Lord Jim/Chapitre XXVI

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 224-230).


XXVI


– « Doramin était l’un des hommes les plus remarquables de sa race que j’aie jamais vus. Il était énorme pour un Malais, mais il ne paraissait pas seulement gros, il était imposant et monumental. Ce corps immobile, vêtu de riches étoffes, de soies colorées et de broderies d’or ; cette tête formidable, entourée d’un foulard rouge et or ; le gros visage rond et plat sillonné de rides, avec deux plis profonds et arrondis, descendus de chaque côté de narines larges et farouches, pour envelopper une bouche aux lèvres épaisses ; le cou de taureau ; le vaste front ridé, dominant des yeux au regard perçant et fier ; tout cela constituait un ensemble inoubliable, pour qui l’avait une fois aperçu. Son calme impassible (il bougeait rarement un membre, une fois assis), était une manifestation de dignité. Jamais on ne l’entendait élever sa voix, émise sous forme d’un murmure sourd et puissant, légèrement voilé, comme si on l’eût entendue dans le lointain. Quand il marchait, deux jeunes gens petits et trapus, nus jusqu’à la ceinture, en sarongs blancs et avec une calotte noire sur le derrière de la tête, le soutenaient sous les coudes ; ils l’aidaient à s’asseoir et se tenaient derrière son siège, jusqu’à ce qu’il lui plût de se relever. Il tournait la tête de droite à gauche, lentement, comme avec peine ; ils le saisissaient sous les aisselles et le soulevaient. Il n’avait pourtant rien d’un infirme ; au contraire, tous ses mouvements pesants paraissaient les manifestations d’une force puissante et réfléchie. On supposait en général qu’il consultait sa femme sur les affaires publiques, mais personne, à ma connaissance, ne les avait jamais entendus échanger une parole. Lorsqu’ils se tenaient solennellement devant la vaste baie, c’était en silence. Ils voyaient à leurs pieds, au déclin du jour, une immense étendue de pays boisé, océan noir et endormi de sombres verdures qui ondulaient jusqu’à la ligne rouge et mauve des montagnes ; les sinuosités de la rivière luisante formaient un S gigantesque d’argent battu ; le ruban brun des maisons épousait la double courbe des berges, sous les montagnes jumelles, surgies au-dessus des plus proches cimes de verdure. Ces deux êtres formaient un contraste prodigieux ; elle légère, délicate, économe, vive, un peu sorcière, avec une nuance d’agitation maternelle jusque dans son repos ; lui, en face, énorme et massif, comme une statue d’homme rudement taillée dans la pierre, avec quelque chose de noble et de barbare dans son immobilité. Le fils de ces vieillards était un jeune homme des plus remarquables.

« Ils l’avaient eu tard. Peut-être n’était-il pourtant pas aussi jeune qu’il le paraissait. Vingt-quatre ou vingt-cinq ans, ce n’est déjà plus si jeune pour un homme qui fut père de famille à dix-huit. Quand il entrait dans la pièce, tendue et tapissée de nattes fines, sous le haut plafond doublé de toile blanche où le couple trônait cérémonieusement, au milieu d’une suite hautement déférente, il marchait droit vers Doramin pour baiser une main que le vieillard lui abandonnait majestueusement, puis il allait se placer près du fauteuil de sa mère. On peut bien dire, je crois, qu’ils idolâtraient ce fils, mais on ne les voyait jamais jeter les yeux sur lui. Cette scène faisait partie, il est vrai, d’un véritable cérémonial, et se passait dans une pièce généralement pleine de gens. Le solennel formalisme de l’arrivée et du départ, le profond respect exprimé par les gestes, les visages et le murmure contenu des voix étaient inexprimables. – « Cela vaut la peine d’être vu ! », me disait Jim, en traversant la rivière pour rentrer chez lui. « On dirait des héros de roman, n’est-ce pas ? » ajoutait-il, avec un accent de fierté. « Et Dain Waris, leur fils, est, en dehors de vous, le meilleur ami que j’aie jamais eu ! Ce que M. Stein appellerait « un bon compagnon de guerre ». J’ai eu de la chance, par Jupiter ! J’ai eu de la chance, lorsque mon dernier souffle m’a conduit chez ces gens-là ! » Il médita un instant, la tête basse, puis sortant de sa rêverie, il poursuivit :

– « Naturellement, je ne me suis pas endormi… » Il s’interrompit à nouveau. « … On aurait dit que tout me venait à la fois… » murmura-t-il. « J’ai vu, tout à coup, ce que je devais faire… »

