow ! c’est la fanfare du peuple allemand !

roller. Oui, c’est avec cela qu’il chasse… quand il chasse.

l’hôte. C’est un chant de 1813 : il est défendu, messieurs.

roller. Raison de plus.

tous. La Chasse de Ludzow !

roller. Bon… cela chauffe ; faites circuler, et que cela ne s’éteigne pas.

flaming. Les bourgeois qui ont peur d’être compromis peuvent se retirer.

tous. Chut ! chut !


CHŒUR.


Qui brille là-bas au fond des forêts ?
      De plus en plus le bruit augmente.
Pour qui ces fers, ces bataillons épais,
Ces cors dont le son frappa les guérets
      Et remplit l’âme d’épouvante ?

Le noir chasseur répond en ces mots :
                    Hurra !
                    Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Lutzow !

D’où viennent ces cris, ces rugissements ?
      Voilà le fracas des batailles !
Les cavaliers croisent leurs fers sanglants,
L’honneur se réveille à ces sons bruyants
      Et brille sur leurs funérailles !

Le noir chasseur répond en ces mots :
                     Hurra !
                     Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow !


X. — Les mêmes, FRANTZ, en costume de bal.


frantz. Pardon de vous interrompre, frères ; mais j’ai besoin de vous.

roller. Que veux-tu ?

frantz. J’ai une querelle, je veux deux témoins. plusieurs voix. Nous voici !… nous voici !…

l’hôte. Messieurs, messieurs, le duel est défendu.

hermann. S’il dit encore un mot, enlevez-le, et mettez-lui la tête dans le tonneau !

le roi des étudiants. Un duel ? avec qui ?

frantz. Avec M. Henri de Waldeck.

le roi. A-t-il des témoins ?

frantz. Non, il va venir en chercher parmi vous ; tenez, le voilà.

waldeck. Messieurs, M. Frantz Lewald m’a dit que deux d’entre vous voudraient bien me faire l’honneur de me servir de seconds.

plusieurs voix. Avec plaisir, monsieur…

frantz (prenant Waldeck à part). Vous savez nos conventions.

waldeck. Lesquelles ?

frantz. Pas un mot sur la cause de ce duel.

waldeck. C’est dit.

frantz. Quelles que soient les questions des témoins…

waldeck. Eh ! monsieur, vous avez ma parole. Pour tout le monde, c’est une querelle de jeu. Mais, entre nous, c’est une affaire dont je commence à comprendre le motif… Oui, j’ai dit à ma sœur, à la descendante des comtes de Waldeck, branche d’une maison princière, qu’il était ridicule de se faire l’introductrice, le chaperon de la fille d’un petit professeur de Francfort, de la femme d’un obscur folliculaire, dont l’élévation subite me déplaît sans m’étonner. Je ne m’étonne pas de ces choses-là. J’en dis ce qu’il me plaît de dire… voilà tout.

frantz. Et vos soupçons surtout m’ont paru contenir une offense pour cette dame, dont je connais la famille.

waldeck. Pensez ce que vous voudrez.

le roi. Messieurs, pas un mot de plus. Ceci est contre les règles. Tout doit être dit maintenant devant tous. Voici vos témoins : Hermann et Flaming, Diego et Fritz.

frantz. Sortons.

hermann. Mais pourquoi pas ici même ? il ne fera pas clair dehors.

le roi. Ici, rien que la joie… prenez des torches, et allez-vous-en là tout près, dans le jeu de boules. (Plusieurs veulent les suivre.) Que tout le monde reste ici, à l’exception des quatre témoins et des deux adversaires… Allez, messieurs, et faites en braves, en vieux étudiants que vous avez été… Ne vous ménagez pas. (Ils sortent.)

roller. Nous avons encore ici un fond de tonneau à boire, et un reste de chanson à écouter.

le chœur.


Qui vole ainsi de sommets en sommets ?
      Des monts ils quittent la clairière.
Les voilà cachés dans ces bois épais ;
Le hurra se mêle au bruit des mousquets,
      Les tyrans mordent la poussière !

Le noir chasseur répond en ces mots :
                     Hurra !
                     Hurra !
C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow !

Qui meurt entouré de ces cris d’horreur,
      Qui meurt sans regretter la vie ?
Déjà du trépas ils ont la pâleur :
Mais leur noble cœur s’éteint sans terreur,
      Car ils ont sauvé la patrie ?

Le noir chasseur répond en ces mots :
                     Hurrah !
                     Hurrah !

C’est la chasse… c’est la chasse de Ludzow !


XI. — Les mêmes, FLAMING, revenant.


flaming. Ouvrez, ouvrez ; ciel et terre, ouvrez donc,

le roi. Qu’y a-t-il ?

flaming. Ce qu’il y a ?… Un détachement de troupes cerne l’auberge… on vient d’arrêter Franlz, M. de Waldeck et les témoins ; je me suis sauvé en sautant par dessus le mur…

le roile roi. Qui a osé faire cela ?


XII. — Les mêmes, LÉO BURCKART.


léo. Moi, messieurs.

le roi. Et qui êtes-vous ?

léo. Je suis Léo Burckart.

le roi. Ah ! le nouveau conseiller intime ; et vous entrez en fonctions par l’oppression, par l’arbitraire !

léo. J’entre en fonctions par le maintien des lois, messieurs. Pour être des étudiants, vous n’en êtes pas moins des Allemands, soumis au code de votre pays, et qui devez obéir ; car un jour vous serez tous quelque chose dans la famille ou dans l’État, et il faudra bien qu’on vous obéisse à votre tour.

le roi. Nous avons des privilèges, monsieur…

léo. Vos privilèges… d’abord, pourquoi réclamer des privilèges… Eh bien ! tels qu’ils sont, je les admets, et je leur ni fait une part largo. Vous avez quitté la ville, je vous ai laissés faire ; vous vous êtes emparés de cette hôtellerie, je vous ai laissés faire encore !… mais on est venu prendre chez vous des témoins pour un duel… le duel est défendu, défendu dans l’armée, défendu parmi les citoyens, défendu aux universités… Amenez les prisonniers.


XIII. — Les précédents, DIANA et MARGUERITE veulent entrer par une porte de côté, accompagnées du CHEVALIER ; la porte, ouverte latéralement, les cache à une partie des personnages.


le chevalier. Oh ! n’entrez pas, madame, attendez.

marguerite. Mais ils vont le tuer, il est seul contre tous.

diana. Rassure-toi, sois tranquille.

marguerite. Qui fait-il arrêter, grand Dieu ! mais c’est Frantz… Frantz Lewald ; il ne sait donc pas que j’ai été insultée dans ce bal ; et que M. Frantz, l’ami de ma famille, s’est battu pour moi…

diana. Oh ! ne lui dis pas, ne lui dis jamais cela, Marguerite… (On voit arriver les prisonniers amenés par quelques soldats.)

les étudiants. Les voici !

roller. Mais, ils n’iront pas en prison !

tous. Non ! non !

léo. Faites approcher ces messieurs.

marguerite. Diana, Diana ! il est blessé… blessé pour moi… eh bien ! cela ne te fait-il rien ?

diana. Son adversaire est mon frère, Marguerite ; peut-être est-il aussi blessé.

léo. Monsieur est officier… monsieur est citoyen… ces messieurs sont étudiants, la peine sera égale pour tous. La loi vous condamne à vingt jours de prison, messieurs… vous irez en prison vingt jours.

waldeck. Moi ? un aide de camp du prince ! vous ne savez ce que vous faites, monsieur, ni qui vous condamnez… ni quelle est la cause du duel que vous condamnez !

frantz (s’élançant vers lui). Taisez-vous, vous m’avez juré…

léo. Emmenez ces messieurs !

waldeck. Bien, vous me payerez cet outrage ! (Les prisonniers sortent.)

roller. Et nous les laissons partir ainsi ?

tous. Non ! non ! non !

léo. Si, messieurs ! car vous êtes des enthousiastes, des enfants ; mais vous n’êtes pas des rebelles… Écoutez-moi un instant. Vous 1 qui croyez aux futures grandeurs de l’Allemagne régénérée, s’il vous reste dans tout le corps une goutte du vieux sang germanique, et dans le cœur une étincelle de son nouvel esprit de liberté… écoutez-moi : Vous êtes tous des hommes ! Eh bien, à quoi vous occupez-vous ici !… À des jeux d’enfants, à des espiègleries d’écoliers… Est-ce là le baptême des patriotes qui ont vu mourir Kœrner, et des soldats de 1813 ? Il y a mieux que de la bière et du vin dans le monde, mieux que des villes à mettre en rumeur, et des auberges à piller ! Il y a toute une Allemagne à refaire avec les longs travaux de la pensée et les dures veilles du génie ! mettez-vous à l’œuvre. Architectes, prenez l’équerre ! législateurs, prenez la plume ! soldats, tirez l’épée ! (Rumeurs en sens divers.) Toutes les carrières vous sont ouvertes ! l’avenir n’a plus de barrières privilégiées : moi-même, vous le voyez, je suis une preuve vivante que l’on peut arriver à tout. Moi, c’est-à-dire un de vous ; moi, qui, après vous avoir parlé en maître, vais vous parler en père. Allons, enfants, vous valez mieux que vous ne croyez vous-mêmes ; pesez-vous à votre poids, et ne jetez pas vos belles années à la dissipation, comme des grains de sable au vent… Rentrez à l’université, seuls, libres, en chantant vos chansons, qui sont les nôtres… et qu’on a eu tort de proscrire… rentrez tous ensemble, comme vous en êtes sortis, vos torches d’une main, vos épées de l’autre ; que l’on voie bien que vous avez cédé à la persuasion, et non à la force. Le marchand a eu tort, il payera une amende. Les juges se sont laissés entraîner à un mouvement de violence… le mandai d’arrêt sera rapporté. Messieurs Frantz et Henri de Waldeck ont transgressé les lois, ils seront punis : ainsi justice sera faite à tous, et, avec l’aide de Dieu, nous soutiendrons dignement le vieux nom de l’Allemagne ! (Les musiciens prennent la tête du cortège en jouant de leurs instruments. Les étudiants sortent derrière sans chanter.)

le roi des étudiants. Éteignez les torches et remettez les rapières dans le fourreau… nous sommes des vaincus, et pas autre chose !

TROISIÈME JOURNÉE.

Les jardins de la résidence du prince au coucher du soleil. Les promeneurs passent et repassent. La façade du palais s’illumine peu à peu.

I. — FLAMING, ROLLER, DIEGO, en costume d’étudiant.


flaming. Allons donc, encore un instant !

roller. Non, ma foi ! je ne puis rester si longtemps sans boire et sans fumer ; et la vue d’un palais ne me réjouit pas tellement les yeux, que cela me fasse oublier la pipe et la bière.

flaming. Et les jolies promeneuses ?

roller. Crois-tu qu’elles viennent ici pour nous ? C’est pour ces messieurs à ceinture pendante et à sabre traînant. Aux étudiants les filles d’auberge, c’est assez bon pour eux. Tiens, ne me parle pas de ces villes d’université, qui sont en même temps résidence royale. Vive Bonn, vive Heidelberg !… D’ailleurs, voilà qu’on nous chasse. (On entend les clairons sonner la retraite.)

flaming. Il n’est pas l’heure.

roller. N’est-ce pas fête au palais ? Qu’importe qu’il ne soit pas l’heure pour le peuple, s’il est l’heure pour le prince ? D’ailleurs, c’est bientôt le moment de notre assemblée définitive, à la taverne des Chasseurs j le jour est proche, Flaming ! et ce sera le jour de demain, peut-être : c’est pourquoi il faut se tenir debout et la ceinture serrée, comme à la veille des saintes Pâques !… Mais qu’est donc devenu Diego ?

flaming. Te défierais-tu de lui ?

roller. De lui ? oh ! non ; c’est le cœur le plus brave et le plus loyal que je connaisse, mais aussi, c’est la plus pauvre tête que j’aie sondée. Ces hommes du Midi n’ont pas plutôt avalé trois ou quatre bouteilles de bière, qu’il n’y a plus moyen d’en tirer une parole sensée ni une action raisonnable.

flaming. Eh bien ?

roller. Eh bien ! tu sais qu’il a reçu ce soir ses lettres pour Heidelberg, et l’argent de sa route. J’ai des inquiétudes sur tout cela. Adieu.

flaming. Non, je m’en vais avec toi.

roller. Pourquoi ne restes-tu pas ? Tu as un oncle chambellan, tu peux prendre ta part des plaisirs aristocratiques, toi. Et qui sait ? Une de ces grandes dames qui se sera brouillée la veille avec son amant te fera peut-être l’aumône d’un coup d’œil : ce sera honorable pour l’université.

flaming. Tu es fou, Roller ; tu sais bien que j’ai cessé de voir mes parents pour être tout à vous. Si l’on se défie de moi parce que je suis de famille noble, on n’a qu’à me le dire…

roller. Eh non ! c’est que j’ai le cœur plein d’amertume, voilà tout. Tiens… il suffit d’avoir un habit brodé pour entrer là d’où nous sortons.


II. — Les mêmes, FRANTZ.


flaming. N’est-ce pas Frantz Lewald, vraiment ?

roller. Frantz en habit de cour !… Frantz, qui ne nous connaît plus… parce qu’il est méconnaissable !

flaming. Ce collet brodé !

roller. Cette épée !

flaming. À quel ordre appartiens-tu, philosophe ?

roller. De quel titre faut-il te saluer, républicain ?

frantz. Mon ordre ? celui des frères de la Jeune Allemagne… Et mon nom est Frantz Lewald, toujours le même. Eh ! mon Dieu, pourquoi tant, de surprise ? N’est-ce pas une chose bien singulière que de me voir ici ! On m’a invité au palais, comme tout le monde, comme tout bourgeois honorable a droit de l’être. Fais demander un billet à ton oncle, Flaming ; va mettre un habit, Roller ; revenez tous deux, et le maître des cérémonies vous accueillera comme il va m’accueillir.

flaming. Frantz, nous te plaignons sincèrement. Au lieu d’aller avec eux, viens avec nous, je le le conseille. Au lieu de nous exciter à revêtir une livrée, quitte la tienne ! À moins qu’elle ne serve à cacher une résolution glorieuse, à moins que le bounon ne recouvre le Brut us.

frantz. Adieu, frère. Je ne suis pas Romain, mais Allemand-, je n’étudie pas la liberté dans les livres, mais dans les faits. Les époques ne sont jamais semblables, et les moyens diffèrent aussi. Quand tout sera prêt, appelez-moi, faites-moi un signe, et vous me retrouverez courageux et fidèle. En attendant, laissez-moi marcher dans mes plaisirs et dans mes peines : je hais cet esprit de liberté farouche, qui méprise toute fantaisie, toute gaieté, tout amour !… qui foule aux pieds les fleurs, et qui se défend de toutes joies, comme s’il n’était pas impie de repousser les dons du ciel !… Ah ! donnez-moi l’occasion de servir enfin notre patrie ; mais délivrez-moi du tourment de haïr, de méditer des plans funestes ! faites qu’il n’y ait un jour qu’un bras à joindre aux vôtres, un grand coup à frapper au péril de ma vie, et si c’est aujourd’hui, si c’est tout à l’heure, eh bien, dites-le-moi ! pour que je dépouille cet habit, et que je me mette à l’œuvre, le front levé et les mains nues.

flaming. Non, Frantz ! non ! Tu peux baisser le front encore en passant devant les altesses ; tu peux offrir ta main gantée au maître des cérémonies, et tu n’en seras pas moins le bienvenu pourtant à faucher bientôt la moisson que nous avons semée. Nous lisons dans ton cœur, Frantz Lewald ; ton cœur est pur et sincère, et nous nous plaignons seulement de ne pas l’avoir tout entier !

frantz. Eh bien ! oui, plaignez-moi. Adieu ! nos cœurs se comprennent, et j’ai honte des choses que nous pensons tous trois en ce moment, sans oser les dire… Pourtant, je vous demande d’être discrets, comme si j’étais confiant !

roller. C’est bien, c’est bien ; et pourvu que ton sang soit toujours aussi prêt à couler pour la patrie… qu’il l’a été dernièrement à couler pour une. femme…

frantz. Oh ! silence, mes amis, silence !… à demain !

flaming. À cette nuit, tu veux dire.

frantz. Y a-l-il donc quelque chose d’arrêté ?

flaming. Tu le sauras ; adieu !


III. — Les mêmes, un OFFICIER.


l’officier. Sortez, messieurs, il est l’heure, sortez…

frantz. Pardon, j’entre au palais, je suis invité.

l’officier. Votre billet.

frantz. Le voilà.

l’officier. Laissez passer monsieur.

flaming. Allons, Roller.

roller. Mais Diego, Diego, tu ne Tas pas vu sortir ?

l’officier. Messieurs, les portes se ferment.

flaming. Viens donc, il sera parti et nous attend à la taverne.


