Lord Jim/Chapitre XVI

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 154-159).


XVI


– « Le temps était proche où je devais le voir aimé, suivi, admiré, avec une légende de force et de vaillance autour de son nom, comme s’il eût eu l’étoffe d’un héros. C’est vrai, je vous l’affirme, aussi vrai que je vous parle bien en vain de lui, en ce moment. Lui, de son côté, possédait ce talent de distinguer au passage les traits de son désir et la force de son rêve, ce talent sans lequel le monde ne connaîtrait amants ni aventuriers. Dans la brousse, il sut conquérir un tribut de gloire et un bonheur arcadien (sans parler d’une vie d’innocence), qui lui procuraient autant de satisfaction qu’en eussent valu à d’autres hommes gloire et bonheur arcadien des rues. La félicité…, la félicité… comment dirai-je, gît sous toutes les latitudes au fond d’une coupe d’or ; c’est en vous que se trouve son parfum, en vous seul, et vous pouvez le rendre aussi grisant qu’il vous plaît. Jim était de ces hommes qui boivent la coupe jusqu’au fond, comme vous avez pu en juger déjà. Je le trouvai sinon positivement enivré, au moins exalté par l’élixir qu’il goûtait. Il n’avait pas tout de suite trouvé le bonheur, mais avait subi, comme vous le savez, une période d’épreuves chez de maudits fournisseurs de navires ; il souffrait, et moi, je… je me tourmentais de… de… tout ce que j’avais mis en lui de confiance, si vous voulez. Aujourd’hui encore, je ne suis pas certain d’être tout à fait rassuré sur son compte, après l’avoir vu dans sa gloire, en pleine lumière ; c’est la dernière vision que je garde de lui, dominateur, et en accord parfait cependant avec son entourage, avec la vie des forêts et la vie des hommes. J’ai été frappé de ce spectacle, je le reconnais, mais je suis obligé de m’avouer à moi-même que cette impression-là n’est pas la plus durable en moi. Il était protégé par son isolement : seul représentant d’une race supérieure, il se trouvait en contact étroit avec une nature qui se montre si facilement fidèle à ses amants. Mais je ne puis ancrer en moi l’idée de son salut définitif. Je le reverrai toujours devant la porte ouverte de ma chambre où il prenait si bien à cœur, trop peut-être, les conséquences palpables de sa faiblesse. Je suis heureux, certes, que mes efforts aient abouti à un bon résultat, voire à un certain degré de splendeur pour lui, mais par moments il me semble qu’il eût mieux valu, pour la paix de mon esprit, ne pas m’interposer entre lui et la maudite générosité de Chester. Je me demande ce que son imagination exubérante eût fait du Rocher de Walpole, la miette de terre la plus détestable et la plus abandonnée de la surface des eaux. Il est bien probable que j’en aurais toujours tout ignoré, car vous saurez que Chester, après avoir fait escale dans un port d’Australie pour réparer son brick antédiluvien, cingla sur le Pacifique avec vingt-deux hommes en tout, et que les seules nouvelles pouvant avoir trait au mystère de son sort, furent celles d’un ouragan survenu un mois plus tard, à peu près, et qui dut rencontrer le Banc de Walpole sur sa route. On ne retrouva jamais le moindre vestige des Argonautes ; aucun son ne sortit de l’espace. Finis ! Le Pacifique est, de tous les océans, vivants et ardents, le plus discret ; l’Atlantique glacé garde aussi les secrets, mais c’est plutôt à la façon d’une tombe.

« Il y a d’ailleurs un sentiment de paix heureuse dans une telle discrétion, un sentiment que nous sommes tous plus ou moins sincèrement prêts à agréer, et qui, mieux que tout, rend supportable l’idée de la mort. La fin. Finis ! le mot formidable, l’exorcisme qui chasse de la maison de la vie l’ombre errante de la Destinée. Voilà, malgré le témoignage de mes yeux et ses affirmations véhémentes, ce qui me fait défaut lorsque je songe au succès de Jim. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, je le sais, mais il y a de la crainte aussi. Je ne veux pas dire que je regrette mon geste, ni que la pensée m’en empêche de dormir la nuit, mais l’idée s’impose souvent à moi qu’il se préoccupait trop de sa disgrâce, alors que c’est la faute qui importe seule. Je ne le voyais pas clairement, si je puis dire, pas clairement, et je soupçonne qu’il ne se voyait pas clairement lui-même. On percevait bien sa belle sensibilité, ses beaux sentiments, ses belles aspirations, une sorte d’égoïsme sublime et idéalisé. Tout cela, c’était très beau, en effet, très beau et très malheureux. Une nature un peu plus fruste n’eût pas supporté la tension de l’épreuve : elle eût transigé avec elle-même, se fût soulagée par un grognement, un soupir ou peut-être un gros rire… ; plus grossière encore, elle fût restée invulnérable dans son incompréhension, et n’eût présenté aucune espèce d’intérêt.

