Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 30-35).


IV


Un mois plus tard environ, en s’efforçant, pour répondre à des questions formelles, de dire honnêtement tout ce qu’il savait de l’incident, Jim déclarait en parlant du navire : – « Il est passé sur l’obstacle, quel qu’il fût, sans plus de peine qu’une couleuvre qui file par-dessus un bâton. » La comparaison était juste ; les questions visaient des faits précis, et l’enquête officielle se poursuivait au tribunal de simple police d’un port d’Orient. Au banc des témoins, les joues brûlantes, Jim dominait le public entassé dans la haute salle fraîche ; bien au-dessus de sa tête, les cadres larges des punkahs allaient et venaient doucement, et d’en bas, d’innombrables yeux le regardaient, des yeux de visages sombres, de visages blancs, de visages rouges, de visages attentifs et absorbés, comme si tous ces gens sagement assis en rang sur des bancs étroits, eussent été captivés par la fascination de sa voix. Cette voix, très forte, sonnait violemment à ses propres oreilles ; c’était le seul bruit qu’il y eût au monde, car les questions terriblement précises qui lui arrachaient des réponses, semblaient se concréter dans sa poitrine en une douloureuse angoisse, et lui parvenaient, poignantes et silencieuses comme l’interrogatoire de sa propre conscience. Au dehors, le soleil flamboyait ; dans la salle, il y avait le vent des grands punkahs qui faisait frissonner, la honte qui brûlait, les yeux attentifs dont le regard perçait le cœur. Glabre et impassible, le visage du magistrat président paraissait à Jim mortellement pâle, entre les figures rouges de ses deux assesseurs maritimes. D’une large fenêtre percée sous le plafond, la lumière tombait sur la tête et les épaules des trois hommes, et ils se détachaient avec une netteté redoutable dans le demi-jour du grand tribunal, où l’auditoire paraissait formé d’ombres au regard fixe. Ils voulaient des faits. Des faits ! Ils lui demandaient des faits, comme si les faits pouvaient expliquer quelque chose !

– « Après avoir compris que vous veniez de heurter une épave à la dérive, une coque à demi submergée peut-être, votre capitaine vous a ordonné d’aller voir à l’avant si le bateau avait subi une avarie. Croyiez-vous la chose probable d’après la force du choc ? » demandait l’assesseur de gauche. Il avait un collier de barbe clairsemée et des pommettes saillantes ; les deux coudes sur la table, il joignait ses mains rudes devant son visage, en fixant sur Jim ses yeux bleus pensifs. Méprisant et massif, le second assesseur se renversait sur son siège, et, le bras étendu de toute sa longueur, tambourinait délicatement du bout des doigts sur son buvard. Au milieu, le magistrat, très droit dans son vaste fauteuil, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, croisait les bras sur sa poitrine ; quelques fleurs s’étiolaient dans un vase de verre, à côté de son encrier.

– « Non », répondit Jim. « On m’avait dit de n’appeler personne et de ne faire aucun bruit pour ne pas soulever de panique. J’ai trouvé la précaution judicieuse. J’ai pris une des lampes pendues sous les tentes pour aller me rendre compte. En ouvrant la première écoutille, j’ai entendu un clapotement. J’ai descendu ma lampe au bout de sa corde, et j’ai vu que la cale d’avant était déjà plus qu’à moitié pleine d’eau. J’ai compris qu’il devait y avoir un gros trou au-dessous de la ligne de flottaison. » Il s’arrêta.

– « Oui », fit le gros assesseur, avec un sourire rêveur à l’adresse de son buvard ; ses doigts ne cessaient pas de jouer et touchaient le papier sans bruit.

– « Sur le moment, je n’ai pas songé au danger. J’ai pu être un peu saisi ; la chose était arrivée si doucement et si brusquement aussi. Je savais qu’il n’y avait entre la cale avant et la cale de brigantine d’autre cloison que la cloison de choc. Je suis remonté prévenir le capitaine. J’ai trouvé, au pied de l’échelle de la passerelle, le second mécanicien qui se relevait : il paraissait étourdi, et me déclara qu’il croyait s’être brisé le bras gauche : il avait glissé du haut de l’échelle, en descendant pendant que j’étais à l’avant. Il s’écria : – « Mon Dieu ! cette cloison pourrie va céder dans une minute et ce sacré sabot va s’enfoncer sous nos pieds comme un lingot de plomb ! » Il m’écartait de son bras valide pour passer devant moi, et gravir l’échelle. Il criait sans arrêt, et son bras gauche pendait à son côté. J’arrivai à temps pour voir le capitaine se jeter sur lui et l’allonger à plat sur le dos, d’un coup de poing. Il ne le frappa plus, mais se pencha sur lui pour lui parler à voix basse, furieusement. Je crois qu’il lui demandait pourquoi diable, il n’allait pas arrêter les machines, au lieu de faire un pareil vacarme sur le pont. Je l’entendis crier : – « Levez-vous ! Trottez ! Vite ! » Il jurait. Le mécanicien s’affala par l’échelle de tribord, contourna l’écoutille, et, tout gémissant, courut au capot de la chaufferie qui s’ouvrait à bâbord… »

