Lord Castelreagh et la politique extérieure de l’Angleterre de 1812 à 1822/02

LORD CASTLEREAGH


ET


LA POLITIQUE EXTERIEURE DE L'ANGLETERRE DE 1812 A 1822.





II.[1]

LA DIPLOMATIE, LES GENERAUX DE L'ALLIANCE ET LA SECONDE RESTAURATION.


Correspondence, Despatches and other Papers of visount Castlereagh, second marquess of Londonderry, etc. London 1853, John Murray.





I

Au mois de mai 1814, la paix était rétablie en Europe ; mais l’Angleterre restait en guerre avec les États-Unis. Le gouvernement britannique crut d’abord que, débarrassé de la France, il viendrait facilement à bout de cet autre adversaire, dont il n’avait pas encore eu l’occasion de mesurer les forces toujours croissantes. Bien décidé à ne lui rien accorder sur les principes du droit maritime, qui avaient été la seule cause de la rupture, il se persuada qu’il pourrait lui arracher des cessions territoriales. Pour appuyer de telles exigences, une partie des vieilles troupes qui s’étaient acquis tant de gloire dans les campagnes de la Péninsule avait été envoyée au-delà des mers, il fut même question d’y envoyer aussi leur illustre chef. Grâce à l’énergique résistance de la jeune république, des conseils plus modérés finirent par prévaloir, et le traité de Gand, conclu en janvier 1815 sous la médiation du nouveau souverain des Pays-Bas, mit fin aux hostilités, sans imposer à aucune des deux parties belligérantes la moindre concession.

Bien que le traité de Paris eût établi quelques-unes des bases principales de l’organisation future de l’Europe, il laissait encore bien des choses à décider : le dernier article portait que, dans le délai de deux mois, toutes les puissances enverraient des plénipotentiaires à Vienne pour prendre, dans un congrès général, les arrangemens qui devaient en compléter les stipulations. Ce délai, qui fut ensuite prolongé, était indispensable aux souverains et aux ministres, entraînés depuis si longtemps dans le tourbillon de la terrible guerre qui venait de finir, pour revoir leur pays, y remettre en activité la machine du gouvernement, et se préparer par de mûres délibérations aux négociations importantes qui allaient s’ouvrir.

Le duc de Wellington avait été nommé ambassadeur à Paris[2]. Ce choix de l’homme de guerre qui avait peut-être porté les plus rudes coups à la France dans la lutte à peine terminée peut sembler singulier aujourd’hui : dans la disposition où étaient les esprits, il n’avait rien que de naturel. Le duc de Wellington était un de nos libérateurs, comme on disait alors. On sait l’accueil fait à ses troupes dans nos départemens du midi. La faveur qu’on leur avait témoignée dans cette partie de la France, elles l’eussent trouvée à Paris même, si on les y eût conduites. On avait eu d’abord la pensée, au moment où elles quittèrent notre territoire pour retourner en Angleterre, de les faire embarquer dans les ports de la Manche afin de leur épargner une longue traversée, et lord Castlereagh, expliquant à lord Liverpool les avantages de cet itinéraire, avait pu, par une plaisanterie dédaigneuse qui exprimait au fond une vérité, mettre au nombre de ces avantages celui de donner aux Parisiens un spectacle qui ferait leurs délices. La modération du duc de Wellington et la scrupuleuse rectitude de son esprit lui donnaient d’ailleurs, pour le poste qu’on venait de lui confier, une aptitude plus positive que celle qui résultait d’un engouement passager de l’esprit français, sujet à tant de variations.