« Il était incontestable que tout lui était venu, en effet, et venu par la guerre, tout naturellement, d’ailleurs, puisque la puissance qui lui était dévolue était le pouvoir de rétablir la paix. C’est dans cette acception seulement que la force est si souvent chose bonne. Ne croyez pas pourtant que Jim eût tout de suite trouvé sa voie. À son arrivée, la communauté des Bugis était dans une situation fort critique. – « Ils avaient tous peur », m’expliquait-il, « peur pour leur peau, et moi, je voyais, clair comme le jour, qu’il leur fallait agir sans délai, s’ils ne voulaient pas être chassés l’un après l’autre, tant par le Rajah que par ce vagabond de Chérif. Mais il ne suffisait pas de voir cela : une fois maître de cette idée, il dut l’enfoncer dans des esprits rétifs, et forcer des remparts d’appréhension et d’égoïsme. Mais il finit par y arriver. Ce n’était rien encore, pourtant. Il dut imaginer les moyens d’action. Il les imagina, ourdit un plan audacieux, et sa tâche ne fut encore qu’à moitié accomplie. Il dut inculquer sa propre confiance au cœur de nombreux hommes qui avaient, pour rester à l’écart, des raisons secrètes et absurdes ; il dut apaiser les jalousies imbéciles et dissiper, à force de raisonnements, toutes sortes d’ineptes méfiances. Sans le poids de l’autorité de Doramin et le fougueux enthousiasme de son fils, il eût échoué dans son entreprise. Dain Waris, le jeune homme remarquable, fut le premier à croire en lui ; leur amitié était une de ces amitiés singulières, rares et profondes, entre hommes blancs et bruns, où la différence même des races semble rapprocher deux êtres humains, par un élément mystique de sympathie. De Dain Waris, ses compatriotes disaient avec orgueil qu’il savait se battre comme un blanc. C’était vrai ; des Européens, il avait le courage au grand jour, si je puis dire, mais il avait aussi l’esprit. On rencontre parfois des Malais de ce genre, et l’on est surpris de découvrir soudain chez eux un tour familier de pensée, une vision claire, une fermeté de propos, une nuance d’altruisme. De petite taille, mais admirablement proportionné, Dain Waris avait le port fier, l’attitude dégagée et affable, un tempérament pareil à une flamme claire. Son visage brun aux grands yeux noirs était expressif dans l’action et pensif au repos. Il était de dispositions silencieuses, mais la vivacité de son regard, l’ironie de son sourire, la décision courtoise de ses manières disaient ses grandes réserves d’intelligence et de force. De tels êtres ouvrent les yeux des Occidentaux, si volontiers arrêtés à la surface des choses, sur l’existence possible de races et de pays où plane le mystère des temps préhistoriques. Dain Waris ne se contentait pas de suivre Jim avec confiance ; je crois fermement qu’il le comprenait. Je parle de lui parce qu’il m’avait captivé. Sa placidité caustique, si je puis dire, et son intelligence sympathique pour les aspirations de Jim m’avaient gagné le cœur. Il me semblait voir les causes profondes de leur amitié. Si Jim avait pris les devants, l’autre avait bientôt conquis son chef. D’ailleurs Jim, le chef, était prisonnier à plus d’un titre. Le pays, les habitants, l’amitié, l’amour étaient des gardiens jaloux de son corps, et chaque jour ajoutait un nouvel anneau à la chaîne de son étrange liberté. J’en acquérais la conviction, à mesure que j’apprenais mieux, de jour en jour, les détails de l’histoire.

« Cette histoire, l’ai-je assez entendu raconter ! On m’en rebattait les oreilles en marche, au campement (Jim me faisait battre le pays à la poursuite d’invisible gibier). J’en ai entendu une grande partie sur l’un des sommets jumeaux, dont je venais d’escalader, sur les mains et les genoux, les cent derniers pieds. Notre escorte (nous avions une suite de volontaires qui s’offraient à nous accompagner de village en village) campait sur un petit plateau situé à mi-côte et dans l’immobilité d’un soir sans vent, l’odeur de la fumée de bois apportait à nos narines la délicatesse pénétrante d’un parfum de choix. Des voix montaient aussi, surprenantes de clarté, distinctes et immatérielles. Jim s’assit sur un tronc abattu, tira sa pipe et se mit à fumer. Une moisson nouvelle d’herbes et de buissons sortait du sol ; on distinguait encore, sous une masse de rameaux épineux, les vestiges d’un retranchement de terre. – « Voici le point de départ », fit-il après un long silence méditatif. Sur l’autre sommet, par-dessus deux cents pieds de sombre précipice, j’apercevais une rangée de hauts piquets noircis, montrant çà et là les débris de l’imprenable camp du Chérif Ali.