« Mais ce gaillard-là était trop intéressant ou trop malheureux pour être jeté à la rue ou même livré à un Chester. C’est ce dont je me rendais compte, sans lever les yeux de la table, tandis que, près de moi, il luttait et haletait en silence, dans une recherche douloureuse de son souffle ; je le sentis mieux encore en le voyant sortir brusquement sur la véranda, comme pour se jeter par-dessus la rampe, et n’en rien faire ; je m’en apercevait plus clairement de minute en minute, tout le temps qu’il resta dehors, détaché dans une demi-lumière, sur l’arrière-plan de la nuit, comme un homme dressé sur la rive d’une mer sombre et désolée.

« Un roulement sourd me fit soudain lever la tête ; le bruit s’éteignait quand une lumière blafarde et pénétrante sillonna le visage de la nuit. L’éclat soutenu et aveuglant parut se prolonger indéfiniment. Le grondement du tonnerre se faisait de plus en plus fort, et je regardais l’ombre distincte et noire, solidement plantée sur la rive d’un océan de lumière. Au moment du plus fulgurant éclat, l’obscurité retomba brutalement, dans un redoublement de vacarme et Jim disparut aussi totalement à mes yeux éblouis que s’il eût été réduit en cendres. Un formidable soupir passa ; des mains furieuses parurent s’abattre sur les massifs, secouer la cime des arbres, claquer les portes et briser les vitres tout le long de la façade du bâtiment. Le jeune homme rentra dans la pièce, ferma la porte derrière lui et me trouva penché sur la table ; je m’inquiétais soudain, très fort, de ce qu’il allait dire, et mon anxiété confinait à la terreur. – « Voulez-vous me donner une cigarette ? » fit-il. Je poussai la boîte vers lui, sans lever la tête. « J’ai besoin… besoin… de fumer ! » murmura-t-il. Je me sentis tout rasséréné. – « Un instant », grognai-je aimablement. Il fit quelques pas de long en large. – « C’est fini ! » l’entendis-je déclarer. Un dernier coup de tonnerre éclata sur la mer comme l’appel d’un canon d’alarme. « La mousson vient de bonne heure, cette année », fit-il remarquer derrière mon dos, d’un air détaché. Cet accent m’encouragea à me retourner, ce que je fis dès que j’eus fini d’écrire l’adresse sur la dernière de mes enveloppes. Il fumait voracement au milieu de la pièce, et bien qu’il m’eût entendu bouger, il se tint un instant encore le dos tourné vers moi.

– « Allons, j’ai bien supporté la chose ! » fit-il avec une volte brusque. « Il y a quelque chose de terminé… pas grand-chose… ; je me demande ce qui va arriver ? » Son visage ne trahissait aucune émotion, mais paraissait un peu assombri, un peu gonflé, comme s’il eût retenu son souffle. Il sourit à contrecœur, si l’on peut dire, et poursuivit, tandis que je le regardais sans parler : « Merci tout de même… Votre chambre… bien commode… pour un homme… mal en point… » La pluie tombait et sifflait dans le jardin ; une gouttière, crevée sans doute, s’amusait, juste devant la fenêtre, à jouer une parodie de douleur convulsive, avec des sanglots comiques et des lamentations mouillées, coupées par des spasmes de silence haletant… « Un petit coin d’asile », marmonna-t-il, puis il se tut.

« Un éclair lointain zébra le cadre des fenêtres, puis s’éteignit sans bruit. Je me demandais comment j’allais m’approcher de lui (je n’entendais pas être repoussé une seconde fois), lorsqu’il laissa échapper un éclat de rire bref. – « Je ne suis plus qu’un vagabond, maintenant… », le bout de sa cigarette se consumait entre ses doigts, « … sans un… sans un… » il parlait lentement… « … Et pourtant… » Il se tut. La pluie redoublait de violence. « … Un jour ou l’autre, il faut bien qu’un retour de chance vous fasse tout retrouver… Il faut bien ! » murmura-t-il nettement, en regardant ses souliers.

« J’ignorais ce qu’il désirait si fort retrouver, et ce qui lui manquait de si redoutable façon. C’était peut-être chose trop importante pour pouvoir s’exprimer en paroles. Un bout de peau d’âne, à croire Chester… Il me regarda avec des yeux interrogateurs. – « C’est possible si la vie est assez longue », grommelai-je entre mes dents avec une animosité irraisonnée. « Mais ne vous y fiez pas trop ! »

– « Par Jupiter ! Il me semble que rien ne pourra plus me toucher », fit-il avec un accent de sombre conviction. « Si cette affaire-là ne m’a pas flanqué par terre, comment craindrais-je de n’avoir pas assez de temps pour regrimper… et… » Il leva les yeux vers le plafond.

