Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 54-71).


VI


– « Les autorités devaient partager mon opinion, car l’enquête ne fut pas ajournée. Elle eut lieu, au jour fixé par les prescriptions légales, et fut très suivie, à cause évidemment de ce qu’elle comportait d’intérêt humain. Nulle incertitude ne planait sur les faits, sur le seul fait matériel au moins. Ce qui avait causé l’accident du Patna, il était impossible de le savoir, et le tribunal ne prétendait pas en élucider le mystère ; il n’y avait d’ailleurs personne dans la salle pour s’en soucier le moins du monde. Oui, comme je vous l’ai déjà dit, tous les marins du port assistaient à l’enquête, et les gens qui s’occupaient des choses de la mer étaient largement représentés. Consciemment ou à leur insu, c’est un pur intérêt psychologique qui les attirait là ; c’est l’attente de quelque révélation essentielle sur la force, la puissance, l’horreur des émotions humaines. Et l’on ne pouvait pourtant rien espérer de semblable. L’interrogatoire du seul homme qui fût apte et eût consenti à affronter l’audience, tournait de façon oiseuse autour du seul fait patent, et la série des questions relatives à ce fait ne donnaient pas sur lui plus de précisions que l’on n’en acquerrait sur le contenu d’une boîte de fer en en tapant les parois à coups de marteau. Une enquête officielle ne pouvait d’ailleurs avoir d’autres prétentions ; son but n’était pas le pourquoi fondamental, mais le comment apparent de l’affaire.

« Le jeune homme aurait pu le leur expliquer, mais si une telle question était la seule qui intéressât l’auditoire, l’enquête négligeait forcément ce qui m’apparaissait à moi par exemple comme la seule vérité nécessaire à connaître. On ne peut pas demander aux autorités officielles de s’enquérir de l’état de l’âme… ou faut-il dire plutôt de l’état du foie d’un homme. Leur affaire, c’était d’en venir tout droit aux conséquences, et franchement un magistrat de rencontre et ses deux assesseurs maritimes ne peuvent guère prétendre à des visées plus hautes. Je ne veux pas inférer d’ailleurs que ces braves gens fussent stupides. Le magistrat était très patient. L’un des assesseurs, un capitaine de voilier, avait une barbe roussâtre et des dispositions pieuses. Le second, c’était Brierly, le Grand Brierly. Certains d’entre vous doivent avoir entendu parler du Grand Brierly, le capitaine du premier bateau de la ligne Blue Star ? C’était cet homme-là.

« Il avait l’air parfaitement assommé de l’honneur qui lui était échu. De sa vie il n’avait fait de bourde, n’avait connu accroc ou accident, n’avait subi d’arrêt dans son ascension régulière, et il faisait l’effet d’un de ces heureux veinards qui ignorent toute indécision, et bien plus encore toute méfiance d’eux-mêmes. Nanti à trente-deux ans d’un des plus gros commandements des mers orientales, il avait la chance plus appréciable encore de faire grand cas de son sort. À son sens, il n’y avait rien au monde de plus beau que son poste, et sans doute, si on le lui avait demandé de but en blanc, eût-il avoué qu’il n’y avait pas non plus pareil chef pour le remplir. Le choix était tombé sur l’homme nécessaire. Ceux des humains qui ne commandaient pas le vapeur d’acier Ossa, qui filait vingt nœuds, étaient en somme de pauvres créatures. Il avait sauvé des vies en mer et secouru des navires en détresse, et ces exploits lui avaient valu un chronomètre d’or de la part des assureurs, et une paire de jumelles avec inscription spéciale, offerte par un gouvernement étranger. Il avait une conscience aiguë de ses mérites et de la valeur de telles récompenses. Je l’aimais assez, bien que des gens de ma connaissance, des hommes indulgents et sympathiques pourtant, ne pussent pas le voir en peinture. Je n’ai pas le moindre doute qu’il ne se tînt pour de beaucoup supérieur à moi ; eussiez-vous été empereur d’Orient et d’Occident que vous n’eussiez pu échapper, en sa présence, à la conscience de votre infériorité, mais je ne pouvais arriver à m’en formaliser. Il ne méprisait en moi rien qui dépendît de moi-même, rien de ce que je pouvais être, comprenez-vous ? Il me jugeait simplement quantité négligeable parce que je n’étais pas le seul homme heureux de cette terre, parce que je n’étais pas Montagu Brierly, capitaine de l’Ossa, parce que je ne possédais pas un chronomètre en or avec dédicace, et des jumelles à monture d’argent, témoignages de mes connaissances nautiques et de mon indomptable sang-froid ; parce que je n’avais pas la conscience aiguë de mes mérites et de mes récompenses, avec en plus l’amour et le dévouement passionnés d’un épagneul noir, la bête la plus étonnante de son espèce, – car jamais pareil homme ne fut aimé de pareil chien. Évidemment il pouvait paraître exaspérant de se sentir accablé sous le poids d’une telle supériorité, mais quand je réfléchissais que je partageais ma disgrâce avec quelque douze cents millions d’êtres plus ou moins humains, je me disais que ce qu’il y avait d’indéfinissable et d’attrayant chez cet homme pouvait bien me faire accepter ma part de sa pitié bienveillante et de son indulgent mépris. Les coups de la vie n’avaient pas plus d’action sur son âme satisfaite que le frottement d’une épingle sur une paroi de rocher lisse. Quand je le regardais, à côté du magistrat pâle et effacé qui dirigeait les débats, la complaisance qui éclatait dans toute sa personne se présentait à moi comme au reste du monde sous forme d’une surface dure comme le granit. C’est très peu après qu’il se suicida.

