Lord Erlistoun/Chapitre 2

Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 162-178).


II


Lord Erlistoun passa huit jours à Lythwaite-Hall. Nous ne savions pourquoi, ni s’il y trouvait quelque plaisir. Il se comportait d’une façon aimable avec tout le monde, et se rendit patiemment avec ma mère à divers grands dîners de cérémonie ; il prit sa part des réunions, qui eurent lieu chez nous en son honneur ; parfois il chassait et pêchait avec Charles, Algernon et Russell ayant disparu, il se promenait, même il causait amicalement avec moi. Quant à Jeanne, qui n’avait guère de loisir et encore moins de disposition à perdre son temps inutilement, il n’avait d’autres rapports avec elle que le bonjour du matin. Il avait découvert qu’elle ne s’appelait pas Browne, mais il était trop poli ou trop paresseux pour s’enquérir de son véritable nom, elle lui répondait par un « bonjour, lord Erlistoun », également poli et indifférent.

Il n’avait pas l’air de prendre un intérêt particulier à aucun de nous, si même il lui arrivait de prendre intérêt à quelque chose. La seule étincelle qui apparût dans ses grands yeux indolents et doux éclatait quelquefois à l’arrivée de la poste, en recevant une lettre : « De ma mère, » dit-il, un jour où ma mère, avec sa simplicité rustique, avait essayé l’ombre d’une plaisanterie, à laquelle il répliqua avec une dignité qui fit taire pour toujours la bonne vieille dame.

Cependant, comme le remarquait Jeanne, c’était un bon signe que de le voir aimer ou tout au moins recevoir avec intérêt les lettres de sa mère.

Nous savions, naturellement par le Peerage de Burke, qui était sa mère ; elle appartenait à une noble famille, véritablement noble. Nous avions appris aussi dans cet utile ouvrage, et d’après quelques paroles qu’il avait laissées tomber, qu’elle avait gouverné avec capacité, pendant sa longue minorité, une fortune assez délabrée. Il avait des sœurs, mais il était fils unique.

— Il me semble, remarqua Jeanne, un soir qu’il était allé se coucher et que nous parlions de lui comme de coutume, il me semble qu’on doit beaucoup pardonner à un fils unique.

Le lendemain, en nous promenant dans le jardin comme nous en avions pris l’habitude, d’un consentement mutuel, ma cousine et moi, parce que nous nous levions plus tôt que le reste de la maison, nous reprîmes la même conversation.

— Jeanne, dis-je, s’il reste encore huit jours, et je crois qu’il restera, car je l’ai entendu promettre à l’évêque d’aller à cette fête d’enfants qu’il donne pour lady Émilie Gage, vous devriez tâcher de l’amuser à votre tour. Il pèse cruellement à ma pauvre mère, par moments.

— Votre pauvre chère mère ! dit-elle d’un air moitié riant, moitié vexé, sans doute en pensant à certaines choses qui me vexaient aussi parfois, mais qui étaient inévitables, et dont il valait mieux ne pas parler ; que faire, ajouta-t-elle sérieusement, d’un jeune homme de vingt-quatre ans, beau, bien élevé, qui n’est pas sans esprit, qui a été lord Erlistoun depuis son enfance et qui a beaucoup voyagé ? Il a vu la vie des cours, la vie ordinaire, on ne sait quelle vie, en Angleterre et sur le continent ; il est son maître, il a de la fortune, une mère et une sœur qu’il n’a pas l’air de détester, bien qu’il lui soit impossible peut-être de les aimer et de les montrer. Si un jeune homme dans cette position ne sait pas s’amuser lui-même, c’est une grande honte !

— Je ne savais pas que vous eussiez autant réfléchi, ni que vous eussiez des opinions aussi tranchées à son sujet.

— Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, mais de ce qui est bien ou mal ; il est seulement un exemple.

— Vous l’avez jugé. Il faut que vous l’ayez observé avec soin.

— Un peu. On ne peut pas vivre dans la même maison que les gens sans se former quelque idée sur eux.

— Est-ce lui ou ses manières qui vous déplaisent ? L’élégance de ses manières, je veux dire ?

