Lord Erlistoun/Chapitre 1

Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 141-161).

LORD ERLISTOUN



I


— Jeanne, dis-je, lord Erlistoun va venir.

— Vraiment ? dit ma cousine Jeanne, qui n’était pas ma cousine, mais que nous appellerons ainsi, parce qu’il est plus commode de ne pas avoir à raconter son histoire et celle de son pauvre père.

— Jeanne, ma chère, ce piano est-il d’accord ? Regardez-y. Et il faut faire découvrir aujourd’hui les meubles de velours, lord Erlistoun doit venir.

— Oui, mistress Browne, je n’oublierai pas.

— Jeanne, cousine Jeanne, Russell et moi nous manquerons la chasse aux corbeaux ; elle est remise à lundi. Lord Erlistoun va venir.

Cette dernière interruption coupa court à l’insistance de Jeanne. Elle aimait les deux jeunes gens qui le lui rendaient bien.

— Ne vous en désolez pas, Algernon. Les jeunes corbeaux auront quatre jours de plus de ce beau mois de mai, et, après tout, j’aime mieux les voir tuer par quelqu’un qui ne vous vaille pas.

— Qui ne me vaille pas ! Et lord Erlistoun ?

— Bien, cela peut être ; je ne le connais pas.

— Jeanne ! ma chère Jeanne !

— Ma chère mistress Browne !

Cette fois la malice l’emporta : Jeanne me regarda gaiement, elle souriait. Je savais, tout comme Jeanne, qu’un des rares défauts de ma bonne mère était un culte pour tout membre de l’aristocratie. Elle l’avait déjà, m’avait-on dit, lorsque l’honnête Thomas Brown était devenu le chef de la maison de Browne et Cie, négociants. On avait plaisanté alors sur la possibilité de changer cet e final qui était, dans son nom ou son caractère, la seule chose que mon père eût jamais consenti à modifier en faisant fortune. Elle s’appelait alors Susanne Steel ; elle était ouvrière en modes et en robes, et fort jolie ; elle l’était encore lorsqu’elle devint mistress Browne, de Lythwaite-Hall, mère de nombreux enfants, dont il ne lui restait que quatre, mes trois jeunes frères et moi ; elle prenait un plaisir bien excusable à faire valoir encore ses agréments avec ses belles robes, elle qui avait su conserver sa bonne grâce pendant tant d’années sans autre ornement que de la cotonnade et du linsey-wolsey.

Elle aimait aussi un peu à se faire honneur de toutes ses possessions, sa maison, ses voitures, ses domestiques, son argenterie, et même ses fils à Cambridge, bien qu’il me semblât souvent qu’elle était parfois un peu embarrassée de tout cet appareil, de ses fils surtout. Pauvre mère ! la seule chose dont elle ne pût pas faire parade, c’était moi.

J’étais nouveau parmi les splendeurs de Lythwaite-Hall. Mon père l’avait acheté récemment ; il avait récemment pris place parmi les propriétaires fonciers ; c’était tout récemment aussi que j’entendais parler de lords parmi ses connaissances. Cela était probablement dû au rôle qu’il avait joué dans l’organisation de la grande exposition qui, cette année-là, avait confondu toutes les classes. Je n’étais guère satisfait d’ailleurs de voir un visiteur arriver à la maison pendant l’une de mes rares visites. Il me faut du temps pour m’habituer aux gens, même à ma cousine Jeanne. Jeanne et moi, nous étions bons amis maintenant ; oui, les meilleurs amis du monde.

Nous avions fait une longue promenade ce matin-là, nous avions traversé le jardin pour aller voir le massif de muguets, puis par le parc jusqu’au ruisseau, et nous étions revenus par les taillis sous les trois marronniers, car Jeanne disait en riant que lorsqu’elle aurait fait fortune et qu’elle aurait un parc, elle le planterait de marronniers. Je me rappelle ce propos, parce qu’il me prouva qu’en causant comme en nous taisant nous poursuivions tous deux des pensées et des plans d’avenir aussi éloignés que les deux pôles.

— On ne fait pas souvent fortune ; les vaisseaux n’arrivent pas toujours au port, n’est-ce pas, cousine Jeanne ?

