Lord Jim/Chapitre XXXV

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 283-289).


XXXV


– « Mais le lendemain matin, lorsque le premier coude de la rivière eut caché derrière moi les maisons de Patusan, toute la réalité de ces faits, avec leur couleur, leur dessin et leur signification, me sortit des yeux, comme en sort un tableau que l’imagination jeta sur une toile, et auquel on tourne une dernière fois le dos, après une longue contemplation. Il reste imprimé dans la mémoire, avec toute sa fraîcheur, avec sa vie figée sous une lumière immuable. Ce petit coin de terre nourrissait des ambitions, des terreurs, de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout cela demeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec une sorte d’expression fixée pour toujours. J’avais tourné le dos au tableau pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, où les hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de la vie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. Je ne prétendais pas y plonger : j’avais assez à faire pour garder la tête hors de l’eau. Quant à ce que j’ai laissé derrière moi, je ne puis y concevoir de changement. L’énorme et magnanime Doramin et sa maternelle petite sorcière d’épouse, tous deux contemplant le pays, et nourrissant en secret leurs rêves d’ambition paternelle ; Tunku Allang ratatiné et tout perplexe ; Dain Waris intelligent et brave, avec sa foi en Jim, avec son regard ferme et sa cordialité ironique ; la jeune femme absorbée dans son adoration terrifiée et méfiante ; Tamb’ Itam hargneux et fidèle ; Cornélius appuyant son front à la balustrade, sous le clair de lune ; je les vois nettement. Ils sont tous là, comme évoqués par un coup de baguette magique. Mais le personnage autour duquel ils se groupent tous, celui-là vit, et je ne le vois pas bien. Nulle baguette magique ne peut l’immobiliser sous mes yeux. C’est l’un des nôtres.

« Jim, je vous l’ai dit, faisait avec moi la première étape du retour vers un monde auquel il avait renoncé, et parfois il nous semblait entrer au cœur d’une nature sauvage et inviolée. La rivière vide étincelait sous le soleil vertical ; entre les hautes murailles de la végétation, la chaleur assoupie tombait sur l’eau, et le canot, vigoureusement enlevé, filait à travers un air épais et chaud qui paraissait figé sous la voûte des grands arbres.

« L’ombre d’une séparation prochaine avait déjà mis entre nous une distance immense, et quand nous parlions, c’était avec effort, comme si nous eussions dû forcer nos voix trop basses pour franchir un espace énorme et sans cesse accru. L’embarcation volait sur l’eau ; nous étouffions côte à côte, dans l’air stagnant et surchauffé ; l’odeur de vase et de marais, l’odeur originelle de la terre féconde, semblait nous piquer les narines, lorsque tout à coup, à un dernier tournant, ce fut comme si, très loin, une grande main avait levé un lourd rideau, et brusquement ouvert un portique gigantesque. La lumière même semblait s’allumer ; le ciel s’élargissait sur nos têtes ; un murmure lointain frappa nos oreilles ; une fraîcheur nous enveloppa, remplit nos poumons, vivifia nos pensées, notre sang, nos regrets, et droit devant nous, les forêts disparurent devant la crête bleu sombre de la mer.

« Je respirais largement ; je jouissais de l’immensité d’un horizon ouvert, de l’atmosphère nouvelle qui paraissait palpitante des efforts de la vie, de l’énergie d’un monde impeccable. Ce ciel et cette mer s’ouvraient pour moi. La jeune femme avait raison : il y avait là un signal, un appel, quelque chose à quoi je répondais par toutes les fibres de mon être. Je laissai mes yeux errer sur l’espace, comme un homme délivré de ses liens qui étire ses membres endoloris, court, bondit, obéit à l’exaltation grisante de la liberté reconquise. – « C’est merveilleux ! » m’écriai-je, puis je regardai le malheureux assis à côté de moi. La tête penchée sur la poitrine, il répondit : – « Oui », sans lever les yeux, comme s’il eût redouté de voir, écrits en grosses lettres sur le ciel du large, les reproches de sa conscience romanesque.

