Lord Jim/Chapitre XLI

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 324-329).


XLI


« Les feux de la rivière occidentale brillèrent d’un vif éclat, jusqu’à la minute même où le grand jour parut les éteindre, d’un seul coup. C’est alors que Brown aperçut, entre les premières maisons et dans un groupe immobile de silhouettes brunes, un homme tout de blanc vêtu, à l’européenne, casque en tête. – « Le voilà. Regardez ! Regardez ! » cria Cornélius avec fièvre. Tous les compagnons de Brown bondirent et se rangèrent, les yeux ternes, derrière son dos. Le groupe bigarré des silhouettes à visages sombres et de l’homme blanc observaient la colline. Brown voyait des bras nus levés pour protéger des yeux et d’autres bras tendus dans sa direction. Que pouvait-il faire ? Les forêts, qui arrêtaient de tous côtés ses regards, délimitaient l’arène d’un combat inégal. Une fois encore il considéra ses hommes. Mépris, lassitude, soif de la vie, désir d’une chance dernière, – d’une autre tombe aussi, – luttaient dans sa poitrine. Il lui semblait que là-bas, le blanc, à juger son attitude, examinait sa position à la lorgnette, avec toutes les forces du pays derrière le dos. Brown sauta sur un tronc d’arbre, les bras levés, les paumes en avant. Le groupe coloré se referma autour du blanc et oscilla deux fois, avant de laisser Jim s’avancer d’un pas lent, tout seul. Brown resta perché sur le tronc d’arbre, jusqu’à ce que Jim, tour à tour caché et découvert par les buissons épineux, eût presque atteint le ruisseau ; alors sautant de la barricade, Brown se porta au-devant de lui jusqu’à la berge.

« Ils durent se rencontrer non loin de l’endroit, peut-être à l’endroit même où Jim avait risqué le second saut désespéré de sa vie, ce saut qui l’avait fait retomber au cœur du Patusan, qui lui avait valu la confiance, l’amour, l’admiration du peuple. Face à face, avec le ruisseau entre eux, les deux hommes se dévisageaient ardemment, pour tâcher de se comprendre avant d’ouvrir les lèvres. Leur antagonisme devait éclater dans leurs yeux ; je sais que, dès l’abord, Brown exécra Jim. Tous les espoirs qu’il avait pu caresser s’effondraient du coup. Ce n’était pas l’homme qu’il avait cru rencontrer. Pour cette déconvenue, il le haïssait déjà, et dans sa chemise de flanelle à carreaux, à manches coupées aux coudes, avec sa barbe grise et son visage hâve et brûlé, il maudissait, au fond du cœur, la jeunesse et l’assurance de l’autre, son clair regard et son maintien tranquille. Ce garçon-là avait trop d’avance sur lui ! Il n’avait pas la mine d’un homme prêt à rien céder pour s’assurer une aide. Il possédait tous les atouts en main ; domination, sécurité, puissance ; il était secondé par des forces accablantes. Il ne connaissait ni la faim ni le désespoir et ne paraissait pas éprouver la moindre crainte. Il y avait quelque chose, dans l’impeccable netteté de Jim, depuis le casque éblouissant jusqu’aux jambières de toile et aux souliers blanchis, qui personnifiait, aux yeux sombres et courroucés de Brown, une correction que toutes les tendances de sa vie raillaient et condamnaient.

– « Qui êtes-vous ? » finit par demander Jim, d’un ton posé. – « Je m’appelle Brown », répondit l’autre, très haut ; « Capitaine Brown. Et vous ? » Après un instant de silence, Jim reprit tranquillement, comme s’il n’eût pas entendu : – « Qu’est-ce qui vous a amené ici ? » – « Vous voulez le savoir ? » répliqua aigrement Brown ; « c’est facile à dire : la faim ! Et vous, comment êtes-vous ici ? »