IV. — L’OFFICIER, DIEGO, Soldats.


le concierge. Peut-on fermer la porte, mon lieutenant ?

l’officier. Oui, sans doute. On relèvera les sentinelles au dehors, sans ouvrir les grilles, afin que les invités puissent se promener dans les allées. (On amène Diego entre deux soldats.)

diégo. Lâchez-moi ! je vous le dis, lâchez-moi, ou j’ameute contre vous toute l’université !

l’officier. Qu’est-ce ? un promeneur en retard, un bourgeois de la ville ? Laissez sortir.

diégo (un peu ivre). Un bourgeois… pour qui me prenez-vous ? je ne suis pas un bourgeois, je suis un brave étudiant !

l’officier. Qu’est-ce qu’il a fait ?

premier soldat. Au moment où tout le monde sortait, il se cachait derrière une statue.

diégo. Je ne me cachais pas : je méditais.

deuxième soldat. Il dégradait les monuments publics.

l’officier. Qu’est-ce enfin, et de quoi s’agit-il ?

premier soldat. Vous savez bien, mon commandant, ce guerrier d’autrefois, habillé en Romain, sur la terrasse du midi : cet homme s’en est approché en faisant de grands gestes, comme s’il jouait la tragédie. J’étais en faction ; je n’ai rien dit ; la consigne ne défend pas aux bourgeois de causer avec les statues.

diégo. Eh ! je ne suis pas un bourgeois !

l’officier. Est-ce tout ?

premier soldat. Non, mon commandant ; alors j’ai fait semblant de tourner le dos, alors le bourgeois s’est mis à graver quelque chose sur le piédestal.

l’officier. Qu’a-t-il écrit ?

premier soldat. Rien : des mots sans suite. Il a gâté le marbre, voilà tout ; d’ailleurs, je ne sais pas lire.

l’officier (à l’autre). Qu’a-t-il écrit.

deuxième soldat. Il a écrit : « Tu dors, Brute. »

premier soldat. Voyez-vous ? mon commandant, des injures à un factionnaire ! Oh ! que non, je ne donnais pas, bourgeois.

diégo. Ignorant ! qui prend pour lui un souvenir de l’antiquité, une citation latine… Mais vous connaissez cela, vous, commandant ?

l’officier. Je ne connais que mon service, monsieur ; et tout ceci commence à me devenir suspect. Avec quoi avez-vous gravé ces mots ?

premier soldat. Avec un poignard.

diégo. Avec quoi donc ? avec le tuyau de ma pipe… et cela vous cst-il suspect aussi, un poignard d’étudiant ?

l’officier. C’est selon les circonstances.

premier soldat. Hum !… un étudiant de cet àge-là…

diégo. On apprend à tout âge.

deuxième soldat. C’est un bourgeois, mon commandant !

diégo, furieux. Un bourgeois ?… Tiens, connais-tu cela ? (Il tire un ruban caché sous ses habits.)

l’officier. C’est le cordon où ils inscrivent leurs duels… c’est la médaille qu’ils portent en souvenir de 1813. C’est bien, emmenez cet homme au corps de garde ; il y passera la nuit, et demain il se fera réclamer par le doyen des études.

diégo. Au corps de garde ?… un étudiant au corps de garde !


V. — Les mêmes, LE CHEVALIER.


le chevalier. Qu’est-ce que cela ? Un étudiant (pion arrête… C’est toi, Diego ?

diégo. Vils sicaires !

le chevalier. Commandant, je connais cet homme.

l’officier. Vous, monsieur le chevalier ?

le chevalier. Ne troublez pas la fête pour si peu de chose… laissez-nous, je réponds de lui.

l’officier. Il suffit. Marchons…

le chevalier (à Diego.) Tu vois que les frères ne s’abandonnent pas… Je t’ai sauvé, tu es libre.

diégo. Ah ! Paulus… c’est toi !… toujours parmi les esclaves ?

le chevalier. Moi-même. Et toi ? toujours parmi les ivrognes !

diégo. Je n’ai pas changé de religion, au moins, aussi, toujours prêt à risquer ma vie pour la bonne cause ! toujours voyageur, ambassadeur des républiques ! ces jours derniers à Gœttingue, à Leipsick ; demain à Heidelberg.

le chevalier. Tu vas à Heidelberg ?

diégo. En voiture, en grand seigneur : tiens, voilà des sequins de Venise, des ducats, des piastres d’Espagne…

le chevalier. Et qui t’a donné cela ?

diégo. Qui m’a donné cela ? Celui qui veille pendant que le maître est endormi. En voilà, en voilà encore !

le chevalier. Mais tu as une somme !

diégo. Il y a de quoi faire sauter la banque… si le jeu n’était pas défendu ! Infâmes tyrans, qui ont défendu le jeu : mais dans trois mois il n’y en aura plus de tyrans ; je les abolis !… j’ai là leur condamnation. Adieu, Paulus ; il faut que je parte demain matin au point du jour !

le chevalier. Eh bien, tu as le temps : écoute-moi ; à ta place, avant de supprimer les tyrans, je voudrais les voir de près. Veux-tu que je te présente aux tyrans ?

diégo. Oui, pour les frapper dans leur fête !

le chevalier. Non, pour manger leurs glaces, boire leur vin et gagner leur argent.

diégo. Gagner leur argent ! On joue donc à la cour ?

le chevalier. On ne joue plus que là, puisque le jeu est défendu ailleurs.

diégo. Oh ! les despotes ! Eh bien, oui, je veux gagner leur argent ; oui, je veux boire leur vin ; oui, je veux manger leurs glaces ! Conduis-moi à eux.

le chevalier. Un instant. Diable, il faut changer de costume ; viens chez moi, je te prêterai un de mes habits. Tu ne parleras qu’espagnol ; mais tu mangeras, tu boiras et tu joueras comme un Allemand. Cela te convient-il ?

diégo. Si cela me convient, pardieu !

le chevalier. Silence, quelqu’un s’approche, c’est le grand maréchal ; partons, qu’il ne te voie pas sous ce costume. Viens chez moi.

diégo. Tu est mon sauveur ! tu sers la liberté à ta manière, c’est bien… (Ils sortent).


VI. — LE GRAND MARÉCHAL, MARGUERITE, DIANA.


le grand maréchal. Mesdames, les jardins sont libres, et vous pouvez vous y promener en toute sécurité. Pardon…

diana. Nous vous remercions. L’air des salons est étouffant.

le grand maréchal. C’est une critique dont nous allons profiter ; madame, tout sera ouvert dans un instant.


VII. — DIANA, MARGUERITE.


diana. Eh bien ! toujours triste ?

marguerite. Oh ! ne comprends-tu pas, Diana, que cette vie m’est insupportable ? Constamment séparée de Léo, réduite à regretter le temps où je me plaignais de le voir à peine ! Depuis trois mois, c’est au plus s’il m’a donné quelques jours, et le voilà absent encore depuis six semaines… Forcée de venir à ce bal, je fais ce que je puis pour remplir en tout mon devoir. Ma vie est attachée à des conventions que je respecte… et je regrette de n’avoir pas assez de religion pour les suppôt ter sans souffrir !

diana. Mais ton mari revient, tu le sais ; les conférences de Carlsbad sont achevées… tu vas le revoir tout glorieux de son triomphe.

marguerite. Eh bien ! sa présence, vois-tu, în’esl souvent plus douloureuse encore que son éloignement !… Ah ! j’ai le cœur plein d’amertume et d’cnnuil… Étais-je née pour devenir l’épouse d’un ministre ? moi, pauvre femme, élevée dans la classe bourgeoise, et à qui l’on ne craint pas de le rappeler souvent !

diana. Que veux-tu dire ? N’aimes-tu pas ton mari ?… Je pensais que vous vous étiez unis par amour…

marguerite. Ah ! Diana ! l’amour pour de telles natures n’est rien qu’un caprice, une fantaisie ; le mariage n’est que l’accomplissement d’un devoir envers la société, et ne leur offre tout au plus qu’un repos passager à des ambitions plus dignes de les émouvoir… Est-ce assez pour une femme, Diana ? Et nepuis-je regretter de n’avoir pas confié le soin de mon honneur à quelque esprit plus humble, et moins préoccupé du bonheur de tous ?

diana. Prends garde ; tu t’es condamnée en avouant que la foi manque à ton cœur… Ah ! Marguerite !… la résignation est la plus grande vertu des femmes ; c’est l’amour d’elles-mêmes qui les perd, plus souvent encore que l’autre amour, et ceux qui les séduisent ne sont que les complices de leur orgueil !… Il en est tant parmi nous qui trouveraient ta position digne d’envie ! Ce repos dans le devoir, cet honneur dans le sacrifice, n’est-ce pas la vraie couronne que Dion réserve à notre carrière !… Mais il y a des fronts qu’il a jugés indignes de la porter jamais !

marguerite. On vient, Diana… rentrons.

le maréchal. Mesdames, le prince est descendu dans les jardins, et s’étonnait tout à l’heure de ne point vous y rencontrer. (Il sort).

marguerite. Nous sommes aux ordres de Son Altesse.

diana. Je l’aperçois qui passe dans cette allée… Écoute-moi, Marguerite : j’ai besoin de parler au prince un instant ; assieds-toi là, près de ces fleurs ; je te rejoins et te présenterai ensuite.

marguerite. Tu vas me laisser seule ?…

diana. Quelques minutes au plus ; écoute, cela est grave, vraiment : mon frère est disgracié, et c’est ton mari qui lui a fait perdre ses emplois… Je vais parler au prince en sa faveur. Mais, tiens, voilà notre ami Frantz Lewald, qui voudra bien l’accompagner pour rentrer au palais. (Elle sort.)

marguerite. Diana !…

frantz. Un seul mot, madame, au nom de notre ancienne amitié !…


VIII. — FRANTZ, MARGUERITE.


marguerite. Que voulez-vous me dire ?

frantz. Ne le devinez-vous pas, mon Dieu !… c’est que je ne comprends plus rien à votre conduite avec moi. Suis-jc donc devenu maintenant pour vous un ennemi ? Je ne puis plus vous voir que devant des étrangers, comme tout le monde, moins que tout le monde.

marguerite. Pardon… Non, il vaut mieux que je vous dise tout dès à présent : si je ne vois plus en vous un ami, c’est que vous n’êtes plus le même, monsieur Frantz ! Vous voulez me compromettre, vous voulez me perdre : vous me suivez partout, monsieur ; et je ne puis tourner la tête sans vous retrouver sombre et pensif derrière moi ! Si vous me parlez devant des étrangers, c’est avec des paroles ambiguës, avec une émotion singulière souvent ! Et même… n’avez-vous pas osé m’écrire ?… M’écrire comme vous l’avez fait, c’est une trahison ! J’ouvre votre lettre sur la foi d’une ancienne et pure amitié, et j’y trouve des phrases insensées ! Ah ! monsieur…

frantz. Grand Dieu ! vous m’avez si mal jugé ! Mais j’avais la tête perdue ! Vous ne savez peut-être pas… Deux fois je me suis présenté chez vous, comme autrefois, et votre porte m’a été fermée.

marguerite. Mon mari était absent, absent pour le service du prince… de l’État.

frantz. Votre mari ! ah ! tenez, ne me parlez pas de votre mari !… ou je vous en parlerai, moi !

marguerite. Je me retire. frantz Marguerite !… ne me privez pas de cet instant, dussiez-vous m’arracher le cœur, comme avec vos premières paroles ! Écoutez !… Si je ne suis pas reçu de vous, si je ne vous vois pas à toute heure, comme le premier indifférent peut le faire… c’est que vous savez bien que des liens sacrés me rattachent aux ennemis de votre époux. Je ne le méprise pas, vous voyez… Il a d’autres principes, et des opinions sévères nous séparent jusqu’à la mort ! Marguerite, ah ! ne me défendez pas de vous aimer… non, je veux dire de penser à vous seulement, et votre mari, qui vous délaisse, ne s’apercevra jamais d’une sympathie d’âmes, si pure, si discrète, qu’elle ne prétend rien sur la terre, et qu’elle est, pour ainsi dire, un espoir de la vie du ciel !…

marguerite. Comment pouvez-vous penser à Dieu et me parler ainsi ?

frantz. Dieu n’a pas prononcé l’éternité des unions humaines : il y a dans certains pays des lois qui peuvent les dissoudre… Et partout il y a la mort !

marguerite. Taisez-vous.

frantz. La mort ! elle nous entoure, elle rampe sous ces fleurs et aux lueurs de cette fête ! Pardonnez-moi de vous frapper de crainte, mais il faut que vous le sachiez pourtant ! Vous ne voyez donc pas qu’il se prépare ici des luttes sanglantes ! Avant deux jours, peut-être, les amis et les époux se chercheront, inquiets et pleurants, comme le lendemain d’un combat ou d’un incendie !

marguerite. Quelle pensée aveZ-VOUS, Ô ciel ?… Mon mari serait menacé !…

frantz. Eh ! je ne parle ici que de la possibilité de ma mort !… Je vous demande un peu de bonté… comme celui que le couteau menace, et qui obtient la pitié même de ses juges ! Marguerite ! dites-moi seulement que notre pensée s’unit en Dieu, afin que je me dévoue s’il le faut avec plus de courage… (11 lui prend la main).

marguerite. Non ! non ! laissez-moi : voici Diana qui revient ! — Grand Dieu ! vous avez été blessé là, blessé pour moi ! Oh ! malheureuse ! Franlz, il y a a donc entre nous un sort bien fatal. Je ne voulais pas vous affliger, Frantz ! Mon Dieu… mais que puis-jc faire !… Diana !… je suis sauvée.


IX. — Les mêmes, DIANA.


diana (tout émue de son côté). Rentrons, tout ceci m’indigne…

marguerite (à part). Elle ne s’aperçoit de rien !

diana. Le prince m’a refusé la grâce de mon frère !…

marguerite. De ton frère, Diana… M. de Waldeck ?

diana. Et c’est ton mari qui l’avait fait destituer à la suite de ce duel fatal !

marguerite. Dieu !

diana. Et parce que ce jeune homme imprudent, furieux, a prêté l’oreille à ces conspirateurs de tragédie, dont on fait tant de bruit depuis quelques jours !… rien ne peut désarmer le prince ; mon crédit s’y est perdu ! il m’a refusée, moi !

marguerite. Rentrons, mon amie ; cette fête est. triste et funèbre… Je vais partir.

diana. Ton mari revient ici cette nuit. (Elles rentrent.)


X. — FRANTZ, seul.


Enfin, je l’ai vue ! j’ai tout avoué… j’ai tout dit ! elle m’a entendu sans colère… Oh ! il y a bien près de son silence à un aveu ! Comment ai-jc trouvé dans mon âme cette hardiesse inespérée, dont je m’étonne encore ? Qui m’a inspiré cette résolution soudaine ? à moi si timide jusque-là ?… Qui sait ? les sons de la musique, l’enivrement de la fête.. Ah ! elle avait tout deviné, tout compris ! Elle suivait les progrès de cet amour qui s’amassait en moi ; et elle y répondait peut-être avant même qu’il n’eût éclaté. Oh ! qui saura jamais le secret de tous ces cœurs de jeunes filles, qui ne peuvent répondre qu’à l’amour qui leur est offert, et qui ont souvent à cacher des préférences qu’on ignore ! Aujourd’hui seulement, je mesure toute la folie de mes espérances d’hier !… Une femme si jeune et si noble d’esprit, et qui devait être gardée de tout amour à l’ombre d’un nom illustre… Oh ! l’amour, l’amour sincère et tout-puissant n’est donc pas une invention des poètes ? L’amour triomphe de tous les obstacles ! Il brise, en un instant, ces inégales conventions de la société, qui enchaînent la colombe à l’aigle, la femme aimante à l’homme de marbre !… Oh ! je suis heureux ! je suis fier ! Qu’on ne vienne plus me parler de complots, d’ennemis, à présent : je n’ai plus rien d’amer dans l’âme ; je suis heureux, je suis aimé !…


XI. — FRANTZ, WALDECK.


waldeck. Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir surpris vos dernières paroles… Vous parliez d’ennemis, et je saisis cette occasion de vous dire que j’espère ne plus être compté parmi les vôtres.

frantz. Il est inutile de réveiller ce souvenir.

waldeck. Veuillez m’accorder un instant. Quand les épées de deux hommes d’honneur se sont une fois rencontrées, il y a entre eux dans l’avenir plus de chances pour l’amitié que pour la haine.

frantz. Je n’ai nul motif de haine contre vous, monsieur, je vous ai adressé une provocation, vous m’avez rendu une blessure ; nous sommes quittes.

waldeck. Oh ! nous ne pouvons plus être indifférents l’un à l’autre. À compter de cette heure, nous devenons compagnons de danger, frères d’opinion. Dès aujourd’hui, j’appartiens comme vous à la Jeune Allemagne. Demain je ne serai plus un instrument de la tyrannie, mais un citoyen de la patrie régénérée. Depuis longtemps c’était mon espoir, et je rêvais en secret la liberté de l’Allemagne.

frantz. Et vous gardiez ce secret-là avec une discrétion que je vous recommande encore !

waldeck. C’est tout ce que vous avez à me répondre ?

frantz. Je réponds que si des gens de cœur, qui rêvent l’affranchissemcnt de leur pays, sont obligés de grossir leurs rangs avec des conspirateurs intéressés ou d’ambitieux transfuges, du moins ils ne les admettent jamais ni à leur amitié, ni à leurs confidences… parce qu’ils savent trop que ces alliés de la veille sont les traîtres du lendemain !

waldeck. C’est bien, je sais maintenant ce que je dois attendre de vous, monsieur ! Il me reste à m’acquitter d’un message… venant des hommes mêmes, qui m’ont jugé plus digne que vous ne le pensez de leur confiance et de leur amitié ! (Il lui laisse un billet et sort.)

frantz. Demain la réunion… demain ! Que faire ? Tout se confond, tout s’obscurcit devant mes yeux !