« Rien d’étonnant à ce que le cas de Jim lui parût excédant ; au moment même où je songeais avec une sorte de terreur à l’étendue probable de son mépris pour le jeune inculpé, il devait mener sur son propre cas une enquête silencieuse. Son verdict fut sans doute celui d’une culpabilité sans circonstances atténuantes, mais il en emporta le secret en sautant à l’eau. Si j’entends rien à la nature humaine, l’affaire devait être de la plus haute importance, – une de ces vétilles probablement qui éveillent les idées, et donnent corps à quelque pensée avec laquelle un homme inaccoutumé à pareille société, trouve impossible de vivre. Je suis à même d’affirmer qu’il ne s’agissait, dans le cas de Brierly, ni de boisson, ni d’argent ni de femmes. Il se jeta à la mer une semaine à peine après la fin de l’enquête, et moins de trois jours après son départ pour l’Extrême-Orient ; on aurait dit qu’en cet endroit précis, il avait tout à coup aperçu, au milieu de l’eau, les portes de l’autre monde, larges ouvertes pour sa réception.

« Pourtant il n’obéit pas à une impulsion soudaine. Son second, homme grisonnant, excellent officier, d’un commerce agréable avec les étrangers mais plus hargneux pour son capitaine que je n’avais vu l’être aucun officier, avait les larmes aux yeux en me racontant l’histoire. Un matin, en montant sur le pont, il avait trouvé Brierly en train d’écrire dans la chambre de veille. – « Il n’était que quatre heures moins dix », me disait-il, « et le second quart n’était pas encore terminé. Il m’entendit parler sur le pont au second lieutenant et m’appela. Cela m’ennuyait d’y aller, ma parole ! Je ne pouvais pas souffrir le pauvre capitaine Brierly, je l’avoue à ma honte, capitaine Marlow ; on ne sait jamais de quoi un homme est fait. Il avait passé, dans ses promotions, par-dessus trop de têtes, sans compter la mienne, et il avait une maudite façon de vous faire sentir tout petit, rien que par sa façon de vous dire bonjour ! Je ne lui adressais jamais la parole en dehors du service, et là même, tout ce que je pouvais faire, c’était de me montrer poli » (le vieux se vantait, en l’espèce, et je me suis toujours demandé comment Brierly avait pu s’accommoder de son attitude pendant plus de la moitié d’une traversée). – « J’ai femme et enfants », poursuivait-il, « et j’étais resté dix ans à la Compagnie, attendant toujours le premier commandement, imbécile que j’étais ! Donc, mon Brierly me dit comme ceci : – « Venez ici, monsieur Jones », sur ce ton protecteur qu’il affectait. « Venez ici, monsieur Jones. » J’entrai. – « Nous allons marquer notre position », dit-il, en se penchant sur la carte, une paire de compas à la main. D’après les ordres, c’est l’officier de service qui aurait dû s’acquitter de ce soin à la fin de son quart. Mais je ne dis rien et le laissai consigner la position du navire avec une petite croix près de laquelle il inscrivit la date et l’heure. Je le vois encore, traçant ses caractères déliés : dix-sept, huit, quatre heures du matin. L’année était inscrite à l’encre rouge au sommet de la carte. Le capitaine Brierly ne se servait jamais plus d’un an de ses cartes. J’ai encore celle-là. La chose faite, il reste un instant debout, regardant avec un sourire le point qu’il vient de marquer, puis levant les yeux vers moi :

« Encore trente-deux milles dans cette direction », me dit-il, « et nous serons bons ; vous pourrez laisser porter de vingt-deux degrés au Sud. »

– « Nous passions, à ce voyage-là, au large du Banc d’Hector. Je répondis : – « Très bien, Monsieur », en me demandant pourquoi il faisait tant d’embarras, puisque, de toute façon, je devais le prévenir avant de modifier notre route. À ce moment il piquait quatre heures ; nous sortîmes sur la passerelle, et le lieutenant nous dit, selon l’habitude, avant de descendre : « Soixante et onze au loch ! » Brierly jette un coup d’œil sur la boussole puis regarde tout autour de lui. Dans la nuit claire les étoiles brillaient comme par un soir de gelée sous les hautes latitudes. Tout à coup le capitaine me dit avec une sorte de bref soupir : – « Je vais à l’arrière et je remettrai moi-même le loch à zéro, pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible. Encore trente-deux milles dans cette direction et vous serez parés. Voyons : la correction du loch est de six pour cent en plus ; alors disons trente encore au cadran, et vous pourrez venir tout de suite de vingt degrés à tribord. Inutile de faire du chemin de trop, n’est-ce pas ? » Je ne l’avais jamais entendu en dire si long d’un coup, et cela sans raison apparente. Je ne répondis pas. Il descendit l’échelle et le chien qui marchait toujours sur ses talons, nuit et jour, dès qu’il faisait un pas, le suivit en se laissant glisser, le nez en avant. J’entendais les talons du capitaine sur l’arrière : tap… tap… tap… ; il s’arrêta pour parler à son chien : – « Là-haut, Rover :… sur la passerelle, mon vieux ! » Puis il m’appela dans l’ombre : « Voulez-vous enfermer ce chien dans la chambre de veille, monsieur Jones ? »