« Je revois les plus minces détails de cet après-midi. Nous accostâmes sur un petit coin de grève blanche, encadrée par une falaise basse, au sommet brisé et au flanc drapé, jusqu’au pied, de plantes grimpantes. Au-dessous de nous la plaine marine, d’un bleu intense et serein, s’élevait imperceptiblement jusqu’à l’horizon, tendu comme un fil à la hauteur de nos yeux. De grandes vagues de lumière passaient légèrement sur la surface sombre, rapides comme des plumes chassées par le vent. Trapue et brisée, une chaîne d’îlots, déployée en face du vaste estuaire, réfléchissait fidèlement les contours de ses rives sur une nappe d’eau pâle et vitreuse. Solitaire et tout noir, haut dans le ciel décoloré, un oiseau planait, plongeant et s’élevant tour à tour au-dessus du même point, avec un imperceptible battement d’ailes. Un groupe misérable et noirâtre de pauvres bicoques de paillis était juché au-dessus de sa propre image renversée, sur une multitude de pilotis tordus et couleur d’ébène. Un minuscule canot noir en partit, avec deux hommes minuscules et tout noirs aussi, qui s’évertuaient de leur mieux à frapper l’eau pâle ; le canot paraissait glisser péniblement sur un miroir. Ce groupe de pauvres bicoques constituait le village de pêcheurs qui se targuait de la protection spéciale du seigneur blanc, et les deux hommes du canot étaient le vieux chef et son gendre. Ils accostèrent et vinrent à nous sur le sable clair, maigres et bruns, comme s’ils eussent été fumés, avec des plaques cendrées sur la peau de leurs poitrines et de leurs épaules nues. Ils avaient la tête serrée dans des foulards sales mais soigneusement roulés, et sans tarder, le vieillard se mit à exposer ses doléances avec volubilité, en étendant un bras maigre et en fixant sur Jim le regard confiant de ses vieux yeux chassieux. Les gens du Rajah ne voulaient pas leur laisser la paix ; il y avait eu des histoires, à propos d’œufs de tortue que les pêcheurs avaient été dénicher sur les îles, là-bas ; et s’appuyant à bout de bras sur sa pagaie, il tendait sa main brune et osseuse sur la mer. Jim l’écouta quelque temps sans lever les yeux, puis finit par lui dire doucement d’attendre un instant. Il l’écouterait tout à l’heure. Les deux hommes se retirèrent avec soumission à quelque distance, et s’accroupirent sur leurs talons, les pagaies posées devant eux sur le sable ; leurs yeux aux reflets d’argent nous suivaient avec patience, et l’immensité déployée de la mer, l’immobilité de la côte, étendue au nord et au sud, hors des limites de la vision, faisaient une Présence colossale qui regardait les quatre nains que nous étions, perdus sur ce banc de sable étincelant.

– « Le malheur », fit tristement Jim, « c’est que, depuis des siècles, les pauvres pêcheurs de ce village ont été considérés comme des esclaves personnels du Rajah, et le vieux drôle ne peut pas se mettre dans la tête que… »

« Il s’arrêta. – « Que vous avez changé tout cela… » hasardai-je.

– « Oui ! J’ai changé tout cela ! » murmura-t-il, d’une voix sombre.

– « Vous avez trouvé une belle chance », fis-je.

– « Vous croyez ? » répondit-il. « Mon Dieu oui ! Vous avez raison ! Oui, j’ai retrouvé ma confiance en moi-même, avec un nom glorieux… et pourtant, je voudrais… quelquefois… Non, je me tiendrai à ce que j’ai là ; on ne saurait trouver mieux. » Il allongea le bras vers la mer. « Pas là-bas, en tout cas… » et frappant le sable du pied : « Voici ma frontière, parce que je ne puis me contenter de moins… »

« Nous continuions à arpenter la grève. – « Oui, j’ai changé tout cela », reprit-il, avec un regard de côté sur les deux pêcheurs patiemment accroupis ; « mais représentez-vous un peu ce qui arriverait, si je m’en allais. Par Jupiter, ne le voyez-vous pas ? Ce serait l’enfer déchaîné ! Non ! Demain j’irai courir le risque du café de ce vieil imbécile de Tunku Allang, et je ferai un tas d’histoires à propos de ces œufs pourris de tortue. Non… Je ne puis dire… Cela suffit… Jamais ! Il faut que je poursuive ma route jusqu’au bout, sans faiblir, pour sentir que rien ne peut m’atteindre ; il faut que je m’appuie sur leur confiance pour connaître une pleine sécurité et pour… » Il parut chercher un mot, vouloir le lire sur la mer ; « … pour rester en contact avec… » sa voix, tout à coup tombée, n’était plus qu’un murmure ; « … avec ceux que je ne verrai peut-être plus jamais. Avec… avec vous, par exemple ! »

« Je fus profondément ému de ces paroles. – « Pour l’amour de Dieu », m’écriai-je, « ne faites pas trop grand cas de moi, mon ami ; songez un peu à vous-même ! » J’éprouvais gratitude et affection pour ce traînard dont les yeux m’avaient distingué, dans les rangs d’une insignifiante multitude. Il n’y avait pas de quoi être bien fier, pourtant. Je détournai mon visage brûlant ; sous le soleil bas, dont s’éteignait le sombre éclat de pourpre, comme un tison sorti du feu, la mer étalée offrait son immense paix au globe flamboyant. Deux fois, Jim fut sur le point de parler, mais il se contint ; puis enfin, comme s’il eût trouvé une formule :