XII. — LE MARÉCHAL, suivant de loin Frantz qui s’éloigne.


Monsieur !… (Seul.) Il me semble que ces deux invités se parlaient un peu haut… Serait-ce encore une provocation ?


XIII. — LE MARÉCHAL, LE CHEVALIER, DIÉGO vêtu d’un habit de général.


le chevalier. C’est cela ; un peu plus de cambrure aristocratique dans la taille : la main gauche à la garde de l’épée ; saluons gravement, et ne répondons qu’en portugais ou en espagnol.

diégo. Me courber devant ces vils courtisans !

le chevalier. Monsieur le maréchal, permettez que je vous présente l’illustre étranger pour lequel je vous ai demandé une lettre d’invitation.

le maréchal (s’inclinant). Monsieur…

le chevalier. Le seigneur don Diego Ramirez de la Plata…

le maréchal. Seigneur…

le chevalier. Ancien conseiller d’État du gouvernement provisoire de Tampico…

le maréchal. Ah ! ah !…

le chevalier. Ex-ambassadeur du grand Bolivar, à différents souverains et empereurs.

le maréchal. Monseigneur…

le chevalier. Ex-grand chambellan…

diégo (bas.) Assez !… tu m’humilies avec toutes ces grandeurs.

le maréchal. Votre Seigneurie veut sans doute être présentée à Son Altesse.

le chevalier (bas). Réponds en espagnol, il ne le sait pas.

diégo. Yo que soy contrabandista !

le chevalier (bas au maréchal). Il ne connaît pas un mot de notre langue : j’ai eu toutes les peines du monde à le décider.

le maréchal. Alors vous permettez… Il faut que je surveille, que je sois partout.

le chevalier. Comment donc Allez, allez, monsieur le grand maréchal. (À Diégo.) Salue donc.


XIV. — DIÉGO, LE CHEVALIER.


diégo. Oui, va ramper plus loin, esclave doré ! va-t’en changer de couleur, caméléon.

le chevalier (arrêtant un valet qui porte un plateau). Un verre de punch ! allons.

diégo. Oui ! digérons toutes ces bassesses.

le chevalier. Un autre verre !

diégo. Quand je pense que ce breuvage de courtisan est trempé des pleurs des victimes !…

le chevalier. Tu le trouves trop faible, n’est-ce pas ? Eh bien, tiens, voici une tranche d’ananas dans un verre de Tokay… apprécie un peu ce rafraîchissement.

diégo. Hélas !… la sueur des malheureux noirs a arrosé ce fruit délicat !… Si nous allions jouer, Paulus, maintenant que je suis présenté.

le chevalier. Revenons au punch !… hein ?

diégo. Oui ! qu’il ne leur en reste plus une goutte ! Mais tu ne hois pas, toi ?…

le chevalier (marchant de travers). Moi ?… je suis gris ! ma parole… je n’y vois plus ; je ferai des folies.

diégo. Nous nous soutiendrons. Allons jouer, mon argent me brûle !


XV. — Les mêmes, LÉO BURCKART.


léo (à un domestique). Allez dire au plus grand de ces deux hommes que quelqu’un désire lui parler.

le domestique (au chevalier). C’est son Excellence…

le chevalier (à Diégo). Tiens : la salle au fond ; je t’y rejoins… va. Monseigneur revient en bonne santé ?

léo. Merci.

le chevalier. Son Altesse est-elle prévenue de votre arrivée ?

léo. Je lui ai fait demander ses ordres. Le prince m’a fait répondre : À demain les choses sérieuses ! Mais, comme il faut que je le voie, et que je ne puis entrer dans les salons avec ce costume… prévenez-le, Paulus, que j’attends ici, et que je serais reconnaissant qu’il voulût bien m’aecorder quelques minutes, soit dans les jardins, soit dans son cabinet.

le chevalier. Nous avons eu des nouvelles de Votre Excellence ; elle a fait des merveilles au congrès, et je suis heureux d’être le premier à l’en féliciter.

léo. J’avais toujours dit que celui qui de nos jours ferait de la diplomatie franche et loyale, tromperait tous les auties. Ils ne peuvent se figurer que l’on pense ce que l’on dit, ni que l’on dise ce que l’on pense ; et, tandis qu’ils cherchent le sens caché de paroles qui n’en ont pas, on arrive au but, comme la tortue de la fable, en allant droit son chemin. Et ici ?

le chevalier. Oh ! ici il y a bien des choses. D’abord grande effervescence dans l’université…

léo. Je sais.

le chevalier. Mais, de plus, conspiration établie, marchant à son but aussi, moins franchement que vous, monseigneur ; mais ayant cependant bien des chances d’y arriver, si, par un hasard…

léo. Est-ce que vous savez…

le chevalier. Je sais… c’est-à-dire je saurai quelque chose cette nuit. Donnez-moi seulement congé jusqu’à demain, monseigneur.

léo. Vous êtes libre : seulement, prévenez le prince.

le chevalier. Dirai-je un mot de votre retour à madame ?

léo. Non, je vous prie : l’État avant tout, mon bonheur après ; allez.


XVI. — LÉO, seul.


Oui, oui, conspiration ici, conspiration là-bas ! C’est un immense réseau qui enveloppe toute l’Allemagne, et voilà à quoi s’occupent les princes, tandis que les complots rampent autour d’eux ! Des complots d’écoliers, il est vrai, auxquels la grande foule demeure indifférente, et qui reposent sur des idées… non pas nouvelles, mais apprises des Grecs et des Romains… apprises par cœur ! Et ce serait un noble effort pourtant, si la vraie et solide liberté, la liberté de l’avenir n’était pas à la merci de ces tentatives impuissantes !… Hélas ! pourquoi faut-il que les idées généreuses aient toujours la vue si courte !


XVII. — LÉO, DIANA.


diana. Ah ! c’est vous, monsieur… venez, le prince vous attend.

léo. Madame… Et vous m’accompagnerez près de lui.

diana. Oui, monsieur.

léo. Allons…


XVIII. — Les mêmes, MARGUERITE.


marguerite (bas). Diana, Diana.

diana. Marguerite.

marguerite. Est-ce que je ne pourrai pas le voir à mon tour ? Est-ce que je ne pourrai pas lui parler, moi, sa femme ?

diana. Votre femme demande à vous parler un instant : cela est juste. Je me rends près du prince. Je vous annoncerai. (Elle sort)

léo. Marguerite…

marguerite. Léo, mon ami !

léo. Tu ne recevras plus dans ta maison mademoiselle de Waldeck : je te dirai pourquoi.

marguerite. Pourquoi ? ah ! n’importe ; c’est à elle que je dois le bonheur de te parler. Tu reviens, Léo, et tes premières paroles sont à des étrangers !

léo. Appelles-tu l’Allemagne une étrangère ? Appelles-tu le prince un étranger ?

marguerite. Ah ! que je suis heureuse de le revoir ; j’avais besoin de ton retour, Léo. C’est Dieu qui te ramène. Tu ne sais pas ce qu’il y avait en moi de doutes et de craintes. Mais te voilà, je ne veux pas demeurer plus longtemps à ce bal ; partons.

léo. C’est impossible, mon enfant ; il faut que je reste près du prince. En ce moment le prince m’attend dans son cabinet.

marguerite. Eh bien ! je rentre toujours ; je t’attendrai.

léo. J’aurai probablement à travailler jusqu’au jour, et demain encore.

marguerite. Ainsi, te voilà revenu, et je ne pourrai te voir davantage !

léo. C’est pourquoi je ne voulais pas que l’on t’apprit mon retour ce soir.

marguerite. Oh ! si l’on m’avait dit autrefois que nous serions dans la même ville, et qu’il y en aurait un de nous qui cacherait sa présence à l’autre…

léo. Si l’on t’avait dit cela, eh bien !… tu ne m’aurais pas choisi pour mari ; n’est-ce pas ce que tu veux dire ? C’est juste : les femmes ont besoin que l’on ne s’occupe que d’elles. Il faut qu’un mari soit toute sa vie un amant, et qu’il songe sans cesse à les divertir de cet ennui profond qui les accable toutes, depuis que la société leur a imposé le désœuvrement comme une convenance !

marguerite. Assez, mon ami ; vous n’avez pas besoin de vous armer contre moi de vos graves idées de réforme. L’amour n’est pas dans les longues heures perdues, il est dans un mot qu’on dit, dans une main qu’on serre, dans l’expression d’un adieu.

un domestique. Son Altesse attend monseigneur dans son cabinet.

léo. Tu vois, mon amie. Que veux-tu que je te dise encore ? Le temps est changé : proscrit, toutes mes heures étaient à moi, et par conséquent à nous : ministre, tous mes instants sont au prince, au peuple, à l’Allemagne. Pardonne moi, Marguerite, je ne t’en aime pas moins pour cela ; mais la nécessité est là, il faut y céder… Adieu, mon enfant.

marguerite (seule). Un baiser froid comme son cœur.


XIX. — MARGUERITE, FRANTZ.


frantz. Madame !

marguerite. Frantz !… vous nous écoutiez, monsieur !

frantz. Je n’entendais pas ; mon cœur est tout bouleversé. Ne me repoussez pas cette fois. Un mot, un mot terrible ! et plus tard tout vous sera dit.

marguerite. On va nous remarquer, monsieur.

frantz. Je vous ai parlé, n’est-ce pas, de ce pouvoir suprême et mystérieux auquel il fallait que j’obéisse… eh bien ! il est venu me chercher jusqu’au milieu du bal, jusque sous vos yeux. Un homme m’a remis un billet. Demain, Marguerite, demain, à minuit, une chose terrible se décidera, qui va m’envelopper, m’entraîner, m’emporter loin de vous ; peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours.

marguerite. Eh bien ! nous serons malheureux chacun de notre côté, voilà tout ; un peu plus de souffrance, qu’importe ?

frantz. Oui ; mais je ne veux pas vous quitter ainsi, Marguerite ; je ne veux pas, si l’avenir me garde le sort de Kœrner ou de Staps, mourir sans vous avoir parlé une dernière fois… Oh ! la mort me serait trop cruelle alors, et je ferais quelque lâcheté !

marguerite. Mais que me dites-vous là, Frantz ?

frantz. Je vous dis tout ce que je puis vous dire, et ce que je vous cache est le plus terrible… Marguerite ! oh ! j’ai besoin de vous voir demain !

marguerite. Me voir !… eh bien ! demain je pourrai vous recevoir chez moi, Frantz.

frantz. Chez vous ?… ah ! ce n’est pas cela ! chez vous… c’est chez M. Léo Burckart ! Je n’entrerai pas devant tous, en plein jour, chez l’homme qui est devenu l’ennemi de tous mes frères, et dont les mains auront peut-être à se teindre un jour de leur sang !

marguerite. Frantz !

frantz. Oh ! c’est un homme d’honneur, j’en conviens… mais, je vous l’ai dit, il est le soldat d’une opinion et moi je suis celui d’une autre… Hélas ! quelle âme humaine a jamais été soumise à de telles épreuves ?… Écoutez ! point de coquetterie ici, point de vaines terreurs ; quelque chose me dit que cette nuit de demain me sera funeste… Que je vous voie seulement ! que j’entende quelques douces paroles à ce moment suprême… Autrement, seul au monde… à qui dirais-je le secret de ma vie et de ma mort ? Ma mère n’est plus, et je n’ai point d’autre sœur que vous !

marguerite. Ah ! que faire ?

frantz. Ce billet, écrit à la hâte à la lueur de ces flambeaux, vous dira tout, Marguerite.

marguerite. Mais on vient…

un domestique. La voiture de madame est avancée.

frantz (haut). Me permettez-vous, madame, de vous donner la main jusque-là ? (On sort en foule du palais. Frantz remet à Marguerite son billet, en l’accompagnant jusqu’à la grille.)

QUATRIÈME JOURNÉE.

Cabinet de Léo Burckart. — Une table chargée de papiers.

I. — MARGUERITE.


marguerite. Il n’est pas de retour encore… il n’est pas même revenu ici. Ses papiers, ses livres… tout est à la même place, et comme il l’a laissé en partant ! Oh ! je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ; ma tête est brûlante : les heures se sont écoulées à l’attendre, et à craindre son retour ! Étrange situation que la mienne ! Qu’ai-je donc fait pour trembler ainsi ? Frantz demande à me voir, à me dire adieu !… Frantz est un ami d’autrefois, le seul ami qui me soit resté ; et, d’après tout ce qu’il m’a dit, il me semble que je ne puis repousser sa demande. Lisons encore cette lettre… elle est écrite sur le papier même qui lui assigne le rendez-vous fatal dont il me parlait… L’écriture est déchirée, mais il y reste un cachet funèbre : une tête de mort et des poignards en croix : puis des mots latins que je no puis comprendre… Oh ! mon Dieu ! les voilà bien ces lignes tracées au crayon…

« Il y a une heure de chaque soirée où votre mari se rend d’ordinaire au château… à cette heure-là, je le sais, vous avez l’habitude de prier dans votre oratoire, dont une porte donne sur le cloître des Augustins. Laissez seulement une clef à cette porte, ordinairement fermée : cela paraîtra, si l’on s’en aperçoit, l’effet d’une négligence, et suffira pour que je puisse parvenir auprès de vous, si vous prenez soin d’éloigner vos gens de cette partie de la maison. Votre honneur sera-t-il rassuré par le choix que j’ai fait d’un tel lieu pour notre entrevue ? C’est dans un oratoire, devant Dieu, que je prendrai congé de vous, pour tout jamais peut-être… ce sera la veille du 18 octobre… et c’est ce jour-là même, qu’en 1813 je me dévouais à la mort… »

Cette dernière ligne est leur devise à tous !… Mon Dieu ! ne suis-je pas appelée à détourner Frantz d’une résolution funeste à lui-même, funeste à mon mari ? J’irai. Frantz ne demande aucune réponse… j’ai la clef… lorsque la nuit sera tombée, j’ouvrirai cette porte comme pour mieux entendre les chants du cloître… Ah ! n’y a-t-il pas une faute dans tout cela ? (Elle sonne.) Qui fait ce bruit ?

un domestique. Quelques personnes qui attendent monseigneur.

marguerite. Que tenez-vous là ?

le domestique. Le journal de monseigneur.

marguerite. Donnez… ( Seule.) Monseigneur… quand on l’appelle ainsi, il me semble que c’est un autre que l’on nomme… « À monseigneur le conseiller, président de la régence, Léo Burckart… » Et c’est à tous ces titres qu’il a sacrifié son bonheur, sa tranquillité ; qu’il m’a sacrifiée, moi… J’en suis réduite à chercher dans les journaux ceux qui parlent de lui, pour avoir de ses nouvelles ; et presque toujours comment le traitent-ils ? Une alliance entre le prince et la Bavière ? un mariage… ah ! mon Dieu… un mensonge sans doute ! Vendu à l’Angleterre !… lui, Burckart vendu… oh ! les infâmes ! Il me semble que si j’étais à sa place, j’aurais besoin du bonheur de ma famille pour oublier toutes ces calomnies. Je m’attends toujours à le voir revenir à moi ! le cœur brisé et le front abattu… Revenir à moi !… pourquoi ai-je tressailli à cette idée ?… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ce rendez-vous, c’est une trahison ! Frantz est un cœur loyal, mais il s’abuse lui-même. Je n’irai pas. Pendant qu’il me parlait hier… oh ! je vous l’avouerai à vous seul, mon Dieu ! j’étais touchée, ma raison s’égarait par moments… je me suis dit, je crois, que, libre, un tel amour m’aurait rendue heureuse J’ai regretté même un instant que Frantz fût revenu si tard de son voyage ! Je ne le reverrai plus… Je n’irai pas. Mais. comme il viendra, lui, comme il ferait peut-être une imprudence, je vais lui écrire… lui dire tout ce que j’ai pensé ; et, pour plus de sûreté encore, j’irai passer la journée chez Diana. Ah ! mon Dieu ! mon mari m’a défendu de la voir… mais pourquoi ? Il y a autour de moi bien des choses inexpliquées, des secrets terribles… il faut tout de suite écrire à Frantz. Je sens en moi-même que je fais bien !

un domestique. Madame la comtesse Diana de Waldeck.

marguerite. Elle ! et je n’ai pas songé… Je n’y suis pas !