– « C’est la dernière fois que j’entendis sa voix, capitaine Marlow. Ce sont les dernières paroles qu’il ait prononcées en présence d’un être humain, Monsieur ! » À ce moment, la voix du vieux marin se faisait toute tremblante. « Il avait peur que la pauvre bête ne sautât derrière lui, comprenez-vous ? » poursuivait-il en chevrotant. « Oui, capitaine Marlow… Il arrangea le loch pour moi ; il… le croiriez-vous… ? Il y mit même une goutte d’huile. La burette était encore tout près, où il l’avait laissée. À cinq heures et demie, le quartier-maître montait le tuyau à l’arrière pour laver le pont ; mais le voilà qui lâche tout à coup sa besogne et qui accourt vers moi. – « Voulez-vous venir là-bas, monsieur Jones », me dit-il. « Il y a quelque chose de drôle… Je ne voudrais pas y toucher. » C’était le chronomètre d’or du capitaine Brierly, soigneusement attaché par la chaîne au bastingage. »

– « Dès que mes yeux tombèrent sur la montre, quelque chose me frappa et je compris tout, Monsieur. Je sentis mes jambes toutes molles. C’était comme si je l’avais vu passer par-dessus bord, et j’aurais pu dire à quel endroit exact il avait disparu. Le loch de la poupe marquait dix-huit milles trois quarts, et quatre taquets de fer manquaient au grand mât. Il les avait fourrés dans sa poche pour enfoncer plus vite, je suppose, mais, Seigneur ! qu’est-ce que quatre taquets pouvaient faire pour un homme vigoureux comme le capitaine Brierly ? Peut-être sa confiance en lui-même avait-elle été un peu ébranlée, à la dernière minute… ; c’est probablement le seul signe d’indécision qu’il ait donné de sa vie ; mais je suis prêt à répondre en son nom qu’une fois à l’eau il n’a pas essayé de faire une seule brasse,… tout aussi bien qu’il aurait eu le courage de tenir un jour entier pour lutter jusqu’au bout s’il était tombé accidentellement par-dessus bord. Oui, Monsieur. Il ne passait derrière personne, comme je le lui ai entendu dire un jour. Il avait écrit deux lettres, pendant le deuxième quart, l’une pour la Compagnie, et la seconde pour moi. Il me faisait un tas de recommandations pour le voyage, – à moi qui naviguais avant qu’il fût né, – et me donnait toutes sortes de conseils sur la conduite à tenir vis-à-vis de nos armateurs de Shang-Haï, pour garder le commandement de l’Ossa. Il m’écrivait comme un père écrirait à son fils favori, capitaine Marlow, et avec mes vingt-cinq années de plus que lui, j’avais goûté à l’eau salée avant qu’il eût enfilé sa première culotte ! Dans sa lettre aux armateurs (il l’avait laissée ouverte à mon intention), il disait qu’il avait toujours fait, jusqu’à ce dernier moment, son devoir à leur endroit, et que même alors il ne trahissait pas leur confiance puisqu’il laissait le navire au marin le plus compétent que l’on pût trouver ; c’est de moi qu’il parlait, Monsieur, de moi ! Il disait encore que si le dernier geste de sa vie ne leur enlevait pas toute considération pour lui, ils sauraient se souvenir de mes loyaux services et de sa chaleureuse recommandation, lorsqu’il s’agirait de remplir la vacance laissée par sa mort. Et il continuait sur ce ton, Monsieur ; je ne pouvais pas en croire mes yeux, et cela me faisait sentir tout drôle », poursuivait le vieux bonhomme, très troublé, en écrasant quelque chose dans le coin de son œil avec le bout d’un pouce gros comme une spatule. « On aurait dit, Monsieur, qu’il s’était jeté à l’eau pour donner à un malheureux déveinard une dernière chance d’avancement. Moi, la secousse d’une disparition aussi délibérée, et la perspective de mon avenir assuré du même coup m’avaient à moitié fait perdre la boule pendant une semaine. Mais va-te-faire-fiche ! C’est le capitaine du Pélion qui prit le commandement de l’Ossa, et qui embarqua à Shang-Haï, un petit godelureau, Monsieur, avec un complet gris à carreaux, et une raie au milieu du crâne. – « Euh… Je suis… euh… votre nouveau capitaine… Moniteur… euh… Jones. » Il était inondé de parfum ; il empestait, capitaine Marlow ! C’est sans doute mon regard qui le faisait bégayer. Il balbutia quelques mots sur mon trop explicable désappointement… mieux valait me dire tout de suite que son second avait été promu au commandement du Pélion… mais il n’avait rien à voir dans tout cela ;… les bureaux devaient savoir ce qu’ils faisaient ;… il était bien fâché. Moi je lui dis : – « Ne vous tourmentez pas pour le vieux Jones, Monsieur ; il est trop habitué à ces affaires-là, sacré nom de D… » Je vis tout de suite que j’avais choqué ses oreilles délicates, et dès notre premier repas en commun, il se mit à critiquer, de vilaine façon, une chose ou l’autre sur le bateau. Jamais vous n’avez entendu pareille voix de Guignol. Je serrais les dents, et tenais les yeux sur mon assiette ; je restai tranquille le plus longtemps possible, mais à la fin, il fallait que cela éclatât, et voilà mon capitaine debout sur ses pieds, hérissant ses jolies plumes, comme un petit coq de combat : « Vous vous apercevrez que vous avez affaire à un autre homme qu’au capitaine Brierly ! » – « Je m’en suis déjà aperçu », répondis-je d’un ton renfrogné, en faisant semblant de m’acharner sur ma tranche de viande. – « Vous êtes une vieille brute, Monsieur… Monsieur… Jones, et le pis c’est que vous êtes connu comme tel », me crie-t-il. Les laveurs de vaisselle restaient aux écoutes, la bouche élargie d’une oreille à l’autre. – « Je suis peut-être un vieux dur-à-cuire », répondis-je, « mais je n’ai pas encore assez perdu toute vergogne, pour me faire à l’idée de vous voir assis dans le fauteuil du capitaine Brierly. » Sur quoi je repose mon couteau et ma fourchette. – « Vous aimeriez bien vous y voir vous-même ; c’est là que le bât vous blesse ! » ricana-t-il. Je quitte la salle à manger ; je ramasse mes affaires ; et je me trouve sur le quai, avec tout mon fourniment à mes pieds, avant que les dockers aient repris leur travail. Oui, à la dérive…, à terre, après dix ans de service, avec une pauvre femme et quatre enfants, à deux mille lieues de là, qui attendaient ma demi-solde, pour avoir un morceau à se mettre sous la dent. Oui, Monsieur ! J’ai mieux aimé tout lâcher que d’entendre mal parler du capitaine Brierly. Il m’a laissé sa lunette de nuit, que voici, et m’a prié de prendre soin de son chien. Voilà l’animal. Eh bien, Rover, mon pauvre vieux, où est le capitaine ? » Le chien me lança un regard douloureux de ses yeux jaunes, jeta un aboiement désolé et se nicha sous la table.