Je suis un homme tout uni, je le sais. Il n’y a guère de poésie en moi, et ce qu’il pouvait y en avoir a disparu depuis vingt ans au milieu des Docks et de la Bourse de Liverpool. Peut-être la poésie eût-elle pu revivre ; cela dépendait de certaines choses que j’avais cherché ce matin-là à découvrir sans déranger personne et sans faire parler dans la famille. Je les avais découvertes, ou plutôt j’avais découvert à temps qu’il n’y avait rien à découvrir. Tout en restait donc là, et j’étais redevenu Marc Browne, le fils aîné du brave Thomas Browne, le commis du négociant, appartenant à une autre situation sociale que celle de mes frères Charles, Russell et Algernon Browne, nés après un long intervalle dans les jours de notre prospérité. C’étaient de beaux et braves garçons, bien venus, bien élevés, accoutumés au luxe et à la vie facile. Il n’était pas étonnant qu’ils vécussent si gaiement avec ma cousine Jeanne, et que Jeanne eût tant de goût pour les jeunes gens.

Elle aimait aussi ma mère et se prêtait à merveille à ses manies, la suivant ce matin-là de fauteuil en fauteuil pour ôter les housses avec une patience inépuisable, digne d’une pauvre parente, et puis, avec une gaieté qui n’était guère d’une pauvre parente, se mettant à chanter un couplet ou deux pour son propre amusement.

— Voyons, Jeanne, un instant, croyez-vous que lord Erlistoun…

Cette importante question réglée, Jeanne reprit sa chanson :

Oh ! non, oh ! non, dit Erlistoun,
Ceci ne peut pas, ne doit pas être.
J’ai juré d’aller à Bothwell-du-Mont,
J’ai juré d’y aller ou de mourir.

— Marc, qui donc est lord Erlistoun ?

— C’est lord Erlistoun, je n’en sais pas davantage. Qu’est-ce que vous chantiez donc à son sujet ?

— Oh ! c’est un autre Erlistoun, le héros d’une vieille ballade à moi, personne que vous connaissiez, et rien qui puisse vous intéresser.

Jeanne se trompait parfois. Elle savait beaucoup de choses que je ne savais pas, mais ce n’était pas une raison pour qu’elles ne m’intéressassent pas. Il est vrai que jusqu’alors le journal et le grand-livre avaient à peu près été toute ma littérature, comme pour mon père avant moi. Jusqu’aux dernières années, le tourbillon des affaires d’argent m’avait laissé peu de temps pour d’autres intérêts. Cependant Jeanne se trompait.

Mais je ne la contredis pas. Je la laissai finir sa chanson et je la regardai assise au piano dans le salon, tous les stores baissés, un seul petit rayon de soleil pénétrant à travers les persiennes pour danser en mesure sur le sommet de sa tête.

Ah ! ma chère cousine Jeanne !

Revenons-en à lord Erlistoun.

J’ai été frappé depuis, comme d’une de ces coïncidences qu’on remarque plus tard avec une certaine surprise, que lord Erlistoun fût venu pour la première fois chez nous ce jour-là. On ne l’attendait que le lendemain, et j’étais rentré dans ma chambre quand ma mère heurta à ma porte ; elle était fermée, par hasard.

— Marc, descendez donc, votre père est sorti, les garçons sont allés se promener avec Jeanne, et je ne suis pas habillée. Qu’est-ce que je vais devenir ? Voilà lord Erlistoun qui est arrivé !

Oui, et je le voyais de ma fenêtre, se promenant lentement de long en large devant le portique. Il était grand, mince, avec un habit de chasse gris et une toque écossaise. Il n’avait rien de bien alarmant, et j’osai le dire à ma mère.

— Paix donc, Marc ! Descendez seulement.

En général, je n’aime pas les étrangers et surtout les étrangers du beau monde ; mais ce matin-là toutes les choses et tous les hommes me semblaient indifférents. Il me semblait qu’accomplir les devoirs de chaque jour à mesure qu’ils se présentaient, était la seule chose qu’il valût la peine de faire.

— Ne vous tourmentez pas, ma mère, je vais descendre. Combien de temps faut-il vous en débarrasser ?

— Jusqu’au dîner, si vous pouvez. Miséricorde ! il n’y a pas de gibier aujourd’hui pour le dîner !

Je me dis que les femmes, même les meilleures, se font de singuliers sujets de tourment ; mais je descendis.

— Lord Erlistoun, je crois.

— Monsieur Browne… je vous demande pardon… monsieur.

— Je suis Marc Browne. Je suis fâché que mon père ne soit pas ici pour vous recevoir.

