Lord Castelreagh et la politique extérieure de l’Angleterre de 1812 à 1822/04

Lord Castelreagh et la politique extérieure de l’Angleterre de 1812 à 1822
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 65-111).
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LORD CASTLEREAGH
ET
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE L’ANGLETERRE DE 1812 À 1822.


IV.

LE SECOND MINISTÈRE DU DUC DE RICHELIEU,
LA CRISE EUROPÉENNE DE 1821 ET LA POLITIQUE DE L’EMPEREUR ALEXANDRE, DU PRINCE DE METTERNICH ET DE LORD CASTLEREAGH.[1]


Correspondence, Despatches and other Papers of viscount Castlereagh, second marquess of Londonderry, etc. London 1853, John Murray.

I.

Le ministère qui prit, à la fin de l’année 1818, la direction des affaires de France avait été formé avec le concours et sous l’influence des hommes éminens qu’on appelait dès lors les doctrinaires ; un de leurs chefs, l’éloquent M. de Serres, en faisait partie. L’avènement de ce cabinet fut signalé par l’abandon des derniers restes du régime répressif et exceptionnel de 1815, par le rappel de la plupart des exilés, par l’admission dans la chambre des pairs d’un nombre considérable de libéraux et d’anciens bonapartistes, et par l’établissement d’une complète liberté de la presse sous la garantie de la législation la plus généreuse que la France ait jamais possédée. Il fut signalé aussi par un redoublement d’hostilités de la part des ultra-royalistes, fortifiés cette fois de l’adhésion d’une fraction considérable de l’ancien parti modéré qui avait aidé naguère M. de Richelieu à contenir les exagérations de la droite, mais qui, croyant maintenant que le danger ne venait plus de ce côté, voyait avec défiance quelques-uns des nouveaux conseillers de la couronne, et s’inquiétait surtout de l’extension prématurée que l’on donnait aux libertés publiques.

Cette disposition, ces tendances, ces inquiétudes étaient aussi en général celles des gouvernemens étrangers. L’envoyé de Russie, M. Pozzo di Borgo, si intimement associé à la politique du duc de Richelieu, n’avait pu voir qu’avec un sentiment pénible le renversement de cette politique ; il ne dissimulait en aucune façon le regret qu’il en éprouvait, le jugement sévère qu’il portait de celle qui l’avait remplacée, et ses rapports durent contribuer à modifier les appréciations de l’empereur Alexandre, jusqu’alors si favorable à tous les développemens du principe constitutionnel. Pour se faire une idée exacte de ce qui se passait à Paris, ce souverain ne tarda pas à y envoyer son secrétaire d’état, le comte Capodistrias, homme d’un esprit élevé, de sentimens libéraux, qui avait en ce moment sa principale confiance, et dont l’influence sur la politique extérieure de la Russie dépassait de beaucoup celle du comte de Nesselrode, chef titulaire du département des affaires étrangères. Rien ne donne lieu de supposer que les informations transmises par M. Capodistrias à l’empereur Alexandre aient contredit celles du général Pozzo.

Le cabinet britannique était trop profondément imbu des doctrines du torysme pour qu’il lui fût possible d’approuver la direction nouvelle imprimée aux affaires de France. Néanmoins son ambassadeur, sir Charles Stuart, vit avec quelque complaisance la chute d’un ministère qu’il accusait de subir trop exclusivement l’ascendant de l’envoyé de Russie. Peut-être avait-il espéré d’abord que M. de Talleyrand prendrait la place de M. de Richelieu ; à son défaut, il ne tarda pas à former des rapports assez étroits avec M. Decazes. Il se vantait pourtant, dans sa correspondance avec lord Castlereagh, d’être resté complètement étranger à la crise ministérielle, bien qu’on lui eût fait entendre que la connaissance des souhaits du gouvernement britannique pourrait influer sur l’issue de cette crise, et d’avoir constamment répondu que ses instructions non-seulement lui interdisaient toute intervention semblable, mais lui recommandaient même d’éviter l’expression d’une opinion. « Peut-être, ajoutait-il, aurait-il été à désirer que tous mes collègues eussent observé la même réserve. » Ce dernier, trait était dirigé contre le général Pozzo.

La France n’était pas le seul pays qui excitât en 1819 les inquiétudes des amis de l’ordre et de la paix. L’Allemagne semblait même bien plus immédiatement menacée d’une révolution. L’exaltation des esprits, échauffés par les déclamations de certains professeurs et par les violentes provocations de la presse, était effrayante. Les universités surtout étaient en proie à un désordre moral qui se manifestait quelquefois par de grands scandales. — L’assassinat de Kotzebue, égorgé par un étudiant fanatique qui l’accusait de se faire auprès de l’empereur Alexandre le dénonciateur du libéralisme allemand, devint le signal d’une réaction énergique contre ces excès. Comme il arrive presque toujours, cet accident, symptôme dramatique d’un mal depuis longtemps évident aux yeux de tous les hommes sensés, fit plus pour éclairer le vulgaire que n’eussent pu faire les argumens les plus irréfragables, et les gouvernemens y trouvèrent la force de recourir enfin à des moyens de défense efficaces. Le cabinet de Berlin s’effrayait de plus en plus de la violence de l’orage qu’il avait contribué à déchaîner. Renonçant à ses rêves d’ambition pour ne plus songer qu’à conjurer les périls si imprudemment appelés, il se jeta en quelque sorte dans les bras du gouvernement autrichien, qui, n’ayant pas laissé affaiblir dans ses états le principe d’autorité, avait conservé une plus grande liberté d’action. M. de Metternich sut tirer parti, avec son habileté ordinaire, de ce revirement. Par ses soins, une sorte de congrès des représentans des princes allemands se réunit à Carlsbad, où des mesures de circonstance furent arrêtées d’un commun accord pour soumettre les universités et la presse à une discipline plus sévère. Des conférences s’ouvrirent ensuite à Vienne entre les envoyés de tous les états germaniques pour compléter l’organisation de la confédération, dont le pacte fédéral de 1815 avait posé les bases. Sous prétexte de les développer et de les éclaircir, M. de Metternich parvint en réalité à en modifier considérablement le caractère. En 1815, sous l’influence des idées et des préoccupations qui prévalaient alors, on avait surtout cherché à assurer le maintien de la paix entre les états fédérés ; en 1820, tout fut dirigé vers la répression des troubles qui pourraient survenir dans l’intérieur de ces états, et on s’attacha presque exclusivement à la recherche des moyens de prêter main-forte aux gouvernemens contre les exigences des peuples ou des assemblées représentatives. Tel est l’objet principal des dispositions de l’acte final dans lequel on résuma les délibérations de la conférence, et qui attribua à la diète, c’est-à-dire aux deux grandes puissances allemandes dont l’accord devait nécessairement la dominer, une sorte de suprématie sur les souverainetés particulières. Cette suprématie eût été bien plus complète encore, si les plus puissans des états secondaires, la Bavière et le Wurtemberg, jaloux de leur indépendance, n’eussent opposé à M. de Metternich une résistance dont il fallut tenir compte jusqu’à un certain point. Le ministère autrichien dut aussi renoncer au projet qu’il avait formé d’obliger ces états à réviser les constitutions qu’ils s’étaient déjà données pour en faire disparaître certaines stipulations trop libérales suivant lui et incompatibles, disait-il, avec le principe monarchique qui faisait l’essence de la confédération.

Cette résistance des états secondaires était encouragée par l’empereur de Russie, à qui les délibérations de Carlsbad et de Vienne causaient beaucoup d’ombrage. Il comprenait la nécessité de réprimer en Allemagne les progrès de l’esprit révolutionnaire : le meurtre de Kotzebue avait produit sur son imagination une impression très vive, et des mesures qui auraient eu pour unique objet la répression des désordres du journalisme et des universités eussent obtenu son approbation ; mais son libéralisme, bien que déjà affaibli et un peu hésitant, s’effarouchait des tendances manifestes de la politique autrichienne contre le système constitutionnel. Habitué d’ailleurs à intervenir avec autorité dans toutes les grandes affaires de l’Europe, il ne pouvait prendre son parti d’être exclu cette fois des conseils où l’on débattait entre Allemands le sort de l’Allemagne, et qui, comme il le disait avec quelque raison, ne respectaient pas toujours l’œuvre du congrès de Vienne. Enfin l’ascendant que prenait l’Autriche le choquait d’autant plus qu’il était depuis longtemps, pour des motifs de nature très diverse, en mauvais rapports avec M. de Metternich. Il eût donc voulu contrarier son action, et le comte Capodistrias, après avoir visité Paris, fit un voyage à Londres pour engager lord Castlereagh à intervenir dans ce sens avec le cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais cette tentative devait nécessairement échouer. Le cabinet de Londres à cette époque prenait peu de souci des atteintes que pouvait recevoir sur le continent la cause de la liberté ; il redoutait grandement l’esprit révolutionnaire, et l’union intime qui existait entre lui et l’Autriche ne pouvait que lui faire voir avec satisfaction la domination qu’elle commençait à exercer en Allemagne.

On trouve de curieux détails sur cette situation dans une lettre que le chancelier prussien, le prince de Hardenberg, écrivit à lord Castlereagh le 30 décembre 1819, après les conférences de Carlsbad, au moment où celles de Vienne allaient s’ouvrir. Après avoir félicité le ministre anglais de l’attitude noble, ferme et énergique prise par le cabinet de Londres en présence de la contagion morale qui se manifestait presque partout, disait-il, et qui, sans des mesures sages et efficaces, ne pouvait manquer de précipiter les états civilisés dans un abîme de malheurs, le prince de Hardenberg continuait ainsi[2] :


« Vous connaissez celles que nous avons cru devoir prendre de concert avec la cour de Vienne ;… vous savez que les ministres des membres de la fédération sont maintenant assemblés à Vienne pour se concerter sur ce qui reste à faire, tant pour opposer une digue aux menées des révolutionnaires que pour s’arranger sur l’exécution des articles de l’acte de la fédération germanique… — M. de Capodistrias, dont nous connaissons tous les sophismes et qui nous a donné tant de fil à retordre à Aix-la-Chapelle, s’est mis dans la tête que nous ne visons à rien moins qu’à changer l’acte de fédération tel qu’il a été garanti par les puissances, que l’Autriche et la Prusse veulent empiéter sur la liberté et la souveraineté des petits ou moindres états de l’Allemagne ; il craint la diminution de l’influence russe et se plaît, en puisant ses nouvelles et ses argumens dans les feuilles du parti révolutionnaire en France et dans les Pays-Bas, toutes remplies de mensonges, à tenir un langage d’improbation à l’égard des mesures prises à Carlsbad, à nourrir par-là le germe de mécontentement que l’ambition et les vues de la Bavière et du Wurtemberg n’ont cessé de conserver depuis le congrès de Vienne et à instruire les ministres de Russie à l’étranger dans un sens peu fait pour seconder les vues tout à fait pures et conformes aux traités et aux circonstances que nous partageons avec l’Autriche et la grande majorité des états allemands. Cette marche ne peut qu’opérer d’une manière très nuisible pour le bien général. — Dans la manière de voir du comte Capodistrias, il croit devoir consulter votre cour, milord, et, perdant de vue que les conférences de Vienne et de Carlsbad sont absolument dans la ligne de l’acte de la fédération et que nos alliés devraient nous exciter à prendre les mesures dont il est question si nous pouvions les négliger, il sonnerait la défiance et servirait le parti révolutionnaire, si le ministère anglais était moins bien informé, s’il n’était à même de se procurer les notions les plus exactes… Il faut que j’ajoute que l’empereur de Russie est lui-même dans de très bons principes, et que ce ne sont que les notions erronées et les opinions du comte Capodistrias qui l’entraînent à agir, en quelque façon, en opposition avec ses propres sentimens… »


Le prince de Hardenberg annonçait en même temps qu’il allait communiquer à l’envoyé d’Angleterre les rapports reçus de vienne sur les délibérations préliminaires qui y étaient déjà engagées, et il exprimait l’espérance que l’esprit juste et conciliant de lord Castlereagh tirerait parti de ces communications confidentielles pour réfuter victorieusement les visions de M. Capodistrias.

Lord Castlereagh justifia la confiance que lui témoignait le chef du cabinet prussien. Le 14 janvier 1820, en réponse aux ouvertures du cabinet de Saint-Pétersbourg, il écrivit au comte de Lieven, ambassadeur de Russie à Londres, une très longue dépêche, rédigée avec beaucoup de ménagemens, mais qui avait pour but d’établir que, dans les conjonctures où l’on se trouvait, une intervention des puissances étrangères à l’Allemagne dans les affaires de la confédération ne serait pas justifiée. Dans une autre lettre qu’il adressa le même jour à son frère, lord Stewart, ambassadeur d’Angleterre à Vienne, pour le charger de communiquer cette pièce à M. de Metternich, il lui recommanda de conseiller à ce ministre de ne pas prolonger la polémique engagée entre la Russie et l’Autriche sur cette délicate question, et qui ne pouvait avoir d’autre effet que d’aggraver les dissentimens en aigrissant les amours-propres. Il envoya également au prince de Hardenberg une copie de sa réponse au comte de Lieven, en lui faisant remarquer que, sans blesser le gouvernement russe, elle était de nature à garantir les délibérations des gouvernemens germaniques contre une intervention inopportune. Enfin il le pria de s’interposer aussi auprès de M. de Metternich pour mettre fin à l’échange de notes assez vives qui continuait d’avoir lieu entre les deux cours impériales sur des questions de pure théorie : « Nos alliés, disait-il, doivent se rappeler que nous avons un parlement, et qu’ils ont eux-mêmes un grand intérêt à ne pas y provoquer sans utilité des discussions irritantes sur des matières de politique continentale. »

Cette ingérence du cabinet de Saint-Pétersbourg dans les affaires allemandes ne blessait pas seulement les cabinets de Vienne et de Berlin, dont elle contrariait les vues particulières. Le gouvernement bavarois, dont elle semblait appuyer la résistance à la suprématie des deux grandes cours, en éprouvait lui-même quelque impatience. Voici ce qu’écrivait le A janvier à lord Castlereagh l’envoyé anglais à Munich, sir Frédéric Lamb[3], un des agens les plus éclaira de la diplomatie anglaise :


« … J’ai pris connaissance de la circulaire du gouvernement russe à ses ministres. Je ne puis y voir autre chose qu’un manifeste destiné à donner aux gouvernemens allemands l’assurance qu’ils seront soutenus dans leur opposition aux mesures de l’Autriche. La Russie attache peu d’importance à la réponse qu’elle pourra recevoir de l’Angleterre, et elle s’attend à ce que le but qu’elle a en vue soit atteint par le fait seul de la mise en circulation de ce document. Cette manière de voir a été confirmée dans mon esprit par une conversation de ce matin avec le ministre des affaires étrangères bavarois, M. de Rechberg, qui est allé jusqu’à me dire que l’objet de la Russie était de tout embrouiller, et qu’il n’était pas possible de compter sur la tranquillité de l’Europe tant que cette puissance aurait sur pied une armée aussi considérable, organisée en corps, et qu’une simple signature suffit pour mettre en mouvement. Il a reconnu que la phrase du mémoire russe relative au pouvoir dictatorial à donner à la diète était dictée par une intention si évidemment malveillante, que, suivant toute apparence, elle manquerait son effet ; il m’a dit en même temps que l’empereur avait décidément approuvé les mesures prises au sujet des journaux et des universités. Je crois qu’on peut en induire une distinction fondée par rapport aux sentimens de l’empereur. Il veut que l’esprit révolutionnaire soit dompté, mais il est hostile à la confédération germanique, la regardant comme une arme qu’on pourrait tourne contre lui. Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a eu une singulière faiblesse à demander l’opinion de la Russie sur les mesures que l’on examinait à Vienne. — … La nécessité d’établir un système uniforme de constitutions en Allemagne est un motif très fondé de modifier ce qui est établi dans quelques-uns des états particuliers, et si on n’y pourvoit pas à présent, le mal ne manquera pas de se propager et de causer beaucoup d’embarras. Rechberg exprime l’espérance que l’on pourra faire quelque chose à Vienne dans ce sens ; mais le meilleur symptôme d’un résultat aussi désirable, ce serait une disposition de la part de la Bavière elle-même à permettre la révision de la constitution insensée qu’elle s’est donnée. »


Cette lettre est, à mon avis, un curieux témoignage de ce qu’étaient alors les inclinations du gouvernement anglais et de ses agens en matière de politique extérieure : sauf quelques ménagemens de forme qu’ils laissaient de côté dans leur correspondance confidentielle, ces inclinations n’étaient pas plus libérales que celles de l’Autriche. La conférence de Vienne ne réalisa pas complètement toutefois les vœux exprimés par sir Frédéric Lamb : nous avons déjà dit que les constitutions établies dans le midi de l’Allemagne ne furent pas soumises à une révision, et l’action énergique de la diète suffit pour rendre la tranquillité à l’Allemagne, où le jacobinisme, renfermé encore dans le cercle des hommes de lettres et des étudians, n’avait pas jeté à cette époque des racines aussi profondes que beaucoup de personnes le supposaient.