« Ce dialogue se poursuivait, plus de deux ans après, à bord de la Reine du Feu, cette ruine de la mer dont un singulier hasard avait valu le commandement à Jones, par l’intermédiaire de Matherson, Matherson le fou, comme on l’appelait d’habitude, l’homme qui rôdait toujours à Haï-Phong, vous vous en souvenez, avant l’époque de l’occupation. Le vieux bonhomme poursuivait en larmoyant :

– « Oui, Monsieur, ici, on se souviendra toujours du capitaine Brierly, si l’on ne s’en souvient plus autre part. J’ai écrit tout au long à son père, sans en recevoir un seul mot de réponse, ni un : « Merci », ni un « Allez au diable ! » rien ! Peut-être aurait-il préféré ne rien savoir. »

« La vue de ce vieux Jones à l’œil humide qui épongeait sa tête chauve avec un mouchoir de coton rouge, le hurlement plaintif du chien, la saleté de cette cabine infestée de mouches, seul sanctuaire consacré à sa mémoire, tout cela jetait sur l’image de Brierly un voile d’émotion inexprimablement misérable ; c’était une revanche posthume du destin contre cette foi dans sa propre splendeur qui avait presque libéré sa vie des terreurs les plus légitimes. Presque ? Tout à fait, peut-être ! Qui pourrait dire quelle impression flatteuse il avait conçue de son propre suicide ?

– « Pourquoi a-t-il fait cette folie, capitaine Marlow, en avez-vous une idée ? » me demandait Jones, en serrant ses mains l’une contre l’autre. « Pourquoi ? Cela me dépasse ! » Il frappait son front bas et sillonné de rides. « Si encore il avait été pauvre, vieux, endetté ; s’il n’avait jamais réussi dans la vie, ou s’il avait été fou ! Mais il n’était pas homme à devenir fou, ah non ! Vous pouvez me croire : ce qu’un second ne sait pas, touchant son capitaine, ne vaut pas la peine d’être connu ! Jeune, vigoureux, riche, sans soucis… Je reste quelquefois ici, à réfléchir, à réfléchir, jusqu’à ce que la tête me tourne… Il devait y avoir une raison… »

– « Vous pouvez être certain, capitaine Jones », répondis-je, « que c’est une raison qui ne nous aurait guère troublés, vous ou moi », et tout à coup, comme si un rayon de lumière fût venu éclairer la nuit de sa cervelle, le pauvre vieux Jones trouva le mot de la fin, un mot d’une profondeur stupéfiante ; il se moucha, et hochant tristement la tête : – « Oui, oui ; ni vous ni moi, Monsieur, n’avions jamais fait si grand cas de nous-mêmes ! »