— C’est ma faute, je me suis mépris sur le jour fixé pour ma visite. Cependant puis-je être assez indiscret…

Ses manières supposaient d’avance une réponse, la seule possible ; sa présence n’était probablement pas à l’ordinaire traitée d’indiscrète. Je lui souhaitai la bienvenue, et nous échangeâmes une poignée de main, après un examen réciproque et avec un souvenir vague de nous être vus ailleurs ; mais nous ne fîmes ni l’un ni l’autre allusion à cette première entrevue.

Je me le rappelai parfaitement. Nous autres travailleurs, nous rencontrons rarement chez les femmes de notre classe, encore moins chez les hommes, ces traits délicats et nobles qu’on qualifie ordinairement d’aristocratiques avec assez de justesse, puisque c’est le plus beau type de la simple beauté physique. Souvent arrêtés dans notre croissance par le travail de bureau et la vie des villes, nous atteignons rarement à cette stature élégante et élevée, qui combine la force mâle avec la grâce féminine et aussi à ces mains effilées et à ces ongles en amande. Chaque classe a ses avantages : celui de la perfection physique nous appartient rarement ; elle dépend de chances qui nous manquent habituellement, ou bien elle provient des générations antérieures qui ont légué leur type personnel à leurs enfants ; les soins de l’enfance, l’éducation et la manière de vivre y ajoutent ensuite.

Je vis d’un coup d’œil ce que tout homme intelligent doit voir sans s’en effrayer et sans en avoir honte ; c’est que sur certains points il eût été aussi impossible d’établir une comparaison entre un bidet de travail et un cheval de course qu’entre lord Erlistoun et Marc Browne. Peut-être la série instinctive des réflexions qui m’amenèrent à cette comparaison, ou plutôt à cette distinction, indiquait-elle que je pensais trop à moi-même ; mais il y a des positions où on pense habituellement à soi, et où l’on se compare volontairement ou involontairement aux autres ; j’étais dans cette position ce jour-là.

— Cet endroit-ci est charmant, dit lord Erlistoun.

Il avait raison. J’ai vu bien des maisons de grands seigneurs qui n’étaient pas à moitié aussi belles. Mon père y prenait grand plaisir, et ce ne fut pas sans une certaine satisfaction que j’en fis les honneurs à notre hôte, et que je lui montrai les jardins, les serres, le parc. Il y avait un agréable sentiment d’orgueil à montrer à lord Erlistoun que nous autres gens d’argent nous pouvions aimer la nature et l’air, et dépenser sagement et largement ce que nous n’avions pas hérité, mais bien gagné. En faisant les honneurs de la propriété, je fus moi-même frappé de l’ensemble, de la magnificence des habitudes de mon père et du contraste qu’elles formaient avec le sombre petit bureau de Liverpool, d’où sortait l’argent pour entretenir tout cela.

J’ai pensé quelquefois… mais un fils n’a pas le droit de commenter la conduite de son père, d’un si excellent père.

Notre promenade finit, et la conversation aussi. Nous avions parlé de l’état de l’Europe, de la grande exposition, sujets sur lesquels nous pouvions nous rencontrer, mais qui tombaient à plat les uns après les autres. Je ne suis pas un grand causeur, pour mon propre compte ; mais j’aime à écouter les autres, et je dois avouer que la société de lord Erlistoun me parut assez peu amusante.

Je le conduisis enfin dans son appartement et, au grand soulagement de tout le monde, il n’en sortit qu’au moment du dîner.

Le repas ne dut pas l’amuser beaucoup ; mon père était toujours absent ; ma mère, mon frère et ma cousine étaient tout ce que je pouvais lui offrir. Je me rappelle comment mes frères, pleins d’une confiance puisée à Cambridge dans leur habitude du monde, se mirent volontiers en avant, jusqu’à ce qu’ils eussent été repoussés par une politesse grave qui ne permettait pas les familiarités, et je vois encore ma mère, dont les cordiales excuses au sujet de « la fortune du pot » furent accueillies par un sourire dont la réserve même indiquait une ignorance absolue de ce que pouvait vouloir dire « la fortune du pot ». Ma bonne mère, avec ses joues rouges, sa précipitation, sa robe de soie claire qui faisait un peu trop ressortir son embonpoint, ses gants blancs qui ne voulaient pas aller, ses efforts malaisés pour paraître à l’aise, et sa conversation inépuisable qui laissait paraître les traces de son éducation première ! Je me demandais ce que lord Erlistoun pensait de son hôtesse.