II.

La France était restée étrangère à ces discussions. Son affranchissement était trop récent, trop peu consolidé encore pour qu’il n’y eût pas eu de sa part quelque imprudence à vouloir s’immiscer si promptement dans les affaires des autres états, dans celles d’un pays surtout où sa domination avait laissé des souvenirs si pénibles et si irritans. Sa situation intérieure s’était d’ailleurs assez aggravée dans le cours de l’année qui venait de finir pour que la pensée de ses hommes d’état ne pût guère se porter et leur action s’exercer au-delà de ses frontières.

Le ministère libéral dont j’ai rappelé les premiers actes n’avait pu réussir, malgré ses nombreuses concessions, à désarmer les ressentimens des implacables ennemis de la monarchie des Bourbons, ni même à satisfaire toutes les exigences, à calmer toutes les inquiétudes de certains amis de la liberté trop impatiens ou trop défians. Après l’avoir d’abord accueilli comme un libérateur, on les avait vus, à son premier refus d’accéder à leurs réclamations impérieuses, lui déclarer une guerre aussi vive que celle qu’ils avaient faite au précédent cabinet. La presse périodique, à peine délivrée de la censure, était devenue contre le nouveau ministère l’instrument des agressions les plus passionnées et les plus outrageantes. Les collèges électoraux, appelés chaque année à renouveler un cinquième de la chambre des députés, ne s’étaient pas bornés cette fois à repousser les membres de l’ancienne droite, ceux des centres avaient aussi été exclus ; la majorité des nouveaux élus appartenait à l’opposition hostile. Un d’entre eux, le fameux Grégoire, réputé régicide parce que, absent de la convention au moment de la condamnation de Louis XVI, il l’avait approuvée par une lettre publique, n’avait dû sa nomination qu’à la notoriété qui en rejaillissait sur son nom, et le ministère n’avait pu faire accepter un certain nombre de ses candidats qu’en les choisissant dans les nuances plus voisines de la gauche.

Le gouvernement du roi, effrayé d’un pareil mouvement, pensa, comme l’avait pensé dix mois auparavant le duc de Richelieu, qu’il était indispensable de changer la loi électorale avant que les élections nouvelles n’eussent rendu ce changement impraticable en donnant la majorité dans la chambre au parti ennemi qui en formait déjà près de la moitié. Quelques-uns des ministres, entre autres le général Dessolle, président du conseil, n’ayant pu se mettre d’accord avec leurs collègues sur la ligne politique qu’il convenait de suivre, donnèrent leur démission, et un nouveau cabinet s’organisa, le 19 novembre 1819, dans la pensée de proposer aux chambres un système électoral qui offrît plus de garanties à la monarchie légitime. Dans le ministère ainsi recomposé, M. Decazes, ministre de l’intérieur, remplaça le général Dessolle comme président du conseil, et M. Pasquier reçut le portefeuille des affaires étrangères.

La tâche de ce cabinet était bien difficile. Pour triompher de la formidable opposition qu’il avait à combattre, il fallait absolument qu’il ralliât à ses défenseurs naturels dans la chambre des députés les faibles débris du parti ultra-royaliste, et ce parti était animé contre le président du conseil d’implacables ressentimens que l’imminence même du danger commun ne suffisait pas à amortir. Il fallait, d’un autre côté, que le nouveau projet de législation électorale, pour avoir quelques chances de succès, fût établi sur des bases telles que la droite pût en être satisfaite, sans que les opinions plus modérées et même quelques fractions libérales restées encore fidèles au ministère en fussent trop effarouchées. Les combinaisons nécessaires pour éviter ces écueils, pour concilier ces exigences contradictoires, n’étaient rien moins que faciles à trouver. Malheureusement deux des membres principaux du cabinet, M. Decazes et M. de Serres, tombèrent malades en ce moment. La session était ouverte depuis deux mois, déjà des débats de la plus extrême violence en avaient marqué les commencemens, et la proposition du gouvernement, annoncée de jour en jour, était sans cesse ajournée. Les esprits étaient livrés à la plus pénible anxiété ; telle était l’exaspération des partis, telle était la violence des écrits et des propos, qu’on se croyait à la veille d’une grande et terrible crise révolutionnaire, semblable à celles dont le souvenir obsédait encore les imaginations.

Les gouvernemens étrangers partageaient ces pénibles préoccupations. Des communications furent échangées entre eux sur ce qu’ils pouvaient avoir à faire pour prévenir les bouleversemens dont on se croyait encore une fois menacé. L’empereur Alexandre, toujours enclin aux démonstrations éclatantes, eût voulu que les puissances manifestassent leurs inquiétudes par un acte solennel qui eût mis le gouvernement français en demeure de pourvoir à sa sûreté comme à celle de l’Europe. La santé chancelante de Louis XVIII faisait craindre le prochain avènement de son frère, que les cours alliées s’accordaient à considérer comme devant donner en quelque sorte le signal d’une révolution. Le prince de Metternich était d’avis que des instructions délibérées en commun fussent envoyées, pour cette hypothèse, aux représentans des quatre cours à Paris. On parlait enfin d’établir sur un point central une conférence où les cabinets se seraient fait part réciproquement de leurs informations et de leurs idées par rapport à l’état de la France. Lord Castlereagh combattit fortement ces propositions dans une lettre ostensible qu’il écrivit à lord Stewart le 14 janvier 1820. Il y écartait d’abord, comme n’offrant aucun avantage, le projet d’une conférence permanente relative aux affaires de France, et arrivant ensuite à l’idée d’arrêter dès ce moment des instructions pour le cas de la mort de Louis XVIII, il disait :


« Vous ferez connaître au prince de Metternich que la réflexion n’a servi qu’à confirmer le ministère du prince régent dans l’opinion que toute démarche officielle à ce sujet, et à l’époque actuelle surtout, ne pourrait être qu’imprudente et préjudiciable aux intérêts de l’héritier du trône de France. Le ministère de l’empereur d’Autriche ne peut ignorer que le gouvernement britannique, malgré la sincérité de ses vœux et de ses sentimens en faveur de ces intérêts, ne saurait cependant se permettre de contracter a priori l’engagement de suivre une ligne de conduite déterminée pour le cas déplorable où l’ordre de succession légitime viendrait à être renversé en France. D’ailleurs, en continuant à délibérer sur cette question pour le but insignifiant que peut faire atteindre l’envoi des instructions éventuelles, le ministère du prince régent s’expose à se voir forcé de donner des éclaircissemens qui, en fournissant des armes à la publicité, ne peuvent que compromettre la cause que nous sommes tous également désireux de favoriser. Le prince de Metternich saura, j’en suis convaincu, apprécier ces considérations ;… nous avons donc lieu d’espérer que le retour de ce courrier nous apportera de votre part, milord, l’assurance de ne plus nous voir appelés à revenir sur une discussion dans laquelle, par suite de la nature même de notre gouvernement, nous n’avons pu nous plier aux vues de nos alliés… Il faut que, pour conserver intacts entre nos mains les moyens de délibérer et d’agir avec succès au moment de la crise, si elle venait malheureusement à éclater,… nos alliés nous laissent persister dans l’attitude que nous avons prise et qui nous permettra d’apprécier et de juger ces événemens avec pleine liberté, non plus comme ayant trait uniquement à l’ordre de succession établi en France (dont nos traités ne parlent pas), mais comme un objet d’un intérêt général pour la politique européenne. Sous ce rapport, sa véritable importance ne saurait être sentie d’avance, car elle ne peut se déterminer que par les circonstances qui auront accompagné ces événemens funestes. »


Après avoir justifié de la sorte le refus du cabinet de Londres de se prêter au concert proposé par l’Autriche, lord Castlereagh repoussait les explications malveillantes que certaines personnes donnaient de ce refus. On reprochait généralement à l’ambassadeur d’Angleterre en France de se montrer trop favorable au ministère de M. Decazes et même au parti ultra-libéral. À la manière dont lord Castlereagh charge lord Stewart de le défendre auprès du cabinet autrichien, on voit qu’il avait lui-même quelques doutes sur la complète rectitude des procédés du représentant britannique à Paris.


« Votre excellence saisira… l’occasion de s’expliquer de nouveau sur ce sujet avec le prince de Metternich, et de l’assurer que le ministère du prince régent n’est jamais entré en relations exclusives et confidentielles avec le gouvernement français, et n’a même jamais eu avec lui d’autres rapports que ceux qui résultent naturellement de l’état d’amitié existant entre les deux pays, et des liens que les traités publics de paix et d’alliance ont fait contracter. — Nous n’avons jamais cherché, même momentanément, à exercer une influence suivie et systématique sur les conseils de la France, et notre ambassadeur ne s’est jamais, du moins à notre connaissance, entendu d’un manière isolée avec le ministère français sur aucun objet politique. En se séparant ainsi des conseils de ses collègues les ministres des puissances alliées, il aurait agi en opposition directe aux ordres précis et réitérés qu’il a reçu de notre gouvernement. Les ministres du prince régent ne se font pas illusion sur les fautes commises par les administrations qui se sont succédé en France, ni sur les dangers qui pourront tôt ou tard résulter pour l’Europe des dissensions intérieures de ce pays ;… mais le cabinet anglais a toujours douté… qu’une intervention des alliés pût être utile pour prévenir ce péril… Cette question nous a toujours paru de nature à être résolue négativement. Si le roi de France ou les ministres qui composent son conseil… pouvaient à leur gré diriger la marche des affaires.., le cabinet de Londres aurait, avec celui de Saint-Pétersbourg qu’un énoncé grave et solennel des sérieuses alarmes que les cours alliées ont conçues serait de quelque utilité ; mais il nous a toujours semblé que les obstacles qui s’opposent en France à l’établissement d’une administration sage et stable proviennent de tout autres causes que de l’absence de bonnes intentions ou des dispositions particulières des ministres du roi. Ces obstacles, le gouvernement britannique les voit plutôt dans les effets prolongés de la révolution, dans la composition actuelle de la législature, dans la nouveauté pour la France du système représentatif,. ; il les voit enfin en grande partie dans les résultats des lois sur les élections et la recrutement, concessions faites aux vœux de l’armée et du peuple, adoptées sans nul doute dans les intentions les plus pures,… mais qui n’ont cessé… d’affaiblir visiblement l’autorité royale, et qu’il était malheureusement plus facile d’introduire qu’il ne l’est aujourd’hui de les rapporter ou de les modifier….. Si le gouvernement britannique s’est prononcé moins hautement que ses alliés contre quelques-uns des actes du ministère français, s’il s’est moins fréquemment permis d’exprimer le pressentiment de dangers auxquels peut conduire le système suivi en France, soyez convaincu qu’il n’en a pas moins observé avec la plus grande attention les événemens qui se sont succédé dans ce pays. Un certain degré de réserve est l’attitude la plus convenable de la part des cours alliées à l’égard du gouvernement français dans l’état indécis où se trouvent actuellement ses affaires ; mais cette réserve doit, selon nous, avoir le caractère d’une sage déférence pour le sentiment national et les institutions existantes. Nous continuons à penser que toute démarche comminatoire et toute intrusion dans les querelles qui divisent le peuple français ne feraient qu’irriter au lieu de concilier. Nous sommes loin sans doute de nous flatter de l’espérance qu’une conduite quelconque de la part des alliés puisse les garantir d’une manière absolue contre toutes les chances désastreuses de l’avenir ; nous croyons seulement… que la politique circonspecte dont nous avons développé et recommandé les principes est encore celle qui offre le plus d’avantages… — La forme de notre gouvernement doit nécessairement nous rendre plus circonspects que les autres états dans nos rapports avec les puissances étrangères, mais cette circonspection est surtout indispensable à l’égard de la France, nation longtemps rivale et ennemie de la Grande-Bretagne, par conséquent plus facile à s’irriter de ses procédés que de ceux de tout autre état. »


Cette lettre, pleine d’un si admirable bon sens, fut communiquée aussi aux cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin. Dans une autre lettre, tout à fait confidentielle, que lord Castlereagh écrivait un mois plus tard à lord Stewart, il lui disait à l’occasion du projet qu’avait eu le prince de Metternich de faire un voyage en Angleterre :


« J’aurais éprouvé une satisfaction toute particulière à le voir en Angleterre, non-seulement pour être à même de lui rendre toutes les attentions personnelles que j’ai reçues de lui pendant mon séjour sur le continent, mais parce que je me serais promis le plus grand avantage des efforts que j’aurais faits pour lui expliquer sur place les nombreuses particularités dont il faut tenir compte en ce pays dans la conduite de certaines portions de la politique extérieure. J’ai la conviction qu’en peu de jours de rapports personnels sur ce terrain, nous en serions venus à nous comprendre si parfaitement l’un l’autre, que notre correspondance, pour quelque temps au moins, n’eût plus été qu’un bulletin de ce qui se serait passé. »


Le prince de Metternich répondit bientôt à la communication anglaise par une dépêche à laquelle était jointe, en guise de commentaire, une lettre particulière où l’on retrouve ces formes raides et pédantesques, ce goût d’argumentation théorique qui s’allient si singulièrement en lui à un grand sens politique et à une rare souplesse d’esprit :

« Ne croyez pas, milord[4], y disait-il, que nous voyions plus en noir que les circonstances ne l’exigent impérieusement, ne croyez surtout pas que nous admettions la possibilité qu’il pourrait exister un moyen matériel quelconque d’influence de la part de l’étranger sur la France qui ne serait pas condamné par nous comme positivement dangereux ; mais il ne faut pas se cacher que le sort de ce pays est placé hors de la possibilité d’être positivement calculé, et c’est ce fait que nous regardons comme le pire de tous. Les maladies aiguës sont préférables, en politique comme pour les individus, aux maladies de langueur enracinées. Ce que je vous demande est ce qui, de tout temps, eût dû exister, l’uniformité la plus entière de la marche de nos représentans à Paris. Voulez-vous qu’ils parlent ? Eh bien ! que ce soit d’une manière uniforme. Voulez-vous qu’ils se taisent ? Que tous se taisent. Il est peu de points sur lesquels il est plus facile de juger des dangers dont est menacée la dynastie royale en France que tout juste du point de Vienne. Le bonapartisme se couvre vis-à-vis de nous d’un voile infiniment plus léger que vis-à-vis de tout autre. Le fait est simple ; mais plus il est tel, plus il est dans le cours des choses naturel que nous devons être les plus directement appelés à avertir nos amis… Croyez que nous connaissons assez les positions pour savoir que tout ce qui est désirable n’est pas toujours possible… »


Pendant que les alliés délibéraient, ou, pour mieux dire, dissertaient ainsi sur l’état de la France, un grand changement venait de s’y accomplir : le duc de Berri était tombé, le 13 février 1820, sous le poignard du fanatique Louvel. Les ultra-royalistes avaient mis à profit la douleur et l’indignation publiques pour soulever contre le principal ministre une véritable tempête. Louis XVIII s’était vu forcé de congédier son favori, dont la vie même était menacée, et le duc de Richelieu, faisant céder ses répugnances et sa lassitude à l’intérêt du pays, aux instances du roi, aux supplications de Monsieur lui-même, avait repris la présidence du conseil. Le résultat de cette modification du cabinet fut, non pas de terminer la lutte terrible dans laquelle les partis étaient engagés, mais de mieux établir leur position réciproque. Tandis que d’un côté, par suite de la retraite de M. Decazes et de la proposition aux chambres de mesures exceptionnelles dirigées contre la liberté individuelle et la liberté de la presse, toutes les nuances de l’opinion libérale se coalisaient en une formidable opposition, de l’autre l’ancien parti modéré s’unissait étroitement aux ultra-royalistes pour le vote immédiat de ces mesures, et pour assurer plus tard celui d’une nouvelle loi électorale, dans laquelle on voyait le seul moyen de salut pour le pays. Les ultra-royalistes, satisfaits pour le moment de la chute de M. Decazes et trop affaiblis d’ailleurs par les dernières élections pour être bien exigeans, promettaient un appui sans réserve au duc de Richelieu.