« Vous pouvez comprendre que le souvenir de mon ultime conversation avec Brierly soit affecté par la connaissance de sa mort, qui survint sitôt après. C’est au cours de l’enquête que je lui parlai pour la dernière fois. C’était après la première séance, d’où il sortit dans la rue avec moi. Il était dans un état d’irritation que je constatai avec surprise, son attitude habituelle, lorsqu’il daignait causer, étant parfaitement placide, avec une nuance de tolérance ironique, comme si l’existence de son interlocuteur lui eût fait l’effet d’une bonne plaisanterie. – « Ils m’ont pincé pour cette enquête, voyez-vous », m’expliquait-il, en s’étendant un instant avec ennui sur les inconvénients d’un service quotidien au tribunal. « Et Dieu sait le temps que l’affaire va durer ! Trois jours, probablement. » Je l’écoutais en silence, ce qui était, à mon sens, une façon comme une autre de prendre parti. « Et à quoi bon ? C’est bien l’affaire la plus stupide que l’on puisse imaginer ! » reprit-il avec chaleur. Je lui fis observer que l’on n’avait pas le choix. Il m’interrompit avec une sorte de violence contenue : « Je me fais l’effet d’un imbécile, tout le temps ! » Je levai les yeux sur lui : c’était beaucoup s’avancer, pour Brierly, en parlant de Brierly ! Il s’arrêta court, et saisissant le revers de mon veston, lui donna une petite secousse : « Pourquoi tourmentons-nous ce garçon-là ? » La question s’accordait si bien avec ma propre pensée, que je répondis sans hésiter, en voyant l’image du renégat en fuite : – « Je veux être pendu si j’en sais quelque chose, à moins que ce soit parce qu’il se laisse faire ! » Je fus surpris de le voir mordre, pour ainsi dire, à une réflexion qui aurait pu lui paraître obscure. Il répondit sur un ton de colère : – « C’est vrai ! Il ne voit donc pas que son patron s’est défilé ? Rien ne peut le sauver ; il est perdu ! » Nous fîmes quelques pas en silence. « Pourquoi manger toute cette boue ? » s’écria-t-il, avec une énergie d’expression tout orientale, la seule espèce d’énergie dont on trouve la moindre trace à l’est du cinquantième méridien. Je m’étonnais de la direction de ses pensées, mais je soupçonne fort, maintenant, qu’elles étaient parfaitement adéquates à son caractère ; au fond, c’est à lui seul que le pauvre Brierly devait songer. Je lui fis observer que, de notoriété publique, le capitaine du Patna avait su se garnir un nid assez douillet, et pouvait se procurer en tous lieux des moyens de fuite. Il en allait autrement avec Jim ; le Gouvernement l’hébergeait pour l’instant au Foyer Marin, et il n’avait probablement pas un sou vaillant en poche. Cela coûte gros de disparaître ! – « Ah ! vraiment ? Pas toujours ! » fit-il avec un rire amer ; puis, sur une nouvelle observation que je hasardais : « Eh bien qu’il creuse un trou de vingt pieds, et qu’il s’y terre ! Parbleu, c’est ce que je ferais, moi ! » Je ne sais pourquoi son accent m’agaçait, et je dis : – « Il y a une sorte de courage à affronter les choses comme il le fait, en sachant très bien que s’il se sauvait, personne ne se donnerait la peine de lui courir après ! » – « Laissez-moi tranquille avec votre courage ! » gronda Brierly, « ce courage-là ne sert à rien pour maintenir un homme à flot, et je m’en soucie comme de l’an quarante ! Si vous me disiez que c’est une espèce de lâcheté, de mollesse… Écoutez : je mets deux cents roupies, si vous voulez en ajouter cent, et vous engager à faire filer ce bougre-là demain matin à la première heure. C’est un gentleman ; il ne faut pas y toucher !… Il comprendra… Il le faut ! Cette infernale publicité des débats est odieuse ! Il se tient là, devant ces maudits indigènes, ces serangs, ces lascars, ces quartiers-maîtres, dont le témoignage suffirait à brûler un homme de honte. C’est abominable. Voyons, Marlow, ne trouvez-vous pas, ne sentez-vous pas que c’est abominable ? Allons, comme marin… S’il disparaissait, l’affaire tomberait d’elle-même. » Brierly prononçait ces paroles avec une exaltation bien exceptionnelle chez lui, et fit le geste de chercher son portefeuille. Je l’arrêtai en déclarant froidement que la lâcheté de ces quatre hommes ne me paraissait pas une affaire de telle importance. – « Et vous vous dites marin, je suppose ? » fit-il avec colère. J’avouai que je croyais en effet, et espérais bien l’être aussi. Il m’écoutait avec un geste de son gros bras qui paraissait vouloir me dépouiller de toute individualité pour me repousser dans la foule. – « Le pis », reprit-il, « c’est que les gens comme vous n’ont pas le moindre sentiment de dignité ; vous ne songez pas assez à ce que l’on attend de vous ! »

« Nous marchions lentement, tout en causant, et nous venions de nous arrêter en face des bureaux du port, à l’endroit précis d’où l’énorme capitaine du Patna avait aussi complètement disparu qu’un duvet emporté par un ouragan. Je souris. Brierly continuait : – « C’est une honte ! Il y a toutes sortes d’individus dans notre confrérie, et plus d’un béni coquin aussi, mais il faut, parbleu ! que nous conservions une certaine décence professionnelle, ou nous ne vaudrons pas mieux que les trimardeurs qui s’en vont dans la campagne ! On a confiance en nous, comprenez-vous, confiance ! Franchement, je me moque de tous les pèlerins sortis de l’Asie, mais un homme convenable ne se serait pas conduit comme cela avec une cargaison de vieux paquets de chiffons ! Nous ne constituons pas un corps organisé et justement la seule chose qui nous unisse, c’est cette espèce de décence-là. Une histoire de ce genre détruit toute la confiance que l’on peut avoir en soi-même. Un homme peut vivre presque toute son existence de marin sans que la nécessité s’impose à lui de serrer les lèvres. Mais le jour où cette nécessité s’impose… Ah ! si moi… »

« Il s’arrêta, puis sur un ton différent : – « Écoutez, Marlow ; je vais vous donner les deux cents roupies, et vous parlerez à ce garçon-là. Au diable l’individu ! Je voudrais qu’il ne se fût jamais montré ici ! À vrai dire, je crois bien que certains de mes parents connaissent sa famille. Son vieux père est pasteur, et je me souviens maintenant de l’avoir rencontré un jour, l’an dernier, lors d’une visite chez mon cousin, en Essex. Si je ne me trompe, le vieux paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils… Affreux !… Je ne puis pas faire la chose moi-même, mais vous… »

« C’est ainsi que j’eus, à propos de Jim, un aperçu du vrai Brierly, quelques jours avant qu’il ne confiât aux bons soins de la mer ses apparences et sa réalité. Bien entendu, je refusai de m’occuper de l’affaire. L’accent de ce dernier « mais vous » (Brierly n’avait pu le retenir), qui semblait impliquer que je n’avais pas plus d’importance qu’un insecte, me fit accueillir avec indignation une telle proposition, et l’agacement même que j’en ressentis, ou toute autre raison, me convainquirent, dans mon for intérieur, que l’enquête était une punition sévère pour ce Jim, et que le fait même de s’y soumettre, – de son plein gré, en somme, – constituait une sorte de réhabilitation pour son abominable cas. Brierly me quitta sèchement ; sur le moment, son état d’esprit m’avait paru plus mystérieux que maintenant.