Rien peut-être, car aucun signe extérieur ne manifestait son idée. J’ai vu des hommes d’un caractère réservé, aux traits de fer, dont la physionomie était dure comme un coffre verrouillé ; on devinait au moins par là qu’ils avaient quelque chose à cacher. J’ai vu des hommes fiers et hautains qui cherchaient à se faire un masque de leur physionomie ; mais, de temps en temps, les yeux lançaient un éclair qui vous faisait sentir que c’était un masque et qu’il y avait là-dessous de la chair et du sang. Mais, de ma vie, je n’avais vu une immobilité aussi polie, aussi unie, aussi charmante que paraissait l’être la physionomie de lord Erlistoun, ce premier jour de notre connaissance.

— Qu’en pensez-vous, Jeanne ? lui demandai-je lorsque, mon père étant enfin revenu, je me trouvai libre de m’établir dans mon coin accoutumé et de suivre des yeux ma cousine qui faisait ses affaires comme à l’ordinaire, sans paraître avoir l’intention de rien changer pour notre illustre visiteur. Elle l’avait simplement salué quand je le lui avais présenté. On ne faisait pas d’ordinaire grande attention à elle, et ses manières évitaient plutôt qu’elles ne recherchaient l’attention dès que nous avions du monde. Cependant il semblait souvent, à moi du moins, qu’elle était de toute la famille la personne la plus à l’aise, la plus naturellement placée dans les beaux salons de Lythwaite-Hall.

— Qu’en pensez-vous ? répétai-je pendant qu’elle discutait avec ma mère auprès de la table à thé, pour lui persuader qu’il valait bien mieux lui laisser faire le thé, comme de coutume à la campagne, en dépit de lord Erlistoun.

— Ce que j’en pense ? Attendez donc, Jean, laissez la lampe ici… Eh bien ! je le trouve très beau et remarquablement bien mis.

— Vous plaisantez.

— Point du tout, c’est une vraie qualité. Tout le monde peut s’habiller comme un dandy ; mais il faut un certain goût pour s’habiller comme doit l’être un homme bien élevé.

— Et ses manières ?

— J’en ai vu de moins bonnes, j’en ai vu de meilleures.

— Ma chère Jeanne, comment pouvez-vous en juger ? Il est si élégant, si poli ; on voit qu’il est accoutumé à la meilleure compagnie.

— Mais, ma mère, Jeanne a été accoutumée aussi à la bonne compagnie.

— J’ai été accoutumée pendant vingt-six ans à celle de mon père.

Jeanne dit cela avec orgueil, mais un orgueil permis. Je vis trembler ses lèvres, et je me hâtai de parler d’autre chose.

J’avais vu une fois dans ma vie le père de Jeanne. Personne ne pouvait l’oublier, pas même un jeune garçon, ce que j’étais alors. Comment il s’était marié dans la famille Brown, et si la femme qu’il avait choisie, Emma Brown, avait les qualités requises pour devenir sa femme et la mère de Jeanne, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Elle mourut jeune. Nous n’entendions jamais parler ni du père ni de la fille ; seulement nous voyions parfois son nom dans les journaux et les revues ; mon père disait alors : « C’est probablement le mari de la pauvre Emma, il avait tant d’esprit ! » Enfin nous vîmes un jour son nom dans une nécrologie de journal. Les auteurs meurent d’ordinaire dans la pauvreté ; il avait cependant laissé à Jeanne cinquante livres sterling de rente. Mon père alla la chercher pour nous faire une visite à Lythwaite, et, je ne sais comment, nous ne pûmes plus nous en séparer. Voilà tout ce que je savais de son histoire.

Pour elle, c’était une personne mince, élancée, aux cheveux noirs. On ne l’admirait pas beaucoup en général, du moins parmi les gens de notre connaissance. Un teint éclatant, une taille arrondie, le tout relevé par une toilette élégante, voilà leur idée de la beauté. Si Pallas elle-même (j’ai une tête de Pallas sur la bibliothèque, dans mon bureau, que j’ai achetée chez un marchand de curiosités parce qu’il y avait, dans la coupe du front et l’attache des cheveux, quelque chose qui me rappelait Jeanne), si Pallas elle-même était tombée au milieu d’une telle réunion avec une robe de soie noire montante, une petite ruche blanche autour du cou, sans un ruban ou un bijou, on eût certainement trouvé que la déesse était une jeune femme peu avenante, comme je l’ai entendu dire de Jeanne.