Jim parlait lentement ; les détails lui revenaient à l’esprit avec une vivacité et une netteté parfaites ; il aurait pu, comme un écho, répéter les gémissements du mécanicien, pour la pleine édification de ces hommes qui demandaient des faits. Après un premier moment de révolte, il avait fini par comprendre que seule, une déposition précise et minutieuse pourrait rendre sensible à ces gens la véritable horreur de la situation sous l’apparence abominable. Les faits que ces hommes étaient si curieux de connaître avaient été visibles, tangibles, soumis aux sens ; ils avaient tenu leur place dans l’espace et le temps, et exigé pour leur accomplissement un vapeur de quatorze cents tonneaux et vingt-sept minutes d’horloge ; ils faisaient un tout, avec des traits, des nuances d’expressions, un aspect compliqué dont l’œil pouvait garder le souvenir, mais avec quelque chose de plus aussi, quelque chose d’invisible, un esprit agissant de perdition, une volonté cachée, une âme malivole dans un corps détestable. C’est cela que Jim s’efforçait d’expliquer. Il ne s’agissait point d’une affaire banale ; le moindre fait y prenait une importance primordiale, et heureusement il se souvenait de tout. Il continuait à parler, par égard pour la vérité, mais peut-être pour lui-même aussi ; sa parole était assurée, mais son esprit s’acharnait autour du cercle compact de faits qui avaient surgi de toute part autour de lui pour le séparer du reste des hommes ; il s’agitait comme une bête prisonnière dans une clôture de hauts piquets qui se rue tout autour, affolée dans la nuit, essayant de trouver dans la palissade un point faible, un trou, une place à escalader, une ouverture où se faufiler pour fuir. Cette horrible activité d’esprit le faisait hésiter parfois…

– « Le capitaine allait et venait sur le pont ; il paraissait assez calme, mais il trébuchait de temps en temps et, à un moment où je lui parlais, il me heurta de front, comme un aveugle. Il ne faisait pas de réponse précise à ce que je lui disais. Il grommelait tout bas ; tout ce que je distinguais, c’étaient des mots comme : – « Satanée vapeur !… » « Maudite vapeur ! » – quelque chose à propos de vapeur… Je pensais… »

Il s’égarait ; une question nette coupa brusquement sa déposition, comme un spasme de douleur et il éprouva un découragement, une lassitude extrêmes. Il y venait… il y venait… et maintenant, brutalement arrêté, il lui fallait répondre par oui ou par non. Loyalement il répondit un mot : – « Oui, c’est vrai ! » , et blond, large, avec ses jeunes yeux mélancoliques, il tenait au-dessus du banc ses épaules très droites, tandis que son âme se tordait de douleur. Il dut répondre à une autre question, très précise, très inutile, et il attendit à nouveau. Sa bouche était sèche et sans goût, comme s’il eût mangé de la poussière, puis salée et amère, comme après une gorgée d’eau de mer. Il épongeait son front humide, passait sa langue sur ses lèvres parcheminées, sentait un frisson courir dans son dos. Indifférent et morose, le gros assesseur avait baissé le front, et tambourinait en silence. Les yeux de l’autre paraissaient, à travers ses doigts joints et brûlés de soleil, rayonner de bonté. Le magistrat s’était laissé aller en avant ; son visage pâle se pencha sur les fleurs, puis, s’appuyant de côté au bras de son fauteuil, il posa sa tempe dans la paume de sa main. Le vent des punkahs passait sur les têtes, sur les indigènes au teint sombre, enroulés dans des draperies amples, sur les Européens pressés les uns contre les autres, tout suants dans leurs vêtements de toile, aussi ajustés apparemment que leurs peaux mêmes, et tenant sur leurs genoux leurs casques ronds de liège ; serrés dans de longues vestes blanches, les péons du tribunal se glissaient le long des murs, couraient vivement à droite et à gauche, alertes sur leurs pieds nus comme des épagneuls, silencieux comme des ombres sous les ceintures et les turbans rouges.

Perdus sur la foule, dans l’intervalle de ses réponses, les yeux de Jim finirent par se poser sur un blanc assis à l’écart ; il avait un visage las et soucieux, mais le regard de ses yeux calmes et clairs était droit et attentif. Jim répondit à une question nouvelle, avec la tentation de crier : « À quoi bon, à quoi bon tout cela ? » Il tapa légèrement du pied, se mordit la lèvre, et jeta au loin un regard qui rencontra les yeux du blanc. Le regard de ces yeux-là n’était pas fasciné comme celui des autres ; c’était un acte de volonté intelligente. Entre deux questions, Jim s’oublia au point de trouver le loisir d’une réflexion. « Cet homme-là me regarde », se disait-il, « comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un derrière mon dos. » Il l’avait déjà rencontré une fois, dans la rue peut-être. Il était certain de ne lui avoir jamais parlé. Depuis des jours, de nombreux jours, il n’avait parlé à personne, mais avait tenu en lui-même des colloques silencieux, incohérents, sans fin, comme un prisonnier dans sa cellule, ou un voyageur perdu dans un désert. À présent, il répondait à des questions, futiles malgré leur objet précis, mais il doutait, à l’avenir, de pouvoir jamais parler à quelqu’un. Le bruit même de ses paroles, de sa déposition sincère, renforçait sa conviction que le langage ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. L’homme, là-bas, paraissait comprendre cette insurmontable difficulté. Jim le regarda, puis se détourna, comme pour un adieu définitif.

Et plus tard, bien des fois, dans de lointaines régions du monde, Marlow aimait à raconter ses souvenirs sur Jim, à les rapporter tout au long, avec un luxe de détails.

Souvent, c’était après dîner, sous une véranda drapée d’immobile feuillage, et couronnée de fleurs ; les feux rougeoyants des cigares trouaient l’ombre profonde ; les longs fauteuils d’osier supportaient chacun un auditeur silencieux. De temps à autre, une petite lueur rouge remuait brusquement, éclairait les doigts d’une main paresseuse, un morceau de visage en parfait repos, ou allumait une flamme pourpre dans une paire d’yeux pensifs, abrités sous un front paisible ; dès ses premières paroles, le corps de Marlow, nonchalamment étendu sur son siège, s’immobilisait, comme si son esprit, déployant ses ailes, eût remonté le chemin du temps pour venir parler par ses lèvres, du fond du passé.