Lord Castlereagh le chargea de traiter sans retard avec le cabinet des Tuileries deux questions auxquelles l’Angleterre prenait le plus vif intérêt : celle des rapports commerciaux a établir entre les deux états, et celle de la suppression de la traite des noirs. Sur le premier point, il dut bientôt reconnaître qu’il n’y avait rien à faire en ce moment ; bien que les opinions personnelles de M. de Talleyrand et de quelques autres ministres français fussent assez favorables aux principes de la liberté commerciale, le sentiment public y était fort contraire, et il pouvait s’appuyer alors sur la nécessité d’assurer une protection suffisante aux nombreux établissemens industriels tout récemment créés à l’abri du blocus continental. M. de Talleyrand ayant témoigné le désir d’ajourner jusqu’à la fin de la session des chambres, alors réunies, ce qu’il était possible de tenter à ce sujet, le cabinet de Londres n’insista pas. La question de la traite devint au contraire l’objet d’une négociation assez active.

Cette question était alors appréciée bien diversement dans les deux pays, et elle donnait lieu en France à d’étranges malentendus. Il n’y avait pas plus de huit ans que la traite avait été abolie en Angleterre. Les hommes de bien, les politiques à vues élevées qui avaient entrepris cette noble et pieuse réforme ne l’avaient accomplie, malgré l’appui que le pouvoir leur avait constamment prêté, qu’après une lutte prolongée contre l’influence des intérêts matériels attachés au maintien de ce monstrueux abus, et contre les préjugés invétérés dont ces intérêts avaient su se faire une arme. La victoire des réformateurs avait été l’œuvre moins encore des progrès de la philosophie que de l’esprit méthodiste, qui, dans ces derniers temps, avait ranimé chez nos voisins les croyances religieuses, fort affaiblies pendant le siècle précédent. Le peuple anglais, non content d’avoir renoncé pour lui-même à l’infâme trafic qu’il avait si longtemps favorisé par la législation et par les traités, aspirait maintenant à rendre cette réforme universelle, seul moyen de lui donner quelque efficacité, — à y faire participer les autres nations, à les y obliger même lorsqu’il en aurait la puissance, et au besoin à faire des sacrifices pour les y décider. Il faudrait ignorer tout ce qui se disait, tout ce qui se faisait alors, soit dans le parlement, soit dans les nombreuses sociétés abolitionistes fondées sur tous les points des trois royaumes, pour douter de la sincérité des sentimens qui inspiraient cette espèce de propagande. Sans doute, dans certains esprits, la crainte jalouse de laisser d’autres états en possession des bénéfices du commerce odieux auquel l’Angleterre venait de renoncer pouvait stimuler ce zèle, mais c’étaient de plus nobles motifs qui produisaient le grand mouvement de l’opinion. « La nation tout entière, écrivait lord Castlereagh, se préoccupe fortement de cet objet. Je crois qu’on trouverait à peine un village qui n’ait envoyé des pétitions dans ce sens. Les deux chambres sont engagées à poursuivre l’achèvement de cette œuvre, et les ministres doivent en faire la base de leur politique. » Une lettre que le duc de Wellington, de retour en Angleterre après plusieurs années d’absence, écrivait à son frère, sir Henri Wellesley, alors ambassadeur à Madrid, est plus expressive encore : « Il m’a fallu, disait-il, quelque temps de séjour ici pour comprendre - et je suis hors d’état de vous faire concevoir - le degré d’exaltation frénétique qui existe ici au sujet de la traite. Le public semble penser qu’il conviendrait à la politique de l’Angleterre de faire la guerre pour mettre fin à cet abominable trafic. »

Le gouvernement britannique s’efforçait donc d’amener tous les autres gouvernemens européens à adopter le grand principe qu’il avait proclamé. Il ne pouvait trouver de difficultés à y déterminer les puissances du Nord, de l’Allemagne et de l’Italie, qui, n’ayant pas de colonies, étaient tout à fait désintéressées dans une telle réforme. La Hollande, qui avait un pressant besoin de l’alliance anglaise, s’y prêta aussi de bonne grâce. L’Espagne et le Portugal, qui croyaient ne pouvoir conserver et exploiter leurs vastes possessions d’Amérique qu’au moyen d’esclaves incessamment recrutés sur les rivages africains, devaient être moins faciles à convaincre : malgré les immenses services que l’Angleterre leur avait rendus, ce ne fut qu’avec beaucoup de temps, à force d’insistance, et en leur assurant des dédommagemens pécuniaires, qu’elle obtint de ces deux pays des engagemens qui, il y a bien peu d’années encore, étaient ouvertement violés au Brésil, et surtout dans l’île de Cuba.