C’était une jeune femme décidément ; ce n’était pas une jeune fille. Elle avait vu le monde à Londres et ailleurs ; son caractère et ses manières étaient également formés, si on peut dire qu’elle eût des manières, elle qui, dans toutes les circonstances, était si parfaitement simple et naturelle ; elle n’était pas toujours la même ; il n’y a guère que les gens très réservés, les gens du monde quintessencié et les gens sans esprit qui ne varient jamais : mais, dans toutes ses allures les plus diverses, Jeanne était et restait toujours ce qu’elle voulait être, elle-même.

Elle n’avait aucune prétention, aucun genre, elle ne feignait point une humilité polie ou mesquine. Je crois qu’elle savait bien qu’elle n’était pas laide et qu’elle s’amusait un peu du mauvais goût de ceux qui en jugeaient autrement. Je crois aussi qu’elle avait un certain plaisir féminin innocent à voir ses traits classiques, nobles, les traits de son père, et les belles mains qu’elle tenait de lui. C’était en partie par affection pour son père ; il était d’ailleurs dans sa nature d’avoir un bon sentiment au fond même de ses vanités.

Je la décris comme elle était pour nous qui la connaissions, non pour les étrangers, et à moins qu’ils ne l’intéressassent réellement, elle ne faisait point de frais pour eux. Je ne m’étonnai donc pas que ce soir-là, tranquille comme elle l’était d’ordinaire, lord Erlistoun se bornât à remarquer son visage (il était trop connaisseur pour ne pas voir qu’elle était belle) comme il eût remarqué un tableau ou une statue, sans aller plus loin. Elle soutint son regard, peut-être sans s’en apercevoir ; ses pensées semblaient souvent bien loin de nous. On voyait qu’elle avait mené une vie pénible ; elle avait eu un grand chagrin ; on voyait cela aussi : du moins on pouvait le voir ; mais on ne pouvait guère demander tant de discernement à un homme aussi jeune que lord Erlistoun.

— Quel âge peut-il avoir, Jeanne ?

— Qui ? Lord Erlistoun ? Je n’en sais rien, on ne peut pas juger si vite. Mais le livre de Burke nous le dira, mistress Browne.

— Je vous avais bien dit, ma chère, que ce n’était pas une emplette inutile, dit ma mère en tournant les pages du Peerage, nécessité nouvelle chez nous. Le voilà : Nugent, baron Erlistoun. Allons donc ! il n’a que vingt-quatre ans, l’âge de Charles ; il est plus jeune que vous, Jeanne.

— Oui.

Ici l’objet de la discussion y mit involontairement un terme. En ouvrant la porte du salon, il avait l’air un peu fatigué, mais il écoutait toujours avec la politesse la plus exemplaire les moindres paroles de mon père. Or, la conversation de mon père valait toujours la peine d’être écoutée ; mais, comme la plupart des vieillards, il parlait longuement, et les maximes les plus sages comme les histoires les plus piquantes perdent à être racontées dix fois de suite. Le jeune homme se retourna, peut-être un peu trop vite, du côté de ma mère lorsqu’elle vint à son aide. Et une légère nuance d’intérêt personnel, en dehors de l’intérêt invariablement poli qu’il apportait à toute chose, parut sur ses traits lorsque, au milieu de la longue liste des gens que ma mère avait invités à dîner pour le lendemain et qu’il n’avait pas l’honneur de connaître, bien que ce fût la liste de nos amis, il tomba enfin sur un nom qu’il connaissait.

— Lady Erlistoun, ma mère, ajouta-t-il, est en relation avec l’évêque et sa femme ; ce sont de très aimables gens.

— Oh ! des gens charmants ! (Pourquoi tant d’enthousiasme, ma bonne mère ? Vous y avez dîné une seule fois, je le sais.) Et leur gentille petite nièce, elle ne va pas encore dans le monde, lady Émilie Gage. Vous la connaissez, naturellement ?

— Lady Erlistoun la connaissait. Permettez-moi…

Et lord Erlistoun se leva languissamment pour apporter la tasse de ma mère à la table du thé. Il s’était donné quelque peine, ma mère l’accablait d’excuses, mais les yeux de Jeanne avaient une pointe de malice en le regardant.