– « Ma question le fit tressaillir », m’expliqua Brown, en me rapportant le début de l’étrange entretien de ces deux hommes, séparés seulement par le lit vaseux d’un ruisseau et qui se trouvaient, en fait, aux antipodes de cette conception de la vie qui englobe toute l’humanité. « Ma question le fit tressaillir, et il devint très rouge. Il se trouvait sans doute trop grand pour être interrogé ! Je lui déclarai que s’il me tenait pour un homme mort avec qui l’on pût prendre des libertés, il n’était pas du tout mieux en point lui-même. Un de mes hommes, là-haut, le couchait tout le temps en joue, et n’attendait qu’un signe de moi pour tirer. Il n’y avait pas là, d’ailleurs, de quoi l’offusquer : il était venu de son plein gré. – « Admettons », dis-je, « que nous soyons morts tous les deux, et causons à égalité, sur ce pied-là. Nous sommes tous égaux devant la mort… » Je reconnus que je me trouvais comme un rat pris au piège, mais nous avions été poussés dans la trappe, et même là, « un rat peut mordre ». – « Pas si l’on reste loin de la trappe tant que le rat n’est pas mort ! » répondit-il, en relevant aussitôt mes paroles. Je déclarai que si pareille façon de faire pouvait convenir à ses amis indigènes, je le croyais trop blanc pour traiter même un rat de la sorte. Oui, j’avais désiré causer avec lui, mais ce n’était pas pour mendier notre vie. Mes compagnons étaient… ce qu’ils étaient…, des hommes comme lui, en tout cas. Tout ce que nous lui demandions, c’était, de par le diable ! de venir vider la querelle. – « La peste vous étouffe ! » criai-je, sans le faire bouger plus qu’un piquet, « vous n’allez pas venir tous les matins avec votre lorgnette voir combien de nous restent sur pieds. Allons, lâchez votre bande d’enfer contre nous, ou laissez-nous filer et crever de faim sur mer, nom de Dieu ! Vous avez été blanc aussi, malgré les grands airs que vous prenez pour dire que ces gens-là sont votre peuple et que vous ne faites qu’un avec eux. Est-ce vrai ? Qu’est-ce que cela peut bien vous rapporter, que diable ! et qu’est-ce que vous avez donc déniché de si précieux ici ? Hein ? Vous ne voudriez pas que nous descendions à découvert, peut-être ? Vous êtes deux cents contre un ! Vous n’allez pas nous demander de descendre ici ? Ah ! Je vous promets que vous trouverez du fil à retordre, avant d’en avoir fini avec nous ! Vous m’accusez d’avoir lâchement attaqué des gens inoffensifs. Que m’importe, à moi, qu’ils soient inoffensifs, quand, pour une peccadille, je me vois près de mourir de faim ! Mais je ne suis pas un capon. N’en soyez pas un non plus. Amenez vos hommes contre nous, ou, par tous les diables, nous saurons encore faire sauter en fumée la moitié de votre ville inoffensive au ciel ! »

« Il était terrible, en me racontant cela, ce squelette torturé et recroquevillé, genoux au menton, sur un grabat, dans ce bouge infâme ; il levait les yeux sur moi, pour me regarder avec une mine de triomphe féroce.

– « Voilà ce que je lui ai dit ; je savais bien ce qu’il fallait dire ! » reprit-il, d’une voix faible d’abord, mais en s’exaltant avec une incroyable rapidité, pour trouver des accents de mépris féroce. « Nous n’allons pas filer dans la forêt, et y errer comme une troupe de squelettes vivants, tombant l’un après l’autre pour engraisser les fourmis avant d’être bien morts. Ah non ! » – « Vous ne mériteriez pas mieux ! » répondit-il. – « Et vous, qu’est-ce que vous méritez ? » criai-je, « vous que je vois fouiner ici, la bouche pleine de votre responsabilité, de ces vies innocentes, de votre maudit devoir ? Que savez-vous donc sur moi de plus que moi sur vous ? Je suis venu ici chercher des vivres – entendez-vous ? – de la nourriture pour nous remplir le ventre ! Et vous, qu’est-ce que vous êtes venu chercher ? qu’est-ce que vous avez demandé, en arrivant ici ? Nous n’exigeons, nous, qu’un combat loyal ou le chemin libre, pour retourner d’où nous venons… » – « Je me battrais volontiers avec vous tout de suite », me dit-il, en tirant sa petite moustache. – « Et moi je vous laisserais bien tirer sur moi », répondis-je. « Faire le grand saut ici ou ailleurs, qu’importe ? je suis écœuré de mon infernale déveine. Mais ce serait trop commode. J’ai mes camarades avec moi dans la nasse, et par Dieu, je ne suis pas homme à me tirer d’affaire en les laissant dans le pétrin. » Il réfléchit un instant puis me demanda ce que j’avais pu faire, « là-bas » (il désignait l’embouchure du fleuve d’un signe de tête), pour me trouver aussi mal en point. – « Sommes-nous ici pour nous raconter l’histoire de nos vies », criai-je. « Et si vous commenciez ? Non ? Oh, je vous assure bien que je n’ai nulle envie d’écouter votre histoire. Gardez donc vos affaires pour vous. Je sais qu’elles ne sont pas plus reluisantes que les miennes. J’ai vécu… et vous aussi, malgré vos mines et vos façons de parler comme si vous étiez de ces gens qui attendent des ailes, pour pouvoir bouger sans toucher la boue du sol. Et il y en a de la boue ! Moi, je n’ai pas d’ailes. Je suis ici parce que j’ai eu peur, une fois dans ma vie. De quoi… vous voulez le savoir ? D’une prison. La seule idée m’en épouvante, et je n’hésite pas à vous le dire, si cela peut vous rendre service. Je ne vous demanderai pas quelle terreur a pu vous amener dans ce trou infernal, où vous paraissez avoir su faire votre pelote. C’est votre chance, et voilà la mienne, à moi : c’est le privilège d’implorer la faveur d’être tué tout de suite, ou de me faire chasser à coups de pied, pour m’en aller librement crever de faim où il me plaira. »