Quant à la France, le traité de Paris lui avait imposé l’obligation de supprimer la traite dans cinq années au plus tard, et « d’unir ses efforts, dans le futur congrès, à ceux de sa majesté britannique, pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l’abolition d’un genre de commerce que repoussent les principes de la justice naturelle et les lumières du temps. » Telles étaient les expressions du traité ; mais une semblable stipulation, qui laissait encore un répit à ce fléau de l’humanité, ne suffisait pas aux abolitionistes. Le cabinet de Londres, sous la pression du sentiment public, chargea donc le duc de Wellington de travailler à obtenir la cessation immédiate de la traite. La chose n’était rien moins qu’aisée ; la correspondance de l’ambassadeur avec Wilberforce, qui lui écrivait souvent pour stimuler son zèle, explique très bien quel était alors en France l’état de l’opinion sur le point dont il s’agit.


« Il n’y a dans ce pays, disait-il, que très peu de personnes qui aient porté leur attention sur la traite des esclaves, et ces personnes sont des colons ou des spéculateurs en fait de traite, qui ont tout intérêt à la maintenir. Je suis lâché d’être obligé de dire que la première de ces deux classes d’hommes est très puissamment représentée dans la chambre des pairs, et c’est une chose vraiment incroyable que l’influence exercée par les propriétaires de Saint-Domingue sur toutes les mesures que prend le gouvernement. On veut assez. sottement établir une liaison entre la proposition d’abolir la traite et certains souvenirs des jours révolutionnaires de 178 et 1790, et cette proposition est généralement impopulaire. On ne croit pas que nous soyons de bonne foi à ce sujet, et que nous nous soyons décidés à supprimer ce trafic à raison de son inhumanité. On pense que ce n’a été de notre part qu’une spéculation commerciale… Il est impossible d’obtenir l’insertion dans un journal français, quel qu’il suit, d’un article favorable à l’abolition, ou simplement qui ait pour objet de faire voir qu’en la décrétant, l’Angleterre a été déterminée par des motifs d’humanité… On ne saurait donner une idée des préjugés de toute espèce qui règnent ici sur cette question, et surtout parmi les principaux employés des administrations publiques, qui sont nos adversaires les plus prononcés… Le désir de s’assurer le gain qu’on attend de ce commerce n’est surpassé que par celui de dénaturer nos vues et nos mesures, et de déprécier le mérite que nous avons eu en décrétant l’abolition. Le directeur de la marine me disait gravement qu’un des buts que nous avions en vue était de nous procurer des recrues pour notre guerre d’Amérique, et il m’a donné à entendre qu’entre un esclave destiné pour toute sa vie aux travaux agricoles et un soldat engagé pour sa vie, la différence ne valait pas la peine qu’on s’en occupât. »

« Vous verrez par les journaux, écrivait encore le duc de Wellington, à quel point cette affaire agite l’opinion. M. Laine, président de la chambre des députés, dans un discours qu’il a prononcé sur une proposition du général Desfourneaux, s’est attaché à donner au sentiment publie une direction violente, et à accréditer les préjugés existant contre l’Angleterre. Le roi m’a dit qu’il serait heureux de pouvoir faire quelque chose d’agréable au prince régent et à la nation britannique, et que, sans nul doute, il tiendrait ses engagemens, mais qu’il était obligé de tenir compte des opinions de son propre peuple, opinions qui, sur ce point, n’étaient nullement celles de l’Angleterre. »


De tout cela, le duc de Wellington, qui ne mettait pas en doute la bonne volonté du roi et de ses ministres, mais qui reconnaissait la difficulté de leur position, concluait, avec son bon sens ordinaire, qu’au lieu de porter dans cette négociation une vivacité, une insistance qui ne pourraient qu’irriter en France des esprits prévenus, il fallait s’efforcer de les éclairer et de les gagner peu à peu.