II. — MARGUERITE, DIANA.


diana. Tu n’y es pas !

marguerite. Oh ! pardon… j’ignorais…

diana. Au reste, ma visite n’était pas pour loi, mais pour ton mari.

marguerite. Il est à la résidence.

diana. Je le sais… et je viens l’attendre ici.

marguerite. Il a travaillé toute la nuit avec le prince.

diana. Oui… et leur travail a déjà porté ses fruits… La ville tout entière est en tumulte. Il s’agit de choses vraiment sérieuses, de conspirations, de complots… Les écoles devaient se révolter demain, dit-on, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Leipsick, le 18 octobie. Tout était prêt ; et, comme elles comptaient sur les anciens soldats de la landwerth, on a ordonné un désarmement général.

marguerite. Hélas !… comment tout cela fînira-t-il ?

diana. Bien, il faut l’espérer. Dis-moi, tu as vu Frantz hier ?…

marguerite. Moi ! oui… un instant… je crois.

diana. Le reverras-tu aujourd’hui ?

marguerite. Pourquoi cette question, Diana ?

diana. Mais elle est bien simple et bien naturelle, ce me semble… Frantz est notre ami… le tien surtout, maintenant.

marguerite. Oui ; mais… mais je ne le vois pas… Je le rencontre, comme cela, par hasard.

diana. J’en suis fâchée… j’aurais voulu, par un intermédiaire, lui faire parvenir un avis, que je ne puis lui donner moi-même. C’est peut-être une trahison de ma part… mais, peu importe.

marguerite. Une trahison ? mon Dieu, qu’y a-t-il donc ?… tu m’elïrayes…

diana. C’est inutile… si tu ne dois pas le voir…

marguerite. Mais enfin… Je le verrai peut-être : on peut lui écrire…

diana. Il n’est pas chez lui.

marguerite. Comment le sais-tu ?

diana. On s’est présenté ce matin pour l’arrêter.

marguerite. L’arrêter !…

diana. Oui ; il paraît qu’il est compromis dans toutes ces conspirations. Il l’ait partie d’une société secrète… tu sais bien…

marguerite. Ah !…

diana. Et je voulais lui faire dire de ne pas rentrer chez lui, de quitter la ville…

marguerite. Je m’en charge. C’est-à-dire, si je le vois, moi ; je ne sais où je pourrai le voir… Silence ! on vient par cette galerie. C’est Léo, sans doute. Oui, le voilà… enfin !


III. — Les mêmes, LÉO.


marguerite. Oh ! comme tu es pâle et défait… mon Dieu !

léo. Rien… de la fatigue… voilà tout. (À Diana.) Pardon, madame.

diana (à Léo). J’ai besoin de vous parler à vous seul.

léo. Je le pensais aussi… Laisse-nous, ma bonne Marguerite ; j’irai chez loi tout à l’heure.


IV. — DIANA, LÉO.


diana. Vous devinez ce qui m’amène, monsieur ?

léo. À peu près…

diana. Je viens vous faire une seule question.

léo. J’écoute.

diana. Croyez-vous que ce journal soit ordinairement bien renseigné ?

léo. Mais… oui, madame.

diana. Eh bien ! veuillez me dire ce que vous pensez de ce passage :

léo. « Les deux voix de la Bavière ont été données, à condition que le prince Frédéric épouserait la grande duchesse Wilhelmine. » Ce quej’en pense, madame, c’est qu’il y a jusque dans les conseils les plus secrets des espions et des traîtres.

diana. Ainsi donc, c’est vrai… ainsi cette nouvelle, vous ne la démentez pas ?

léo. La démentir serait une insulte pour un pays, dont l’appui nous est nécessaire ; d’ailleurs, il est dansmes principes politiques, madame, de ne jamais tromper… un mensonge dût-il être utile à la cause que je sers.

diana. Ainsi, monsieur, vous m’avouez à moi que ce bruit… cette nouvelle a quelque consistance.

léo. À vous, madame, comme à tout le monde, et à vous peut-être plutôt qu’à tout le monde encore ; car je sais combien les vrais intérêts du prince vous sont, chers.

diana. Donc cette alliance… vous croyez qu’elle se fera ?

léo. Je l’espère.

diana. Mais… mais le prince m’aime, vous le sae/ bien.

léo. Je le sais depuis mon retour seulement… Son Altesse me l’a dit elle.-même.

diana. Ah !… il vous l’a dit.

léo. Hélas ! qu’est-ce que cela prouve ?… Puisque vous me forcez de parler politique avec vous, madame, je vous dirai que la raison d’État n’a pas de cœur… Les princes, vous le savez bien, ne se marient pas ; ils s’allient… Heureux encore ceux que la diplomatie n’est pas venue fiancer au berceau, et qui ont eu le temps de goûter d’un amour libre et mutuel.

diana. Très-bien ! et j’aurais dû m’atlendre à tout cela… Voilà comme vous me remerciez de ce que j’ai fait pour vous.

léo. Peut-être vous ai-je de grandes obligations, madame ; et alors je vous ferai un reproche, c’est de me les avoir laissé si longtemps ignorer.

diana. Vous êtes oublieux, monsieur… c’est une des qualités des fortunes qui s’élèvent vite, que de ne plus se souvenir de ceux qui ont aidé à leurs commencements.

léo. Oh ! je crois vous entendre, madame… vous voulez parler du jour où le prince est venu chez moi.

diana. Qui l’y a conduit ?… Voyant le désespoir de votre famille, les larmes de Marguerite… qui a été le chercher ? Ah ! vous avez cru qu’il était venu de lui-même et pour admirer l’auteur pseudonyme de quelques articles de journal ou do pamphlets obscurs… La prétention est orgueilleuse, et pourtant clic ne m’étonne pas.

léo (après un silence). Madame, je suis bien aise d’apprendre ce que je vous dois… pardonnez-moi de ne vous en avoir aucune reconnaissance. Je n’ai jamais vu dans ma mission qu’une tâche rude à accomplir, et j’aspire au repos auquel j’aurai droit après l’avoir finie. Seulement, je vous crois ici plus injuste envers le prince qu’envers moi-même, et j’aime à penser que vous n’avez fait que lui indiquer ma demeure… Hélas ! je lui ai plus donné qu’il ne m’a rendu ! et, dans ce haut rang où il m’a placé, je me vois moins puissant que je ne l’étais avant d’y atteindre. (Il va à la table.) Cette plume, madame, cette plume était un sceptre plus réel que le sien… et j’ai peur, en la reprenant, d’en avoir usé le prestige !

diana. Ainsi, c’est une guerre déclarée entre nous, n’est-ce pas ?

léo. Dans laquelle je vous laisserai tout l’honneur de l’attaque et tout l’orgueil de la victoire.

diana. Monsieur… adieu.


V. — LÉO, LE CHEVALIER.


le chevalier. Enfin vous êtes seul, monseigneur.

léo. Vous attendiez depuis longtemps, monsieur ?

le chevalier. Oui, monseigneur.

léo. C’est bien… Passez dans voire cabinet, et ouvrez la correspondance.

le chevalier. Monseigneur ne me demande pas si j’ai réussi.

léo. En quoi ?

le chevalier. Mais dans mon entreprise d’hier.

léo. Laquelle ?

le chevalier. Monseigneur se souvient, que je lui ai demandé la permission…

léo. Eh bien ! je vous l’ai donnée.

le chevalier. Que je lui ai montré un homme…

léo. Je ne me souviens pas.

le chevalier. Eh bien ! cet homme, monseigneur… c’était un de mes amis.

léo. Un de vos amis ?

le chevalier. Oui, un frère des sociétés secrètes.

léo. Vous êtes de ces sociétés, monsieur ?

le chevalier. Je vous l’ai dit, je m’en suis fait recevoir… pendant que je travaillais au journal… et que nous faisions de l’opposition ensemble, monseigneur.

léo. Je croyais que vous y faisiez de la science, et moi de la politique.

le chevalier. C’est cela… Et dans mes courses archéologiques j’allais visiter les vieux châteaux de l’Italie, de la Saxe, de la Souabe. Là, de temps en temps, je trouvais dans les ruines une vingtaine d’amis, amateurs comme moi d’antiquités… puis, par occasion, nous parlions de politique… de sorte que, comme je l’ai dit à Votre Excellence… je suis affilié à tout… Je suis carbonaro en Italie ; ici, membre de la Jeune Allemagne.

léo. De sorte…

le chevalier. De sorte qu’au moment où il allait partir pour Heidelberg, y portant le plan de la conspiration, j’ai avisé un de mes anciens camarades… il était un peu animé déjà par un certain nombre de coups de rétrier… Je l’ai décidé à venir à la cour. Le punch et le vin du prince l’ont achevé ! À cette heure il dort en prison, grâce à mes soins ; et dans les poches de l’habit qu’il a quitté chez moi, il y avait ce paquet…

léo. Et la chose s’est passée ainsi que vous me le dites ?

le chevalier. Tout à fait.

léo. Vous ne vous vantez pas.

le chevalier. En aucune manière.

léo. Vous étiez affilié à ces sociétés secrètes ?

le chevalier. Je le suis encore.

léo. Vous avez enivré cet homme pour lui prendre ces papiers.

le chevalier. J’ai complété seulement son état d’ivresse.

léo. Et cet homme sait que vous m’appartenez, que vous êtes mon secrétaire, (lot homme croira que vous avez agi par mes ordres…

le chevalier. Il ne s’en doutera pas, monseigneur… Il croira avoir perdu les papiers…

léo. Mais s’il s’en doute, monsieur… Savez-vous bien que vous avez compromis mon nom ; un nom que j’avais juré de conserver pur… un nom que vous venez de tremper dans votre…

le chevalier. Pardon, je croyais avoir bien fait, monseigneur.

léo (se contenant, à part). Allons, voilà que j’allais me faire un traître avec un lâche ! (Haut.) Vous irez trouver le directeur de la police avec un mot de moi.

un domestique. Monseigneur…

léo. J’avais défendu qu’on fît entrer personne.

le domestique. Son Altesse Royale monseigneur le prince régnant.

léo (au chevalier). Passez dans votre cabinet, monsieur ; et réunissez-y vos papiers avant de quitter l’hôtel.


VI. — LÉO, LE PRINCE.


léo. Votre Altesse dans ma maison… dans la maison d’un de ses sujets !

le prince. Vous vous trompez, Léo ; je ne viens pas chez un sujet, je viens chez un ami. D’ailleurs, pourquoi vous étonner ? ce n’est pas la première fois que je vous rends visite… Un jour, j’ai frappé comme aujourd’hui à une porte en demandant Léo Burekart… alors c’était pour lui confier le soin des affaires publiques et de ma propre sûreté.

léo. Et aujourd’hui, je suis prêt à répondre de ma conduite, monseigneur ; et j’aime mieux que ce soit ici qu’autre part. Cette demeure n’est pas beaucoup plus riche que celle où vous m’avez rencontré pour la première fois ; cet habit est le même, et le cœur qu’il recouvre bat aujourd’hui, ainsi qu’alors, pour la liberté de l’Allemagne !

le prince. Mais, comme chacun entend ce mot de liberté à sa manière, les uns vous accusent de la servir trop ardemment, les autres, de l’avoir trahie !

léo. En acceptant le pouvoir, monseigneur, me suis-je un instant dissimulé ce résultat inévitable ? La pensée pure et droite appartient au ciel, et l’action lente et pénible appartient à la terre ; ce que j’ai écrit dans d’autres temps, j’espère encore le réaliser ; mais qui me voit marcher aujourd’hui par des chemins difficiles, peut douter que je tende toujours au but, où l’imagination m’emportait autrefois sur ses ailes ! Je veux accomplir, par des voies pacifiques, ce que d’autres espèrent obtenir plus vite par des conspirations, par des révoltes. Je me vois forcé de combat tri’à la fois des haines calculées et des sympathies imprudentes…

le prince. Et maintenant vous êtes tranquille ; vous avez désarmé les unes et calmé les autres. Votre diplomatie triomphe de tout…

léo. Ma diplomatie est seulement de la franchise et du bon sens. À la conférence de Carlsbad, j’ai toujours parlé haut et parlé devant tous ; j’ai fait comprendre aux députés des petits États qu’il leur importait de s’unir enfin pour faire équilibre aux grandes puissances. Le traité d’alliance et de commerce que j’ai proposé passe, vous le savez, à la majorité de neuf voix sur dix-sept ; mais à une condition.

le prince. Celle de mon mariage.

léo. Non, monseigneur, nous y reviendrons ensuite ; à deux conditions, j’aurais dû dire : la première a été de maintenir la paix dans vos États, de réprimer cet esprit turbulent des universités, qui les égare depuis quelque temps vers des utopies impossibles. J’ai accepté ce devoir avec tristesse, mais avec le sentiment d’une absolue nécessité ! Une conspiration était organisée par toute l’Allemagne ; notre accord l’a brisée dans tous ses anneaux à la fois. En arrivant ici, j’ai trouvé la révolution blessée, mais vivante… Les étudiants comptaient sur la landwerth, cette ancienne compagne de leur dévouement en 1813… Lai désarmé la landwerth… Il ne restait donc aux rebelles qu’eux-mêmes, et j’ai ordonné ce matin que les chefs des rebelles fussent, arrêtés… À cette heure ils doivent l’être, monseigneur.

le prince. Eh bien !… vous vous trompez ! Soit hasard, soit prévoyance, les chefs sont libres… Vous avez rendu une ordonnance pour le désarmement de la landwerth… et l’arrestation des chefs… c’est vrai, vous l’avez rendue, monsieur ; mais c’est moi qui l’ai signée. C’est à mon nom que va s’en prendre la haine de ces anciens soldats et de ces jeunes rebelles… À l’heure qu’il est, ceux qui vous ont échappé et dont vous ignorez la retraite… trop peu nombreux pour faire une révolution, vont tenter un assassinat ! Contre qui ? contre moi, monsieur. En venant ici, j’ai probablement été suivi… en sortant, je serai assassiné peut-être.

léo. Assassiné !…

le prince. Eh ! mon Dieu ! c’est possible. Vous voyez, au reste, de quelle manière j’en parle… Au jeu que nous jouons tous les deux, vous tenez les cartes… et c’est moi qui perds ou qui gagne. Ce que je vous ai dit, monsieur, est donc à titre d’observations que vous êtes libre de ne pas écouter.

léo. Oh ! monseigneur…

le prince. Je ne dis pas que vous faites fausse route, mon cher Burckart ; je dis seulement que vous marchez en aveugle… et cela, par celle détermination étrange que vous avez prise d’éloigner de vous tous les moyens de gouvernement ordinaires… Là-bas, vous croyez avoir réussi par votre éloquence, n’est-ce pas ? eh bien ! sur vos neuf voix, quatre ont été achetées à prix d’argent par l’Angleterre, dont l’intérêt se trouve être le nôtre ; mais qui avilit notre cause par sa participation. Vous vous êtes contenté de donner des ordres sans vouloir vous mettre en rapport direct avec la police… Eh bien ! voilà que les principaux meneurs vous sont échappés Voilà ma vie exposée aux attaques d’un fanatique !… et vous ne savez rien ; vous ne pouvez même prévoir le coup qui frappera votre prince !

léo. Si, monseigneur, je sais tout.

le prince. Vous savez… Voyons alors.

léo (avec effort se décidant à entrer dans le cabinet). Donnez-moi les papiers que vous avez pris sur l’émissaire des étudiants, monsieur le chevalier, (Il revient et étale des papiers sur la table.) Vous voyez bien, monseigneur, que je n’ai plus les mains si pures !… et que me voilà digne de prendre rang parmi les princes de la diplomatie… Voyez ! ceci a été volé à un étudiant qui le portait à Heidelberg, et ce qui va vous rendre bien content et bien fier… volé chez vous, car il était de votre bal. Tenez… vous demandez ce qu’ils doivent faire ce soir… Ce soir, ils doivent recevoir un nouvel adepte, dont on ne dit pas le nom, mais qui tient à la cour… un homme très-important enfin. Puis ensuite ils doivent… vous ne vous trompiez pas… vous mettre en accusation et vous juger. Votre police est bien faite, monseigneur… mais vous voyez que la mienne est meilleure encore.

le prince. Et le lieu de cette réunion ?

léo. Je l’ignore… mais je le saurai. Rentrez dans votre palais : et soit que l’on en ouvre ou ferme les portes… dormez tranquille. Je veille sur vous : je réponds de vous : ma poitrine couvre la vôtre !

le prince. Vous êtes un fidèle et loyal serviteur, Léo.

léo. Oh ! cela, je le sais, monseigneur ; mais, maintenant, j’attends autre chose de vous que la reconnaissance de cette vérité. Maintenant que j’ai l’ait mon devoir ; qu’à ce devoir j’ai sacrifié ma popularité, mon honneur, et que, s’il le faut, je lui sacrifierai ma vie… faites le vôtre !

le prince. Le mien ?

léo. Oui. Des obligations pareilles nous sont imposées ; et la tâche la moins lourde est à vous, monseigneur… Je me suis engagé avec la Bavière, en votre nom. Donnez-moi votre parole.

le prince. Mais vous savez bien ce qui s’y oppose.

léo. Votre amour, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon amour à moi… c’est encore un de ces sacrifices que j’ai faits à Votre Altesse, et dont je ne lui ai pas même parlé. Croyez-vous, monseigneur, que je n’aime pas ma femme autant que vous aimez votre maîtresse ? Eh bien ! ai-je hésité un instant à m’en séparer ?…

le prince. À vous en séparer ?…

léo. Eh, mon Dieu ! monseigneur, n’est-ce point une séparation réelle que la vie que je mène… Croyez-vous que j’ignore ses chagrins… que je ne voie pas ses larmes ; eh bien ! j’ai sacrifié mon bonheur domestique à vos intérêts… je veux dire à ceux du pays ! Faites aussi vous-même le sacrifice d’un vain amour, et qu’on ne dise pas que c’est une femme hardie… instrument peut-être de quelques sombres intrigues anglaises, qui a guidé jusqu’ici vos sympathies pour la liberté… et qui les retient où il lui plaît !

le prince. Ah ! monsieur !… faites votre devoir de ministre, et ne vous mêlez pas de me juger : vous êtes allé trop loin ! Et vous, homme glacé, qui savez si bien froisser le cœur des autres avec votre main de pierre… rentrez donc aussi dans vous-même : peut-être aussi vous occupez-vous trop des choses publiques… regardez quelquefois dans votre maison. Votre femme est délaissée, dites-vous ? Les femmes belles comme la vôtre ne le sont jamais… Vous savez tout, dites-vous ? Apprenez donc une chose que je sais, moi : que je sais presque seul, et parce que je dois tout savoir 5 une chose, que je dois vous dire, parce qu’il faut qu’un ministre soit respecté dotons…

léo. Prince !

le prince. Oh ! nul n’accuse votre femme ! mais il y a un homme qui la compromet par ses assiduités… Et c’est un homme… qui s’est battu un jour pour elle, puisqu’il faut qu’on vous dise tout !

léo. Pour elle !

le prince. Et que vous avez fait mettre en prison vous-même…

léo (violemment). Frantz ou Waldeck ?

le prince. Il suffit… je vous laisse. En cet instant solennel je n’ai dû rien vous cacher… Nous avons été loin tous les deux ; mais il fallait que ces choses-là fussent dites. Adieu, adieu, oublions tout cela. (Il lui présente sa main, que Léo feint de ne pas voir.)

léo. Je salue humblement Votre Altesse.