« Le lendemain, arrivé en retard au tribunal, je m’assis seul dans un coin. Je ne pouvais, naturellement, oublier ma conversation de la veille avec Brierly, et j’avais maintenant les deux hommes sous les yeux. Le maintien de l’un trahissait une imprudence douloureuse, celui de l’autre un accablement méprisant ; et pourtant l’une de ces attitudes pouvait n’être pas plus sincère que l’autre, et je savais que l’une des deux ne l’était pas. Brierly n’était pas accablé ; il était exaspéré ; Donc, Jim pouvait bien ne pas être impudent ! Et selon ma théorie, il ne l’était pas, en effet. Je me l’imaginais comme désespéré. C’est alors que nos yeux se rencontrèrent, et le regard qu’il me décocha m’eût découragé de lui parler, si j’avais eu la moindre velléité de le faire. À quelque hypothèse que je dusse m’arrêter, impudence ou désespoir, un tel regard me prouvait que je ne pouvais pas lui venir en aide. C’était le second jour de l’enquête, et peu après que nos regards se furent ainsi croisés, Jim que l’on avait un instant avant fait descendre du banc des témoins, fut des premiers à quitter la salle. Je voyais sa tête et ses larges épaules se détacher sur la porte, et tandis que je sortais à petits pas, en causant avec un étranger, – un individu qui m’avait accosté par hasard, – je le voyais appuyer ses deux coudes sur la balustrade de la véranda, en tournant le dos au petit flot des gens qui descendaient les marches. On entendait un murmure de voix et un bruit de pas.

« Le cas suivant avait trait, si je ne m’abuse, à des voies de fait sur la personne d’un prêteur sur gages, et le défendeur, un vénérable villageois à longue barbe blanche, était assis sur une natte, juste devant la porte, avec ses fils et ses filles, ses gendres et leurs femmes, et une partie des gens de son village, tous accroupis ou debout autour de lui. Svelte et brune, une épaule sombre et la moitié du dos nus, et un mince anneau d’or dans le nez, une femme se mit tout à coup à parler d’une voix aigre et suraiguë. Instinctivement, l’homme qui était près de moi leva les yeux sur elle. Nous nous trouvions juste dans l’embrasure de la porte, et nous passions derrière le large dos de Jim.

« Je ne sais si ces villageois avaient ou non amené avec eux le chien jaune. En tout cas, il y avait là un chien qui se faufilait entre les jambes des assistants, avec cette allure muette et furtive qu’ont les chiens indigènes ; mon voisin buta contre lui. Le chien fit un bond silencieux, et l’homme éleva un peu la voix, pour dire avec un rire étouffé : « Voyez-vous cette sale bête ? » puis nous nous trouvâmes séparés par un flot de gens qui pénétraient dans la salle. Je restai un instant adossé au mur, tandis que mon interlocuteur, se frayant un chemin dans la foule, disparaissait au bas du perron. Je vis Jim se retourner brusquement ; il fit un pas en avant et me barra le chemin ; nous étions seuls et il me regardait avec un air de résolution farouche. Je me rendis compte que j’étais pris comme dans un bois ; la véranda était vide ; bruit et mouvement avaient cessé dans le tribunal ; un grand silence tombait sur la bâtisse, où très loin, une voix orientale se mit à gémir sur un ton lamentable. Le chien, au moment de se glisser par la porte, s’était assis sur son derrière, pour chercher ses puces.

– « Vous me parlez ? » demanda Jim, d’une voix basse, en se jetant plutôt qu’en se penchant vers moi, vous comprenez ce que je veux dire ? Je répondis aussitôt – « Non ! » car il y avait, dans le calme de son accent, quelque chose qui me disait de me tenir sur mes gardes. Je le surveillais de près ; c’était bien, en effet, une rencontre dans les bois, seulement l’issue en était plus incertaine, puisque Jim ne pouvait en vouloir ni à ma bourse ni à ma vie, ni à rien que je pusse donner ou défendre avec une conscience paisible. – « Vous prétendez n’avoir rien dit », insistait-il, d’un ton sombre, « mais j’ai entendu ». – « C’est une erreur », protestai-je, tout à fait dérouté, mais sans le quitter des yeux. Regarder son visage, à ce moment, c’était regarder un ciel assombri avant un coup de tonnerre, lorsque les ombres s’y épaississent imperceptiblement, et que l’obscurité se fait de plus en plus profonde, mystérieusement, dans le calme des violences imminentes.