– « Je serai fidèle », fit-il doucement. « Oui, je serai fidèle », répéta-t-il, sans me regarder, mais en laissant, pour la première fois, errer ses yeux sur l’océan dont le bleu avait passé au violet sombre, sous les feux du couchant. Ah ! il était bien romanesque, romanesque ! Je me rappelai certaines des paroles de Stein : « Plonger dans l’élément destructeur… Suivre son rêve et suivre son rêve, à jamais… usque ad finem ! » Il était romanesque, mais non moins sincère. Qui saurait dire quelles formes, quelles visions, quels pardons, quels visages, il cherchait dans l’ardeur du couchant ? Une petite barque détachée de la goélette pour me chercher venait tout doucement vers la grève, au rythme régulier de ses deux avirons. – « Et puis il y a Bijou… » fit-il, et le grand silence de la terre, du ciel et de la mer dominait si bien toutes mes pensées que le son de sa voix me fit tressaillir. « Il y a Bijou ! » – « Oui », murmurai-je. – « Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’elle est pour moi », reprit-il. « Vous avez vu… Un jour, elle finira par comprendre… » – « Je le souhaite », interrompis-je. – « Elle aussi, elle a foi en moi », murmura-t-il, d’un ton rêveur, puis avec un accent nouveau : « À quand notre prochaine rencontre, je me le demande ? »

– « À jamais… à moins que vous ne reveniez », répondis-je, en fuyant son regard. Il ne parut pas surpris, mais resta un instant immobile.

– « Adieu, alors », fit-il, après un silence. « Peut-être cela vaut-il mieux ! »

« Nous nous serrâmes la main, et je me dirigeai vers le canot qui m’attendait, l’avant sur le sable. Grand’voile déployée et foc au vent, la goélette dansait sur la mer de pourpre ; ses voiles se teintaient de rose. – « Comptez-vous bientôt retourner là-bas ? » me demanda Jim, au moment où je passais le pied par-dessus le bordage. – « Dans un an, à peu près, si je vis », répondis-je. Le brion racla la grève ; le canot flotta ; les rames humides brillèrent et tombèrent à l’eau, une fois… deux fois… Jim éleva la voix : – « Dites-leur… » commença-t-il. Je fis signe aux rameurs de suspendre leur nage et attendis avec étonnement. Dire à qui ? Le soleil à demi submergé l’éclairait en plein et je voyais son rouge éclat dans les yeux qui me lançaient un regard muet… « Non… rien… », conclut-il, et il fit, d’un geste léger de la main, signe aux matelots de repartir. Je ne regardai plus le rivage avant d’avoir grimpé sur la goélette.

« Le soleil était couché. Le crépuscule tombait sur l’Orient et la côte devenue toute noire étendait à l’infini son mur sombre qui paraissait être le rempart même de la nuit. Au couchant, l’horizon n’était qu’un flamboiement d’or et de pourpre d’où, sombre et immobile, un gros nuage flottant faisait tomber sur la mer une ombre d’ardoise ; sur la grève, Jim attendait de voir la goélette abattre et prendre de l’erre.

« Les deux pêcheurs demi-nus s’étaient levés à mon départ ; ils déversaient sans doute dans les oreilles du seigneur blanc les pauvres doléances de leur misérable existence d’opprimés, et sans doute aussi écoutait-il cette plainte et la faisait-il sienne, car n’était-ce pas là une part de sa chance, de cette chance qu’il avait trouvée du premier coup, et dont il affirmait avoir su se montrer digne ? Eux aussi, ils avaient de la chance, et j’étais bien certain que leur constance les en rendrait dignes. Leurs corps bruns avaient disparu sur le fond sombre, bien avant que j’eusse perdu de vue leur protecteur. Blanc des pieds à la tête, il restait indéfiniment visible, avec le rempart de la nuit dans son dos, la mer à ses pieds, et à son côté la Chance…, toujours voilée. Que dites-vous ? Si elle était toujours voilée ? Je ne sais pas. Pour moi, cette silhouette blanche, dressée sur l’immobilité de la côte et de la mer, était le centre d’une formidable énigme. Les dernières lueurs du jour s’éteignaient rapidement dans le ciel au-dessus de sa tête ; à ses pieds, la bande de sable était déjà noyée d’ombre ; il n’était pas lui-même plus gros qu’un enfant ; puis ce ne fut plus qu’un point, un point blanc minuscule qui semblait concentrer sur lui toute la lumière attardée dans un monde obscur… Et tout à coup, je ne le vis plus… »