VII. — LÉO, LE CHEVALIER.


léo. Monsieur le chevalier ?

le chevalier. Que me veut Votre Excellence ?

léo. Je m’étais mépris sur votre capacité en ne faisant de vous qu’un simple secrétaire ; au lieu de 3,000 florins d’appointement que vous aviez, je vous en donne 12,000. Voici votre nomination comme inspecteur aux bureaux de la police générale du royaume ; elle est, vous le voyez, antidatée de deux mois… c’est-à-dire de l’époque où vous avez commencé à exercer. Vous vous ferez faire un rappel de vos appointements ; c’est une gratification que je vous offre de la part du prince pour le service que vous venez de lui rendre… Maintenant, comme vos fonctions sont individuelles et vous éloignent de moi… vous ne serez pas astreint comme par le passé à manger à ma table… Quand je désirerai vous y recevoir, j’aurai l’honneur de vous inviter.

le chevalier. Monseigneur, soyez certain que mon dévouement…

léo. Je vais le mettre à l’épreuve.

le chevalier. J’attends.

léo. Vous êtes convoqué pour ce soir ?

le chevalier. À dix heures.

léo. Le lieu de la réunion ?

le chevalier. Je l’ignore.

léo. Vous l’ignorez ?

le chevalier. Comme tous.

léo. Et par quel moyen devez-vous le savoir ?

le chevalier. Lorsque l’heure sera venue, les plus jeunes des étudiants, les nouveaux… sans savoir ce qu’ils font, ni pourquoi ils le font, parcourront les rues, en chantant un chant patriotique, la Chasse de Ludzow… ce sera le signal. Alors tous les affiliés sortiront de la ville ; et, à chaque porte, un homme les attendra : à cet homme ils demanderont en quel lieu est la lumière… et le lieu que désignera cet homme sera celui de la réunion.

léo. Et les membres de cette réunion sont masqués ?

le chevalier. Toujours… car il y a parmi les affiliés telles personnes qui approchent assez du prince, pour désirer qu’on ne voie pas leur visage.

léo. Et vous recevez ce soir une de ces personnes ?

le chevalier. Oui.

léo. Savez-vous son nom ?

le chevalier. M. de Waldeck.

léo. Mais comment êtes-vous si bien au courant des choses, vous que l’on sait être mon secrétaire ?

le chevalier. La première loi de l’association est que ses membres accepteront toutes les places, afin d’envelopper le pouvoir de tous côtés.

léo. Bien. Faut-il un costume particulier pour assister à cette réunion ?

le chevalier. La redingote de l’étudiant ; la casquette avec ses trois feuilles de chêne ; un manteau brun ; un masque sur le visage, et ce ruban sur le cœur.

léo. Pouvez-vous me procurer un costume complet pour huit heures du soir… et venir me prendre avec ce costume ?

le chevalier. C’est difficile.

léo. Le pourrez-vous ?

le chevalier. Oui.

léo. Je vous dirai mes intentions tout le long de la route, et, en échange, vous m’apprendrez, vous, les paroles sacramentelles à l’aide « lesquelles je pourrai répondre…

le chevalier. C’est dit.

léo. Et maintenant, monsieur, qui me répond de vous ?

le chevalier. Mon intérêt.

léo. Cependant, s’ils réussissaient, vous auriez droit peut-être à quelque chose de meilleur que ce que je puis vous donner.

le chevalier. Ils ne réussiront pas.

léo. Oh ! vous êtes prophète ! eh bien, réussirai-je, moi ?

le chevalier. Vous ne réussirez pas non plus, monseigneur…

léo. Et puis-je savoir où vous avez puisé cette conviction ?

le chevalier. Dans les faits passés… dans votre conduite passée… dans vos projets.

léo. Donc, à voire avis, j’ai manqué de capacité… Répondez-moi franchement.

le chevalier. Non, monseigneur, mais d’adresse.

léo. Voyons ?

le chevalier. Un ministre qui veut demeurer en place doit s’appuyer sur le peuple ou sur le prince. Or l’un de vos appuis vous manque déjà, et l’autre va vous manquer bientôt. Le peuple vous manque, parce que, souvenez-vous bien : dans cette auberge, où les étudiants s’étaient réunis… vous avez, personnellement, fait emprisonner plusieurs d’entre eux… au lieu d’abandonner ce soin à un magistrat inférieur, et de n’arriver, vous, que pour faire grâce. Le peuple vous manque, parce que, au lieu d’envoyer à la diète un député que vous pouviez désavouer à son retour, vous y êtes allé vous-même 5 de sorte que, comme vous avez adopté des mesures répressives, et que quelques-uns sont corrompus, on ne croit pas à votre conscience… et vous vous trouvez confondu dans l’idée qu’on a de la corruption générale… Le peuple vous manque, parce qu’il est toujours sympathiquement et instinctivement de l’avis du faible contre le fort, et qu’il fera demain des martyrs de ceux dont vous faites des coupables aujourd’hui. En ce cas, il vous restait le prince… Mais voilà que vous êtes venu vous heurter contre une intrigue d’amour, qui ne vous nuisait en rien, et qui pouvait, au besoin, vous servir, si vous l’eussiez comprise ou ménagée… Sur toute autre chose le prince vous eût cédé sans doute : sur celle-là il sera inflexible 5 et cette Pénélope au rebours défera chaque nuit l’ouvrage de votre journée ! Or le seul moyen qui vous reste, pardon, monseigneur, si je vous dis de pareilles choses, c’est de céder sur ce point de mariage, de renoncer à votre rêve de coalition… et de devenir aux mains du prince un moyen de despotisme, au lieu délie, comme vous l’aviez cru, un instrument <le liberté.

léo. Jamais, monsieur, jamais !

le chevalier. Alors vous tomberez… monseigneur.

léo. Mais, dans cette prévision, comment pouvez-vous me servir ?

le chevalier. Parce que plus je vous aurai été utile, plus je serai nécessaire à votre successeur…

léo. Vous avez raison, et je puis me lier à vous. Ainsi, ce soir, à huit heures, au premier refrain de ce chant qui doit servir de signal… venez me prendre, et conduisez-moi.

le chevalier. J’y serai.


VIII. — LÉO, seul.


léo (seul). Ah !… me voilà donc arrivé au bout de mon rêve ! Je n’aurais pas cru pouvoir sitôt regarder ma carrière de l’autre côté de l’horizon. Ô ma belle vie ! ô ma réputation sainte !… je vous ai donc laissées en lambeaux tout le long du chemin à ces buissons infâmes dressés par la calomnie ! Et cet homme… cet homme, que j’appelais mon prince, et qui m’appelait son ami ! cet homme à qui j’ai tout sacrifié : tranquillité, réputation, bonheur privé… et qui, pour tout remerciement, vient essayer de me mordre le cœur avec un soupçon !… Marguerite ! Marguerite !… oh ! je n’ai pas même une inquiétude ! mais je souffre. (La nuit est tombée ; il est assis et plongé dans la rêverie, la tête dans ses mains.)


IX. — LÉO, MARGUERITE.


marguerite (se croyant seule, d’abord). Sept heures et demie… Il est parti, et j’ai préparé tout pour cette entrevue qui m’est demandée : pourtant j’hésite encore. Ah !… Léo !

léo. Oui, Marguerite, oui, c’est moi… Viens, mon enfant chérie, viens sur mon cœur, dont tu as été si longtemps, non pas absente, mais éloignée.

marguerite. Léo ! Léo ! que me dis-tu là !… prends garde : je ne suis plus habituée à ces douces paroles ; je les avais presque oubliées. Oh ! c’est maintenant un écho si lointain que je ne puis croire à la voix qui me les dit.

léo. Oui, tu as raison ; et, crois-moi, le moment est bien choisi pour me faire ce reproche… Plains-moi, Marguerite, plains-moi ; car j’ai bien souffert, et je souffre bien encore… J’ai la tête brûlante et le cœur brisé !

marguerite. Ah ! mon ami.

léo. Autrefois, mon Dieu ! quand j’étais fatigué par des rêves, au lieu d’être écrasé comme je le suis aujourd’hui par la réalité… je n’avais qu’à m’approcher de toi, Marguerite ; à poser ma tête sur ton épaule ; comme si ton haleine avait le pouvoir céleste de chasser toute triste pensée et tout fatal souvenir !

marguerite. Ah ! Léo ! pourquoi m’as-tu oubliée si longtemps ? Pourquoi reviens-tu si tard ? Comment n’as-tu pas vu combien je souffrais ? Que tu m’aurais épargné de larmes, Léo… (à part) et de remords peut-être…

léo. As-tu regretté quelquefois notre petite maison de Francfort, le temps où nous étions pauvres, inconnus, où notre amour était notre richesse et notre lumière ?

marguerite. Tu le demandes, Léo ! Ah ! Dieu m’en est témoin, combien de fois, seule dans mon oratoire… (Elle hésite, en pensant au rendez-vous de Frantz.)

léo. Eh bien ?

marguerite. Ah !

léo. Achève donc ?…

marguerite. J’ai demandé, les genoux sur le marbre, le front dans la poussière, j’ai demandé au ciel, pardonne-le-moi, Léo ! qu’il t’enlevât ton rang, tes honneurs, ton génie même, pour que nous nous retrouvions seuls à seuls avec notre amour.

léo. Eh bien ! Marguerite, Dieu t’a exaucée !

marguerite. Que dis-tu ? On t’enlève tout cela ?

léo. Non, je m’en dépouille !… Un jour encore, et j’aurai arraché de mes épaules cette robe de Nessus qui me dévorait !… Marguerite ! nous revenons notre maison : Marguerite ! nous nous y retrouverons seuls, et, je l’espère, tu oublieras ce que tu as souffert pendant le temps où nous l’avons quittée.

marguerite. Vois-tu, Léo, je ne crois pas à ce que tu me dis, et il me semble que je rêve… Si cela était… tu ne me parlerais pas avec une voix si triste et des yeux si abattus.

léo. C’est qu’entre aujourd’hui et demain, Marguerite… il y a un abîme : un abîme où je puis tomber en essayant de le franchir.

marguerite. Que me dis-tu, Léo !… As-tu quelque chose à craindre ? Cours-tu quelque danger ? Mon Dieu, mon Dieu, parle, réponds-moi ?

léo. Ah ! j’aurais dû me taire… j’aurais dû avoir la force de te quitter sans me plaindre ; mais je suis tellement abattu, tellement accablé… Ah ! j’en ai honte, vraiment !

marguerite. Me quitter ? Tu vas me quitter encore !

léo. Embrasse-moi.

marguerite. Écoute ; tu me fais peur ; parle.

léo. Non, Marguerite, non, il n’y a rien à craindre ; je suis fou de m’abandonner ainsi, sois tranquille ; songe que si je réussis cette nuit, demain nous sommes libres et heureux.

marguerite. Un danger, un danger… tout le monde me parle de danger !

léo. J’avais besoin de revenir à toi, de te presser sur mon cœur ; il y avait si longtemps que nous n’avions eu entre nous une heure pareille.

marguerite. Tu es bien coupable, Léo !… Ah ! sais-tu que j’ai cru un instant que tu avais cessé de m’aimer ; sais-tu que j’ai espéré que je ne t’aimais plus !

léo. Moi, ne plus t’aimer ; moi à qui tu viens de rendre le seul bonheur que j’ai eu depuis six mois : tiens, tous les rêves des hommes sont insensés… il n’y a que l’amour sur la terre, et Dieu dans le ciel !

marguerite. Mais qu’ai-je donc fait pour mériter un pareil bonheur, juste en ce moment, juste à cette heure même ?… Mon Dieu, mon Dieu, je vous remercie ! mon Dieu, vous avez eu pitié de moi ; m’ayant vue faible et chancelante, vous m’avez fendu la main et vous m’avez relevée !… Je suis à toi, Léo… Oh ! je t’aime ! je l’aime !

léo. Écoute ; n’as-tu pas entendu ?…

marguerite. Quoi ?

léo. Une chanson lointaine… un chœur d’étudiants.

marguerite. Qu’importe ?

léo. Il faut que je te quitte, Marguerite.

marguerite. Pour longtemps ?

léo. Pour quelques heures seulement, je l’espère…

marguerite. Où vas-tu ?

léo. Je ne sais pas… On me conduit.

marguerite. Et qui cela ?

léo. Le chevalier Paulus, qui doit m’attendre.

marguerite. Et tu ne peux te dispenser de sortira cette heure ?

léo. Impossible.

marguerite. Oh ! je t’accompagnerai.

léo. Oui, jusqu’à la porte du jardin ; ensuite… (Il sonne ; un domestique entre.)

marguerite. Que veux-tu ?

léo (au domestique). Laissez brûler une lampe ici : je rentrerai peut-être dans la nuit, et je veux trouver de la lumière.

marguerite. Mon Dieu ! mon Dieu, protégeznous ! (Ils sortent. — Le domestique apporte la lampe et se relire.)


X. — FRANTZ, seul.


frantz (entrant avec précaution par une porte latérale, couvert d’un manteau sombre, un masque à la main). Personne : j’avais cru entendre des voix… Depuis une heure j’attends dans l’oratoire, et elle n’est pas venue, que veut dire cela ?… Que faire ? il faut que je la voie, il faut que j’aille à notre assemblée. Jusqu’à présent je n’ai rencontré personne ; mais ici, où suis-je ? au cœur de la maison, sans doute… Du bruit ? Ce n’était rien… Ah ! je suis dans le cabinet de Léo ; c’est cela : il est au palais probablement. Quelle étrange chose d’errer ainsi dans une maison inconnue, où l’on peut être surpris à chaque instant et à charpie pas, et cependant de sentir qu’on ne peut s’en arracher !… Oh ! Marguerite ! Marguerite ! il faut que je la voie !… aucun bruit… personne… Le cœur me bat comme si je faisais une action infâme. Si je savais où me cacher… Me cacher ? puis-je attendre ? dans cinq minutes le chœur des étudiants va passer, il m’a semblé l’entendre déjà… (Il s’accoude à la table et machinalement ses yeux tombent sur les papiers.) Mon nom ?… le nom de Flaming ? le nom de Roller : qu’est-ce que cela ? Eh bien, que fais-je donc ? ces papiers, ai-je le droit de les lire ? Je suis entré ici pour dire un dernier adieu à Marguerite, et non pour voler les secrets de son mari !… Mais ce secret, c’est le mien… le mien ? que m’importerait encore ! Mais c’est celui des autres aussi. N’est-ce pas, au contraire, Dieu qui m’a conduit ! qui a empêché qu’elle ne vint pour que je vinsse, moi ? Nos projets de cette nuit… il sait tout. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ils sont perdus. (Le chœur passe plus près de la maison.) Pas un instant de retard ! qu’ils fuient ! qu’ils se dispersent… Quelqu’un ? (Au moment de sortir, il se trouve face à face avec Marguerite, qui revient du jardin.)


XI. — FRANTZ, MARGUERITE.


marguerite. Qui va là ?

frantz. Marguerite !

marguerite. Frantz ? Partez, monsieur, parlez ; il y a un grand danger qui vous menace…

frantz. Je le sais… je le sais.

marguerite. Je n’ai consenti à vous voir que pour vous dire cela ; je vous l’ai dit, allez.

frantz. Marguerite…

marguerite. Allez, monsieur : vous n’avez pas un instant à perdre, quittez la ville !

frantz. Oui ; mais auparavant, j’ai encore quelques dernières paroles à vous dire. Vous me reverrez, Marguerite ! cette nuit même peut-être…

marguerite. Non, ne revenez pas… Adieu. Vous m’effrayez ! (Seule.) Cette agitation… ce costume… ce masque… que veut dire tout cela ? Oh ! pourtant, mon Dieu, je te remercie ! Dans ces dangers qui menacent à la fois ces deux hommes, c’est pour Léo que j’ai eu peur… c’est Léo que j’aime ! (Elle tombe à genoux, le chœur des étudiants s’éloigne.)

CINQUIÈME JOURNÉE.

Le château de Wirtzburg. — Salle en ruines, d’architecture saxonne, ouverte au fond sur les montagnes éclairées par la lune.
(La scène présente un tableau d’étudiants, de paysans et de soldats vêtus d’uniformes étrangers ; quelques-uns buvant, d’autres comptant des armes qu’ils rangent en tas, d’autres roulant des tonneaux de poudre. Quelques-uns sont masqués.)