« Je n’ai certainement, à ma connaissance, pas ouvert la bouche à portée de vos oreilles », affirmai-je avec une sincérité parfaite. L’absurdité d’une telle discussion commençait à m’irriter un peu, moi aussi. Je me rends compte, maintenant, que de ma vie, je n’ai été aussi près d’une bataille, j’entends d’une vraie bataille, à coups de poings. Je devais avoir une vague prescience de la menace d’une telle éventualité. Non pas que Jim parût me provoquer de façon active ; au contraire, son attitude était singulièrement passive, si vous me comprenez, mais son visage se faisait de plus en plus sombre, et s’il n’était pas de taille exceptionnelle, il paraissait de force à démolir un mur. Le symptôme le plus rassurant dont je m’avisai chez lui, c’était d’une sorte d’hésitation, de réflexion lente, que je considérai comme un tribut à l’évidente sincérité de mon attitude et de mon accent. Nous restions face à face. Dans le tribunal, le procès pour violences suivait son cours ; je saisissais des mots : « Puits… buffle… bâton… dans l’excès de ma terreur… »

– « Qu’est-ce que vous aviez donc à me regarder toute la matinée ? » demanda enfin Jim, en relevant un instant les yeux, pour les reporter aussitôt sur le sol. – « Voudriez-vous que tout l’auditoire regarde à ses pieds pour ménager votre susceptibilité ? » ripostai-je un peu sèchement. Je n’allais pas me plier docilement à ses inepties. Il releva les yeux et les garda cette fois fixés droit sur moi. – « Non, je l’admets ! » prononça-t-il, avec l’air d’un homme qui suppute en lui-même le bien-fondé d’une assertion : « je l’admets, et je consens à ce qu’on me regarde ; seulement… » et ses paroles se faisaient plus pressées, « je ne permets à personne de m’insulter en dehors du tribunal. Il y avait un homme avec vous… Vous lui avez parlé… Oh ! si,… je le sais… C’est très joli… Vous lui avez parlé, mais vous vouliez que j’entendisse !… »

Je lui affirmai qu’il faisait une singulière erreur, dont je ne pouvais imaginer la genèse. – « Vous m’avez cru trop lâche pour trouver à redire à vos paroles ! » fit-il avec un imperceptible accent d’amertume. J’étais assez intéressé pour noter les plus subtiles nuances de son expression, mais je n’en étais pas plus éclairé ; je ne sais pourtant ce qui, dans ses paroles ou peut-être dans son intonation, m’inclina soudain à toute l’indulgence possible en sa faveur. Je ne m’irritais plus d’une situation absurde : c’était le résultat d’une erreur de sa part ; il faisait une méprise et j’avais l’intuition que cette méprise était de nature odieuse et tout particulièrement abominable. J’avais hâte de voir cette scène se terminer de façon correcte, comme on a hâte de couper court à quelque confidence détestable et non sollicitée. Le plus drôle, c’est qu’au milieu de ces considérations d’ordre supérieur, je gardais la conscience d’une certaine terreur devant la possibilité, – pour ne pas dire la probabilité, – de la conclusion de cette scène par une rixe absurde que je ne pourrais pas expliquer et qui me rendrait ridicule. Je n’aspirais nullement à la célébrité de l’homme qui s’était fait pocher un œil ou administrer quelque horion de ce genre par le second du Patna. Lui ne se souciait guère, évidemment, de ce qu’il pourrait faire, et se trouverait, en tout cas, pleinement justifié à ses propres yeux. Point n’était besoin d’être sorcier pour deviner, sous son extérieur placide et même apathique, une colère furieuse contre quelque chose. J’avoue que j’étais extrêmement désireux de l’apaiser à tout prix, mais encore m’eût-il fallu savoir que faire. Et je n’en avais pas la moindre notion, comme vous pouvez l’imaginer. Nous nous regardions en silence. Il resta quelques secondes immobile, puis fit un pas vers moi ; je me préparais à parer un coup, sans pourtant bouger un muscle, me semble-t-il. – « Si vous étiez grand comme deux hommes et fort comme six, » fit-il très doucement, « je vous dirais ce que je pense de vous, espèce de… » – « Arrêtez ! » m’écriai-je. Il eut une seconde d’hésitation. – « Avant de me dire ce que vous pensez de moi », repris-je vivement, « voulez-vous bien m’expliquer ce que j’ai dit ou fait moi-même ? » Pendant le silence qui suivit ces paroles, il me regarda avec indignation, tandis que je faisais de surhumains efforts de mémoire, malgré l’agacement que me causait la voix orientale, qui s’élevait dans le tribunal avec une volubilité passionnée contre une accusation de faux témoignage. Puis nous nous mîmes à parler presque en même temps : – « Je vais vous montrer ce que je ne suis pas ! » déclara-t-il, sur un ton annonciateur de crise. – « Je vous affirme que je n’en sais rien », protestais-je, avec sincérité au même instant. Il cherchait à m’écraser de son regard méprisant. – « : Maintenant que vous voyez que je n’ai pas peur, vous voudriez bien vous défiler ! » ricana-t-il. « Qui est-ce qui est une sale bête, maintenant, hein ? » Alors, enfin, je compris.

« Il scrutait mon visage, comme s’il eût cherché un endroit pour y planter le poing. – « Je ne permettrai à personne… », grommelait-il, d’un ton menaçant. C’était bien, en effet, une hideuse méprise, et tout s’expliquait du coup. Je ne saurais vous donner une idée de ma confusion. Il dut déceler sur mes traits un reflet de mes sentiments, car son expression se détendit un peu. – « Grands Dieux ! » balbutiai-je, vous ne croyez pas que je… » – « Mais je suis certain d’avoir entendu ! » insista-t-il, en élevant la voix, pour la première fois depuis le début de cette scène déplorable. Puis, il ajouta, avec une nuance de dédain : « Ce n’était pas vous, alors ? Très bien : je trouverai l’autre. » – « Ne faites donc pas l’imbécile », criai-je avec exaspération, « ce n’était pas cela du tout ! » – « J’ai entendu ! » répéta-t-il, avec une inébranlable et sombre conviction.