— Au contraire, cela me plaît ; c’est le signe extérieur de qualités que peu de gens possèdent et que beaucoup d’autres imitent. Je ne sais pas ce qu’il en est pour lui. Il faudrait pouvoir briser ce bel émail extérieur et arriver à la substance qui se cache dessous, en supposant qu’il y ait quelque chose.

— Croyez-vous ?

— Je n’en suis pas sûre. Mais, me comprenez-vous, Marc ? J’aime l’élégance en toutes choses et partout. C’est un charme quelquefois pour moi que d’entendre la voix de lord Erlistoun, et de voir la tranquillité avec laquelle il rend de petits services, aux femmes surtout. Je lui tiens compte de ce qu’il est. Je ne voudrais lui rien voir de moins. Quelque chose de plus au contraire ; je voudrais en faire un homme.

— Chut ! dis-je.

Elle était trop absorbée pour entendre des pas de l’autre côté de l’espalier.

J’apercevais aussi le haut d’un chapeau d’homme.

— C’est lui. Je crois qu’il vous a entendue.

— Je le crois aussi.

Jeanne serra les lèvres et releva la tête. Cependant elle rougit, ce qui était naturel, surtout lorsqu’au bout du sentier lord Erlistoun le traversa devant nous. Allait-il passer outre ? Non, il s’arrêta et salua.

— Une belle matinée. Vous vous promenez de bonne heure, miss Jeanne, dit-il en la regardant tranquillement, bien que lui aussi eût rougi. J’ai volé quelques-uns de vos muguets, puis-je vous en restituer une partie ?

Il en garda négligemment quelques-uns, et lui offrit les autres de l’air d’une politesse obligée. Et comme par devoir envers son sexe, il souleva de nouveau son chapeau et s’éloigna.

— Jeanne ! Je suis sûr qu’il a entendu.

— Je l’espère. C’était la vérité, et il ne l’a peut-être pas souvent entendu dire. Cela peut lui faire du bien.

Oh ! cette idée de faire du bien qu’ont toutes les femmes, surtout les meilleures et les plus sincères ! Jeanne, me disais-je en moi-même, prenez garde ! Mais en cherchant ces yeux qui regardaient gravement devant elle pendant la promenade, ces yeux qui n’étaient ni baissés ni agités, qui n’étaient les yeux ni d’une enfant ni d’une jeune fille, mais bien les yeux d’une femme, avec un cœur sérieux, j’eus honte de lui dire à quoi je désirais qu’elle prît garde.

J’étais toute la journée à Liverpool ; mais, en me pressant, je parvenais à revenir le soir. Nous avions une soirée de famille qui avait été retardée pour attendre le départ possible de notre hôte. Enfin mon père insistait pour qu’il n’y eût plus de délai ; c’était une soirée de pauvres parents. Par pauvres je ne veux pas dire indigents, mais moins riches et dans une moins bonne position que nous, des parents que mon père avait dépassés l’un après l’autre en montant l’échelle, et aux yeux desquels il était maintenant dans la position peu enviable du grand personnage de la famille.

C’était une réunion étrange, hétérogène ; nous le savions d’avance ; dans la circonstance actuelle, ma mère en était sérieusement inquiète ; depuis quelques jours elle répétait : « Miséricorde ! que ferons-nous de lord Erlistoun ? » ou : « Que dira lord Erlistoun de telle personne » ? Et mon père lui répondait invariablement avec ce mouvement résolu des lèvres qui l’avait aidé à s’élever, et avec ce petit clignement d’yeux qui témoignait de son plaisir à être ainsi parvenu : « Sarah ! ma chère, cela m’est bien égal ! »

Tous ces braves gens furent donc invités. Je les trouvai tous dans le salon en revenant à la maison.

Le ciel me préserve d’être sévère pour de pauvres parents, même pour ceux qui restent ignorés pendant le temps de la lutte, et qui poussent sous vos pieds comme des champignons dans l’été de la prospérité. Je ne voudrais même pas mal parler de ceux qui, hors d’état de s’aider eux-mêmes ou n’ayant pas le courage, comptent toujours sur l’aide de quelqu’un, du riche cousin naturellement, et qui restent suspendus à son habit quelque part qu’il aille, comme une frange de parasites, sans en mieux valoir et sans en être plus heureux. Ils ne sont pour le pauvre richard ni d’aucun ornement, ni d’aucune utilité. Non, que chacun remplisse ses devoirs ; envers eux, mon père n’y manqua jamais.