I. — KOLLER, FLAMING, HERMANN, WALDECK.


roller (faisant passer cinq paysans devant les autres étudiants). En voilà encore cinq d’Eisenburg ; de braves gens… c’est la même famille. Le père a soixante et dix ans ; et les femmes, voyant déjà partir les deux fils et les deux neveux, voulaient garder le vieillard, disant qu’il en avait fait assez dans sa vie, depuis 92 jusqu’à 1815 ; mais j’ai montré ceci, la croix des braves de Leipsick, et le père m’a dit : Est-ce contre l’empereur de France qu’il faut marcher encore ? En ce cas, je suis trop vieux ! — J’ai répondu : Non ! l’aigle est toujours blessé, toujours captif sur son rocher de Sainte-Hélène : ce sont les aigles à deux têtes qui nous dévorent, et nous allons leur donner la chasse, cette fois. — Je suis à vous, s’est écrié le vieux paysan. Et vous, femmes, a-t-il ajouté, vous vous trompiez ; je n’ai pas le droit de me reposer ici ; je n’ai pas fini ma journée !

flaming. Bien. Ont-ils des armes ?

roller. Le décret royal, exécuté hier, leur a enlevé jusqu’aux armes d’honneur du vieillard et de l’aine.

flaming (montrant le tas). Qu’ils en prennent… celles-là aussi deviendront des armes d’honneur !

roller. Où faut-il placer ces hommes ?

flaming. Au nord, du côté du fleuve. Et maintenant, voici toutes les avenues gardées. Si notre rendez-vous est découvert, nous avons de quoi soutenir un siège de plusieurs jours dans ces ruines, jusqu’à l’arrivée de nos frères de Gœttingue.

roller. Les princes ont tenu un conseil à Carlsbad ; nous tenons le nôtre à Wirtzburg ! Ces vieilles ruines s’étonnent de servir d’asile à la liberté, après avoir été si longtemps le repaire des oppresseurs !

flaming. Ne médisons pas de nos aïeux, Roller : pour les juger, il faudrait mieux savoir l’histoire que nous ne la savons, pauvres étudiants que nous sommes !

roller. Mais n’est-ce pas ici mêmequese tenaient les séances du tribunal secret ?… Les cachots sont par là, tiens ; la porte est faite d’un seul bloc de pierre, et il faut trois hommes seulement pour la faire tourner sur ses gonds. Ici les nobles seigneurs s’asseyaient en nombre impair ; voici leurs sièges de rocher. Les condamnes tombes en leur pouvoir entraient par cette porte. Il en était d’autres que les juges ne pouvaient atteindre qu’avec la pointe d’un poignard ; ceux-là mouraient plus vite et souffraient moins.

flaming. Eh bien ! étudie mieux tes livres, et tu verras que ces terribles seigneurs étaient, comme nous, des ennemis de la tyrannie ; qu’ils frappaient l’oppresseur étranger ou le prince félon que la loi ne pouvait atteindre ; et que ce tribunal ne versait que le mauvais sang.

roller. Oh ! toi, l’on te connaît : quand il s’agit de noblesse, tu es prêt toujours à contrarier toutes nos idées. Ce n’étaient pas des manants, à coup sûr, qui jugeaient les tyrans dans de si belles salles ornées de statues et d’armures ?… Les manants n’ont jamais fait construire de châteaux.

flaming. Qui te dit le contraire ?… Mais ce fut la noblesse qui comprit toujours le mieux l’indépendance.

roller. Pour elle-même, soit.

flaming. Et pour le peuple aussi ; mais la bourgeoisie est l’humble servante des princes, et c’est la bourgeoisie armée qui nous a contenus hier.

waldeck (approchant). Pour moi, nobles ou princes, je n’en fais pas de différence. Tenez, messieurs… tenez, frères, veux-je dire, je suis venu à vous de moi-même, et me suis donné de tout point ; je suis noble, c’est vrai ; mais, si j’avais pu choisir, je voudrais être né dans la plus basse condition, et m’élever par mon génie. Tenez, j’ai un aïeul parmi ces statues, ainsi que vous pouvez le voir au blason qui décore ce piédestal, eh bien, ce blason, je le renie, je le dégrade… faites-en si vous voulez autant des autres. (Il raye l’écusson avec son poignard.)

flaming. Arrêtez !… Si vous reniez ceux-là pour vos aïeux, nous ne les renions pas pour nos grands hommes ! Ce comte de Waldeck fut un brave seigneur, qui délivra Mayence des Espagnols qui tenaient les Flandres ! Celui qui se targue de ses aïeux est un insensé, celui qui les outrage est un lâche. Respect à la mémoire des anciens comtes de Waldeck, amis ! respect à ces héros, à ces capitaines !… ensuite, nous conviendrons, si vous voulez, que celui-ci n’en descend pas ! (Il désigne Waldeck, qui s’éloigne.)

roller. Mais qui donc l’a amené ?

hermann. C’est le nouveau membre de l’association, qu’on va recevoir parmi les voyants. Ainsi, du privilège en tout, parmi nous-mêmes : parce qu’il a été puissant, parce qu’il a approché les princes, on en fait un républicain choisi, un conspirateur de première classe, on lui fait sauter deux degrés en deux jours, tandis que moi je suis encore aspirant dans le troisième.

roller. Mais toi aussi, qu’as-tu fait, qu’as-tu risqué ? Cet homme-là met en jeu sa tête ; il perd son rang, ses places ; il donne par là des gages de confiance qu’il faut reconnaître ; toi, tu ne risques rien que ce qui couvre ton corps, un trou à ton habit, tout au plus, ce qui regarde surtout ton tailleur et ton hôte ; peut-être encore ta liberté pour quelques mois ; la belle affaire ! tu travailleras ta théologie en prison mieux qu’à l’université, où tu ne la travailles pas du tout !…

hermann. Tu veux un coup de rapière pour demain ; il fallait le dire.

roller. Pour tout de suite ! (Ils vont pour ramasser deux épées au tas d’armes.)

flaming. Un instant !… ceci ne doit servir à découdre que des soldats royaux et des philistins ! Tous les duels sont remis à huit jours d’ici par ordre du comité supérieur… mais les coups de poing ne sont pas défendus en attendant.

hermann. Merci… nous attendions.

flaming. Enfants !… tenez, voici les hommes qui viennent ! (Plusieurs gens masqués entrent et se mêlent à la foule ; le veilleur leur fait déposer les bûchettes à mesure.)

hermann. Ah ! moi, je n’aime pas les masques ; masque d’ami, visage de traître : voilà mon opinion.

flaming. Avec des fous comme ceux-là, on ne réussirait à rien : mais ! tu ne comprends donc pas qu’il s’agit ici d’une résolution grave, d’un jugement à mort et que, si nous ne réussissons pas, tous ceux qui seraient convaincus d’y avoir coopéré seraient traités comme des assassins, décapités tous les dix-sept, jusqu’au dernier, tandis qu’ainsi le vengeur seul risque sa vie.

hermann. Moi, je n’aime pas à prévoir la défaite.

flaming. En voici deux, puis trois, ils seront bientôt au complet ; chacun donne en entrant la bûchette qui représente un des pays souverains de l’Allemagne ; en la reprenant dans l’urne, il prend le nom de la province qui lui échoit, et le reçoit comme le sien pour tout le temps de la séance. (Entrent Léo et le chevalier, qui vont se placer à part près d’un pilier, pendant que la salle continue à se remplir.)


II. — Les mêmes, LÉO, LE CHEVALIER.


le chevalier. Eh bien ! monseigneur, ne comprenez-vous pas qu’il eût été insensé de vouloir faire entourer de troupes ce rendez-vous de conspirateurs ! L’endroit est bien choisi, pardieu ! En temps ordinaire, c’est la retraite des voleurs sans asile ; aujourd’hui ils ont cédé la place ; ils se sont envoles comme des hibous effrayés par la lumière… à moins, toutefois, qu’ils ne soient restés pour faire les honneurs du lieu à tous ces intrus ! Je gage qu’il s’en cache plus d’un sous ces capes d’étudiants !

léo. Quel singulier spectacle ! une conspiration sous ces voûtes humides, aux pieds de ces statues de chevaliers saxons ; sous ces colonnes lourdes, taillées du temps de Charlemagne…

le chevalier. Pardon, c’est du pur byzantin ; cette architecture remonte au sixième siècle, les statues sont plus modernes…

léo. Et c’est ici, monsieur l’antiquaire, qu’ils veulent tenir leur conseil suprême, leur tribunal, n’est-ce pas ?

le chevalier. Oui, c’est ici ! Pardon… vous m’avez rappelé, par ce mot, aux délices de ma jeunesse ! C’est ainsi que je descendais, à la lueur des flambeaux, sous les voûtes d’Herculanum et d’Aquilée, j’allais y chercher des urnes, des statues, des choses antiques, comme ces jeunes fous viennent y méditer des pensées d’un autre temps, des idées perdues !

léo. En effet ! la liberté ne sort pas par ces voies ténébreuses : elle aime le plein jour, le grand soleil, et lève ses bras nus dans un ciel d’azur ! Toutefois, ce spectacle m’émeut profondément : n’y a-t-il pas dans ces ruines, dans ce mystère, dans celle réunion bizarre, quelque chose de saisissant, pour tous ces cœurs jeunes, une poésie qui enivre, qui égare. Et, en passant à travers tout cela, n’est-on pas pris de doute sur soi-même, comme Luther qui, entrant un soir dans l’église de Wittemberg, douta de ses propres idées, et se mit à prier jusqu’au matin, le front dans la poussière, au pied des saintes images que ses disciples avaient brisées !… Hélas ! monsieur, l’étude des systèmes m’avait conduit à la conviction, l’expérience des choses me rend au doule… Je vous parle avec confiance, car vous risquez votre vie avec moi, et quel que soit votre but caché, je rends justice à votre courage. Mais cela ne vous émeut-il pas vous-même, en effet ?

le chevalier. Je n’ai pas les mêmes passions ; ces idées me sont étrangères ! Il fut un temps où mon cœur bondissait quand je retrouvais le sens perdu d’une inscription effacée, le profil d’une médaille ou le bras d’un héros de marbre… J’étais heureux comme un enfant, et mon âme s’épanouissait de joie !

léo. Et aujourd’hui…

le chevalier. J’ai longtemps vécu en France : là j’ai appris à rire de tout… et maintenant, je ne ris même plus ; je méprise.

léo. Je ne doute que de l’homme ; mais vous, vous doutez de Dieu !

le chevalier. Douter… c’est presque croire !

léo. Silence !

un homme masqué. Frères ! la nuit s’avance… le temps s’écoule… quelqu’un nous manque que nous ne pouvons plus attendre. Veilleur, combien comptez-vous de voyants ?

le veilleur. Seize.

l’homme masqué. Le dix-septième est traître, prisonnier ou mort. Servants, faites retirer les plus jeunes, et que les voyants restent seuls ici ; car la séance va s’ouvrir. (L’ordre s’exécute ; il ne reste que seize hommes, tous masqués.)


III. — LÉO, LE CHEVALIER.


l’homme masqué. Maintenant combien sommes-nous ?

le veilleur. Seize.

l’homme masqué. Quinze de nous pourront seulement prendre part à la délibération. Frères ! n’oublions pas que, de même qu’au congrès chaque ministre représente un roi, de même ici chacun de nous représente un peuple ; le premier sorti présidera le tribunal.

le veilleur (tirant une bûchette de l’urne). Autriche.

un voyant. C’est moi.

un autre. Ici, comme à la diète, il y a un sort sur ce nom-là !

léo (bas). Ah ! ah ! voilà que cela tourne à la parodie. Il était temps, je commençais à les prendre au sérieux.

le chevalier (de même). Pour un diplomate, vous êtes bien ennemi des formes.

léo. Surtout des mots.

le chevalier (haut). Tire ton nom, frère.

léo. Holstein.

le chevalier. Et moi, Brunswick.

léo (bas). Je rougis vraiment de jouer un rôle dans cette comédie d’enfants.

le chevalier (bas). Votre Excellence, qu’elle me permette de le lui dire, juge un peu trop en professeur. Vous vous trompez en croyant avoir affaire à des écoliers, et vous allez bientôt voir les actions prendre un aspect plus grave.

le président. Quel est le seizième ?

un voyant. Wurtemberg.

le président. Il assistera à la séance sans voter, et priera Dieu en lui-même pour que son esprit nous éclaire… Quel est le nom resté dans l’urne ?

le veilleur. Hanovre.

le président. C’est bien ; prenez tous place et demeurez silencieux : nous devons recevoir un nouveau frère… Que ses parrains aillent le recevoir à la porte, et que les servants l’introduisent.

léo (bas). Est-ce Waldeck ?

le chevalier. Oui.

le président. Silence ! (Waldeck est introduit les yeux bandés.)


IV. — Les mêmes, WALDECK.


le président. Frère, quelle heure est-il ?

waldeck. L’heure où le maître veille et où l’esclave s’endort.

le président. Comptez-la.

waldeck. Je ne l’entends plus depuis qu’elle sonne pour le maître.

le président. Quand i’entendrez-vous ?

waldeck. Quand elle aura réveillé l’esclave.

le président. Où est le maître ?

waldeck. À table.

le président. Où est l’esclave ?

waldeck. À terre.

le président. Que boit le maître ?

waldeck. Du sang.

le président. Que boit l’esclave ?

waldeck. Ses larmes.

le président. Que ferez-vous de tous les deux ?

waldeck. Je mettrai l’esclave à table, et le maître à terre.

le président. Êtes-vous maître ou bien esclave ?

waldeck. Ni l’un ni l’autre.

le président. Qu’êtes-vous donc ?

waldeck. Rien… mais j’aspire à devenir quelque chose.

le président. Quoi encore ?

waldeck. Voyant.

le président. En savez-vous les fonctions ?

waldeck. Je les apprends.

le président. Qui vous enseigne ?

waldeck. Dieu et mon maître.

le président. Avez-vous des armes ?

waldeck. J’ai cette corde et ce poignard.

le président. Qu’est-ce que cette corde ?

waldeck. Le symbole de notre force et de notre union.

le président. Qu’êtes-vous selon ce symbole ?

waldeck. Je suis l’un des fils de ce chanvre, que l’union a rapprochés et que la force a tordus.

le président. Pourquoi vous a-t-on donné la corde ?

waldeck. Pour lier et pour étreindre.

le président. Pourquoi le poignard ?

waldeck. Pour couper et pour désunir.

le président. Êles-vous prêt à jurer que vous ferez usage du poignard ou de la corde contre tout condamné dont le nom sera inscrit au livre de sang ?

waldeck. Oui.

le président. Jurez-le.

waldeck. Je le jure !

le président. Vous dévouez-vous à la corde et au poignard vous-même, s’il vous arrivait de trahir le serment que vous venez de faire, sur ce livre d’une main, et sur l’Évangile de l’autre : sur le glaive et sur la croix ?

waldeck. Je m’y dévoue. (En ce moment, on entend un grand bruit à la porte du fond, et comme un froissement de fer ; en même temps, quelques coups de tambour battant sourdement la charge, puis enfin des coups aux portes.)

léo. Quel est ce bruit ?

le président. Écoutez !

un servant, entrant. Nous sommes perdus ! tout est découvert.

le président. Qu’y a-t-il ?

le servant. Les soldats royaux qui frappent à la porte.

l’officier (dehors). Au nom du prince ! ouvrez, ouvrez !

le président. Lâches sont ceux qui fuient ! nous mourrons en martyrs !

léo, bas. Qu’est-ce que cela ? Le savez-vous, Paulus ? je n’ai donné aucun ordre.

le président. Silence !


V. — Les mêmes, UN OFFICIER, soldats.


l’officier. Au nom du prince, messieurs, vous êtes prisonniers.

le président. Soit… d’autres accompliront noire tâche.

l’officier. Quel est celui que je vois un poignard à la main ?

le président. Un de nos frères !

l’officier. Que voulait-il ?

le président. Ce que nous voulons tous : frapper au cœur la tyrannie !

l’officier. Qu’il meure le premier, et comme un rebelle ; car il est pris les armes à la main.

le président. Il ne mourra pas seul ; car nous sommes tous ses complices.

l’officier. Qu’il meure d’abord… Apprêtez les armes !

waldeck (laissant tomber la corde et le poignard, et allant vivement à l’officier). Arrêtez, monsieur l’officier ; prenez garde à ce (pie vous allez faire : je suis ici pour un dessein que je veux expliquer au prince…

l’officier. Soldats…

waldeck. Je suis le comte de Waldeck, monsieur ; je vous demande à être conduit au prince, entendez-vous ?

l’officier. Soldats…

waldeck. Monsieur, n’entendez-vous pas ce que je dis ?… vous répondrez de ce que vous allez faire !

l’officier. Vous le voyez, vous êtes ici face à face avec la mort ; soyez donc franc. Êtes-vous fidèle au prince ? je vous conduis à lui… Êtes-vous fidèle à ces hommes ? vous allez mourir.

waldeck. Je suis fidèle au prince, monsieur ; fidèle aux lois : je n’avais d’autre intention que de pénétrer ce complot, de connaître les conspirateurs, et de tout découvrir ensuite. (Les deux parrains ramassent, silencieusement, l’un la corde, l’autre le poignard, et s’approchent par derrière.)