Telle était cependant l’impatience des ministres anglais, stimulés par la crainte de perdre la majorité dans le parlement, qu’ils se décidèrent à une proposition bien singulière pour essayer de vaincre cette résistance. On propos, tenu assez légèrement par M. de Talleyrand dans une conversation particulière, avait paru indiquer que le gouvernement français pourrait consentir à renoncer aux cinq années pendant lesquelles il lui était permis de continuer la traite, si l’Angleterre voulait l’en dédommagée par la cession de quelque colonie. Le cabinet de Londres autorisa le duc de Wellington à offrir à la France, soit l’île de la Trinité, soit une somme d’argent destinée à indemniser les intérêts engagés dans la traite. Le gouvernement français répondit que l’idée de concéder un principe pour de l’argent serait certainement très mal accueillie en France par l’opinion publique, qui y verrait quelque chose de contraire à la dignité du pays, et que, quant à une cession territoriale, elle ne pourrait avoir pour effet de désarmer les intérêts privés contre lesquels on avait à lutter. Les choses en restèrent là[3].

Des questions d’une importance plus directe et plus immédiate ne tardèrent pas à absorber l’attention des cabinets : il ne s’agissait de rien moins que du partage des dépouilles de l’empire français et des hases à donner à l’équilibre européen. Même avant la chute de Napoléon, de graves dissentimens s’étaient manifestés entre les puissances principales ; on avait pu alors ajourner les solutions : maintenant il fallait en finir, il fallait faire la part, fixer la position de chacun. C’était la tâche réservée au congrès. Les tentatives qu’on avait faites, avant sa réunion, pour se mettre d’accord par des explications préliminaires avaient complètement échoué. La Russie persistait à exiger la cession de tout le duché de Varsovie, que l’empereur Alexandre voulait ériger à son profit en royaume de Pologne. Dans cette combinaison, à laquelle le cabinet de Berlin s’était rallié, la Prusse, renonçant ainsi à son ancienne part de la Pologne, devait recevoir en dédommagement le royaume de Saxe, enlevé à son souverain, qui eût obtenu un établissement dans les provinces rhénanes. L’Autriche et l’Angleterre se montraient absolument contraires à de tels projets : la première, parce que l’agrandissement excessif de la Russie devait compromettre sa sûreté et sa position européenne, autant que l’incorporation de la Saxe à la Prusse eût menacé en Allemagne son antique suprématie ; la seconde, parce que l’équilibre politique, qui est sur le continent son seul intérêt permanent, aurait reçu une trop grave atteinte de semblables arrangemens ; toutes les deux, parce que leur politique traditionnelle et conservatrice répugnait profondément à l’esprit d’aventure et d’innovation qui inspirait les conseils de Saint-Pétersbourg et de Berlin.

Cette séparation des quatre grandes puissances naguère coalisées contre Napoléon ouvrait au gouvernement français des chances inespérées. Peu de mois auparavant, on avait cru faire envers lui acte de générosité et de courtoisie en l’admettant à prendre part au congrès, et chacun pensait alors qu’il n’y paraîtrait que pour la forme, qu’en réalité il ne lui serait pas permis d’intervenir dans la répartition des territoires dont le sort des armes lui avait enlevé la possession. Maintenant il était évident que la force des choses allait le rendre en quelque sorte l’arbitre de l’Europe. Seul de toutes les grandes puissances continentales, il avait cet avantage que, le traité de Paris ayant définitivement réglé son état de possession, il n’avait rien à demander au congrès ; aucune considération d’intérêt particulier ne devait donc y gêner son action, il n’avait à s’y préoccuper que d’intérêts généraux, et il dépendait de lui de faire pencher la balance dans le sens qui lui conviendrait le mieux.