C’était un plaisir de voir de temps en temps mon père, dans une occasion comme celle-ci, remplir sa maison de braves gens qui passaient ensuite des semaines à faire des commentaires sur le magnifique établissement du cousin Thomas ; de les voir, lui et ma mère, s’animer peu à peu au contact des vieilles connaissances et des vieux souvenirs, reprendre sous cette influence l’accent et les manières presque effacées du temps passé, et parler bientôt le patois du comté de Lancastre comme tous les assistants.

Ils avaient bien l’accent provincial, ces braves cousins ; du moins ce soir-là, ils m’en firent l’effet. J’étais accoutumé par mes affaires à le rencontrer chez les hommes ; mais les femmes ! Et puis elles s’habillaient d’une manière si voyante, avec si peu de goût ! Les dames de Liverpool craignaient si fort qu’on ne les prît pas pour des dames, et elles étaient si convaincues que la toilette était leur seule garantie en voyage ! Elles faisaient une cour assidue à ma mère. Sa robe de velours cramoisi était toujours le centre d’un groupe d’admirateurs, et elle en jouissait si simplement et de si bonne grâce, pauvre femme ! bien qu’avec une nuance trop marquée de protection. Mais, malgré tout son agrément et toute la peine qu’elle prenait pour les amuser, au premier abord ces dames semblèrent négliger un peu ma cousine Jeanne, et ensuite en avoir un peu peur.

Faut-il devenir aveugle parce qu’on passe sa vie en face d’un grand-livre, ou sourd parce qu’on entend constamment froisser des billets de banque ou compter de l’or ? Je n’étais ni l’un ni l’autre.

Je tiens à rendre justice à tous ces braves gens qui étaient mes parents ; il y avait parmi eux beaucoup de bonnes femmes, de bonnes mères, de bonnes filles, aimées et agréables chez elles, bien qu’un peu gauches et embarrassées chez nous, plus encore que nous-mêmes. Mais lorsque Jeanne traversa la chambre avec sa robe noire d’une riche étoffe, lorsque sa douce voix se fit entendre à travers cette Babel de voix bruyantes, quel contraste ! Et cependant elle était du même sang ; sa mère était une Browne. Mais la nature elle-même l’avait faite ce qu’elle était ; peut-être différait-elle de toutes les autres femmes comme de celles-là. Oh ! quelle différence !

Je n’étais pas le seul à m’en apercevoir ; d’autres yeux la suivirent quand elle traversait la chambre pour revenir ensuite sur ses pas. Une ou deux fois, au moment où elle parlait, je vis lord Erlistoun abandonner les livres d’estampes dont il s’était emparé, comme d’un refuge, pour écouter Jeanne.

Assurément, lord Erlistoun avait passé une ennuyeuse journée. Mon père, intelligent et sage, qui ne voulait ni faire parade de son visiteur titré, ni obliger des classes hétérogènes à se mélanger contre leur gré, avait tenu à laisser son hôte entièrement libre de se classer lui-même, et de se mêler à la société autant ou aussi peu qu’il lui conviendrait. Peut-être pour le repos de leur esprit, sinon pour l’honneur de leur sagacité, quelques-uns de nos bons parents ne savaient-ils même pas que ce jeune homme, qui restait si tranquillement dans un coin et qui parlait si peu, fût Nugent, baron Erlistoun.

— Demandez-lui de jouer aux échecs avec vous, dit Jeanne en passant près de moi pour aller au piano. Quelques vieilles gens avaient demandé à Jeanne de chanter ses chansons de l’ancien temps.

J’en avais eu l’intention ; nous nous trouvâmes donc assis face à face pour nous livrer un combat en miniature.

Je voudrais lui rendre justice comme je cherchai à le faire ce soir-là. Je n’avais jamais vu un plus beau visage, il n’y avait pas un seul trait vulgaire. Il y avait quelque chose d’élégant jusque dans sa manière de jouer aux échecs, de manier avec hésitation un pauvre pion de cette main blanche et effilée, ornée d’une bague de grande valeur ; (comme négociant, je sais quelque chose de la valeur des diamants) ; toutes ses actions, jusqu’à sa manière de s’appuyer négligemment dans un fauteuil de velours rouge, avaient une grâce et un laisser-aller à la fois charmants et enviables, surtout en y ajoutant cette possession de soi-même qui donne l’apparence d’un oubli de soi complet.