(L’officier se découvre et montre sous son manteau un habit d’étudiant.)

l’étudiant. Frères ! cet homme vous a reniés trois fois, il est à vous.

premier parrain (le frappant du poignard). Voilà pour le lâche !

un autre (l’étranglant). Voilà pour le traître !

tous. Vive l’Allemagne ! (Les étudiants, qui étaient vêtus en soldats, se mêlent à cette acclamation et serrent les mains de leurs camarades[2].)

le président. Prions Dieu ! (Tous s’agenouillent.)

le chevalier (bas à Léo). Vous voyez… c’était une épreuve.

léo (se levant). De par le ciel !…

le chevalier (bas). Arrêtez !

léo. Laissez-moi, cela ne peut se supporter.

le chevalier. Vous allez nous perdre !

léo. Un meurtre, monsieur, un meurtre devant moi !…

le chevalier. Taisez-vous. Ici, nous sommes égaux 5 si vous dites un mot de plus, je vous livre.

léo. Peu m’importe…

le chevalier. Et le prince est perdu.

léo. Le prince !…

le chevalier. Je suis ici pour ou contre vous, à mon gré : silencieux, vous me trouverez fidèle ; imprudent, non-seulement je vous abandonne, mais encore je vous dénonce, et je déclare à tous que je vous ai attiré ici dans un piège. Ah ! vous voyez bien que vous vous trompiez… ce ne sont point ici des jeux d’enfants !

le président. Devant ce poignard teint du sang du parjure, et devant la croix dont il est l’image… jurons qu’ainsi mourra tout transfuge et tout lâche ; et remercions le ciel de nous avoir permis de donner cet exemple.

tous. Nous le jurons !

le président. Et maintenant, qu’on porte ce corps sanglant au milieu des plus jeunes de nos frères, et qu’ils apprennent à leur tour comment la trahison est entrée ici, et comment elle en est sortie.

un voyant. Frères, la nuit s’avance, et nous avons encore beaucoup de choses à faire avant le jour ; sous l’impression de ce grand exemple, jugeons des ennemis plus puissants et plus dignes de notre colère.

le président. Reprenons nos places. Vengeurs, quelle heure est-il ?

l’accusateur. L’heure des confidences.

le président. Vengeurs, quel temps fait-il ?

l’accusateur. Le temps est sombre.

le président. Vengeurs, où est le saint Wehmé ?

l’accusateur. Mort en Westphalie, ressuscité ici.

le président. Quelle preuve avons-nous de sa résurrection ?

l’accusateur. Napoléon abattu, l’Allemagne délivrée, les quatorze universités liées du même serinent, des villes révoltées, des traîtres punis…

le président. Frère, je te donne la parole pour accuser. Accuse, nous jugerons.

l’accusateur. Frères ! en 1806, les princes d’Allemagne vinrent à nous ; ils nous dirent : Peuples et noblesse, nous avons un maître qui nous pèse, venez en aide à notre puissance, et nous serons en aide à votre libellé. Un de nous fut choisi par le sort et s’avança contre Napoléon plein de bonne foi et de confiance, comme David contre le géant ; mais le jour de cet homme n’était pas venu, et le sang de Frédéric Staps devint le baptême de notre Union de Vertu[3]. Quatre ans plus tard, les princes nous crièrent encore : Il est temps, levez-vous !… Toutes les épées étaient aux mains du vainqueur ; nous en fîmes fabriquer d’autres avec le fer des charrues ; mais, en commandant son épée, chacun de nous commanda un poignard du même fer à l’ouvrier qui la forgeait. Les épées nous ont conduits jusqu’au cœur de nos ennemis, et nous les avons frappés au cœur ; les poignards nous conduiront jusqu’aux cœurs de nos maîtres, et nous les frapperons de même !… Le moment est venu ! À nos prières, à nos menaces, on a répondu par l’amende, par la prison, par la mort ! Hier encore, et c’est par toute l’Allemagne comme ici, les compagnons de la landwerth, les braves de 1813, ont été dépouillés de leurs armes. Frères ! on a brisé l’épée, mettons au jour le poignard !…

tous. Vive l’Allemagne !

l’accusateur. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire : cette ordonnance émane du prince. J’accuse le prince de forfaiture et de trahison.

léo (se levant). Et moi je le défends, messieurs !

le chevalier (bas). Dites frères ! et déguisez votre voix, ou vous nous perdez.

le président. Attendez. Le frère représentant la Saxe n’a-t-il rien à ajouter ?

l’accusateur. Non. J’écoute.

le président. J’ouvre la bouche au frère représentant le Holstein ; il peut parler.

léo. Eh bien ! accusez les coupables selon vous, mais les coupables seulement. Le prince ne vous a rien juré, ni en 1806, ni en 1813 ; car ce n’était pas lui qui régnait alors…

l’accusateur. Il a accepté le serment en acceptant la couronne.

léo. Que lui reprochez-vous ?… de ne pouvoir disposer d’assez de millions d’hommes pour faire la loi aux grandes puissances ?… Il a accepté les arrêts de la conférence ; mais il a fait ses réserves en faveur de nos libertés.

l’accusateur. Frère, tu oublies que nous sommes ici au-dessus des fictions politiques et légales. Les princes de la terre ne sont pas nos princes, à nous ! Pense à tes serments… Le prince perdra son trône, parce qu’il n’y aura plus de trônes. Perdra-t-il en même temps la vie ? voilà la question.

un voyant. Le frère représentant le Holstein a le droit de faire ses réserves en faveur des princes ; car notre société admet les deux nuances d’opinion, qui reposent également sur le grand principe de l’unité germanique : la sainte fédération ou le saint empire. C’est une querelle à vider plus tard entre vainqueurs.

plusieurs. Oui ! oui !

le président. Poursuivez.

léo. Donc je défends le prince, et j’en ai le droit !

l’accusateur. Alors, vous accusez le ministre. Deux noms sont au bas de cette ordonnance : Frédéric-Auguste et Léo Burckart.

léo. Je dis que les résolutions ont été acceptées par l’envoyé plénipotentiaire avant que le prince les connût.

l’accusateur. Qui peut le savoir, si ce n’est un de leurs conseillers ?

le président. Frère, tu t’oublies ! nul de nous n’a le droit d’interroger celui qui parle sous le masque.

léo. Je dis que le ministre est le seul coupable ; et, s’il y a crime à vos yeux, sur mon honneur, c’est lui qui l’a commis ! c’est donc lui qui doit en répondre.

un voyant. Frères, c’est aussi mon avis. Le prince a montré en plusieurs circonstances le cœur d’un véritable Allemand. Il n’y a eu que faiblesse dans sa conduite ; dans celle du ministre, il y a eu Irabison.

léo. Trahison ?

le chevalier (bas). Prenez garde !

léo. Trahison !… Que vous a-t-il promis ?… A-til été des vôtres ? a-t-il juré votre fédération, prêché votre république ?… Lisez ses écrits, lisez ses livres… et posez ses actions d’aujourd’hui sur ses principes d’hier : les uns et les autres se répondront.

l’accusateur. Défendez-vous aussi le bras qui nous frappe, l’ennemi qui nous abat ?

léo. Je défends…

tous. Assez, assez.

le chevalier (bas). Silence !

léo. On accuse mon honneur…

le chevalier. Un mot de plus, et je vous arrache votre masque. (Tumulte au dehors.)

le président. Qui ose troubler ainsi la séance du saint tribunal ?…


VI. — Les mêmes, FRANTZ LEWALD.


le président. Veilleur, pourquoi laissez-vous passer ?

le veilleur. C’est un des voyants ; il a le masque et la croix.

le président. Pourquoi entrez-vous, étant venu si tard, sans les formules exigées ?

frantz. Frères, ce n’est pas le moment des cérémonies et des formules… Nous sommes vendus, trahis, livrés… Je n’ai pas besoin d’en dire plus ; lisez : (Il remet les papiers trouvés chez Léo Burckart.)

léo (bas). Que veut dire cela ?

le chevalier. Cette fois, je n’en sais rien. Écoutons.

le président. Les papiers confies à Diégo pour nos frères d’Heidelberg…

l’accusateur. Diego serait-il un traître ?

un voyant. Diego peut être en prison, Diego peut être assassiné ; mais ce n’est pas un traître : je réponds de lui comme de moi.

le chevalier (bas). Sur mon âme ! ce sont les papiers saisis ! Où les avez-vous donc laissés, monseigneur ?

léo. Dans mon cabinet, sur mon bureau… Je n’y comprends rien… il faut qu’il y ait magie !

le chevalier. Ou trahison.

léo. Ils étaient peut-être expédiés en double.

le président. Et entre les mains de qui étaient ces papiers ?

frantz. Entre les mains du ministre.

tous. Du ministre ? de Léo Burckart !

frantz. Oui… ainsi, il sait nos noms, il connaît nos desseins.

le chevalier (bas). Ce sont bien les mêmes.

l’accusateur. Et comment sont-ils tombés entre les tiennes ?

frantz. Je ne puis le dire…

tous. Parle ! parle !

le président. Le frère a le droit de refuser toute explication à ccl égard ; d’ailleurs elles seraient inutiles. Les papiers étaient entre les mains du ministre, donc le ministre sait tout ; donc nous sommes tous morts demain, s’il ne meurt cette nuit.

le chevalier (bas). Entendez-vous ?

tous. Oui, oui, qu’il meure !

l’accusateur. Il n’y a pas un instant à perdre ; nous n’avons de temps ici ni pour l’accusation, ni pour la défense. Que ceux qui sont pour la mort lèvent la main !

presque tous. La mort ! la mort !

le président. Il y a majorité. Veilleur, apportez l’urne, et mettez-y seize boules blanches et une boule noire 5 celui qui tirera la boule noire sera l’élu. Vous en remettez-vous au sort ?

tous. Oui, oui.

le président. Silence, frères !… Procédons par ordre, et avec le calme et la dignité qu’exige une pareille résolution. Songeons qu’il y a de ce moment, parmi nous, un vengeur ou un martyr. Chacun prendra son rang selon la lettre alphabétique du pays qu’il représente. (Tous se rangent.)

le président. Moi qui représente l’Autriche, je tire le premier. (Il tire la boule, et la laisse tomber dans un plateau.) Blanche.

un voyant (s’approchant de l’urne). Blanche.

hermann. Blanche.

un autre. Blanche.

frantz (tirant à son tour). Noire !…

tous. Noire !

le président. Vive l’Allemagne, frères ! L’élu est nommé !…

frantz. mon Dieu ! mon Dieu !

un voyant. Frère ! voilà le poignard.

un autre. Frère, voilà la corde.

le président. Rappelle-toi ton serment sur le livre de sang et sur l’Évangile. Tu as douze heures pour l’accomplir.

frantz. C’est bien.

le président. Maintenant, tu sais le sort qui attend les lâches et les traîtres… C’en était un celui dont, en passant, tu as vu le cadavre. (On ouvre les portes, les étudiants non masqués entrent, et se mêlent aux autres.)

tous. Vive l’Allemagne !


CHŒUR.


        Amour des nobles âmes,
        Sur nous répands tes flammes !
Au nom du Dieu vengeur qu’ici nous implorons !
            Jurons ! Jurons !
Et pour la liberté qu’un jour nous espérons,
            Mourons ! Mourons[4] !

SIXIÈME JOURNÉE.

Chez Léo Burckart.

I. — LÉO, LE CHEVALIER, rentrent et déposent leurs masques et leurs manteaux.


léo. Et vous me dites que vous connaissez lu demeure des chefs de tous ceux qui étaient masqués ?

le chevalier. Et celle aussi de presque tous ceux qui ne l’étaient pas. Beaucoup logent dans la campagne, chez des paysans… d’anciens militaires. Les étudiants sont presque tous logés dans les mêmes maisons ; les proscrits sont plus faciles encore à ressaisir : on en prendra des centaines d’un coup de filet ; car, comme dit le vieux proverbe : « N’est pas bien échappé qui traîne son lien !… » Quant aux députés des autres centres de conspiration…

léo. Assez… assez… vous feriez emprisonner une moitié de l’Allemagne par l’autre : vous étudiez profondément les complots, monsieur ; et vous n’en perdez aucun fil. Je vais vous faire une seule demande et une seule condition : il y avait avec nous quinze hommes masqués…

le chevalier. Oui.

léo. Les connaissez-vous bien ?

le chevalier. Oui.

léo. Quel est le nom de celui qui est venu apporter les papiers ces papiers qui m’ont été volés ?

le chevalier. Je l’ignore.

léo. Connaissez-vous celui qu’ils ont choisi pour cire mon assassin ?

le chevalier. C’était le même.

léo. Vous en êtes sûr-, c’est quelque chose. Mais comment ignorez-vous son nom, les connaissant tous ?

le chevalier. Monseigneur, tous élaient masqués, drapés de manteaux, déguisant leurs voix, méconnaissables. Les précautions qu’ils prennent ne sont pas illusoires, et c’est à cela même que vous devez d’avoir pu assister à leur conseil. Je vous les livre tous les quinze. Votre voleur, votre assassin est là-dedans. Tous sont solidaires, tous seront punis de mort si vous voulez.

léo. Et vous pouvez me répondre de ceci : qu’avant le jour ils seront tous arrêtés ?

le chevalier. J’en réponds.

léo. Je vais vous donner l’ordre.

le chevalier. Bien. Je vois avec joie que Votre. Excellence ne ménage plus les ennemis de l’État.

léo. C’est que ce ne sont plus seulement des conspirateurs que je poursuis, ce sont des assassins : toute ma vie, monsieur, je verrai ce malheureux Waldeck frappé, étranglé devant moi, sans que je pusse lui porter secours…

le chevalier. Et puis, ne serait-il pas insensé de risquer votre vie, précieuse à l’État, à faire de la clémence ? Demain matin, vous viendrez reconnaître les quinze tètes dont nous n’avons vu que les masques, et la plus consternée sera assurément celle du Vengeur.

léo. Quinze têtes ! jamais !… Il y avait dans tout cela beaucoup d’égarements, de folie. Des fanatiques de l’antiquité !… Je les fais arrêter parce qu’ils sont dangereux, mais non pas seulement pour moi. Ils seront jugés, condamnés à quelques années de séjour dans une forteresse. Ils le méritent… Un service, monsieur !…

le chevalier. Parlez, monseigneur.

léo. Je suis encore ministre ; je puis rester ministre si je veux ; mais, quoi que je fasse demain, ma signature de cette nuit est toujours une signature ministérielle. Voici un bon de 20,000 florins sur le trésor : c’est une fortune. J’en devrai parler au prince ; son consentement n’est pas douteux. Vous avez rendu un immense service à l’État, quels qu’aient été les inoyons employés. Je vous donne ce bon de 20,000 florins.

le chevalier. Quelle est la condition ?

léo. La voici. Quand les arrestations auront eu lieu, vous aurez à faire, ainsi que moi, votre déclaration ou procès-verbal au chef de la police du royaume, touchant les crimes ou projets dont vous avez connaissance…

le chevalier. Oui, monseigneur.

léo. Bien. Vous ne parlerez ni de ma présence à cette réunion, ni du projet d’attentat qui ne concerne que moi.

le chevalier. Monseigneur…

léo. Vous ferez ainsi… ni des papiers surpris chez moi. Vous laisserez tomber tout ce côté de la conspiration.

le chevalier. Vous le voulez…

léo. Je pense avoir ce droit. Si le prince trouvait la somme trop forte, ce billet sera une traite sur ma propre fortune.

le chevalier. Vous avez ma parole, monseigneur.

léo. Je n’ai pas fini. Je vais rentrer dans l’obscurité, monsieur ; mais un homme qui a passé par le ministère, et qui le quitte comme je le fais, est toujours un homme puissant. Un homme de cœur qui résout une chose, et qui la veut jusqu’à la mort, peut toujours tout sur un autre homme, qui n’est pas le dernier des lâches. Eh bien ! souvenez-vous qu’aucun des conspirateurs qui n’étaient pas masqués ne doit être par vous reconnu, livré ni trahi. N’oubliez pas cela ! ce n’est pas une condition de votre fortune, c’est une condition de votre vie ou de la mienne.

le chevalier. C’est bien, vous pouvez compter sur moi. Je rends grâce à Votre Excellence, et j’accomplirai loyalement ses ordres.


II. — LÉO, seul.


léo (seul). Adieu, monsieur, adieu !… Voilà un homme qui ira loin. Et cependant il était arrivé à la moitié de sa vie sans avoir trouvé l’occasion de se mettre en lumière ; il ne lui fallait qu’un tourbillon qui l’attirât dans un système ! un homme de passage, qui le fit briller en s’éteignant !… il l’a trouvé. Qui peut prévoir son avenir ? Moi je n’ai plus tant de courage. Voilà un cercle accompli, et peut-être n’aurai-je pas la volonté d’en recommencer un autre. J’ai détourné sur moi l’orage qui menaçait le prince ; j’ai changé la direction des poignards : comme l’aimant, j’ai attiré le fer ! Le prince n’a rien à me demander de plus, et je ne veux rien lui accorder davantage. J’abandonne tous mes rêves d’autrefois, et toutes mes entreprises d’hier ; je suis las de marcher toujours entre des fous, des corrupteurs et des traîres… Des traîtres jusque dans ma maison !… Je me croyais sûr de mes gens, d’anciens serviteurs de ce bon professeur… (Il sonne.)