« Je compris tout à coup que c’est parmi les pareils de Jim que se recrute la grande armée des vagabonds et des épaves, l’armée qui descend, descend toujours, et marche dans tous les ruisseaux du monde. Dès qu’il aurait quitté ma chambre, « ce petit coin d’asile », il prendrait sa place dans les rangs de l’immense armée et commencerait sa marche vers l’abîme sans fond. Au moins ne me faisais-je pas d’illusions, mais c’est moi maintenant, moi qui, un instant auparavant, me sentais si sûr de la puissance des mots, c’est moi qui avais peur de parler, comme un ascensionniste a peur de bouger, de crainte de lâcher une prise glissante. C’est lorsque nous nous efforçons de comprendre la soif intime d’un cœur d’homme, que nous nous apercevons combien incompréhensibles, hésitants et nébuleux sont les êtres qui partagent avec nous le spectacle des étoiles et la chaleur du soleil. On dirait que la solitude est une condition absolue et terrible de l’existence ; l’enveloppe de chair et de sang où s’arrêtent nos yeux fond devant la main tendue, et seul reste l’esprit capricieux, inconsolable et fugitif qu’aucun œil ne peut déceler, qu’aucune main ne peut saisir. C’est la crainte de le perdre qui me rendait silencieux, car je m’étais tout à coup avisé, avec une incompréhensible conviction, que si je le laissais s’enfuir dans la nuit, je ne me le pardonnerais jamais.

– « Eh bien ! encore une fois merci !… Vous avez été… euh… extraordinairement… Non, il n’y a pas de mot pour… Extraordinairement… Et franchement, je ne sais pas pourquoi… J’ai peur de ne pas me montrer aussi reconnaissant que je le serais… si toute cette affaire ne m’était pas tombée dessus aussi brusquement… Parce qu’au fond, vous…, vous-même… » Il balbutiait.

– « C’est bien possible », hasardai-je, ce qui lui fit froncer les sourcils.

– « Tout de même on est responsable » ; il me surveillait comme un faucon.

– « Oui, c’est vrai aussi », acquiesçai-je.

– « Eh bien, j’ai supporté l’épreuve jusqu’au bout, et j’entends ne laisser personne me faire des reproches, sans… sans prendre mal la chose ! » Il ferma les poings.

– « Mais vous-même », ripostai-je, avec un sourire, un sourire sans joie, Dieu le sait ! Il me regarda d’un air menaçant : – « Cela, c’est mon affaire », fit-il. Son visage prit une expression de résolution indomptable, qui s’évanouit pourtant bien vite, comme une ombre vaine et fuyante. La minute d’après, il avait retrouvé sa mine de bon petit garçon dans la peine. Il jeta sa cigarette. – « Adieu », fit-il avec la hâte soudaine de l’homme qui s’est trop longtemps attardé quand l’attend une tâche urgente : puis, pendant une ou deux secondes, il ne fit pas le moindre mouvement. L’averse tombait avec l’impétuosité puissante et continue d’un torrent dévastateur, avec un bruit furieux et formidable qui évoquait des images de ponts écroulés, d’arbres déracinés, de montagnes minées. Aucun être n’aurait pu affronter le flot colossal et impétueux qui semblait briser ses tourbillons contre l’asile de vague silence où nous avions trouvé un abri précaire comme celui d’un îlot. Le tuyau percé gargouillait, se dégorgeait, crachait, éclaboussait avec le ridicule odieux d’un nageur qui veut échapper à la mort. – « Il pleut… », protestai-je, « et je… » – « Pluie ou soleil… » commença-t-il brusquement, mais il s’interrompit et marcha vers la fenêtre. « Un vrai déluge », murmura-t-il, au bout d’un instant ; puis, appuyant son front sur le carreau : « Et il fait sombre », dit-il.

– « Oui, très sombre », approuvai-je.

« Il pivota sur les talons pour traverser la pièce ; il avait déjà ouvert la porte qui donnait sur le corridor, lorsque je bondis de ma chaise. – « Attendez ! » criai-je ; « je veux vous… » – « Je ne puis dîner avec vous ce soir », lança-t-il, un pied déjà hors de la chambre. – « Je n’ai pas la moindre envie de vous le demander », ripostai-je. Là-dessus, il retira son pied, mais resta, d’un air méfiant, sur le seuil de la porte. Je ne perdis pas de temps à le supplier de n’être pas absurde, mais je le priai de rentrer et de fermer la porte. »