« On l’avait pris pourtant. Et c’était grâce à l’idée de Jim. Il avait hissé sur la montagne l’artillerie de Doramin : deux vieilles pièces de sept en fer rouillé, et quantité de petits canons de bronze, de ces canons qui servent de monnaie d’échange. Mais s’ils représentent de la richesse, ils peuvent aussi, quand on les bourre intrépidement jusqu’à la gueule, envoyer à bonne distance de solide mitraille. Toute la question, c’était de les hisser là-haut. Jim me montra les points d’attache des câbles, m’expliqua comment il avait improvisé un cabestan primitif, avec un tronc d’arbre creux tournant sur un pieu aiguisé, m’indiqua, avec le fourneau de sa pipe, le dessin du remblai. Les cent derniers pieds de la montée avaient été les plus durs. Jim répondait du succès sur sa tête. Il avait décidé le parti de la guerre à travailler ferme toute la nuit. De grands feux, allumés de loin en loin, éclairaient la montée, mais là-haut, m’expliqua-t-il, les travailleurs avaient dû accomplir leur tâche dans l’obscurité. Du sommet, il voyait les hommes grimper sur le versant de la montagne comme des fourmis affairées. Lui-même n’avait pas cessé, toute la nuit, de monter et de descendre comme un écureuil, de diriger, d’encourager, de tout surveiller, du haut en bas. Le vieux Doramin s’était fait porter sur la montagne dans son fauteuil ; on l’avait installé sur le petit plateau, creusé à mi-côte, et il était resté là, dans la lumière d’un des grands feux. – « Extraordinaire vieux bonhomme », me disait Jim, « un vrai chef d’autrefois, avec ses petits yeux farouches et une paire d’énormes pistolets à pierre sur les genoux. C’étaient des armes magnifiques, montées en argent et ébène, avec une platine admirable et un calibre d’espingole. Un cadeau de Stein, paraît-il, en échange de l’anneau, vous savez. Ils avaient appartenu au bon vieux Mac Neill, mais Dieu seul sait où lui les avait trouvés. Doramin restait donc là, sans bouger pieds ni mains, avec un feu de broussailles sèches dans le dos, et des masses de gens qui criaient, couraient, halaient autour de lui. Il faisait la plus solennelle, la plus imposante figure que l’on pût voir. Il n’aurait pas eu beaucoup de chances de se tirer d’affaire, si le Chérif Ali eût lâché sa bande infernale, en semant la panique parmi mes hommes, hein ? Mais il était venu là pour mourir, si les choses tournaient mal. Il n’y avait pas à s’y méprendre, par Jupiter ! et je frémissais de le voir, enraciné comme un roc ! Heureusement, le Chérif devait nous croire fous et ne se dérangea pas pour venir regarder où nous en étions. Personne ne croyait la chose faisable. Je suis bien sûr que les hommes mêmes qui tiraient, poussaient et suaient avec moi, ne la croyaient pas possible ! Oui, ma parole, j’en suis certain !… »

« Jim se tenait très droit, la pipe de bruyère fumante à la main, avec un sourire aux lèvres, et une étincelle dans ses yeux d’enfant. J’étais assis à ses pieds, sur une souche, et le pays s’étendait devant nos yeux ; la vaste étendue des forêts noires ondulait sous le soleil comme une mer, avec les lueurs des rivières sinueuses, les taches grises des villages, et çà et là une clairière, îlot de lumière parmi les flots sombres des cimes de verdure. Une mélancolie planait sur ce vaste paysage monotone où la lumière tombait comme dans un abîme. La terre absorbait les rayons du soleil ; très loin seulement, le long de la côte, l’océan vide, lisse et poli sous sa brume ténue, semblait dresser jusqu’au ciel son mur d’acier.

« Je me trouvais donc avec lui, très haut sous le ciel, au sommet de cette montagne qu’il avait illustrée. Il dominait les forêts, les ténèbres séculaires, la vieille humanité. Il était là, comme une statue, dressée sur un piédestal, pour représenter avec sa persistante jeunesse, la force et peut-être les vertus de races qui ne vieillissent jamais, de races qui ont su résister à l’étreinte des ténèbres. Je ne saurais dire pourquoi il me paraissait toujours symbolique, mais peut-être faut-il voir dans ce fait la cause réelle de l’intérêt que je prenais à sa destinée. Je ne sais s’il était très juste, à son égard, de me représenter, à ce moment précis, l’incident qui avait imprimé à sa vie une direction nouvelle, mais je m’en souvins tout à coup, très distinctement. Et ce fut comme une ombre dans la lumière. »