III. — LÉO, UN DOMESTIQUE.


léo. Personne n’est venu pendant mon absence ?

le domestique. Non, monseigneur.

léo. Vous n’avez vu aucun étranger ?

le domestique. Non, monseigneur.

léo. Vous n’avez point entendu de bruit ? le domestique. Non, monseigneur. (Il sort.)


IV. — LÉO, MARGUERITE.


marguerite. Léo ! et l’on ne m’a point avertie !…

léo. Vous ne vous êtes pas couchée ?

marguerite. Je veillais, je pleurais. J’ai cru qu’en rentrant vous viendriez d’abord chez moi… Oh ! vous m’aviez dit que vous couriez un péril ; j’ai prié Dieu.

léo. Vous venez de votre oratoire ?

marguerite (à part). Grand Dieu ! (Haut.) Non.

léo. En rentrant, j’ai trouvé ouverte la porte qui donne sur la galerie.

marguerite. Ah ! vous avez remarqué…

léo. Cette maison est isolée… trop grande pour le peu de domestiques que nous avons… Je crains qu’un homme ne se soit introduit ici.

marguerite. Dieu !

léo. Et ne s’y puisse encore introduire.

marguerite. Oh ! ciel ! pourquoi me dites-vous cela, Léo ?… Je ne sais pas, j’ignore…

léo. Vous n’avez rien entendu ?

marguerite. Non…

léo. C’est bizarre : j’avais là des papiers… très importants… ils étaient là, là, sur ce bureau, à cet endroit, la lampe posée auprès. Ces papiers ont disparu… Êtes-vous sûre de tous nos domestiques ? Vous les connaissez mieux que moi.

marguerite. Oh ! Oui.

léo. On ne sait pas… Dos papiers d’une certaine importance politique, cela peut valoir beaucoup d’or.

marguerite. Oh ! il ne sait rien. Non ! cela ne peut être… (Haut.) Mon Dieu, je ne sais pas, moi, je ne crois pas. C’est donc un grand malheur que la perte de ces papiers. Peut-être sont-ils égarés ; … moi-même, négligemment, j’aurai pu les déranger.

léo. Non ; ces papiers n’ont été perdus que pour moi ! cette nuit, je les ai vus dans d’autres mains… dans les mains de mes ennemis, madame. Ce vol a un instant compromis ma vie. (Marguerite fait un signe d’effroi.) Rassurez-vous, rassure-toi, ma bonne Marguerite,… le péril est tout à fait passé. Je suis à toi, à toi pour toujours.

marguerite. Grand Dieu ! mais tu ne m’as rien appris… Qu’as-tu fait cette nuit ? quelle est cette mystérieuse expédition dont tout le monde parle et dont je ne sais rien, moi ? Oh ! tu me fais mourir.

léo. Tu as lu, n’est-ce pas, dans les vieilles histoires d’Allemagne, des récits étranges d’hommes frappés par un tribunal invisible…

marguerite. Le Saint-Vehmé ?

léo. Oui, c’est cela.

marguerite. Ciel !

léo. Des insensés tentent de le faire renaître.

marguerite. Grand Dieu ! je comprends tout… il y a deux mois à peine, un écrivain politique a été frappé par eux, et toi-même… ah ! Léo ! c’est le même sort qui le menace !

léo. Rassure-toi, Marguerite…

marguerite. Oui, toi !… il y a des gens qui te calomnient, qui te haïssent. Aujourd’hui même un journal t’accusait de je ne sais quels crimes publics… Je ne te quitte plus : tu ne sortiras pas, vois-tu ; des amis veilleront sur toi ! Oh !… bien plus !… ne reçois personne… il en est qui se présentent dans les maisons, qui demandent à voir, à remettre une lettre… Tu obtiendras un congé du prince, n’est-ce pas ? nous fuirons d’ici bien accompagnés, loin de ces terribles conspirateurs…

léo. Enfant, c’est une petite lâcheté que tu me proposes, avec tes douces craintes d’épouse ; mais, sois tranquille, puisque ton instinct bienveillant t’a fait deviner ce que je te voulais cacher encore, apprends tout : cette nuit, un homme devait tenter de inc frapper.

marguerite. Quel homme ?

léo. Je l’ignore ; il était masqué.

marguerite. Ah !

léo. C’était celui-là même qui tenait dans ses mains les papiers qui m’ont été dérobés dans la nuit !

marguerite. Ah ! Léo…

léo. Mais nos précautions sont prises ; et, s’il trouve encore moyen de s’introduire ici… j’ai là des armes…

marguerite (à genoux). Léo ! pardonne-moi ! au nom du ciel ! je suis coupable ! Ce que je suppose est effroyable, impossible, sans doute… mais je vais t’avouer un crime… Je suis une malheureuse… je t’ai trompé, je t’ai trahi !

léo. Marguerite, cela n’est pas ! non ; tu es insensée !…

marguerite. Un homme est entré ici cette nuit.

léo. Vous ne le disiez pas, madame !…

marguerite. Ah ! je suis bien coupable ! mais pas autant que vous croyez.

léo. Son nom ?

marguerite. Mais il est incapable d’un crime !

léo. Son nom ?

marguerite. Ce n’est pas lui, soyez-en sûr… car il faut tout vous dire, n’est-ce pas ?

léo. Vous ne me direz pas son nom ? Tenez, peu m’importeà présent !… un homme m’a volé chez moi ; un homme entre chez moi comme il veut… Retirez-vous, madame : que cet homme puisse approcher.

marguerite. Ah ! monsieur ! je me disais coupable ; mais, si vous me comprenez ainsi, je vais vous jurer que je suis innocente… devant vous et devant Dieu.

léo, Mais vous ne voulez pas répondre !… J’ai vu un masque, et non un visage… J’ai entendu parler mon assassin, mais je ne sais pas son nom ; il me l’apprendra sans doute en me frappant !… Qu’importe cela ? (Il se promène.) Faites-moi l’histoire de votre liaison avec cet homme ; un charmant jeune homme, n’est-ce pas ?…

marguerite. Léo, mon Dieu !

léo. Vous n’êtes pas coupable… vous vous aimiez platoniquement… des vers, des billets, quelques phrases… un baiser bien fraternel ! c’est tout, n’est-ce pas ! Oh ! ce n’est rien !

marguerite. Assez ! vous me tuez ! Léo, ma tête s’égare ! Je vais faire une chose odieuse, peut-être ! mais je vous aime… oh ! oui, je suis toujours votre femme pure et fidèle. Léo ! l’homme qui est entré ici… c’était M. Frantz Lewald…

léo. Je m’en doutais ; ce Frantz s’est battu pour vous… il a été blessé pour vous… dans ce duel… oii j’ai fait, moi, arrêter votre champion.

marguerite. Vous savez ?

léo. Tout ! une blessure, c’est intéressant, je conçois…

marguerite. Léo ! plus un mot de cette affreuse raillerie, ou je meurs à vos yeux. Je vous parle fièrement, à présent !… Écoutez-moi ; depuis ce duel, j’ai revu M. Frantz, pour la première fois, à ce bal de la cour, où vous étiez… J’avais le cœur brisé de votre oubli, saignant de votre indifférence ! Il m’a avoué, je crois, qu’il m’aimait ; je n’ai pas bien entendu ; je ne sais ce que je lui ai dit… vous m’aviez blessée… je l’ai plaint, je crois… Frantz, un ancien ami… il courait à la mort ; il m’a demandé une dernière entrevue dans mon oratoire, devant Dieu ! Je pressentais un grand danger pour lui…comme pour vous… il devait m’expliquer tout.

léo. Eh bien ! vous l’avez vu ?

marguerite. Un instant ; vous veniez de partir… il m’a dit deux mots qui m’ont froissée. Oh ! que je vous aimais en ce moment ! Allez, mes pleurs étaient sincères. Il a lui, je n’ai pas compris… en me criant qu’il allait revenir.

léo. Cette nuit ?

marguerite. Oui, je crois… Léo ! je ne vous quitte pas ; mais ne craignez rien… cela, c’est impossible.

léo. Qui vous dit que je craigne ?… C’est bien… je crois tout ce que vous me dites, c’est bien : je vous demande pardon de vous avoir si mal jugée… Non, il n’y a nul danger ; et puis, croyez-vous que je ne défendrais pas ma vie ?… Si ; je vous aime assez pour cela… Non, M. Lewald n’est pas celui que nous soupçonnons… toutes ces coïncidences sont des hasards… rentrez… laissez-moi… tout est bien fermé ; et puis, je vous le dis, j’ai des armes.

marguerite. Je veux rester !

léo. Qui vous retient ?

marguerite. Une insurmontable terreur !

léo. Rentrez chez vous… Ah ! tu es pâle, tu chancelles… Pauvre femme ! je t’ai fait bien du mal, j’ai été cruel. Tiens, tu te défendais, et j’étais le coupable !… Si longtemps seule… jamais un motdu cœur… Sombre, préoccupé, je te cachais parfois ma présence ou mon retour… Oh ! pardonne-moi, pauvre aflligée, tout cela va changer.

marguerite. Léo !… tenez, je tremble. Cette politique qui vous éloignait de moi…

léo. Eh bien !…

marguerite. Me fait peur aussi dans un autre.

léo. Lewald…

marguerite. Je détournais vos soupçons tout à l’heure… maisloutpour vous, pour votre sûreté !… Ce fanatisme terrible de liberté égare les plus nobles âmes… Tenez, c’est lui, croyez-moi ; je n’en doute plus ! je l’ai vu ici même ; il avait les papiers déjà, il m’a crié qu’il reviendrait ; il va revenir. Appelez vos gens… ou je le fais moi-même.

léo. N’appelez personne !

marguerite. Oh ! tout cela est terrible, infâme, et j’ai peur de perdre ma raison… Je ne vous ai donc pas tout dit ? Il est venu ; je lui ai donné les moyens (rentrer… dans la maison, dans l’oratoire ; il a une clef, il est peut-être ici déjà… Ah ! je crois entendre des pas dans cette longue galerie qui vient de l’oratoire ici…

léo. Sortez ; je veux que vous sortiez !… Terreurs de femme ! Il ne reviendra pas, il est arrêté… arrêté, vous dis-je, j’en suis sûr.

marguerite. Non, je resterai là…

léo. Allons ! j’ai besoin d’être seul… laisse-moi seul, je le veux.

marguerite. Mon Dieu ! mon Dieu !

léo. Je t’en prie.

marguerite. Tiens cette porte fermée, n’est-ce pas… Karl dort par ici…

léo. Bien, bien, rentre chez toi. (Il l’embrasse et revient.) Des pas ! oui, des pas… je les ai bien entendus, moi… elle était trop émue pour les distinguer… J’entends encore : il s’approche… Il hésite… Allons donc ! (Il ouvre.) Entrez, monsieur, entrez, je vous attends.


V. — LÉO, FRANTZ.


frantz. Que veut dire cela ?

léo. Cela veut dire, monsieur, que je vais vous épargner tout préambule. Vous avez ici un jugement et un poignard : ce jugement me condamne à mort, et ce poignard vous a été donné pour me frapper. Cela veut dire que je pouvais vous faire arrêter, monsieur, mais que j’ai été curieux de savoir comment un homme habitué à manier une épée s’y prendrait pour frapper avec un couteau… Ah ! ne craignez rien ; entrez hardiment ; je n’ai pas d’armes, moi.

frantz. Vous êtes bien instruit, monsieur… Oui, j’ai un jugement et un poignard : mais je ne compte ici ni me servir de l’un ni invoquer l’autre. Aux gémissements de l’Allemagne que vous avez frappée, ses fils se sont rassemblés ; leur tribunal vous a condamné, et c’est moi que le sort a choisi pour exécuter l’arrêt. On m’a remis le jugement, on m’a remis le poignard… je les ai pris pour remplir une vaine formalité ; mais, pourvu que j’accomplisse ma mission, peu importe de quelle manière… J’ai pris d’autres armes… et les voilà. C’est un duel que je suis venu vous proposer… un duel à mort, c’est vrai, mais un duel loyal, dans lequel vous pouvez me tuer, si vous avez la main plus sûre et plus heureuse que la mienne…

léo. Avez-vous prévu le cas où je refuserais ?

frantz. Oui, monsieur.

léo. Et que devez-vous faire alors ?

frantz. Quelque résolution qu’il ait prise, il y a des moyens de forcer un homme à se battre.

léo. Même quand cet homme n’a qu’à étendre la main pour vous faire arrêter.

frantz. Si cet homme manque à la loyauté dont je lui donne l’exemple, alors il me dégage de tout devoir en lui.

léo. Et alors ?

frantz. Et alors, monsieur… eh bien ! c’est encore un duel, et un duel pour lequel il faut plus de courage que pour tout autre, croyez-moi ; car, si l’on a devant soi un homme sans armes… on a derrière soi le bourreau, qui est armé !

léo. Eh bien ! moi, monsieur, je ne vous ferai pas arrêter, et je ne me battrai pas avec vous. Je ne vous ferai pas arrêter, parce que j’ai contre vous des motifs de haine personnelle… et je ne me battrai pas avec vous, parce que je ne me bats pas avec un homme qui est sorti d’ici comme un voleur, et qui y rentre comme un assassin !

frantz. Monsieur ! je vous ai dit que j’avais toujours un moyen de vous forcer à vous battre… eh bien ! que ce ne soit plus un duel entre un conspirateur et un homme d’État : un homme d’État ne se bat pas, je le sais… et la preuve, c’est qu’un jour la femme d’un de ces hommes a été insultée, et que je me suis battu pour elle.

léo. Vous voulez dire que je vous redois un duel…

frantz. À peu près.

léo. C’est juste ; demain à midi, monsieur, je suis à vos ordres.

frantz. Non ; maintenant…

léo. Je choisis l’heure et je suis dans mon droit… d’ici là, je ne m’appartiens pas, monsieur.

frantz. Vous voulez dire qu’il vous faut tout ce temps pour faire arrêter mes amis, pour vendre notre vie à vos confrères de Carlsbad… non ! tout s’achèvera ici… voici un pistolet, tenez.

léo. Nous sommes seuls… ce n’est pas un duel, cela.

frfrantzntz. C’est un combat ! Moi, pour mon parti, vous, pour le vôtre !

léo. À demain ! monsieur.

frantz. Monsieur Léo Burckart ! vous voulez que je vous insulte ; d’abord, soyez tranquille, nous ne sortirons pas d’ici… vous ne donnerez pas d’ordres ; et, s’il entre quelqu’un, je vous tue, malgré vos airs de grandeur ! Vous comprenez que je suis déshonoré, si je reparais devant mes frères sans les avoir délivrés de vous… Rien ne doit donc me coûter, monsieur. Je suis déjà venu ici ce soir, j’y devais revenir encore ; non pour vous, mais pour votre femme : je l’aime, votre femme !… et c’est une clef qu’elle m’a donnée qui m’a ouvert votre maison !

léo (s’élançant). Oh ! nous n’avons plus qu’un pistolet, monsieur ; mais, tenez, j’ai là deux épées…


VI. — Les mêmes, MARGUERITE.


marguerite. Vous dites là des choses indignes, monsieur Frantz !… Je vous écoutais, j’attendais cela : vous trompez mon mari, monsieur ; vous vous vantez !… vous me déshonorez sans fruit, il ne vous croira pas ! Je vous avais accordé un entretien comme ami, non comme amant !… j’ai eu quelque pitié pour vous, non de l’amour !… vous vous êtes abusé bien tristement. Mon mari sait tout, je lui ai tout dit. Sortez donc, vous n’avez pas le droit d’être ici… Allez attendre à la porte, au coin d’une rue, celui que vous avez mission d’assassiner !

léo. Tu es une noble et digne femme !

marguerite. Votre femme, c’est le titre qui m’est le plus cher.

frantz. Madame !… vous me jugez mal… madame, je voudrais vous dire…

léo. Abrégeons. Demain, à midi, je n’appartiens plus à l’État… Vous pensiez sauver vos amis en m’arrêtant par un duel ; vous vous trompez : à l’heure qu’il est, ceux que vous appelez vos frères sont arrêtés, non comme conspirateurs, mais comme assassins du comte de Waldeck. Je puis témoigner que vous n’avez en rien participé à ce meurtre effroyable, mais vous ferez bien de vous éloigner au plus tôt ; voici un sauf-conduit ; partez, quittez le pays.

marguerite. Oui, partez, monsieur Frantz ; pardon si, dans un premier mouvement, je vous ai offensé… Partez, oubliez tout ce qui s’est passé, comme on oublie un rêve terrible, et nous… Eh bien ! nous conserverons de vous peut-être un bon et triste souvenir…

frantz. Merci, Marguerite… votre main ?

marguerite. La Voilà.

frantz. Adieu, adieu !

marguerite (à Léo Burckart), Oh ! mon ami… c’est un homme de cœur pourtant, et nous l’avons trop humilié… (On entend un coup de pistolet.)

léo. Tenez… le voilà qui se relève !

FIN.
  1. Termes usités chez les étudiants pour qualifier les anciens ou les nouveaux.
  2. Une des épreuves de la charbonnerie et du tugendbund consistait, en effet, à supposer l’intervention de la police pour éprouver le récipiendaire.
  3. Tugenbund
  4. Ces vers sont faits comme ceux de la Chasse de Lutzov sur
    la musique des célèbres chœurs de Weber.