Je voudrais aussi me rendre justice à moi-même ; je ne l’enviais pas. Physiquement, un peu peut-être ; il y a des moments où la plupart des hommes souffrent de l’avarice de la nature à leur égard ; mais spirituellement, jamais. Dans une grande bataille morale, comme dans cette bataille fictive que nous nous livrions en ce moment, à armes un peu inégales, j’avais la conviction intérieure que de nous deux, lord Erlistoun et moi, je serais le plus fort, et que je résisterais plus longtemps, plus énergiquement, plus adroitement.

Il perdit, je m’y attendais, mais il replaça les pions, comme si peu lui importait de perdre.

— Aimez-vous ce jeu, lord Erlistoun ? Pour aimer les échecs, il faut une certaine qualité d’esprit, froid, mathématique, calculateur.

— Que je n’ai pas, peut-être. Cependant cela m’amuse, pour passer le temps. C’est à vous de jouer, je crois.

Il se pencha sur le dossier de son fauteuil, et nous commençâmes une autre partie dans le solennel silence des joueurs d’échecs, sans nous laisser même déranger par les chants de Jeanne.

Elle chantait rarement en public à Lythwaite-Hall. Ou bien cela lui déplaisait, ou bien son goût musical était trop arriéré pour nos élégants amis. Cette fois, il allait au cœur. C’étaient les chants populaires animés comme la vie populaire, passionnés ou tendres, gais ou tristes, mais toujours remplis de vie et d’ardeur. On plaignait un temps trop raffiné pour les comprendre.

— Vous aimez la musique, lord Erlistoun ?

— Oui. Il fallait entendre, l’hiver dernier, chanter Ernani à la Scala. C’était superbe.

— J’ai mauvais goût en fait de musique. J’aime mieux une ballade anglaise ou écossaise qu’une douzaine d’opéras.

— Chacun a son goût, dit lord Erlistoun en souriant.

Jeanne reprit, comme une alouette au haut d’un arbre, une de ces ballades de tous les temps : Robin Adair, Hunting tower ou la Maison d’Airly. J’étais très ému de la voir, de l’entendre, le cœur dans la voix et dans les yeux, ce noble cœur de femme. Je ne pouvais plus jouer aux échecs. Lord Erlistoun pouvait jouer apparemment, car il gagna. Au moment où nous nous levions, Jeanne me regarda gaiement et avec malice ; je sais que c’était pure taquinerie, et elle recommença :

Ô petit, petit ! veux-tu venir au bois avec moi ?
Non, non, dit Erlistoun,
Ceci ne peut pas, ne doit pas être,

Lord Erlistoun leva vivement la tête. Jeanne continua :

J’ai juré d’aller à Bothwell-du-Monf,
Il faut y aller ou mourir.

Le dernier vers retentissait comme un faible écho. Lord Erlistoun se leva.

— Je ne connais pas cette ballade, dit-il ; pourrais-je l’avoir ?

— Malheureusement non : je la chante de mémoire.

— Voulez-vous la répéter ?

— Une autre fois, mais pas ce soir.

Lord Erlistoun fut si étonné qu’on lui refusât quelque chose, qu’il ne fut pas disposé à demander une seconde fois. Il resta cependant près du piano pour parler à Jeanne.

— La bataille de Bothwell-du-Mont ! On se battait bien du temps de nos ancêtres. La vie est plus douce maintenant.

— Croyez-vous ?

— Je veux dire… Permettez-moi de vous aider à arranger votre pupitre… Je veux dire qu’il y a une différence entre les hommes de notre temps et le héros de votre ballade, Alexandre Gordon d’Erlistoun, je crois, que vous disiez ?

— Certainement, il y a une différence.

Lord Erlistoun garda le silence.

Au bout d’un moment, il fit une nouvelle tentative.

— Je crois cependant que j’ai des droits légitimes sur votre jolie ballade. Nous descendons collatéralement, je crois, de ces mêmes Gordon d’Erlistoun.

L’attention de Jeanne était conquise.

— Ah ! vraiment ? Erlistoun, près de Dalry, un grand château gris au milieu des arbres, au fond d’une large vallée entourée de montagnes basses, couvertes de pâturages ?