Entre la Russie et la Prusse d’une part ; l’Autriche et l’Angleterre de l’autre, quel parti prendrait-il ? Il semblerait, au premier aspect, que son choix ne pût être douteux. L’empereur de Russie était, parmi les alliés, celui qui avait contribué de la manière la plus décisive à la chute de Napoléon et à la restauration de la maison de Bourbon ; il avait constamment témoigné les sentimens les plus bienveillans pour la France, et l’empressement qu’il avait mis, qu’il mettait encore à rechercher pour une de ses sœurs l’alliance d’un prince français, prouvait assez que ses dispositions n’avaient pas changé. Rien ne semblait donc s’opposer à ce que la France favorisât les projets de l’empereur, et peut-être, en lui prêtant un appui qui eût rendu toute opposition impuissante, pouvait-elle se flatter de l’espoir d’obtenir, dans l’arrangement général des affaires de l’Europe, quelque dédommagement pour les pertes que lui avait infligées la paix de Paris. Il est d’ailleurs à remarquer que ces projets rentraient, à quelques égards, dans ce qu’on pouvait considérer comme les convenances particulières de la France. Les Polonais avaient été nos fidèles alliés pendant vingt ans de guerre, et des arrangemens dont le résultat semblait leur rendre une nationalité, une organisation politique, ne pouvaient contrarier le sentiment populaire, qui dès lors leur était si favorable parmi nous. Quant au roi de Saxe, transféré dans les provinces rhénanes comme le voulaient les cabinets de Russie et de Prusse, il y serait presque nécessairement devenu le protégé, l’allié de la France ; il eût grandement augmenté notre influence dans cette partie de l’Europe, et cette considération, qui n’échappait pas à la sagacité jalouse de lord Castlereagh, n’était pas une de ses moindres objections contre le plan des cours du Nord. Il lui convenait beaucoup mieux que les provinces du Rhin, détachées du territoire français par le traité de Paris, devinssent la propriété de la Prusse, parce qu’il savait bien que la contiguïté de deux grands états est un puissant obstacle à leur bon accord, et qu’il importait aux vues de l’Angleterre que les relations des cours de Paris et de Berlin ne pussent jamais prendre un caractère trop intime. L’établissement de la domination prussienne dans ces contrées lui paraissait d’ailleurs, comme il l’écrivait au duc de Wellington, une garantie contre la pensée systématique de la France de reprendre la Belgique et la rive gauche du Rhin, pensée qui, en dépit des intentions actuelles de son gouvernement, devait renaître toutes les fois que les circonstances en favoriseraient l’accomplissement.

Je viens de dire les motifs qui semblaient devoir engager le nouveau gouvernement français à seconder la politique de l’empereur Alexandre. Ces motifs étaient puisés dans les intérêts permanens du pays. Des passions et des intérêts personnels, s’appuyant sur des combinaisons qui avaient pour le moment une certaine valeur, l’emportèrent dans les conseils de la couronne. Une véritable antipathie s’était élevée entre Louis XVIII et le monarque russe pendant le séjour que les alliés avaient fait à Paris. Le petit-fils, le successeur de Louis XIV, en qui l’orgueil royal existait au plus haut degré, n’avait pu s’habituer à la supériorité de position que les circonstances avaient donnée au souverain d’un empire à peine compté, un siècle auparavant, parmi les états européens. Il avait été profondément blessé de le voir, au sein même de la France, s’ériger en protecteur, non-seulement des idées et des institutions libérales, mais de tous les intérêts créés par la révolution, des hommes qui en étaient sortis, et les égards mêmes qu’il avait fallu avoir jusqu’à un certain point pour ce patronage n’avaient pu qu’irriter le mécontentement du roi. La politique aventureuse et tranchante de la Russie et de la Prusse, de ces deux monarchies d’une origine si nouvelle, le mépris qu’elles semblaient faire des anciennes traditions contre lesquelles leur grandeur récente était une protestation vivante, choquaient naturellement les instincts et les habitudes d’esprit d’un prince assis sur le plus ancien trône de l’Europe, et dont les ancêtres avaient tenu le premier rang parmi les rois. Autant il se sentait de répugnance pour les allures hardies et compromettantes de ceux qu’il regardait en quelque sorte comme des parvenus, autant au contraire il se trouvait à l’aise dans ses rapports avec les gouvernemens de l’Angleterre et de l’Autriche, de ces deux antiques puissances qui, depuis des siècles, comptaient comme la France parmi les élémens principaux de la société européenne, et s’étaient habituées, dans les plus grands écarts de leur ambition, à respecter les bases essentielles, les formes, les souvenirs traditionnels d’un ordre de choses auquel leur existence était étroitement liée. Je pourrais ajouter que l’Angleterre avait aux yeux de Louis XVIII le mérite particulier de n’avoir jamais reconnu l’empire napoléonien et d’avoir donné un généreux asile à la famille royale à l’époque où celle-ci s’était vue renvoyer du continent européen, et où la Russie s’était unie à l’empereur des Français par une étroite alliance.