— Ne bougez pas, Marc, un peu d’exercice ne lui fera pas de mal. Laissez-le faire à Rome comme les Romains.

Il attendit, pendant qu’elle remplissait la tasse, et la recevant avec un mot d’observation ou de remerciement, il se retira. Puis, dans une grande disette d’amusements, et au moment où une atmosphère pesante et glaciale se répandait dans la chambre, mes parents et Charles, pour faire cesser la contrainte, s’établirent au whist, ce qui dura jusqu’à l’heure de se coucher.

Jeanne et moi, nous les contemplions sans rien dire : le visage rosé, arrondi, satisfait de ma mère ; les traits un peu gros, un peu rudes de mon père, remplis cependant de capacité et d’énergie, et, entre eux, cet élégant jeune homme dont la délicatesse exquise touchait de près à l’air efféminé.

— Je voudrais bien savoir pourquoi il est venu ici, dit Jeanne d’un ton méditatif. Il faut qu’il ait eu quelque motif bien puissant ou qu’il s’ennuie cruellement, puisque…

— Vous n’aviez pas besoin d’hésiter, cousine, j’avais compris votre pensée involontaire ; moi aussi, je savais ce qu’étaient notre maison et ses habitudes, et l’effet que nous devions faire à quelqu’un d’aussi différent de nous que lord Erlistoun. Il est absurde de déguiser une telle vérité ; c’est ce que je ne fais jamais. Je vois ce que vous voulez dire, Jeanne… Il vient parmi ses inférieurs, lui qui est accoutumé à l’élégance de la vie du monde. Cette manière languissante, indolente, parfaite, qui agace tellement ma pauvre mère, à ce que je vois, ce sont donc les manières élégantes ; vous le savez bien.

— Non, heureusement, je n’en sais rien, Marc. Vous devriez avoir honte (et je n’y manquai pas, en la voyant rougir d’indignation). Je n’en sais rien, moi, et je n’en veux jamais rien savoir. Je n’ai pas affaire avec la vie élégante. Je sais comme vous êtes bons tous ; je vous aime.

— Oui, Jeanne, parlez franchement ; vous avez le cœur chaud. Certes, vous nous aimez tous, tous également.

Après que lord Erlistoun eut été solennellement conduit dans sa chambre, et son hôtesse avouait tout bas que le plus grand seigneur du pays ne pouvait souhaiter une plus belle chambre ni mieux meublée, nous commençâmes à respirer. Naturellement, il fut le sujet de la conversation, comme cela arrive dans les familles ; et, grâce au ciel, en dépit de notre accroissement de fortune, nous n’avions pas cessé d’être une famille. Jeanne, qui se glissait lentement à la place des petites filles mortes, ou qui se faisait une place à elle par l’énergie naturelle de son caractère, prit sa part dans la discussion. Elle reconnut pleinement le mérite réel, mais elle se moqua sans pitié des petites affectations de langage et d’accent qui avaient frappé la famille d’un étonnement respectueux.

— Je voudrais l’obliger une fois à une exclamation franche, dit Jeanne, soit de plaisir, soit de souffrance. Tout jeune qu’il est, je me demande s’il est encore capable d’éprouver l’une ou l’autre et de l’exprimer ; je le voudrais.

— Votre souhait n’est pas bien charitable, Jeanne.

— Si, reprit-elle après un moment de réflexion. Toute souffrance vaut mieux que la stagnation. Toute expression de sentiment vaut mieux que l’hypocrisie élégante qui a honte de ce qu’elle éprouve.

Et puis elle se retourna en riant pour passer son bras autour du cou de ma mère, et lui raconter à propos de rien que, deux fois dans la journée, on l’avait appelée miss Browne dans le village.

Non, Jeanne, vous ne pouviez pas être la fille de ma mère. Je vis plus clairement que jamais, ce soir-là, qu’il y avait quelque chose dans votre tournure, dans vos manières, dans vos idées, qui différait des nôtres. Peut-être le saviez-vous aussi, quelle que fût votre affection et votre estime pour nous, les honnêtes et respectables Browne.

Je pensais ainsi, et mes réflexions avaient une certaine vérité, mais ce n’était pas toute la vérité. Chacun selon sa nature, c’est la loi primitive, et c’est un fait aussi évident et aussi souverain que « Qui se ressemble s’assemble ». Mais nous décidons parfois trop légèrement, et d’après la surface, en quoi consiste l’analogie.