« Son corps affaibli tremblait d’une joie si véhémente, si féroce et si maligne, qu’elle paraissait avoir mis en fuite la mort, aux aguets dans cette hutte. Le cadavre de son monstrueux égoïsme sortait des haillons et de la misère comme de la sombre horreur d’une tombe. Il est impossible de dire la part de mensonge que comportaient ses paroles à Jim ou à moi, ou comment il se mentait toujours à lui-même. La vanité joue avec notre mémoire des farces sinistres, et toute passion sincère a besoin de prétextes pour vivre. Debout, en costume de mendiant, aux portes de l’autre monde, il avait craché au visage du nôtre, l’avait souffleté, l’avait accablé de l’immensité de mépris et de révolte qui faisait le fond de ses méfaits. Il les avait tous démolis, hommes, femmes, sauvages, commerçants, bandits, missionnaires, jusqu’à Jim, ce coquin à face de pleutre ! Je ne lui marchandai pas ce triomphe, in articulo mortis, cette illusion presque posthume d’avoir écrasé toute la terre sous ses pieds. En entendant ses bravades, en assistant à son agonie sordide et repoussante, je ne pouvais m’empêcher de songer aux gorges chaudes que l’on avait faites autour de son aventure, au temps de sa plus grande splendeur. C’était l’époque où, pendant plus d’un an, on avait vu rôder jour après jour, le navire de Gentleman Brown autour d’un îlot frangé de vert, détaché sur l’azur, avec le point noir de la mission contre la plage blanche ; à terre, Gentleman Brown ensorcelait une jeune créature romanesque, dont la Mélanésie avait tourné la tête, et donnait au mari un espoir de conversion remarquable. On avait entendu un jour le pauvre homme exprimer l’intention « d’amener le capitaine Brown à une vie meilleure… » – « Il voulait embarquer Gentleman Brown pour le pays de la gloire éternelle », comme l’expliquait un farceur au regard torve, « afin de leur montrer là-haut ce que c’est qu’un capitaine au long cours de l’ouest Pacifique ». C’était cet homme-là encore qui avait enlevé une mourante, et versé des pleurs sur son cadavre. – « Emportée comme un grand bébé !… » ne se lassait jamais de raconter son second de l’époque. « Et je veux être tué à coups de pied par des Canaques mabouls, si je vois ce qu’il a pu y avoir de drôle dans l’affaire. Tenez, Messieurs, elle était déjà trop malade pour le reconnaître, quand il l’apporta à bord ; elle restait allongée sur la couchette du capitaine avec des yeux affreusement brillants attachés au plafond, et c’est comme cela qu’elle mourut… Sacrée espèce de fièvre, pour sûr… » Je me remémorais toutes ces histoires, pendant que le moribond, essuyant d’une main livide la broussaille de sa barbe sur sa couche douloureuse, me disait comment il avait su faire le tour de ce maudit bonhomme immaculé et intangible, et lui entrer dedans jusqu’au cœur. Il n’avait pu lui faire peur, c’est vrai, mais il y avait une porte, large comme une porte cochère, pour entrer dans son âme de quatre sous, la secouer et la retourner sens dessus dessous, nom deDieu ! »