La correspondance de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris contient, sur les circonstances de la formation du nouveau cabinet, un détail assez curieux, mais dont j’ai peine à admettre l’exactitude. À l’en croire, on avait hésité quelque temps entre le prince de Talleyrand et M. de Richelieu pour la présidence du conseil. Ce qui est d’ailleurs certain, c’est que M. de Talleyrand, dans son infatigable ambition, s’était encore flatté, en cette conjoncture, de l’espoir de reprendre une position où il avait peine à se persuader qu’on pût se passer de son expérience et de ses talens. Sir Charles Stuart cite un billet que le prince lui avait écrit pour lui reprocher d’avoir involontairement été l’obstacle contre lequel ses espérances étaient venues échouer. Suivant cette version, il aurait infailliblement été nommé, si le duc de Richelieu, désigné antérieurement pour aller complimenter le nouveau roi d’Angleterre George IV, se fût déjà trouvé à Londres au moment de la crise produite par la mort du duc de Berri, et la prolongation de son séjour à Paris était la conséquence d’un avis que lui avait donné l’ambassadeur sur la convenance d’attendre, pour passer la mer, le rétablissement de la santé du monarque anglais, assez gravement malade alors.

Sir Charles Stuart vit avec déplaisir le retour aux affaires du duc de Richelieu, par le double motif qu’il était lui-même en très bonnes relations avec M. Decazes, et que l’envoyé de Russie ne pouvait manquer de retrouver sous le nouveau ministère une partie de l’influence qu’il avait exercée jadis. Le mécontentement de sir Charles ne tarda pas à se manifester par des propos malveillans et des tracasseries multipliées. En cela, il n’était nullement l’interprète des sentimens du cabinet britannique ; comme toutes les grandes puissances, ce cabinet témoigna une véritable satisfaction d’un événement qui présentait le gouvernement français comme se disposant à lutter avec plus de résolution et avec des chances plus favorables contre l’esprit révolutionnaire.

Cet état de choses est fort bien retracé dans un rapport que l’envoyé de Prusse à Paris, M. de Golz, envoya le 31 mars à son souverain[5]. Pour en bien comprendre le sens, il est nécessaire de se rappeler que peu de semaines auparavant, une révolution militaire avait éclaté en Espagne, que l’absurde et cruel despotisme de Ferdinand VII avait fait place à un régime follement démocratique, fondé sur la constitution des certes de 1812 ; que les gouvernemens européens, encore pleins du souvenir des excès de 1793, craignaient de les voir renouvelés et peut-être dépassés dans un pays peu renommé alors, soit pour la douceur de ses mœurs, soit pour sa civilisation ; que la cour des Tuileries surtout se préoccupait vivement du sort d’un pays où régnait une des branches de la maison de France, et que des bruits plus ou moins fondés accusaient certains agens anglais, sinon d’avoir fomenté la révolution espagnole, au moins d’en favoriser le développement pour détruire dans la Péninsule l’influence française.


« Le gouvernement (disait l’envoyé prussien après avoir parlé de l’émotion qu’excitaient à Paris les événemens de Madrid) a pris une attitude plus forte ; une majorité… s’est formée pour le soutenir. Les ministres sont unis et marchent dans le même sens. Le duc de Richelieu se livre avec zèle et sans faire paraître de l’inquiétude à ses importantes fonctions… Le baron Pasquier a dit ces jours derniers de lui qu’il ne le reconnaissait pas, qu’il n’était plus le même, qu’il remplissait ses devoirs avec autant de courage que d’activité, qu’il allait d’un de ses collègues chez l’autre pour s’entretenir avec eux de tout ce qui lui paraissait être de quelque importance, et qu’il s’occupait particulièrement avec le ministre de la guerre des moyens de donner un bon esprit à l’armée….. La loi sur les journaux sera adoptée selon toutes les apparences. Il n’y a guère que le vicomte de Chateaubriand et deux ou trois autres écrivains royalistes qui ont assez d’amour-propre pour croire que leurs écrits, quoiqu’ils aient fourni évidemment à leurs adversaires tant de prétextes et de motifs pour attribuer aux royalistes de mauvaises arrière-pensées, ont produit un bien infini….. L’auteur sus-nommé est tellement aveuglé sur ce point, qu’il a même cru devoir voter….. contre la nouvelle loi sur les journaux, tandis qu’un républicain, M. Gallatin, ministre des États-Unis d’Amérique, qui passe avec raison pour une des meilleures têtes politiques, n’hésite pas à dire qu’il croit l’établissement d’un gouvernement absolu ou représentatif, légitime ou illégitime, en France, incompatible avec la liberté illimitée de la presse….. J’ai cru devoir me rendre, peu de jours après l’arrivée du rescrit no 9, chez le duc de Richelieu pour lui dire tout ce que ce rescrit renferme d’agréable pour lui. Il y a été extrêmement sensible, et, après m’avoir prié d’en témoigner sa profonde reconnaissance à votre majesté, il fit la remarque qu’il désirait que les cours étrangères voulussent cependant bien avoir, en considération des grandes difficultés qu’elles ne pouvaient méconnaître, quelque indulgence pour lui. Il m’a montré au reste de nouveau à cette occasion le courage d’esprit si nécessaire à un homme d’état dans les graves circonstances actuelles, en me disant entre autres choses que la lutte était établie entre le génie du bien et le génie du mal. Au sujet des plénipotentiaires des cours étrangères, il me dit encore que nous ne pourrions mieux aider le gouvernement français qu’en n’en ayant pas l’air, parce que, la nation française étant la plus vaniteuse du monde, tout prétexte trouvé pour faire croire à une influence étrangère ne pourrait que nuire à la marche du ministère. Je lui répondis que je n’avais eu que trop d’occasions de remarquer le mal que l’on a su faire en attribuant une grande importance personnelle à l’un ou l’autre des ministres étrangers, et que toute ma conduite… devait lui avoir montré combien je partageais son opinion sous ce rapport. Il répliqua bien vite que ce qu’il disait ne m’était aussi nullement applicable, et que personne ne savait mieux apprécier que lui la sagesse et la prudence avec lesquelles le baron de Vincent et moi nous nous étions constamment conduits. J’ai vu, dans cet entretien,… que le duc de Richelieu, sans supposer que le duc Decazes puisse un jour rentrer dans le ministère, le regarde cependant toujours comme un obstacle à une marche plus assurée et à une attitude égale du gouvernement français, particulièrement vis-à-vis des autres cours alliées… Je me suis aperçu malheureusement aussi que j’ai eu trop bonne opinion des réflexions que sir Charles Stuart semblait avoir faites sur sa position relative aux circonstances présentes… Il se prononce de nouveau, ne fût-ce même quelquefois qu’en haussant les épaules, contre le ministère et le système qu’il a adopté, et me trouvant hier soir… chez le duc de Richelieu, ce ministre me prit par le bras, et, en s’éloignant avec moi de la société, il me dit : « pouvez-vous vous faire une idée de l’inconcevable conduite de sir Charles Stuart ? Il semble non-seulement apprendre avec un certain plaisir les plus malheureux événemens, mais il vient, de l’air le plus indifférent, me dire même tout à l’heure, à moi, ministre d’un roi de la famille des Bourbons, qu’il était déjà question à Madrid d’un changement de gouvernement, et que l’archiduc Charles devait être appelé au trône d’Espagne. » Le duc de Richelieu ajouta que la nouvelle était évidemment fausse… J’ai tâché de calmer le duc de Richelieu,… mais j’avoue que si j’ai toujours considéré la présence de sir Charles Stuart à Paris, depuis le changement de ministère de la fin de 1818, comme un très grand inconvénient, je la considère à présent comme un véritable malheur. Un ambassadeur qui tient plus ou moins à l’opposition en Angleterre et qui se jette encore, de quelque manière que ce soit, dans une opposition qui menace l’existence même du gouvernement auprès duquel il est accrédité, ne peut que nuire à ce gouvernement et à l’intérêt général. Le général Pozzo nous avait déjà parlé plusieurs fois dans ce sens, mais j’ai cru jusqu’ici qu’il exagérait un peu, et que d’ailleurs, pour pouvoir continuer d’être médiateur entre lui et sir Charles Stuart, il fallait ne pas donner trop d’importance à ce qu’il me disait. Je crois cependant les circonstances présentes trop graves pour ne pas soumettre respectueusement à votre majesté l’opinion que les liens de la quadruple alliance me paraissent un peu relâchés, que les sentimens sur lesquels elle a été fondée sont bien les mêmes encore, mais que la direction uniforme qui lui donnait tant de force a commencé à manquer déjà depuis 1818, et qu’il serait nécessaire d’employer tous les moyens pour revenir aux principes de cette alliance et surtout à celui de sacrifier toutes les convenances particulières à l’intérêt général. Pour ce qui concerne l’influence du général Pozzo di Borgo sur les affaires intérieures de ce pays, elle est différente de celle qu’il exerçait jusqu’à la fin de 1818. Ce n’est qu’une influence d’opinion sur le système et la marche du gouvernement en général, que nous avons tous jusqu’à un certain point, suivant notre position personnelle et le degré de confiance que nous avons inspiré. Or, comme il est bien avec les royalistes depuis l’époque précitée et qu’il tâche de contribuer à l’affermissement du trône légitime, cette influence, pourvu qu’il continue à la faire remarquer aussi peu que possible, ne pourra qu’être utile à la bonne cause….. »

Le prince de Hardenberg envoya à lord Castlereagh une copie du rapport de M. de Golz. Comme on peut bien le penser, cette communication confidentielle fut entourée de tous les ménagemens, de toutes les précautions oratoires qui pouvaient empêcher qu’elle ne blessât les susceptibilités, si faciles à éveiller, de l’orgueil britannique. Le prince, dans la lettre d’envoi, se hasardait à dire qu’à Madrid on avait cru que l’ambassadeur d’Angleterre, sir Henry Wellesley, n’avait pas été étranger à la révolution, qu’on s’était même permis d’en accuser le cabinet de Londres, que ces bruits transmis à Paris y avaient excité de vives inquiétudes, et que sir Charles Stuart les avait fort augmentées par ses propos. Celui-ci, ajoutait-il, avait surtout grandement mécontenté le gouvernement français en se prononçant avec une singulière vivacité contre la mission d’un agent diplomatique que ce gouvernement se disposait à envoyer auprès du roi d’Espagne pour essayer de le diriger dans la position terrible où il se trouvait placé, et en faisant parvenir à Madrid, par courrier extraordinaire, des avis tellement alarmans sur l’objet de cette mission, qu’une fermentation violente s’était manifestée parmi les révolutionnaires espagnols, et que la cour des Tuileries avait dû, par prudence, renoncer à son projet.

Lord Castlereagh, qui sans doute avait reçu de plusieurs côtés des avertissemens semblables sur l’attitude de son ambassadeur, se décida à le rappeler. Un des sous-secrétaires d’état des affaires étrangères, M. Hamilton, se rendit à Paris pour lui faire connaître les intentions du cabinet, et aussi pour prendre des informations précises sur ce qui s’était passé. Voici ce qu’il écrivait le 20 avril 1820 à lord Castlereagh :


« Votre seigneurie verra, par la lettre de sir Charles Stuart, en date d’aujourd’hui, jusqu’à quel point je me suis conformé à vos instructions sur la communication que j’avais à lui faire par rapport aux relations dans lesquelles il se trouvait à l’égard de la cour et des puissances alliées, et à l’opinion que le cabinet s’était faite de la convenance de prendre, pour la conduite des affaires de sa majesté en France, des arrangemens plus conformes aux vues du parti qui gouverne ce pays. Je craignais qu’il ne fût pas possible de lui exposer le jugement porté sur sa conduite par le gouvernement de sa majesté sans le blesser trop vivement ; j’ai vu avec une grande satisfaction qu’il recevait cette communication dans le même esprit que j’avais eu ordre de la lui faire ; il s’est contenté de déplorer la situation si difficile où il s’était trouvé placé depuis le commencement, et spécialement depuis qu’il avait cessé d’agir sous la direction du duc de Wellington. Il savait, m’a-t-il dit, qu’il avait des ennemis ; il n’ignorait pas avec quelle activité on fabrique ici des anecdotes mensongères ou exagérées sur tout le corps diplomatique en général et sur lui particulièrement… — Quant à mon appréciation de sa conduite et de son langage, d’après le peu que j’ai vu de lui, je suis porté à penser qu’en plusieurs occasions il a manqué de précaution et même de prudence, mais je crois qu’il y a dans son fait plus de négligence et de laisser-aller que de méconnaissance de ses devoirs et des intentions de son gouvernement… Je ne lui en ai pas moins déclaré en termes très formels que votre décision est positive et que son ambassade finira l’été prochain… »

Sir Charles Stuart n’avait nulle envie, pour employer ses expressions, d’aller planter ses choux à quarante ans. Dans deux lettres confidentielles qu’il écrivit à lord Castlereagh, il essaya de se justifier. Il parla de tous les efforts qu’il avait faits pour rester en harmonie avec les représentans des autres cours. Il s’attacha à établir que ses dissentimens avec le général Pozzo n’avaient jamais eu la gravité qu’on supposait, et que même, depuis l’année précédente, ils avaient presque cessé. Il atténua autant que possible l’intimité de sa liaison avec M. Decazes, donnant à entendre que ce ministre avait bien pu chercher à en exagérer l’apparence, pour se faire une arme contre ses nombreux adversaires de l’approbation et de l’appui du gouvernement anglais. Il protesta qu’il avait toujours considéré comme un de ses premiers devoirs celui de rester en dehors des partis qui divisaient la France, et d’appuyer également tous les ministres appelés par la confiance du roi. Il raconta enfin qu’au moment de la retraite de M. Decazes, il l’avait prié d’informer M. de Richelieu de son intention d’entretenir avec le nouveau cabinet les relations les plus cordiales, que malheureusement M. Decazes, malade ou distrait par d’autres préoccupations, avait négligé de s’acquitter de cette commission, que cet oubli n’avait pas peu contribué aux fâcheux malentendus qui avaient eu lieu, mais que maintenant tout était expliqué, et que M. de Richelieu se montrait pleinement satisfait. On voit que sir Charles Stuart tenait beaucoup à conserver sa position diplomatique, et que tous les argumens lui semblaient bons pour atteindre ce but. Ses efforts ne furent pas infructueux. Non-seulement il ne fut pas rappelé dans le courant de l’été suivant, mais il conserva son ambassade pendant dix ans encore, sauf une courte interruption, — et le gouvernement français n’eut pas toujours à s’en féliciter.

Ce qui m’a engagé à m’étendre sur cet incident, c’est que les procédés de sir Charles caractérisent assez bien l’attitude que prennent trop souvent les agens britanniques dans les pays que leur situation intérieure expose à subir l’intervention de l’étranger, c’est que l’action personnelle et passionnée qu’il s’arrogeait, quoi qu’il en pût dire, en dépit des intentions de son gouvernement, est un fait peu rare dans la diplomatie anglaise, A tort ou à raison, on a quelquefois reproché à d’autres gouvernemens de ne pas soutenir suffisamment leurs agens compromis dans des entreprises difficiles et délicates, on le leur a imputé à faiblesse. L’Angleterre a d’habitude un tort tout opposé, mais qui, à mon avis, n’est pas, à beaucoup près, une preuve d’énergie : elle ne sait pas désavouer ceux de ses envoyés qui, sans instructions et par la seule impulsion d’un zèle exagéré, se sont jetés dans des tentatives contraires à la politique autant qu’à la justice, mais conformes, ne fût-ce qu’en apparence, aux intérêts et aux préjugés du pays.