« Il y a peut-être des gens qui auraient ri de son entêtement. Mais moi, je ne riais pas, oh non ! Jamais homme n’avait été aussi impitoyablement trahi par ses impulsions naturelles. Un seul mot l’avait dépouillé de toute sa retenue, de cette retenue qui est plus nécessaire à la décence de notre être intérieur que ne le sont les vêtements au décorum de notre corps. – « Ne faites pas l’imbécile ! » répétais-je. – « Mais l’autre l’a dit, vous ne le nierez pas ? » affirma-t-il nettement, et en me regardant en face, sans broncher. – « Non, je ne le nie pas ! » répondis-je, en lui renvoyant son regard. Ses yeux finirent par suivre la direction de mon doigt tendu. Il parut d’abord ne pas comprendre, puis il resta confondu, puis effaré, épouvanté, comme si le chien eût été un monstre et qu’il n’eût jamais vu de chien. – « Personne n’avait jamais songé à vous insulter ! » expliquai-je.

« Il contemplait la misérable bête, qui restait assise immobile comme une statue ; les oreilles dressées et le museau pointu tourné vers la porte, elle lançait de temps en temps un coup de dent, vers une mouche, comme un automate.

« Je regardais Jim. Son blond visage hâlé s’empourpra brusquement sous le duvet des joues ; la rougeur gagnait son front, s’étendait jusqu’à la racine de ses cheveux bouclés. Ses oreilles devinrent cramoisies, et le bleu même de ses yeux clairs s’assombrit sous le flot de sang qui lui montait au front. Ses lèvres esquissèrent une légère moue et tremblèrent comme s’il eût été sur le point d’éclater en sanglots. Je vis que l’excès de son humiliation l’empêchait de proférer une parole. Le désappointement aussi peut-être. Qui sait s’il ne comptait pas sur la raclée qu’il allait m’administrer pour se réhabiliter à ses propres yeux et retrouver l’apaisement ? Qui pourrait dire quel soulagement il attendait d’une telle rixe ? Il était assez ingénu pour s’attendre à tout, mais, en l’espèce, il s’était trahi pour rien. Il s’était montré franc avec lui-même, et bien plus encore avec moi, dans le fol espoir d’arriver à quelque réfutation effective, et le destin ironique avait refusé de se montrer propice à son désir. Il fit entendre un son inarticulé et profond, comme un homme incomplètement assommé par un coup sur la tête. C’était pitoyable.

« Je ne pus le rattraper qu’assez loin de la porte. Encore dus-je courir un instant pour le rejoindre, mais, lorsque, tout essoufflé, je l’accusai de se sauver, il répondit : – « Jamais ! » et fit tête aussitôt, comme une bête aux abois. Je lui expliquai que je n’avais nullement prétendu l’accuser de se sauver devant moi. « Devant personne, devant personne au monde ! » m’affirma-t-il, d’un ton têtu. Je m’abstins de lui montrer l’exception assez évidente, devant laquelle fuiraient les plus braves d’entre nous : je me disais qu’il la connaîtrait assez vite. Il me regardait avec patience, tandis que je cherchais quelque chose à lui dire, mais l’émotion même de cette minute m’empêchait de trouver les paroles nécessaires, et il se remit en route. Je le suivis, et craignant de le laisser m’échapper, je déclarai précipitamment que je voulais pas le voir s’éloigner sur une fausse impression de mon… de ma… ; je balbutiais. La stupidité de mes paroles m’effarait, au moment même où je tâchais de me dépêtrer de ma phrase, mais la puissance d’une phrase n’a rien à voir avec sa signification ou avec la logique de sa construction. Mon marmonnement stupide parut faire plaisir à Jim. Il l’interrompit tout net, en disant avec une placidité courtoise qui dénotait chez lui une extraordinaire capacité de contrainte ou une singulière élasticité d’esprit : – « C’est moi qui faisais erreur. » Je m’émerveillai fort de cette expression : on aurait dit qu’il faisait allusion à quelque insignifiante vétille. N’avait-il donc pas compris la portée déplorable d’une pareille méprise ? « Vous pouvez m’excuser », reprit-il ; puis, avec un accent d’humeur : « Tous ces gens qui me regardaient, dans la salle, faisaient si bien figure d’imbéciles que… l’on aurait bien pu dire ce que je croyais avoir entendu ! »

« Ces paroles ouvrirent à ma curiosité une perspective nouvelle sur son âme. Je l’examinai curieusement, et je rencontrai ses yeux impénétrables, au ferme regard. – « Je ne puis tolérer ce genre de choses », fit-il très simplement, « et je ne le tolérerai pas non plus. Au tribunal c’est différent : il faut que je supporte l’épreuve, et je suis de taille à la supporter ! »

« Je ne vous dirai pas que je le comprisse. Les impressions qu’il me donnait de lui-même étaient comme ces échappées, saisies au passage, à travers les brèches d’une nappe de brouillard, détails fuyants et très nets, mais insuffisants à donner une idée d’ensemble de l’aspect général d’un pays. Aliments pour la curiosité, elles ne la satisfont point, et ne peuvent servir à une orientation. En somme, il me faisait perdre le nord. C’est la conclusion à laquelle je m’arrêtai, lorsqu’il m’eut quitté très tard dans la soirée. J’étais descendu depuis quelques jours à l’Hôtel Malabar, et sur mon invitation pressante, il était venu y dîner avec moi. »