— Il me semble que vous connaissez les lieux mieux que moi. Par le fait, sauf parce que je sais que le premier lord Erlistoun a eu la fantaisie d’emprunter son titre au vieux château, je ne sais pas grand’chose de mes vieux ancêtres écossais. J’ai tant vécu à l’étranger, je suis devenu si complètement cosmopolite !

— Je vois cela.

— Ah ! vous vous en apercevez ?

Et il avait évidemment envie de savoir si cette découverte lui était favorable ou non.

— Vous vous intéressez, à ce que je vois, à ces temps romanesques passés. Cependant, je croyais que vous ne faisiez pas de cas des anciennes familles ?

Il nous avait certainement entendus le matin. Jeanne le sentit. Elle rougit vivement, mais elle n’était ni honteuse ni troublée.

— Je serais fâchée de mépriser quelque chose à cause de son ancienneté, et, d’autre part, de faire cas de quelque chose uniquement à cause de son ancienneté.

— Vous croyez donc qu’il y a quelque chose de vrai dans la doctrine des races ?

Il le disait, non sans orgueil, mais avec un orgueil trop accoutumé à ce qu’il possède pour se soucier de la condamnation ou de l’approbation des autres. Jeanne lui répondit avec un orgueil de même nature, mais provenant d’une autre source :

— Voici ce que je crois ; en voyant comment les races et les familles déclinent et s’éteignent promptement, lorsqu’une famille est restée considérable pendant plusieurs siècles, la chance est que ses membres ont assez de belles qualités et la race entière assez de vitalité pour la rendre digne de son rang.

— S’il est ainsi, comment est-ce un tort de respecter ses ancêtres ?

— Je n’ai jamais dit cela, lord Erlistonn. Lorsqu’on a honoré un père bien-aimé, on peut comprendre la joie d’honorer des ancêtres éloignés, s’ils méritaient d’être honorés. Mais (et ses grands yeux lançaient assez de lumière et de chaleur pour enflammer une race tout entière) je trouve au-dessous, fort au-dessous d’un homme vivant de trafiquer toute sa vie d’un amas de cendres des morts !

Parmi ses nobles pairesses anglaises, ses princesses russes, ses baronnes parisiennes, lord Erlistoun avait-il jamais entendu une femme dire ainsi tout ce qu’elle pensait dans toute l’honnêteté de son cœur, tout simplement parce qu’elle le pensait, sans s’inquiéter ni se préoccuper de son interlocuteur ? Il avait l’air un peu surpris. Il regardait avec quelque curiosité, sinon avec admiration, les yeux noirs étincelants de Jeanne ; puis il se baissa pour arranger la musique.

— Dowglas ? lui dit-il en lisant le nom écrit sur un volume ; je vous demande pardon, est-ce…

— Mon nom ? Oui ; mon père était Écossais ; ma mère s’appelait Browne.

Oui, Jeanne, levez la tête ; parlez fièrement de cette pauvre jeune mère, dont le sang n’était pas noble, mais qui vous a laissé l’énergie plébéienne des Browne pour vous venir en aide après sa mort.

— Dowglas ! répéta lord Erlistoun. Je vois que vous l’épelez avec un W, comme persiste à l’écrire une très ancienne branche des Douglas.

C’était probablement une question, mais Jeanne ne daigna pas dire si elle appartenait ou non à cette très ancienne branche.

— Merci, lord Erlistoun. Ne vous donnez pas la peine de ranger cette musique, je vous en prie.

Elle s’éloigna et passa le reste de la soirée à amuser les pauvres parents. Je ne la vis plus adresser la parole à lord Erlistoun. Il resta dans son fauteuil, occupé de son livre de gravures ; puis enfin, trouvant quelqu’un qui valait la peine qu’on lui parlât, comme tous ceux qui étaient là, très probablement, si on avait su trouver la clef de leurs cœurs et de leurs vies, il se mit à causer de bonne grâce.

Lorsque tout le monde se sépara pour la nuit, je remarquai qu’il tendait la main à Jeanne, qui ne l’avait jamais touchée auparavant, de manière à lui rendre impossible de la refuser.

— Bonsoir, miss Dowglas.

— Bonsoir, lord Erlistoun.