Cependant le gouvernement français, appuyé par les vœux de tous les autres gouvernemens, poursuivait contre l’opposition libérale et l’opposition révolutionnaire, désormais coalisées, une lutte dont le résultat semblait encore fort douteux. De part et d’autre, l’attitude et le langage avaient atteint le dernier degré de violence. On se croyait arrivé à un de ces momens de crise qui décident du sort des sociétés. Le duc de Richelieu écrivait à lord Castlereagh : « Il s’agit de la cause la plus sainte, celle de l’ordre social et de l’humanité, et cette grande considération est bien faite pour donner du courage. Nous sommes tous plus ou moins sur la brèche, milord, et je ne vois plus pour les nations comme pour les gouvernemens qu’un grand intérêt qui leur est commun à tous, celui de s’opposer à l’invasion de l’anarchie, qui s’avance pour détruire la civilisation. Si, comme je l’espère, les grandes puissances restent étroitement unies, il y a encore des ressources, et j’espère que nous ne succomberons pas dans la lutte que nous soutenons. »

J’ai déjà dit que la réforme de la législation électorale était le champ de bataille sur lequel devait se livrer le combat décisif. L’Europe entière attendait avec anxiété l’issue de ce combat, qui occupa tout le mois de juin 1820. La chambre des députés était partagée en deux camps presque absolument égaux. Après de prodigieux efforts d’éloquence, après de nombreuses péripéties mêlées de ce qu’on aurait pu appeler des émeutes parlementaires auxquelles répondaient du dehors des émeutes d’étudians et d’ouvriers qu’il fallut réprimer par l’emploi de la force, une sorte de compromis termina enfin la bataille des élections, nom qu’on donna alors, non sans raison, à cette grande crise. Le ministère, qui une fois déjà avait changé son premier projet, consentit encore à abandonner celui qui rencontrait une si vive résistance, et les doctrinaires, se séparant de leurs dangereux alliés, assurèrent par leur concours l’adoption d’une loi qui, dans leur manière de voir, laissait des chances d’avenir à l’opinion libérale, bien qu’elle donnât de grands avantages au parti opposé et qu’elle lui ménageât pour le moment un triomphe à peu près certain. Les révolutionnaires, voyant ainsi échapper de leurs mains l’arme avec laquelle ils avaient cru pouvoir préparer légalement la chute du trône, recoururent à d’autres moyens. Une conspiration militaire, qui avait des ramifications dans la garde royale et qui comptait des adhérens dans les hauts rangs de l’armée, fut découverte au moment où elle allait éclater. Les accusés furent traduits devant la cour des pairs, qui, après une longue procédure, mit en liberté la plupart d’entre eux, et ne prononça contre les autres que des peines assez peu graves. Le premier effet de ce complot n’en fut pas moins, comme à l’ordinaire, de discréditer le parti qui l’avait formé et de fortifier le pouvoir. Les élections qui eurent lieu peu de temps après, sous l’empire de la loi récemment votée, donnèrent à l’opinion monarchique une immense majorité, et dans cette majorité la proportion des ultra-royalistes était assez considérable pour que les ministres pussent prévoir qu’ils auraient bientôt à compter avec eux. Ils durent en effet, dès ce moment, admettre leurs deux chefs principaux, MM. de Villèle et Corbières, à faire partie du conseil, bien que sans portefeuille.

À la fin de cette année, que la mort du duc de Béni avait ouverte sous de si sombres auspices, le trône semblait donc affermi en France, et la cause de la monarchie n’y paraissait plus menacée que par les exagérations de ses défenseurs.


III.

Le gouvernement britannique, sans courir à beaucoup près d’aussi grands dangers, s’était vu aussi en butte aux attaques factieuses du radicalisme. L’Ecosse et l’Irlande avaient été agitées par des troubles sérieux qui prenaient leur source dans des griefs particuliers et locaux, mais auxquels l’esprit de faction n’était nullement étranger. À Londres même, quelques misérables qui portèrent leur tête sur l’échafaud avaient projeté l’assassinat des ministres comme le premier acte d’un bouleversement général. La répression assez facile de ces désordres, de ces attentats, le dégoût qu’ils inspiraient à la nation presque entière, ne pouvaient manquer de tourner pour le moment à l’avantage du pouvoir. Sa majorité dans le parlement en devint plus ferme et plus compacte. Lord Castlereagh était plein d’espoir. « Les fonds du radicalisme sont à présent bien bas, écrivait-il au prince de Hardenberg ; le parti loyalement dévoué à la monarchie a repris supériorité et confiance… Quoi qu’en puissent dire nos réformistes, la voix du parlement est encore en elle-même toute-puissante dans ce pays, lorsqu’elle se prononce d’une manière non équivoque. » Quelque temps après, il écrivait au prince de Metternich : « Votre altesse remarquera bien que nous avons fait d’immenses progrès contre le radicalisme ; le monstre vit encore et se montre sous des formes nouvelles, mais nous ne désespérons pas de l’écraser avec le temps et à force de persévérance. »

Ce que lord Castlereagh ne prévoyait pas, c’est que les victoires mêmes que le gouvernement remportait sur les révolutionnaires hâteraient le moment où le pouvoir devait enfin sortir des mains des purs tories qui le détenaient depuis près de quinze ans. Leurs doctrines arriérées et anti-libérales n’étaient plus en rapport avec l’état des esprits. La guerre étrangère, puis les menaces et les agressions radicales les avaient fait supporter, parce que dans ces grandes épreuves ils s’étaient montrés les champions toujours énergiques et dévoués, sinon toujours habiles, de la cause du pays et de celle de l’ordre. L’Angleterre, une fois sortie de ces terribles luttes, devait appeler bientôt à la direction de ses affaires des hommes plus éclairés, plus accessibles aux idées nouvelles, moins absolument, moins aveuglément attachés au maintien d’anciens abus désormais sans justification possible et même sans excuse.

Un événement qui causa en Angleterre et dans tout le monde civilisé le plus déplorable scandale ne contribua pas peu au discrédit qui commençait dès lors à s’attacher à une administration longtemps si puissante et encore environnée au dehors d’une si grande considération. Je veux parler du procès de la reine Caroline, que son mari, le nouveau roi George IV, traduisit devant la chambre des lords sous une accusation d’adultère. On sait comment échoua cette accusation, on sait avec quelle passion extravagante l’opposition et la grande majorité du peuple anglais prirent la défense d’une femme que l’on voulait croire innocente parce qu’elle était persécutée, parce que celui qui la dénonçait à la vindicte publique avait eu le premier envers elle des torts impardonnables. Personne n’ignore que les ministres avaient d’abord essayé de prévenir le honteux procès dont ils ne pouvaient méconnaître les inconvéniens. On voit, par une lettre confidentielle de lord Castlereagh à son frère, l’ambassadeur auprès de la cour de Vienne, que le roi fut sourd à toutes leurs remontrances. Il leur déclara par écrit que la persistance de leur refus de consentir à ce qu’il désirait n’aurait d’autre effet que de l’obliger à choisir de nouveaux conseillers, et que, s’il ne pouvait en trouver qui se prêtassent à ses vues, il se retirerait en Hanovre. Un moment le ministère se considéra comme dissous. Le roi se laissa pourtant persuader de consentir à des propositions qui, si la reine les eût acceptées, auraient empêché un éclat ; mais cette malheureuse princesse n’ayant voulu entendre à aucune transaction, les ministres ne crurent pas pouvoir refuser plus longtemps au roi le concours qu’il leur demandait. L’opinion publique jugea sévèrement cet acte de condescendance, elle ne voulut y voir que la preuve d’un désir immodéré de garder le pouvoir, et peut-être ne tint-elle pas assez compte des difficultés très réelles de la situation. Les esprits, absorbés pendant plusieurs mois en Angleterre par ce triste conflit, semblèrent pour un moment perdre de vue les grands événemens qui se passaient dans le midi de l’Europe, et qui devaient apporter des modifications si considérables aux relations établies entre les puissances depuis 1815.

J’ai déjà parlé de la révolution d’Espagne. Un des résultats de cette révolution, qui ne se produisit pas instantanément, mais qui de prime abord se laissa entrevoir, fut de faire passer dans l’ordre des faits ce que le congrès d’Aix-la-Chapelle avait posé en principe, — l’admission de la France au nombre des grands états appelés à délibérer sur tous les intérêts principaux de l’Europe. Il était évident en effet qu’à raison de la position topographique de l’Espagne, aucune mesure ne pourrait être prise à l’égard de ce pays sans la participation du gouvernement français.

Par un de ces pressentimens qui bien souvent devancent la réalité, que les politiques à vue courte repoussent avec dédain, mais que l’événement finit par justifier parce qu’ils sont fondés sur une appréciation instinctive de la nature des choses, le public comprit dès le premier moment que la France était destinée à devenir l’adversaire du nouveau régime établi à Madrid, et l’Angleterre à en être la protectrice. Rien pourtant dans les dispositions des deux cabinets ne semblait encore justifier cette prévision. Le ministère sincèrement constitutionnel qui gouvernait la France, loin de vouloir restaurer le despotisme qui venait de succomber au-delà des Pyrénées, n’aspirait qu’à voir la révolution se modérer, se réformer elle-même par des moyens pacifiques et réguliers, qui donnassent des garanties aux libertés publiques comme à la dignité royale. Tous ses conseils étaient dirigés dans ce sens ; malheureusement ces conseils ne plaisaient ni à un roi uniquement désireux de recouvrer sa toute-puissance, ni à des partis passionnés et défians, et les constitutionnels exaltés les repoussaient comme une inspiration de l’absolutisme, tandis que les libéraux plus sages n’avaient pas le courage de les accepter. De son côté, le cabinet tory qui gouvernait l’Angleterre n’avait certes pas applaudi à la résurrection de la folle constitution de 1812, il s’étonnait des accusations qui le présentaient comme ayant contribué à la rétablir et de la créance qu’elles paraissaient trouver à Paris ; mais en même temps qu’il s’indignait de cette injustice, sa jalousie naturelle de tout ce qui pouvait rendre quelque action à la France, surtout dans la Péninsule, le portait à accueillir lui-même les bruits répandus sur les prétendues manœuvres dirigées par la cour des Tuileries contre les libertés castillanes. Il devenait ainsi, presque sans s’en apercevoir, le confident, l’allié des révolutionnaires espagnols, de même que le gouvernement français, malgré ses protestations alors parfaitement sincères, commençait à apparaître aux absolutistes comme un auxiliaire et un libérateur. Ce n’étaient encore que des symptômes et des apparences ; mais que la révolution victorieuse fît de nouveaux progrès dans la voie du jacobinisme, que la conduite des affaires étrangères de l’Angleterre passât dans les mains d’un homme d’état moins conservateur que lord Castlereagh, que les ministres français cédassent la place aux chefs du parti ultra-royaliste, qui se déclarait hautement contre le libéralisme espagnol, il était facile de prévoir ce qui arriverait.

Les événemens de Madrid avaient produit une très forte impression sur l’empereur Alexandre. L’exemple d’une révolution militaire dictant la loi au souverain devait effrayer un prince qui, tout en proclamant sans cesse les vues d’une philanthropie libérale, n’avait jamais dissimulé qu’il comptait beaucoup, pour en assurer le succès, sur l’appui de ses huit cent mille baïonnettes. Il était alors possédé au plus haut degré de la manie de gouverner l’Europe au moyen d’une sorte de congrès permanent dans lequel il comptait bien jouer le premier rôle, et tout récemment il avait eu l’idée de transformer le traité de la sainte-alliance en un traité de garantie générale entre tous les états européens. En apprenant la révolution espagnole, non content de répondre à la notification officielle que lui en fit l’envoyé du cabinet de Madrid par l’expression d’un blâme formel, il proposa aux grandes cours d’établir une conférence où leurs plénipotentiaires se seraient concertés sur la ligne de conduite qu’il convenait de suivre à l’égard de cette révolution. Sa proposition ne fut pas acceptée : partout, à Londres et à Paris comme à Vienne et à Berlin, on la jugea inopportune et compromettante. Le cabinet de Londres surtout se prononça fortement contre cette tendance à exagérer le principe de l’alliance et à le généraliser au point d’en faire une source d’embarras pour un pays constitué comme l’Angleterre ; il exprima l’opinion que les gouvernemens devaient chercher leurs moyens de sûreté contre les dangers d’une révolte militaire dans des précautions et des améliorations administratives et non pas dans de vaines délibérations sur des faits que l’éloignement mettait en quelque sorte hors de leur portée. On craignait d’ailleurs d’augmenter les dangers de la royauté espagnole en irritant les révolutionnaires par des démarches qui sembleraient présager une intervention. L’empereur Alexandre, repoussé ainsi de tous côtés, dut renoncer à son projet.

Les troubles intérieurs de l’Espagne ne pouvaient en réalité affecter que la France, le seul des grands états continentaux dont le territoire fût contigu à celui de la Péninsule, et ni la France ni l’Angleterre n’étant alors en disposition d’y intervenir matériellement, aucune des autres puissances ne pouvait y penser, aucune même n’y avait un véritable intérêt. Cette considération s’appliquait à plus forte raison au Portugal, où éclata bientôt un mouvement semblable. Dans ces deux royaumes, la révolution avait d’ailleurs des causes locales, elle alléguait des griefs qui permettaient de se faire illusion sur sa portée et sur les liens qui la rattachaient aux grandes questions européennes. La crise qu’on vit éclater à Naples au commencement du mois de juillet se présentait dans d’autres conditions. Là, comme le remarquait l’envoyé d’Angleterre, sir William A’Court, homme de beaucoup d’esprit et de sagacité, bien que fort peu libéral, l’insurrection qui aboutit à la promulgation de la constitution espagnole, devenue le palladium de la démagogie, n’avait été nullement provoquée par les fautes et les excès du pouvoir.


«La proclamation des insurgés, disait-il, n’essaie pas même de jeter l’ombre d’un blâme sur le gouvernement existant. Une réduction à moitié de l’impôt du sel est le seul avantage qu’ils promettent au peuple. En fait, il serait difficile de trouver un sujet de blâme. Ce royaume n’avait jamais connu un gouvernement aussi paternel et aussi libéral. Plus de sévérité, moins de confiance, eussent amené un résultat différent… L’esprit de secte et la défection inouie d’une armée bien payée, bien vêtue, et qui ne manquait de rien, ont causé la ruine d’un gouvernement vraiment populaire… Un royaume qui avait atteint le plus haut degré de prospérité et de bonheur sous le plus doux des gouvernemens, et qui n’était nullement surchargé d’impôts, s’est écroulé devant une poignée d’insurgés qu’un demi-bataillon de bons soldats aurait écrasés en un moment !… Je crains que cela n’aboutisse à des scènes de meurtre et de confusion universelle. Il ne faut pas nous tromper, la constitution est le mot d’ordre dont on fait usage ; mais ce qui est arrivé n’est rien moins que le triomphe du jacobinisme : c’est la guerre des pauvres contre la propriété. On a appris aux basses classes à connaître leurs forces… »


Le tableau que traçait sir William A’Court était un peu chargé ; mais ce qu’on ne pouvait mettre en doute, c’est que la révolution de Naples n’était qu’un des chaînons d’un vaste complot formé par le carbonarisme pour accomplir ce qu’on appelait la délivrance de l’Italie, c’est-à-dire pour détruire l’influence du cabinet de Vienne dans cette péninsule et pour éloigner les forces autrichiennes du territoire lombardo-vénitien. Les démocrates et les libéraux étaient d’accord pour ce résultat ; beaucoup d’hommes monarchiques y tendaient même avec eux. Une conspiration venait d’être découverte à Milan, et l’on savait qu’à Turin ces aspirations hardies à l’unité italienne trouvaient d’autant plus de faveur, surtout dans la jeune noblesse et dans l’armée, que bien des gens se flattaient de l’espoir de voir l’unité ainsi rêvée se réaliser au profit du gouvernement sarde.

Une révolution qui se présentait avec de tels caractères n’était évidemment pas un fait local. Elle menaçait incontestablement la paix de l’Europe, puisqu’on ne pouvait exiger que l’Autriche restât inactive en présence des projets formés contre sa puissance. Aussi faisait-elle déjà des préparatifs militaires qui ne laissaient aucun doute sur ses intentions. Les gouvernemens alliés comprirent donc que cette fois il y avait lieu à une délibération commune. Sur la demande de la Russie, et bien que l’Autriche et l’Angleterre eussent préféré s’en abstenir, il fut décidé qu’un congrès se réunirait à Troppau en Silésie. Comme à Aix-la-Chapelle, les deux empereurs et le roi de Prusse durent s’y rendre en personne ; mais la France et l’Angleterre, au lieu de s’y faire représenter par leurs ministres des affaires étrangères, se bornèrent à y accréditer des ambassadeurs. En attendant les résultats de ce congrès, les cabinets se refusèrent à reconnaître le nouveau gouvernement de Naples et à recevoir ses envoyés.

Tout le monde était d’accord sur un point : c’est que l’état de choses créé à Naples par la révolution ne pouvait subsister sans de grandes modifications ; mais quant à l’étendue des changemens nécessaires et à la manière de les préparer, la divergence des vues était complète.

La France désirait que l’informe constitution adoptée par les révolutionnaires triomphans pût être ramenée aux proportions de notre charte ; elle ne croyait pas impossible d’y arriver par la voie des négociations, en s’entendant sur les lieux avec le parti modéré, dont les vœux étaient évidemment dans ce sens, qui comptait dans son sein tous les hommes éclairés du pays, mais dont elle ne comprenait pas suffisamment la faiblesse. Elle espérait par là prévenir l’intervention armée de l’Autriche dans la Basse-Italie, soustraire ce beau pays à sa pesante domination, peut-être préparer le reste de la péninsule au degré d’indépendance et de liberté qu’il lui était permis d’atteindre sans troubler la paix européenne et sans violer les traités. Ces dispositions étaient aussi de tout point celles de l’empereur Alexandre, encore animé à cette époque de sentimens très hostiles à l’Autriche, et avec qui l’envoyé français à Saint-Pétersbourg, M. de La Ferronnays, entretenait des relations intimes qui inquiétaient les cabinets de Vienne et de Londres.