Pour triompher immédiatement de ces souvenirs et de ces répugnances, Louis XVIII aurait eu besoin non-seulement d’un sens politique très énergique et très éclairé, mais d’une élévation de caractère que la nature ne lui avait pas départie, et ce n’était pas son ministre des affaires étrangères qui pouvait le mettre en garde contre de telles préventions. M. de Talleyrand, trop soigneux de ménager et d’affermir son crédit dans la nouvelle cour pour se hasarder à contrarier sans une nécessité absolue ses préjugés et ses penchans, restait d’ailleurs fidèle à ses vieilles prédilections en poussant la France à l’alliance anglaise. Cette alliance avait été le rêve de sa jeunesse, et il lui était réservé de la réaliser à la fin de sa vie après l’avoir en quelque sorte ébauchée à l’époque dont j’esquisse en ce moment le tableau. Enfin, ce qui justifiait jusqu’à un certain point le système vers lequel penchait alors le gouvernement français, c’est que ce système était le seul qui pût le mettre en mesure d’atteindre les deux grands buts qu’il avait en vue dans les négociations de Vienne, — le rétablissement des Bourbons de Sicile sur le trône de Naples et le maintien du roi de Saxe, uni de très près par les liens du sang à la maison de France : pour sauver le roi de Saxe, il fallait nécessairement se mettre en lutte ouverte avec la Russie et la Prusse, et le concours ou du moins l’assentiment de l’Angleterre et de l’Autriche était indispensable pour renverser Murat.

Le cabinet des Tuileries se montrait donc disposé à concerter son action avec celle de l’Angleterre, et M. de Talleyrand prit même à cet égard l’initiative. Le gouvernement britannique ne pouvait manquer de se prêter à ces avances. On se tromperait pourtant si l’on pensait qu’il y porta de prime-abord un très grand empressement. Comme l’explique très bien une longue dépêche de lord Castlereagh au duc de Wellington, c’est pour ainsi dire en désespoir de cause qu’il se résigna à ce moyen d’opposer aux exigences ambitieuses de la Russie des obstacles suffisamment efficaces ; il eût préféré, pour contenir à la fois, au besoin, la France et la Russie, une ligue intermédiaire formée de l’Autriche, de la Prusse, des états secondaires de l’Allemagne et des Pays-Bas avec l’appui de l’Angleterre. Le cabinet de Berlin n’ayant pas voulu se séparer de celui de Saint-Pétersbourg, il avait bien fallu accepter, rechercher même le concours de la France ; « mais, disait lord Castlereagh, c’est affaire de nécessité et non de choix. Ce système prête à de très fortes objections, particulièrement au point de vue des intérêts anglais. En premier lieu, il semble difficile de le cimenter solidement, à raison de la jalousie fondamentale qui existe entre l’Autriche et la France, surtout par rapport à la prépondérance en Italie… Il rend les Pays-Bas dépendans pour leur sûreté de l’appui du gouvernement français, au lieu d’avoir à compter sur la Prusse et sur les états de l’Allemagne septentrionale, leurs défenseurs naturels. Enfin il a cet inconvénient, qu’en cas de guerre tous les territoires récemment cédés par la France, devenant probablement le théâtre des hostilités, seraient occupés par ses armées. » De ces considérations, lord Castlereagh tirait la conséquence que l’Angleterre ne devait pas mettre tout son enjeu sur l’alliance de la France, et que, tout en essayant de ménager sa bonne volonté, il fallait travailler à unir l’Allemagne entière contre la Russie. Il ne voulait donc pas renoncer à l’espérance de regagner la Prusse, dont l’adhésion, en isolant le cabinet de Saint-Pétersbourg, l’eût réduit à la nécessité d’abandonner ses prétentions, et, d’un autre côté, eût mis en sûreté le royaume des Pays-Bas, plus ou moins compromis par une combinaison formée un peu en dehors de la ligne naturelle des intérêts politiques. Lord Castlereagh aurait même volontiers sacrifié le roi de Saxe pour se concilier le cabinet de Berlin ; mais, sur ce point, il rencontrait de la part de la France une résistance d’autant plus prononcée que, comme on peut le croire, le cabinet des Tuileries ne mettait pas le même prix que l’Angleterre à une complète union des puissances allemandes.