Le cabinet autrichien voulait à tout prix détruire le régime démocratique qui venait de surgir à Naples, et il désirait pouvoir le faire avec l’assentiment et l’appui moral des autres puissances ; mais il ne se souciait en aucune façon de substituer à ce régime un système de liberté raisonnable qui, ayant plus de chances de durée et de succès, aurait été beaucoup plus menaçant pour son établissement et son ascendant en Italie, essentiellement fondés sur le maintien du pur absolutisme. Cinq ans auparavant, en replaçant les Bourbons sur leur trône après la chute de Murat, il leur avait interdit, par une stipulation secrète, de changer sans son consentement les institutions du pays. Il n’osait se prévaloir formellement d’une telle clause, dont la révélation eût produit un fâcheux effet ; mais il comptait bien, d’une manière ou de l’autre, en conserver le bénéfice.

Je ne parle pas de la Prusse, condamnée alors, par les embarras de sa position intérieure, à suivre docilement, dans toutes les questions générales, les erremens de la politique autrichienne. Quant à celle du cabinet de Londres, je ne saurais mieux en donner l’idée qu’en insérant ici la plus grande partie d’une lettre écrite par lord Castlereagh à son frère, lord Stewart, le 16 septembre 1820, et destinée à lui servir d’instructions confidentielles dans les conférences du congrès.


« … Avec tout le respect et rattachement que je porte au système de l’alliance tel qu’il a été réglé par les arrangemens d’Aix-la-Chapelle, je douterais de la prudence, ou, en réalité, de l’efficacité d’une application positive de ses formes et de ses prescriptions dans l’occasion actuelle. Si le danger existant provenait d’une violation évidente des stipulations de nos traités, une réunion extraordinaire des souverains et de leurs cabinets serait indubitablement une mesure de bonne politique ; mais alors que le danger provient de convulsions intérieures d’états indépendans, la convenance de hasarder une telle démarche est beaucoup plus contestable, et quand nous nous rappelons à quels funestes malentendus, à quelle irritation populaire ont donné naissance, dans les premiers temps de la précédente guerre révolutionnaire, les conférences de Pilnitz et la déclaration du duc de Brunswick, nous sommes portés à en conclure que tout ce qu’on pourra faire pour la sûreté générale contre les mouvemens insurrectionnels de soldats conspirateurs et rebelles ne devra être entrepris qu’après une mûre délibération, de la manière la mieux calculée pour ne fournir aucun aliment aux calomnies et aux passions, comme aussi pour justifier aussi pleinement que possible les dispositions auxquelles on s’arrêtera par une nécessité locale et spécifique résultant du cas particulier. J’espère donc que l’empereur de Russie voudra bien renfermer la portée des entrevues de Troppau dans les limites prudentes que propose son allié l’empereur d’Autriche, et que tout ce qu’on pourra faire dans ce cas particulier sera fait sans hasarder de déclarations contenant des engagemens universels qu’il serait impossible de tenir… Des dissertations sur des principes abstraits ne serviraient de rien aujourd’hui, si on ne les soutenait pas… Autant que j’ai pu en juger par l’examen du mémoire que le ministre autrichien a soumis à nos réflexions, il me semble que ce mémoire touche à peine la question véritable. Il affirme en fait la captivité du roi de Naples, et il propose de fonder sur ce fait un engagement aveugle qu’aucun gouvernement responsable ne saurait contracter… La substance de ce document se trouve dans la série de propositions… Par laquelle il se termine. En les joignant aux préparatifs… de l’Autriche, et à sa volonté bien connue d’envoyer une armée dans le royaume de Naples pour la délivrance du roi et la destruction de l’ordre de choses existant, il ne peut y avoir aucun doute que les propositions dont il s’agit, si on les acceptait, équivaudraient en substance à la formation d’une ligue hostile de la part des cinq puissances contre le gouvernement de fait de Naples. Si toutes sont engagées à ne le reconnaître que d’un commun consentement, si la force, dans le cas où elle serait nécessaire, doit être employée pour le renverser, toutes deviennent parties principales dans la guerre, non-seulement moralement, mais en droit, bien qu’il puisse arriver que toutes ne prennent pas les armes pour l’accomplissement de la résolution arrêtée en commun. Or c’est là un concert dans lequel le gouvernement britannique ne peut pas entrer : 1o parce qu’il se lierait parla à des engagemens qu’il ne peut pas contracter sans mettre toute l’affaire devant le parlement ; 2o parce qu’il résulterait de ce concert une ligue qui, à un moment quelconque, pourrait l’obliger à recourir à la force ; 3’ parce qu’une telle conduite ne pourrait se concilier avec les principes de la neutralité qu’il a cru devoir prescrire à sir William A’Court, en vue de la sûreté de la famille royale de Naples. »


Lord Castlereagh continuait, dans le cours de cette lettre, à exposer ses objections contre la proposition autrichienne ; il faisait remarquer que si l’action de l’Autriche contre les révolutionnaires s’exerçait au nom d’une ligue qui par cela même en serait responsable, cette responsabilité aurait pour conséquence nécessaire d’obliger le commandant des forces impériales à n’agir que sous la direction d’un conseil de ministres de l’alliance résidant au quartier-général, chose cependant tout à fait impraticable. Une telle ligue, suivant lui, n’obtiendrait jamais l’approbation du parlement, dont le gouvernement autrichien deviendrait en quelque sorte justiciable pour tous les actes qu’il ferait en vertu de cette alliance. Ces objections, ajoutait-il, étaient insurmontables à raison de la nature du gouvernement anglais, mais on pourrait les éviter en suivant une autre marche dont il développait les principes et les détails. Bien que la révolution de Naples ne constituât pas précisément un de ces cas d’intervention prévus par les traités qui avaient fondé la grande alliance, on s’accordait à reconnaître qu’elle recelait de grands dangers pour l’Europe et qu’elle donnait aux peuples de détestables exemples, étant l’œuvre d’une révolte militaire et d’une secte qui tendait à bouleverser tous les états de l’Italie pour les réunir en un seul. Néanmoins ces dangers atteignaient d’une manière si inégale les puissances alliées, qu’ils n’exigeaient et ne justifiaient pas de leur part les mêmes mesures. L’Autriche, par exemple, pouvait se croire obligée à des mesures extrêmes et immédiates sans que l’Angleterre se sentit assez directement, assez immédiatement menacée pour qu’une intervention de sa part fût autorisée par les principes qui pouvaient être soutenus devant le parlement. Il n’était donc pas possible que les deux gouvernemens s’unissent pour assumer une responsabilité commune. L’Autriche pouvait agir pour son compte après avoir pris confidentiellement les avis de ses alliés pour s’assurer qu’ils ne la désapprouvaient et qu’ils ne la désavoueraient pas, mais elle ne pouvait agir que sous sa propre responsabilité et non pas en leur nom. Pour obtenir d’eux cet assentiment ou cette approbation, elle devait leur prouver qu’elle n’agissait pas dans des vues d’agrandissement, qu’elle ne recherchait pas en Italie une suprématie inconciliable avec les traitée, qu’elle n’avait en vue que sa propre défense, et qu’elle ne demanderait à Naples d’autres sacrifices que l’entretien de l’armée destinée à occuper le pays. « Nous désirons, disait encore lord Castlereagh, laisser à l’Autriche toute sa liberté d’action, mais nous réclamons aussi la nôtre. Il est dans l’intérêt de l’Autriche que nous gardions cette position : elle nous permet, dans le parlement, de considérer et par conséquent de respecter les mesures qu’elle prendra comme des actes d’un gouvernement indépendant, doctrine que nous ne pourrions soutenir, si nous participions à ces actes. »

L’étendue de cette lettre, dont je me suis borné à indiquer les points principaux, prouve combien les idées qui y sont développées préoccupaient lord Castlereagh. On peut la résumer ainsi : le cabinet de Londres ne voulait pas s’associer à des déclarations de principes ni entrer formellement dans des arrangemens qui eussent été difficiles à défendre devant les chambres anglaises, mais il approuvait les projets de l’Autriche, il en désirait le succès ; il était même disposé, moyennant certaines précautions de forme, à y contribuer par son appui moral, et en faisant ainsi valoir la convenance de ménager une certaine liberté d’action au cabinet de Vienne, il donnait assez à comprendre qu’il n’entendait pas le chicaner sur la nature du régime qu’il établirait à Naples après y avoir renversé la constitution démocratique.

Nous avons vu que les intentions du gouvernement français étaient bien plus libérales ; il eut un moment l’espérance de les faire prévaloir. D’une part, il se faisait quelque illusion sur les dispositions du cabinet de Londres, et ne pouvait le croire aussi enclin à abandonner d’une manière absolue la cause constitutionnelle ; de l’autre, il comptait sur les sentimens qu’avait manifestés jusqu’alors l’empereur Alexandre, et dont, peu de jours avant l’ouverture du congrès de Troppau, ce prince renouvelait encore l’assurance à un agent français qu’on lui avait envoyé à Varsovie, où il était venu assister à la seconde session de la diète polonaise. Le comte Capodistrias, qui passait pour son ministre le plus confidentiel, s’exprimait en toute occasion dans le même sens, et le langage des envoyés russes qui recevaient de lui leurs inspirations semblait ne laisser aucun doute sur l’attitude qu’allait prendre le cabinet de Saint-Pétersbourg. Substituer à Naples à la constitution des certes une charte à la fois libérale et monarchique, arriver à ce résultat par la médiation de la France et écarter ainsi l’intervention autrichienne, tel semblait être le but que la France et la Russie allaient poursuivre de concert dans le congrès qui s’ouvrait à la fin d’octobre 1820.

Malheureusement l’esprit de l’empereur Alexandre, déjà ébranlé par la révolution espagnole, par la conspiration militaire qu’on venait de découvrir à Paris, et par les craintes qu’elle lui fit concevoir sur la stabilité du gouvernement français, reçut en ce moment même un nouveau choc de deux incidens survenus dans ses propres états. A Varsovie, la diète se jeta avec un emportement insensé dans une voie d’opposition systématique qui devait singulièrement blesser un prince aussi absolu dans ses volontés que libéral jusqu’alors dans ses doctrines. À Saint-Pétersbourg, des mécontentemens particuliers firent éclater dans un des régimens de la garde une sédition qui n’avait certes aucun rapport avec les révoltes de la soldatesque espagnole ou napolitaine, et qui fut bientôt réprimée, mais qui ne pouvait manquer d’humilier, d’irriter, d’effrayer même un souverain habitué à compter avant tout sur la force et le dévouement de ses armées.

C’est sous l’influence de ces impressions que l’empereur de Russie arriva à Troppau. M. de Metternich profita avec une merveilleuse habileté de la disposition nouvelle où elles l’avaient jeté. La tâche que le ministre autrichien se proposait n’était rien moins qu’aisée. Des griefs personnels existaient depuis longtemps entre l’empereur et lui ; il fallait les effacer. Il fallait non-seulement changer les convictions déjà affaiblies qui avaient jusqu’alors dirigé la conduite d’Alexandre, mais lui en faciliter l’abandon en désintéressant son amour-propre, en lui ménageant la transition, en lui persuadant que, par des moyens nouveaux que rendaient nécessaires des circonstances nouvelles aussi, c’était toujours vers le même but qu’il marchait ; il fallait l’éloigner peu à peu de la France, vers laquelle se reportaient sans cesse ses penchans et ses souvenirs, en la lui montrant toujours dominée ou menacée par l’esprit révolutionnaire et gouvernée par des hommes qui manquaient de la résolution ou tout au moins de la force indispensable pour le combattre franchement. Il fallait enfin, au moment où le puissant souverain du Nord commençait à se détacher du grand but auquel il avait jusqu’alors aspiré, celui de faire prévaloir partout les principes et les institutions du libéralisme, lui en présenter un autre non moins propre à occuper et à remplir son imagination comme à satisfaire son orgueil et sa conscience, — la société européenne et chrétienne à sauver des attaques du jacobinisme par le sacrifice de tous les intérêts, de toutes les préventions, de tous les dissentimens. M. de Metternich, je le répète, fit preuve en cette conjoncture d’une prodigieuse habileté. Pour mieux réussir à changer les idées de l’empereur, il feignit de renoncer aux siennes. Il affecta de reconnaître humblement qu’Alexandre seul avait bien compris la situation, lorsqu’il avait proposé à ses alliés de se concerter sur les affaires d’Espagne, et que le cabinet de Vienne, en s’y refusant, avait commis une grande erreur.

Ces artifices obtinrent un plein succès. Vainement l’envoyé français, M. de La Ferronnays, essaya-t-il de les déjouer en rappelant les assurances si récemment données à son gouvernement ; M. de Metternich, puissamment aidé par M. de Nesselrode, qui commença dès lors à prendre un ascendant décidé sur son brillant et aventureux rival Capodistrias, parvint très promptement à établir entre les cours de Russie, d’Autriche et de Prusse, un concert dont la France et l’Angleterre se trouvèrent exclues, parce qu’en réalité il n’eût pas été possible à des gouvernemens constitutionnels d’y prendre part. Le 19 novembre, les plénipotentiaires des trois cours signèrent un protocole préliminaire qui posait, en style mystique et doctrinal, le principe d’une sorte d’excommunication politique contre les états où une révolution viendrait à dominer, qui reconnaissait à l’alliance le droit d’intervenir même par la force pour la réprimer, et décrétait, au nom de cette alliance, l’occupation militaire du royaume de Naples.

Je ne raconterai pas en détail les nombreux incidens du congrès de Troppau et de celui de Laybach, qui en fut la continuation. On sait comment, sur l’invitation des souverains alliés, le vieux roi de Naples se rendit auprès d’eux à Laybach, comment, après avoir promis à ses sujets de défendre dans le congrès l’indépendance et la constitution du pays, il s’empressa, dès qu’il fut arrivé sur le sol étranger, de désavouer ses promesses et de donner une pleine adhésion aux volontés des puissances absolutistes, comment enfin, le gouvernement révolutionnaire de Naples ayant refusé de se soumettre à ces volontés que l’Autriche lui avait fait notifier dans des formes assez blessantes pour ne laisser aucune chance à la conciliation, une armée de quatre-vingt mille Autrichiens fut dirigée, au nom des cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, vers le territoire napolitain.

Les intentions modérées et généreuses du cabinet des Tuileries se trouvaient ainsi complètement paralysées. Tout avait tourné contre lui, — et la défection imprévue de l’empereur Alexandre, et le désaccord qui s’était manifesté entre les plénipotentiaires du roi au congrès, et, ce qui explique ce désaccord, les dissentimens qui existaient en France sur la grande question du moment, non-seulement entre le gouvernement et l’opposition libérale, qui eût voulu qu’on défendît les armes à la main la révolution napolitaine, mais entre ce même gouvernement et le parti ultra-royaliste, qui l’accusait de ne pas se joindre à l’Autriche pour la combattre. Ainsi contrarié et desservi de tous les côtés, n’ayant que le choix des périls et des obstacles, le ministère de Louis XVIII continua pourtant jusqu’au dernier moment à faire tout ce qui dépendait de lui pour modérer les résolutions extrêmes, pour maintenir, au moins en apparence, l’union des grandes cours que l’Autriche venait de rompre avec tant d’artifice et pour arrêter l’empereur Alexandre sur la pente où on le poussait. Les ménagemens, la circonspection que lui imposait une situation si délicate ne pouvaient manquer de le faire accuser d’indécision et de faiblesse. L’attitude de l’Angleterre paraissait plus nette, ce qui ne veut pas dire, à beaucoup près, qu’elle fût aussi franche et aussi bienveillante. Le cabinet de Londres, plus que résigné à la destruction de la liberté napolitaine et à l’établissement de la suprématie autrichienne en Italie, ne se préoccupait que d’une seule pensée, celle de mettre à couvert sa responsabilité parlementaire ; représentant d’un gouvernement dont l’origine se rattachait à la révolution de 1688, il ne voulait pas qu’on pût lui reprocher d’avoir laissé énoncer sans contradiction des doctrines qui condamnaient et flétrissaient toutes les révolutions. Dans une communication adressée à l’Autriche immédiatement après le protocole du 19 novembre, lord Castlereagh n’avait pas craint de revendiquer pour les peuples le droit de modifier leurs institutions et même de déposer leurs rois, lorsqu’ils attaquaient les libertés publiques. Plus tard, les cabinets d’Autriche, de Prusse et de Russie ayant envoyé à leurs légations respectives une dépêche dans laquelle ils affectaient de ne pas douter du consentement des cours de Paris et de Londres aux mesures qu’ils venaient d’arrêter, lord Castlereagh s’empressa de protester, par une circulaire qui ne tarda pas à être rendue publique, non-seulement contre cette assertion, mais contre le principe même du droit d’intervention que s’arrogeaient les trois cours ; il déclara que ce principe était contraire à l’indépendance des peuples, dès lors qu’on prétendait le faire dériver d’une théorie générale sur les révolutions, bien qu’il reconnût à chaque gouvernement en particulier le droit d’intervenir là où sa sûreté immédiate ou ses intérêts seraient sérieusement compromis par les actes domestiques d’un autre état.

On peut caractériser ainsi la politique de la France et de l’Angleterre dans cette grande occurrence. — La France, sans approuver les principes posés à Troppau, s’abstenait de les frapper d’une réprobation formelle pour ne pas s’aliéner complètement la Russie, son seul allié, et aussi pour ne pas abdiquer, en se plaçant tout à fait en dehors de l’action du congrès, le droit de s’interposer éventuellement soit en faveur de l’indépendance italienne, soit contre la réaction aveuglément absolutiste dont Naples était menacé. — Le gouvernement britannique, assez indifférent en sa qualité de tory et d’allié de l’Autriche à la liberté napolitaine et à l’indépendance de la péninsule, mais soigneux de ne pas fournir à ses adversaires dans le parlement un texte d’accusation qui eût pu devenir populaire, se bornait à profiter contre une théorie compromettante, et dans sa protestation mène il avait soin d’indiquer que ce qu’il ne pouvait sanctionner comme un principe général, il était disposé à l’admettre à titre d’exception justifiée par les circonstances. Telle est la force des mots, que la grande masse du public, trompée par les déclamations de l’opposition française, qui s’abusait peut-être elle-même, se persuada alors que le ministère de M. de Richelieu et de M. Pasquier connivait à l’alliance absolutiste, et que lord Castlereagh défendait la cause libérale !

Il ne faudrait pas conclure de ce que je viens de dire, pour expliquer les sentimens du cabinet de Londres et la conduite qu’ils lui inspirèrent, que ce cabinet approuvait au fond tous les procédés de la cour de Vienne. Sans doute il faisait des vœux pour le prompt succès de l’entreprise où elle s’engageait, mais quelques-uns des moyens auxquels elle avait recours pour préparer ce succès lui paraissaient bien tortueux, bien peu honorables, et il ne pensait pas qu’il fût à propos de rétablir purement et simplement à Naples le pouvoir despotique. Voici ce qu’on lit dans une lettre écrite par lord Castlereagh à lord Stewart le 5 janvier 1821 :


« Après toutes les déclarations et les rétractations du roi de Naples, si j’étais à la place de Metternich, je ne voudrais pas mêler ma cause au tissu de duplicités et de mensonges dont se compose la vie de sa majesté. Je suis de l’avis d’A’Court sur la position de ce prince et sur le peu de convenance qu’il y aurait à retourner à l’ancien système après tout ce qui s’est passé. Je pense encore que Metternich a fort affaibli sa position en rendant cette question européenne, au lieu de la faire purement autrichienne. Il aurait obtenu le même appui de l’Europe en fondant son intervention sur un motif beaucoup plus facile à comprendre. Il aurait eu bien plus sûrement pour lui l’opinion publique, surtout en ce pays, s’il s’était borné à alléguer le caractère hostile et offensif d’un gouvernement carbonaro contre tout état existant, au lieu de s’embarquer lui-même sur l’océan illimité où il a mieux aimé s’aventurer. S’il eût donné hardiment à son action des bases tout autrichiennes, et il en avait de bien fortes à alléguer, la Russie et la Prusse auraient infusé l’intérêt européen dans leurs déclarations d’adhésion sans délayer la question principale, au point de l’étendre jusqu’à leurs intérêts éloignés. Mais notre ami Metternich, avec tout son mérite, préfère une négociation compliquée à un coup rapide et hardi. »


Il y a certainement beaucoup de sens dans ces considérations, énoncées avec une profusion de métaphores par trop hibernienne. On pourrait cependant se demander si lord Castlereagh tenait suffisamment compte au ministre autrichien de l’importance qu’il y avait pour lui à capter l’empereur Alexandre et de l’impossibilité d’y réussir sans flatter ses manies de théories et de principes généraux.

Les travaux du congrès étaient terminés, les souverains et les ministres n’étaient plus retenus à Laybach que par l’attente des résultats de la marche de l’armée autrichienne dirigée sur le royaume de Naples, lorsqu’une nouvelle effrayante vint troubler la confiance et l’espoir auxquels ils se livraient. L’armée piémontaise avait, à son tour, proclamé le régime constitutionnel, et ce mouvement paraissait d’autant plus formidable, que, dirigé par la haute noblesse et par l’héritier de la couronne, moins encore dans une pensée de libéralisme que dans une préoccupation d’hostilité politique contre l’Autriche, il semblait se rattacher à une vaste conspiration italienne. On apprenait que, de tous les points de la Lombardie, les étudians, les affiliés des sociétés secrètes s’échappaient pour aller joindre les Piémontais. On ne doutait pas qu’un mouvement analogue ne se manifestât dans les autres parties de la péninsule, et déjà l’on croyait voir l’armée autrichienne, enveloppée de toutes parts, succomber sous les masses populaires appuyées par les armées sarde et napolitaine. À Milan, le vice-roi se préparait à une retraite qui pouvait devenir inévitable. En France, l’émotion ne fut guère moins grande, lorsqu’on apprit les événemens de Turin. Les passions politiques, excitées par les luttes violentes de la tribune, étaient arrivées au dernier degré d’exaspération. Les départemens de l’est s’agitaient. Des émissaires du carbonarisme les parcouraient dans tous les sens ; les bruits les plus alarmans y étaient répandus avec affectation ; on parlait d’une révolte victorieuse à Paris, de l’abdication du roi, de la régence du duc d’Orléans, du drapeau tricolore arboré, de la constitution de 1791 proclamée. Le parti révolutionnaire croyait toucher au moment de reconquérir par la force le terrain que les précédentes élections lui avaient enlevé, et la terreur dont ses adversaires donnaient des signes non équivoques semblait justifier sa présomption. Les ultra-royalistes, si confians naguère et qui ne cessaient de harceler le pouvoir pour l’entraîner aux plus imprudentes exagérations, étaient tombés dans un profond abattement ; un de leurs chefs proposait de voter précipitamment le budget pour que les chambres pussent ensuite se séparer, laissant au gouvernement le soin de pourvoir au salut commun. Dans le conseil même, on délibérait sur la question de savoir s’il n’y avait pas lieu d’ajourner les chambres, et de recourir momentanément à des ressources extraordinaires. L’Allemagne n’était pas moins troublée ; l’expédition autrichienne contre Naples y avait été vue généralement avec peu de faveur ; tous ces gouvernemens germaniques, que la main puissante de l’Autriche protégeait seule contre les entreprises du libéralisme, tremblaient du sort qui les menaçait, si elle venait elle-même à succomber ; la Prusse surtout, cet ardent foyer des sociétés secrètes, redoutait une insurrection de la landwehr, peut-être de l’armée, et le cabinet de Berlin ne dissimulait pas ses regrets de s’être laissé entraîner, par complaisance pour la cour de Vienne, à prendre aux délibérations de Troppau et de Laybach une part qui maintenant lui paraissait bien compromettante. On craignait aussi pour la Pologne, toujours remuante, et où le grand-duc Constantin semblait s’attacher à détruire, par ses caprices brutalement tyranniques, l’impression des bienfaits de son frère. L’empire ottoman lui-même n’échappait pas au mouvement qui semblait sur le point de tout emporter : le prince Ypsilanti venait <de lever en Moldavie l’étendard de l’indépendance grecque, et à sa voix les populations se soulevaient dans l’Épire, dans le Péloponèse, dans les îles.

Au sein du congrès de Laybach régnait une stupéfaction profonde à laquelle on peut à peine comparer celle que produisit au congrès de Vienne la nouvelle du débarquement de Cannes. Dans les premiers instans, la consternation était telle qu’on osait à peine se regarder. Le cabinet autrichien, non content de diriger sur l’Italie cent mille nouveaux soldats tirés de l’Allemagne et de la Hongrie, se hâta de demander secours à l’empereur Alexandre, qui ordonna aussitôt l’envoi au-delà des Alpes d’un pareil nombre de soldats russes. Le prince de Metternich, naguère si confiant, semblait aussi implorer le concours de la France, qui avait constamment prédit la révolution piémontaise, qui s’en était fait un argument pour conseiller une politique circonspecte et modérée, et à qui les événemens paraissaient donner raison.

J’ai cru devoir raconter cette crise avec quelques détails, parce qu’elle fut si courte, que la génération même qui l’a traversée n’en a pas conservé la mémoire, parce que le souvenir s’en est perdu en quelque sorte dans l’immense réaction dont elle fut suivie, lorsqu’on apprit au bout de quelques jours que les révolutions de Naples et de Piémont étaient tombées, à peu près sans coup férir, à l’apparition des forces autrichiennes, et que le pouvoir absolu, un moment renversé aux deux extrémités de l’Italie, en avait repris possession.

On vit alors se reproduire une de ces illusions qui avaient déjà si souvent égaré les gouvernemens et les peuples de l’Europe, et dont on peut craindre qu’aucune expérience ne suffise jamais à les préserver. Des émeutes populaires, des révoltes militaires mal conçues, mal dirigées, et qui avaient éclaté dans des circonstances particulièrement défavorables, venaient de succomber, après un succès d’un moment, sous l’action d’une force bien organisée. On crut pouvoir en conclure que l’esprit de révolution et même l’esprit libéral, qu’on affectait de confondre l’un avec l’autre, n’avaient aucune puissance réelle, qu’il suffisait de leur tenir tête pour en venir à bout, et que si à d’autres époques ils avaient triomphé, c’était uniquement parce qu’on avait méconnu leur faiblesse, et qu’on leur avait fait des concessions aussi dangereuses qu’inutiles. On se promit donc de ne plus retomber dans une semblable erreur. À défaut du régime représentatif, il avait d’abord été question de donner au royaume de Naples un régime consultatif entouré de garanties sérieuses. Ce projet, comme presque tous les projets de cette espèce, était une véritable chimère ; mais M. de Metternich s’en était servi pour amadouer l’empereur Alexandre, pour l’amener à renoncer avec moins de regrets à ses rêves de constitution. Dans l’enivrement de la victoire, il fut définitivement mis de côté, ou du moins réduit à des proportions tellement insignifiantes, que les plus ardens défenseurs du despotisme auraient pu difficilement y trouver à redire. L’Autriche, pesant à la fois sur les Deux-Siciles et sur le Piémont au moyen d’une occupation militaire qu’elle se faisait chèrement payer, maintint dans ces deux royaumes l’intégrité du pouvoir absolu, et crut faire assez pour la prudence et pour l’humanité en empêchant qu’à Naples le rétablissement de l’autorité royale ne fût souillé par le renouvellement des cruautés abominables qui avaient déshonoré la restauration de 1799.


IV.

Désormais la politique anti-libérale de M. de Metternich ne rencontrait plus aucun obstacle dans la volonté de l’empereur Alexandre. Il était complètement subjugué. Les vives émotions de la dernière crise avaient achevé dans son âme ardente et faible la transformation contre laquelle il se débattait depuis deux ans. À partir de ce moment, les idées de liberté et de droits des peuples lui devinrent aussi odieuses qu’elles lui avaient été chères jusqu’alors ; le mot de constitution sembla lui inspirer cette irritation, cette antipathie que l’on éprouve pour ce qui, en rappelant d’anciens égaremens, éveille au fond du cœur des remords ou des regrets trop amers. Le besoin d’activité continue dont il était possédé prit une direction nouvelle : poursuivre, anéantir partout la révolution, tel fut le but qu’il se proposa et qu’il résolut d’atteindre au prix des plus grands sacrifices. Dans son impatience, le ministère de M. de Richelieu ne se montrant nullement disposé à intervenir en Espagne, il pariait d’envoyer une armée russe renverser la constitution de 1812.

L’insurrection du peuple grec soulevé pour reconquérir son indépendance n’était à ses yeux qu’un des incidens de la grande conspirations révolutionnaire. Cette insurrection, promptement étouffée dans les principautés du Danube, où elle avait pris naissance, mais qui faisait chaque jour des progrès sur le continent et dans les îles de la Grèce proprement dite, l’irritait d’autant plus que des agens russes, s’abusant sur les intentions actuelles de leur maître, en avaient évidemment favorisé l’explosion, ce qui faisait planer sur sa politique un soupçon de déloyauté. Son premier mouvement avait été de désavouer les insurgés de la manière la plus éclatante. Malheureusement pour la porte, qui à cette époque conservait encore, dans son affaiblissement progressif, l’orgueilleuse et ignorante férocité du temps des Mahomet II et des Soliman, elle ne comprit pas combien il lui importait de ménager de telles dispositions, que d’ailleurs elle ne croyait pas sincères. S’associant aveuglément à l’exaspération d’un peuple barbare et fanatique, elle se livra, et contre les insurgés et contre tous ceux qu’elle soupçonnait de leur être favorables, à d’effroyables cruautés ; elle ne craignit pas de fouler aux pieds les privilèges des populations chrétiennes, sans en excepter ceux que les traités avaient placés sous la garantie de la Russie. L’Europe, presque sans distinction d’opinions et de partis, se sentit saisie d’un sentiment d’indignation et de pitié auquel se mêla bientôt le plus vif enthousiasme pour l’héroïque résistance des Grecs. En Russie surtout, ce sentiment prit un caractère d’autant plus exalté, que la communauté de religion créait en faveur des victimes un nouveau lien de sympathie. L’empereur Alexandre, cédant à l’entraînement général, réclama énergiquement en faveur de l’humanité et des traités violés. Ses réclamations furent reçues de telle sorte qu’il crut devoir rappeler son envoyé ; le 31 juillet 1821, M. de Strogonof quitta Constantinople avec toute sa légation.

La guerre semblait imminente. Toutes les grandes puissances s’interposèrent pour la prévenir. Leur attitude et leurs intentions n’étaient pourtant rien moins qu’identiques. Le gouvernement français, ami sincère de la Russie et partageant d’ailleurs la bienveillante pitié qu’excitaient dans toutes les âmes généreuses les souffrances du peuple grec, appelait sans doute de ses vœux un arrangement pacifique, mais un arrangement conforme à la dignité du cabinet de Saint-Pétersbourg et qui donnât satisfaction à ses légitimes griefs. Il s’efforçait de calmer le ressentiment d’Alexandre, de lui faire prendre patience, et lorsque ce prince, dans ses conversations avec M. de La Ferronnays, essayait de s’assurer éventuellement l’appui de la France en faisant luire à ses yeux des espérances d’agrandissement territorial, on laissait tomber ces offres, conçues, il est vrai, en termes bien vagues. Cependant il était évident pour tout le monde que si la guerre venait à éclater, la Russie ne compterait pas la France au nombre de ses adversaires. Il en était tout autrement de l’Angleterre et de l’Autriche. Pour elles, la grande, j’ai presque dit l’unique question, était d’empêcher la Russie, déjà si puissante en Orient, d’y faire de nouveaux progrès, d’y acquérir un surcroît d’influence. La cause des Grecs les touchait fort peu ; tous leurs vœux tendaient à la prompte répression d’un mouvement insurrectionnel qui était venu déranger l’ensemble de leurs combinaisons politiques, et, peu soucieuses de l’opinion publique indignée, elles faisaient même tout ce qui était en leur pouvoir pour hâter ce résultat. Le plus parfait accord régnait à ce sujet entre les deux cabinets. Le roi d’Angleterre étant allé, au mois d’octobre, visiter ses états continentaux, et lord Castlereagh (qui venait d’hériter de son père le titre et le nom de marquis de Londonderry) l’ayant accompagné dans ce voyage, M. de Metternich se rendit à Hanovre pour se concerter avec lui. Ils avaient espéré que l’empereur Alexandre, si enclin d’ordinaire aux délibérations communes et aux entrevues de princes et de ministres, voudrait prendre part à cette réunion, et ils comptaient beaucoup sur leur talent de persuasion pour le ramener à leur point de vue ; mais cet espoir fut trompé : Alexandre ne vint pas, et la négociation dut se suivre avec lui par écrit

Quelques mois auparavant, quinze jours avant la rupture des relations diplomatiques entre la Russie et la porte, le marquis de Londonderry, qui comprenait la gravité de la situation, avait cru devoir recourir, pour en conjurer les dangers, à une démarche en dehors des voies ordinaires de la diplomatie ; le 16 juillet 1821, il avait écrit à l’empereur de Russie une lettre ainsi conçue :


« Sire, lorsque je fus admis à prendre congé de votre majesté impériale ayant votre départ d’Aix-la-Chapelle en 1848, votre majesté voulut bien me permettre de m’adresser directement à elle toutes les fois que les intérêts de l’alliance européenne pourraient justifier l’usage que je ferais de cette autorisation. — En ne me prévalant pas jusqu’à présent de la gracieuse permission de votre majesté, j’ai prouvé que je n’étais pas disposé à abuser de ce témoignage si particulier de sa bienveillante confiance… — Pour me conformer aux ordres du roi mon souverain, et sous l’impression du sentiment profond de l’importance de la crise actuelle, j’ose m’adresser à votre majesté au sujet des affaires de Turquie, et je le fais avec d’autant moins d’hésitation que j’ai la conviction intime que quelque embarras que puisse éprouver votre majesté par suite de considérations locales et des dispositions de son peuple, le jugement qu’elle porte de ces déplorables complications est d’accord avec celui qu’en porte le gouvernement britannique, et que je suis également persuadé que votre majesté impériale, triomphant de tous les obstacles, suivra en définitive une ligne politique de nature à fournir une preuve nouvelle, mais non pas inattendue, de sa détermination de maintenir inviolablement le système européen tel qu’il a été affermi par les derniers traités de paix. J’ai la confiance que les terribles événemens qui affligent aujourd’hui une partie de l’Europe ne sont pas considérés par votre majesté comme constituant dans l’histoire du temps actuel, une question nouvelle et isolée. Ils ne proviennent pas exclusivement de la lutte des élémens inflammables dont se compose l’empire turc, mais ils forment une branche de cet esprit organisé d’insurrection qui se propage systématiquement à travers l’Europe, et qui fait explosion toutes les fois que la main du pouvoir se trouve affaiblie par une cause quelconque. Si les symptômes en sont plus destructifs en Turquie, c’est parce que, dans ce malheureux pays, il rencontre toutes les passions, tous les préjugés, et par-dessus tout ces animosités religieuses qui donnent aux commotions civiles leur caractère le plus odieux et le plus affligeant. La position limitrophe des états de votre majesté impériale, la sympathie religieuse que la grande masse de ses sujets porte à la population grecque de la Turquie, les nombreuses relations commerciales et autres qui ont lieu réciproquement entre les populations des deux empires, et aussi les anciennes jalousies qui résultent nécessairement des souvenirs de l’histoire, placent votre majesté en première ligne sur ce théâtre de difficultés européennes.

« Il serait superflu de faire perdre le temps de votre majesté impériale en travaillant à lui prouver que la Turquie, malgré toute sa barbarie, constitue dans le système de l’Europe ce qu’on peut appeler un mal nécessaire. C’est une excroissance qu’on peut à peine regarder comme formant partie intégrante de son organisation dans l’état de santé, et cependant, pour cette raison même, toute tentative d’introduire l’ordre dans ses élémens hostiles par une intervention extérieure ou de l’assimiler à la masse peut exposer le corps entier de notre système général aux plus grands périls. La question véritable qu’il est urgent de prendre en considération est celle-ci : comment le danger sera-t-il éloigné des autres états, et comment les puissances voisines réussiront-elles le mieux à maintenir leurs relations pacifiques avec un pays livré à de telles convulsions ? Cette question est surtout pressante en ce qui concerne les états de votre majesté impériale, et elle se subdivise en deux points : 1o les chances qui existent pour que la paix des provinces de votre majesté soit troublée par l’insurrection qui s’étend de ce côté ; 2o les injures et les outrages auxquels ses serviteurs et ses sujets ont été et peuvent être exposés dans l’empire turc.

« Relativement au premier point, je crois qu’il n’y a rien ou du moins fort peu à craindre, et qu’avec la force imposante que votre majesté peut réunir sur les frontières, on est en droit de considérer comme impossible que la contagion pénètre dans les limites du territoire russe. Le second mal est plus pressant, et on ne peut que déplorer les épreuves auxquelles, d’après les dernières nouvelles de Constantinople, la longanimité de votre majesté, peut être exposée sous ce rapport. Croire ou même désirer que votre majesté ne défende pas, au moment convenable, les justes droits de sa couronne et de son peuple, c’est ce qui ne peut entrer dans la politique du gouvernement anglais ; mais moins on peut douter de la puissance de votre majesté, plus les événemens de la dernière guerre ont élevé sa position, plus aussi elle est en mesure de temporiser et de laisser l’ouragan s’épuiser de lui-même. L’empire turc, en ce moment, ne semble pas seulement infecté de tout le venin des principes modernes, mais agité jusqu’à la fureur par les anciennes animosités qui lui sont particulières. Le gouvernement aussi bien que la population a, pour l’instant, abdiqué ses facultés ordinaires de raison et de prudence, et s’est abandonné à une folie frénétique, à un esprit aveugle de guerre intérieure et exterminatrice. Ce n’est pas dans de telles conjonctures qu’on peut s’enquérir des torts d’une manière satisfaisante et discuter les réparations. Votre majesté Impériale, je me permets avec une humble confiance de lui soumettre cet avis, doit attendre le moment du réveil de la raison et de la réflexion, à moins, sire, que vous ne soyez préparé à assumer les périls et les charges d’une occupation militaire à effectuer, non pas au milieu d’un peuple chrétien et plus ou moins facile à manier, mais au milieu d’une race fanatique, vindicative et barbare. — Sans doute l’humanité frémit à l’aspect des scènes qui, à ce qu’il paraît, désolent la plus grande partie de la Turquie européenne, et il ne faudra rien moins que l’autorité imposante du grand nom et du caractère de votre majesté pour que la nation russe se résigne à voir les ministres de la religion qu’elle professe elle-même immolés avec tant de barbarie au ressentiment du gouvernement sous lequel ils ont le malheur de vivre ; mais nous espérerions en vain pouvoir matériellement changer leur sort ou les délivrer de leurs souffrances et maintenir en même temps le système de l’Europe tel qu’il existe aujourd’hui. Le danger d’innover dans cette œuvre consacrée et la réflexion que, si nous ne pouvons refuser aux Grecs notre sympathie et notre compassion, ils ont pourtant été les agresseurs dans la circonstance actuelle, et qu’ils se sont laissé entraîner à la pratique périlleuse et corruptrice de l’époque, si fortement réprouvée par votre majesté impériale, peuvent bien l’engager, elle et ses alliés, à rester en observation plutôt qu’à intervenir dans l’inextricable confusion des affaires turques. — La flamme brûle en ce moment avec trop d’intensité pour que cela puisse durer longtemps ; un temps doit arriver, et probablement avant peu, où la puissance turque, épuisée par ses propres convulsions, deviendra accessible à la raison, où la voix de votre majesté sera entendue et les griefs dont elle se plaint redressés, et peut-être la Providence, dans les nombreuses épreuves auxquelles elle vous a réservé dans le cours de votre vie, remplie de tant et de si glorieux évènemens, ne vous a-t-elle jamais présenté l’occasion de donner au monde et à la postérité un plus éclatant témoignage de vos principes qu’en vous mettant à même de manifester envers un gouvernement fanatique et à demi barbare ce degré de modération et de magnanimité qu’un esprit religieux et enthousiaste pour le système que votre majesté a si puissamment contribué à élever en Europe peut seul inspirer, en présence de semblables provocations, à un prince armé d’une telle puissance.

« J’ose espérer que les sentimens que je me suis hasardé à exprimer ne blesseront pas votre majesté impériale et ne seront pas désavoués par elle. Quelle qu’ait pu être la divergence d’opinions dans les récentes discussions sur des théories abstraites de droit international, et à quelque point que la position du gouvernement britannique se soit écartée de celle des trois cours affiliés par la ligne de neutralité que le roi a cru devoir adopter au sujet des affaires d’Italie, nous pouvons constater avec bonheur que, depuis l’heureuse époque qui a donné naissance à l’alliance actuelle, il s’est à peine présenté un exemple de dissentiment politique entre les conseils de votre majesté et ceux de mon auguste maître sur un point de quelque gravité pratique. Je suis certainement convaincu que chacun des états alliés, tout en avouant consciencieusement à la face du monde ses propres principes et en maintenant ses habitudes particulières d’action, restera inaltérablement fidèle aux obligations fondamentales de l’alliance, et que le système actuel, conduit avec cette prudente modération, subsistera longtemps pour la sûreté et le repos de l’Europe »


Cette lettre est surtout remarquable, parce qu’elle nous révèle l’idée qu’un homme d’état aussi éclairé et aussi bien informé que lord Londonderry se faisait alors des dispositions de l’empereur Alexandre et de la nature des argumens par lesquels on avait le plus de chances d’agir sur son esprit. Je n’ai pas sous les yeux la réponse de l’empereur ; il y affirmait que l’opinion unanime du peuple russe se prononçait énergiquement pour une guerre immédiate contre la Porte, et qu’il n’avait pu résister jusqu’à ce moment à un entraînement aussi universel sans compromettre sa popularité.

Quelques mois plus tard, le 14 décembre, lord Londonderry écrivit à sir Charles Bagot, ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, une lettre destinée à être mise sous les yeux de l’autocrate, et qui reproduisait en termes plus pressans l’ordre d’idées développé dans celle que je viens de citer.


« En réfléchissant, disait-il, à l’état présent des affaires en Grèce dans leur liaison avec celles du reste de l’Europe, et on peut dire du monde, il est impossible que l’empereur de Russie ne soit pas frappé du caractère critique de la résolution qu’il a à prendre. Je veux essayer de vous exposer cette situation telle que je la conçois… C’est pourtant un sujet dans lequel je ne veux pas entrer officiellement. Je le traiterai brièvement dans une lettre particulière, et si votre excellence juge à propos d’en toucher quelque chose à l’empereur, je pense qu’il vaudra mieux ne le faire que de vive voix.

« Le premier point qui mérite d’appeler la considération attentive de sa majesté impériale, ce sont les progrès continuels du mouvement révolutionnaire sur le continent américain. Les événemens de ces derniers mois à Mexico, au Pérou, à Caracas et au Brésil ont presque décidé que les deux Amériques grossiraient la liste déjà prépondérante des états soumis à un système de gouvernement fondé sur une base républicaine ou démocratique. Un esprit analogue s’avance en Europe à pas de géant ; l’Espagne et le Portugal sont lancés dans le tourbillon d’une convulsion semblable. La France vacille dans sa politique entre des vues et des intérêts extrêmes, les uns et les autres sérieusement et peut-être également menaçans dans leur nature même pour sa tranquillité intérieure. L’Italie, y compris les états du roi de Sardaigne, bien qu’arrachée pour un temps des mains des révolutionnaires, n’est contenue que par la présence de l’armée autrichienne d’occupation, et ne fait, on peut le craindre, que des progrès bien lents dans la reconstruction d’un système de gouvernement indigène propre à assurer contre ces mêmes révolutionnaires une existence indépendante. — Le même esprit s’est immiscé profondément dans les affaires de Grèce. L’insurrection dont la Turquie d’Europe est le théâtre ne peut, ni dans son organisation, ni dans les objets qu’elle a en vue, ni dans ses moyens d’action, ni dans ses relations extérieures, se distinguer les mouvemens antérieurs en Espagne, en Portugal et en Italie. La seule différence consiste dans le surcroît de complications et d’embarras résultant de ce qu’elle se trouve associée aux déplorables effets d’un autre système de gouvernement bien détestable aussi, sous la haine duquel elle cherche à cacher ses véritables projets pour exciter l’intérêt en sa faveur et atteindre ainsi son but final. — En un mot, il est impossible que l’empereur ne voie pas que la source de ce torrent révolutionnaire est en Grèce, que le flot déborde sur ses provinces méridionales par un courant presque continu et non interrompu depuis l’autre rive de l’Atlantique, et c’est sur ce principe, et non pas sur des vues de politique locale, que sa majesté, je n’en doute pas, règlera sa conduite en véritable homme d’état. — Je ne dirai pas ce que le gouvernement britannique ferait en pareil cas, parce que le principe d’après lequel nous devons toujours agir comme état est celui de la non-intervention poussée même à l’extrême, mais je suis bien sûr que si ce qui se passe maintenant en Grèce, notamment en Morée, sous la conduite d’aventuriers étrangers, était arrivé dans tout autre pays limitrophe de la Russie, l’empereur n’aurait pas attendu jusqu’à ce moment pour agir comme à Laybach, et aucune querelle particulière avec les Turcs ne l’aurait fait hésiter à s’opposer avec autorité, dès le premier moment, à l’ennemi commun et le plus formidable.

« Si je suis fondé à regarder le mouvement révolutionnaire en Grèce comme le véritable danger, si toutes les questions entre la Russie et la Turquie doivent en réalité être considérées, au moins pour le moment, comme secondaires et absorbées en quelque sorte dans l’importance de la question principale, quelle ligne de conduite l’empereur doit-il suivre dans sa sagesse ? J’ai dit tout à l’heure qu’en tout autre cas l’empereur se serait décidé, et que, s’il eût été nécessaire, il aurait pris en main, contre les Grecs, la cause de l’autorité légitime du pays.— Dans le cas actuel, c’est plus qu’on ne peut attendre ou conseiller ; une armée russe ne pourrait d’ailleurs pénétrer en Turquie pour y combattre la révolution sans s’y trouver engagée tout à la fois dans des hostilités contre les Turcs et contre les Grecs. Si donc l’empereur, dans ce cas spécial, ne peut réprimer le mal par ses propres moyens, c’est un motif de plus pour sa majesté de ne pas s’interposer à l’effet d’empêcher le gouvernement ottoman d’éteindre la révolte qui menace la tranquillité générale non moins que sa propre autorité comme gouvernement. — En considérant les tendances relatives des parties contendantes, quelles que puissent être les vues de la Turquie, elles sont au moins exemptes du danger révolutionnaire. La cause des Grecs en est profondément et inévitablement imprégnée, et il est impossible, au moins en ce moment, de l’en dégager. Je me permets donc de dire que l’empereur de Russie doit la désavouer comme étant devenue essentiellement révolutionnaire. Sa majesté impériale doit plutôt favoriser que contrarier les efforts du gouvernement ottoman pour étouffer l’insurrection, et elle doit regarder ses différends avec la Porte comme n’ayant qu’une importance secondaire au moins jusqu’à la destruction de cette révolte. Alors seulement l’empereur pourra sans danger entrer en compte avec la Turquie, parce qu’alors, sans encourager les principes révolutionnaires, il pourra obtenir le redressement de ses griefs et étendre sa protection sur les Grecs, qui auront cessé d’être en état de résistance ouverte à leur souverain. »


Il règne dans ces deux lettres, dans la seconde surtout, une telle exagération, les idées et l’expression même en sont parfois si excessives, si bizarres ; il y a tant d’étrangeté dans cette image du flot révolutionnaire partant du littoral américain de l’Atlantique pour aller battre le rivage méridional de l’empire russe après avoir inondé l’Espagne, l’Italie et la Grèce ; tout cela enfin ressemble si peu au langage d’un homme d’état anglais, que si l’authenticité de ces documens n’était pas incontestable, on hésiterait à les prendre au sérieux. On serait tenté d’y voir une parodie plus ou moins piquante du genre d’argumentation que M. de Metternich s’était habitué, depuis le congrès de Troppau, à mettre en usage pour agir sur l’empereur Alexandre. Rien ne prouve mieux le parfait accord qui existait entre les cabinets de Londres et de Vienne.

C’est cependant à l’aide de ces raisonnemens sophistiques, c’est en exagérant outre mesure la force et les dangers de l’esprit révolutionnaire, avec lequel on affectait de confondre toute aspiration, soit à l’indépendance nationale, soit à la liberté même la plus modérée, que l’Angleterre et l’Autriche parvinrent à arrêter le monarque russe et à l’enlacer dans un dédale de négociations compliquées qui ne devaient aboutir à rien, mais qui retardèrent de sept années la lutte dont on semblait alors si près. Alexandre fut-il aussi complètement leur dupe qu’on l’a cru généralement ? ou bien, comme quelques personnes l’ont conjecturé, était-il retenu aussi par une crainte secrète de compromettre dans une nouvelle guerre, dans une entreprise hasardeuse, la position si haute qu’il devait à d’heureux hasards bien plus qu’à ses talens, et faut-il penser qu’il se prêta sans trop de répugnance à dissimuler ses hésitations sous le voile spécieux d’un généreux sacrifice fait aux grands intérêts de l’Europe ? Il est probable qu’en cette occasion, comme il arrive presque toujours, l’empereur fut déterminé par des motifs d’une nature complexe et dont il ne se rendait pas à lui-même un compte bien net.

La grande faute que commit alors M. de Metternich, enivré par le succès de ses artifices, ce fut de ne pas comprendre qu’il était prudent de ne point le pousser trop loin, que sans doute il était d’une bonne politique de mettre obstacle à de nouveaux agrandissemens de la puissance russe en Orient, mais que si l’on ne se hâtait de procurer à l’empereur une satisfaction honorable pour ses griefs fondés, si on ne pesait pas efficacement sur la porte, tant pour l’amener à donner cette satisfaction que pour mettre fin aux effroyables cruautés commises sur les Grecs, toutes les habiletés diplomatiques finiraient tôt ou tard par échouer contre l’orgueil blessé de la Russie, d’accord avec les vives sympathies qui s’attachaient, dans l’Europe presque entière, à la cause des Hellènes. M. de Metternich ne vit pas tout cela. Il parut quelquefois se livrer, avec la légèreté qui se mêle en lui à des facultés si éminentes, au plaisir de mystifier (si l’on peut ainsi parler) le cabinet de Saint-Pétersbourg, de lui faire concevoir des espérances qui ne devaient pas se réaliser, d’obtenir ainsi de lui des ajournemens, des concessions qui, par cela même qu’elles n’étaient pas payées de retour, devenaient des humiliations véritables. Sa partialité trop évidente pour la Porte eut le double résultat de l’encourager, de la rendre intraitable dans sa résistance et d’exciter à la longue dans le gouvernement russe de vifs et profonds ressentimens. Il est vraisemblable que l’esprit plus calme et plus circonspect du marquis de Londonderry, s’il lui eût été donné de diriger plus longtemps les affaires de son pays, n’eût pas persévéré jusqu’au bout dans cette politique imprudente ; mais il n’était pas destiné à en voir le développement complet et le résultat définitif.

À l’époque où nous a conduits la suite de ce récit, les préoccupations principales des gouvernemens furent d’ailleurs détournées de l’Orient par les événemens qui survinrent dans l’Europe occidentale. Depuis quelque temps déjà, tout faisait pressentir en France un grand changement. Les ultra-royalistes, enhardis par la défaite des révolutionnaires italiens, étaient devenus plus exigeans. Le ministère du duc de Richelieu n’ayant pas consenti à augmenter la part qu’il leur avait faite dans la distribution des fonctions publiques, ils avaient rompu violemment avec lui, — et MM. de Villèle et Corbières, qui étaient entrés au conseil à la fin de l’année précédente, avaient donné leur démission. Les élections, auxquelles on avait procédé suivant l’usage annuel pour le renouvellement d’un cinquième de la chambre des députés, étaient venues grossir les rangs de ce parti, tandis que les libéraux, discrédités et découragés par leurs violences et par leurs échecs multipliés, s’étaient vus réduits à un petit nombre de nominations, et que le parti modéré, celui des défenseurs du pouvoir, avait lui-même échoué dans la plupart des collèges. Le ministère eût probablement réussi à prolonger son existence en acceptant le concours de la gauche, qui, dans leur défaite commune, le lui aurait volontiers accordé pour quelque temps à certaines conditions ; mais M. de Richelieu et ses collèges pensèrent avec raison qu’après ce qui s’était passé depuis trois ans, et dans les conjonctures où l’on se trouvait, in ne convenait, sous aucun rapport, de tenter un nouveau 5 septembre. Ils se décidèrent donc, non pas encore à se retirer, mais à combattre tout à la fois les deux partis extrêmes. Il arriva ce qui arrive toujours en pareil cas. Les deux oppositions se réunirent momentanément pour le renverser, et dès l’ouverture de la session elles commencèrent les hostilités par le vote d’une adresse qui, au moyen d’une équivoque difficile à justifier, donnait une expression commune à des griefs absolument contradictoires. Les ministres ne cédèrent pas encore, le roi annonça même l’intention de les soutenir avec énergie ; mais la coalition irritée se livra à de tels emportemens, qu’on dut bientôt reconnaître qu’elle ne se dissoudrait pas avant d’avoir atteint son but, à quelque prix que ce fût. Louis XVIII vieillissait, sa santé affaiblie ne lui laissait plus la force nécessaire pour surmonter les obsessions dont l’entouraient les adversaires du cabinet. Une influence qui avait succédé auprès de lui à celle de M. Decazes s’employa efficacement à vaincre la répugnance qu’il avait jusqu’alors manifestée pour le parti ultra-royaliste, et le 14 décembre 1821 un nouveau ministère, où siégeaient, avec MM. de Villèle et Corbières, les représentans principaux de cette opinion, prit la direction des affaires.

On a dit que l’Angleterre et l’Autriche, inquiètes des bons rapports qui avaient longtemps existé entre l’administration du duc de Richelieu et le cabinet de Saint-Pétersbourg, et craignant que les affaires d’Orient n’eussent pour effet de resserrer cette alliance, un peu relâchée depuis les congrès de Troppau et de Laybach, avaient secrètement travaillé à préparer ce changement de ministère. Je n’ai à cet égard aucune donnée positive. Ce qu’on a publié de la correspondance de lord Castlereagh ne contient absolument rien qui soit de nature à nous faire présumer le jugement que les hommes d’état de l’Angleterre, et en particulier l’ambassadeur britannique à Paris, portèrent sur l’avènement du nouveau cabinet. On apprend seulement par une lettre de cet ambassadeur, antérieure de plus d’une année, qu’il avait vu avec satisfaction les commencemens de la faveur de la personne qui passa plus tard pour avoir contribué à frayer à M. de Villèle et à ses amis politiques l’accès du pouvoir. Voici ce qu’il écrivait à son gouvernement le 9 novembre 1820 :


« Le roi s’étant plaint à plusieurs reprises de la tristesse de la cour, et ayant fait entendre que l’absence de société depuis le renvoi du duc Decazes lui rendait son existence très pénible, il était depuis longtemps évident que sa majesté saisirait la première occasion de se créer des rapports confidentiels avec, quelque personne dont les manières et la conversation pussent l’amuser dans ses momens de loisir. Il n’existe plus aucun doute sur celle qui est honorée de cette distinction. La vicomtesse du Cayla,… se trouvant engagée dans un procès avec son mari, a cru nécessaire, il y a quelques mois, de s’adresser directement à sa majesté pour lui demander sa protection. Sa conversation ayant plu au roi, il lui a exprimé le désir qu’elle renouvelât sa visite, et il en est résulté une si grande intimité, que non-seulement elle passe une grande partie de son temps dans l’appartement de sa majesté, mais qu’une correspondance épistolaire occupe les heures où elle est absente des Tuilerie. Pour être juste envers Mme du Cayla, je dois ajouter que sa majesté ne pouvait admettre dans sa société une personne plus éminemment distinguée par ses qualités intellectuelles et personnelles. »


Le parti ultra-royaliste, dont le nom seul, trois ans auparavant, était encore pour la France et même pour l’Europe un objet de terreur, était donc enfin maître du pays, et par l’effet des changemens que les faits accomplis dans cet intervalle avaient apportés à l’état des esprits, son triomphe, accueilli avec une satisfaction plus ou moins complète par plusieurs de ceux qui l’avaient jadis tant redouté, était accepté par beaucoup d’autres avec résignation. La majorité de la nation le voyait avec défiance, avec inquiétude ; mais de tant d’agitations, un peu désenchantée par le triste avortement des tentatives démocratiques, elle n’était pas disposée encore à seconder la vive opposition que le parti libéral commençait déjà à la tribune et dans les journaux contre un ministère dont il avait favorisé l’avènement, et bien moins encore à s’associer aux complots des sociétés secrètes organisées depuis quelque temps sur tous les points du royaume, à l’exemple des carbonari italiens. Ces complots, facilement réprimés, n’eurent d’autre résultat que le supplice de quelques malheureux presque tous fort obscurs, et leur condamnation, en frappant de terreur les ennemis de la royauté, sembla, comme à l’ordinaire, fortifier le pouvoir, en attendant qu’elle devînt contre lui un chef d’accusation, une cause d’impopularité. C’est pour la dernière fois que la France vit alors dresser l’échafaud politique.

Le ministère, appuyé dans les chambres par une imposante majorité, et en dehors de ces assemblées par une opinion ardente dont la bruyante exaltation, au milieu du découragement des autres partis, pouvait lui faire croire qu’il représentait véritablement le sentiment public, était donc en mesure de diriger la politique du gouvernement dans le sens du royalisme le plus prononcé. Déjà, tout en supprimant la censure préalable qui pesait temporairement sur les journaux depuis la mort du duc de Berri, il avait substitué aux lois si libérales votées trois ans auparavant pour régler le régime de la presse périodique une législation nouvelle dont le but évident était de la placer dans la dépendance du pouvoir. D’autres mesures, conçues dans le même esprit et réclamées par le parti victorieux, se préparaient ; mais toutes les préoccupations intérieures ne tardèrent pas à s’effacer en quelque sorte devant une question extérieure qui tenait dans l’Europe entière tous les esprits en suspens : je veux parler de la situation de l’Espagne.

Les ultra-royalistes demandaient à grands cris qu’une armée française passât les Pyrénées pour aller délivrer Ferdinand VII, prisonnier de la révolution, et le rétablir dans l’exercice de ce qu’ils appelaient ses droits légitimes. Le cabinet était loin d’avoir à cet égard des idées aussi arrêtées. M. de Villèle, qui ne tarda pas à en devenir le chef, et qui dès lors en était le membre le plus considérable, éprouvait pour cette intervention, et en général pour tout ce qui pouvait aboutir à une guerre, une répugnance fondée, il faut le dire, moins sur un sentiment réel de modération ou sur une appréciation plus ou moins éclairée des grands intérêts de la France que sur la crainte de déranger l’équilibre financier et d’arrêter les progrès de la prospérité matérielle du pays, dont le développement était à ses yeux l’unique objet de la politique. Comme le ministère précédent, il eût voulu se borner à opérer en Espagne une transaction qui fît de Ferdinand VII un roi constitutionnel investi de pouvoirs suffisans pour assurer le maintien de l’ordre ; mais une telle transaction n’eût satisfait, ni au-delà ni en-deçà des Pyrénées, le parti ultra-monarchique. Sur la pente où le nouveau cabinet se trouvait placé par les espérances même que son avènement avait fait concevoir à ce parti, il ne lui était pas possible de s’arrêter à ce terme moyen, bien difficile d’ailleurs à mettre en pratique. Les royalistes espagnols, se croyant désormais sûrs d’un appui, coururent aux armes. Les insurrections, la guerre civile éclatèrent de toutes parts. Les constitutionnels modérés qui composaient alors le ministère espagnol, compromis par les efforts même qu’ils avaient faits pour s’interposer entre les partis extrêmes, durent céder la place à de purs révolutionnaires, et l’on put dire, non sans quelque exagération, mais avec une certaine vraisemblance, que l’action d’une force étrangère était devenue indispensable pour préserver la Péninsule du renouvellement des horreurs qui avaient désolé la France en 1793.

M. de Villèle résistait pourtant encore, mais la position devenait difficile, d’autant plus que, dans le conseil même, l’intervention comptait des partisans, et que le ministre des affaires étrangères surtout, M. de Montmorency, inclinait fortement dans ce sens. Pour gagner du temps en donnant une satisfaction au moins apparente à ses adversaires, M. de Villèle consentit à ce que la question fût portée devant le congrès qui était sur le point de se réunir à Vérone pour délibérer, comme cela avait été convenu à Laybach, sur les affaires d’Italie et de Grèce. Il fut décidé que M. de Montmorency s’y rendrait, non pas pour proposer formellement l’intervention de la France comme déjà résolue par le gouvernement du roi, mais pour demander aux souverains alliés et à leurs ministres jusqu’à quel point ce gouvernement, s’il s’y décidait, pourrait compter sur leur approbation et sur leur concours.

Le parti de l’intervention était certain d’avance de l’appui de la Russie, mais il s’en fallait de beaucoup qu’il pût se tenir assuré de celui de l’Angleterre et de l’Autriche. Pour des motifs en partie différens, mais qui pouvaient tous être ramenés à une considération principale et dominante, la crainte de voir la France reprendre une action importante dans la politique européenne, ces deux puissances répugnaient également à ce qu’elle portât ses armes dans la Péninsule. Il y avait pourtant entre elles cette différence, que l’Autriche, gênée par le précédent de son intervention à Naples et par les argumens dont elle s’était servie pour obtenir en cette circonstance l’assentiment de l’empereur Alexandre, eût pu difficilement s’opposer d’une manière directe à la marche d’une armée française contre les révolutionnaires espagnols, et se trouvait réduite, pour y mettre obstacle, à la ressource des insinuations et des artifices, tandis que l’Angleterre trouvait dans les protestations formelles qu’elle avait faites contre les déclarations de Troppau un texte facile à concilier ses objections aux projets supposés de la France.

Dans ces graves conjonctures, le gouvernement britannique jugea que la présence du marquis de Londonderry était indispensable à Vérone, comme elle l’avait été aux congrès de Vienne et d’Aix-la-Chapelle. Il se disposait donc à partir pour le continent muni d’instructions qu’il avait rédigées lui-même, et qui lui prescrivaient de refuser son concours à toute intervention matérielle dans les affaires d’Espagne, lorsque le 12 avril 1822, dans un accès d’aliénation mentale dont ceux qui l’approchaient avaient déjà depuis quelques semaines reconnu les symptômes, il se donna la mort : il n’avait que cinquante-trois ans. Les fatigues excessives des négociations et des débats parlementaires auxquels il venait de prendre part contribuèrent sans doute à cette catastrophe ; mais, autant qu’on peut en juger par des révélations encore incomplètes, on doit en chercher la et immédiate dans de misérables tracasseries de cour.

On sait que la mort du marquis de Londonderry fut le signal d’un grand changement dans la direction des relations extérieures de l’Angleterre. S’il eût vécu plus longtemps, il est permis de croire qu’il se serait vu bientôt obligé ou de quitter les affaires, ou de faire un pas de plus dans la voie où l’avaient déjà fait entrer ses protestations contre les doctrines proclamées à Troppau et à Laybach. Quelque attaché qu’il pût être, à raison de ses opinions personnelles et des souvenirs sur lesquels se fondaient son importance et sa renommée, à la grande alliance qui gouvernait l’Europe depuis 1814, il ne lui eût pas été possible, à lui ministre de la libre Angleterre, de continuer à en faire partie alors que cette alliance, pour complaire aux nouvelles théories de l’empereur Alexandre, ne se contentait plus de combattre en fait la révolution, et promulguait hautement les principes du droit divin, absolu, indéfectible de la royauté. Le sentiment britannique ne pouvait s’accommoder à de telles doctrines, il ne le pouvait pas surtout dans une circonstance où elles devaient s’exprimer et se réaliser au moyen de l’occupation de l’Espagne par les forces de la France, dont l’influence sur ce pays est, depuis près de deux siècles, l’objet de la constante jalousie du peuple anglais. Ce que lord Londonderry aurait dû faire lui-même sous peine de perdre le pouvoir, mais ce qui lui eût été malaisé, engagé comme il l’était par ses antécédens, — son successeur Canning, porté au pouvoir par la force de l’opinion malgré l’aversion du roi et de la plupart des ministres, le fit sans difficulté, sans hésitation, avec l’ardeur et l’entraînement aventureux de son caractère : il rompit ouvertement avec la politique du continent, il brisa les liens de la grande alliance, et dès ce moment l’Angleterre, encore dirigée pendant quelques années dans son gouvernement intérieur par les conseils du vieux torysme, entra résolument dans cette carrière de diplomatie libérale, révolutionnaire même, où elle a marché depuis presque sans interruption.

Je viens de raconter l’ensemble des actes diplomatiques de lord Castlereagh. J’ai dit, en commençant mon récit, que ces actes, sérieusement étudiés, étaient de nature à modifier favorablement le jugement un peu sévère que l’on a souvent porté sur ce célèbre ministre. Il ne fut sans doute pas, même au point de vue restreint de la politique extérieure, un homme d’état de premier ordre. Les succès prodigieux auxquels il eut le bonheur d’attacher son nom furent, pour la plupart, le résultat d’événemens trop indépendans de son action personnelle pour qu’il en rejaillisse sur lui une gloire comparable à celle de lord Chatham faisant succéder, par la puissance de son indomptable énergie, les triomphes éclatans de la guerre de sept ans aux revers humilians qui en avaient marqué le début, ni même à celle du second Pitt soutenant seul, au milieu des revers, le drapeau de l’indépendance européenne contre l’ascendant alors tout-puissant de la France républicaine ou impériale. Lord Castlereagh n’appartenait pas à cette famille des politiques du premier rang. Il n’était pas de ceux qui maîtrisent les circonstances et qui changent les conditions dans lesquelles le hasard les a placés ; mais il avait le mérite bien grand et bien rare de se rendre compte de ces conditions, de savoir apprécier ces circonstances et d’en tirer tout le parti possible. Il possédait à un haut degré le courage, la patience, la sagacité. Il est des temps et des pays où cela suffit pour faire de grandes choses.


L. DE VIEL-CASTEL.

  1. Voyez les livraisons du 15 mai, du 1er  et du 15 juin.
  2. Cette lettre est en français dans l’original.
  3. Le dernier lord Melbourne, frère du premier ministre.
  4. L’original de cette lettre est en français.
  5. L’original de cette lettre est en français.