En résumé, la principale différence qui existait entre les vues du gouvernement français et celles du gouvernement britannique, c’est que ce dernier avait pour unique but de s’opposer aux agrandissemens excessifs de la Russie, et désirait d’ailleurs resserrer les liens de l’union allemande, fut-ce au prix de l’abandon de la Saxe, tandis que la France, tout en désirant aussi contenir la Russie, voulait surtout sauver la Saxe et détrôner Murat, et ne tenait en aucune façon à rendre plus intime l’accord des états allemands. Lord Castlereagh reprochait donc à M. de Talleyrand de subordonner à des questions de détail la grande question de l’équilibre européen. Tout homme d’état voit la garantie de cet équilibre dans les arrangemens qui s’adaptent le mieux à sa propre politique.

Il y avait encore entre les deux cours un dissentiment qui s’explique par la différence de leurs situations. La France, pressée de sortir de l’isolement où l’avaient réduite les événemens des dernières années, eût voulu proclamer bien haut l’espèce d’alliance qui s’établissait entre elle et l’Angleterre, et par conséquent la rupture définitive de la coalition qui l’avait placée dans cet isolement. Le cabinet de Londres ne partageait pas son empressement. Lord Castlereagh, répondant au duc de Wellington qui l’avait informé des dispositions manifestées par le ministre français, lui disait :


« Si M. de Talleyrand veut que nous fassions quelque chose de bon, il ne doit pas s’attendre à ce que nous nous séparions de nos anciennes liaisons au milieu de notre concert… S’il désire faire de notre influence une utile barrière contre de téméraires projets et des prétentions mal fondées, quelque part qu’ils existent, il doit me permettre d’y travailler sans faire violence à des habitudes établies dans des circonstances auxquelles nous devons le bonheur d’avoir en France un gouvernement avec qui nous nous sentons en communauté de vues politiques et d’intérêts. Si l’on croit la chose désirable, je suis tout disposé, avant de me rendre à Vienne, à aller conférer avec lui à Paris… mais il ne doit pas penser que je puisse manquer à la promesse que j’ai faite de me rencontrer à Vienne avec mes anciens collègues vers le 10 septembre, et il ne doit pas interpréter défavorablement les conférences préliminaires que j’aurai avec eux sur un système résultant d’engagemens pris bien longtemps avant qu’il nous fût possible de compter le gouvernement français au nombre de nos amis.


En réalité, l’Angleterre ne voulait se lier au gouvernement français qu’après s’être bien assurée qu’elle avait absolument besoin de son concours pour arriver à ses fins, et la France au contraire voulait hâter autant que possible un rapprochement qui était pour elle le moyen de reprendre rang parmi les grandes puissances. Tout en reconnaissant que l’ensemble de la situation appelait les deux cours à s’ériger en arbitres pour préserver la paix générale, le duc de Wellington, d’accord en cela avec la pensée de son gouvernement, était d’avis qu’il ne fallait pas, comme M. de Talleyrand l’eût désiré, proclamer à l’avance cet arbitrage, et qu’une telle attitude prise prématurément ferait tort à l’Angleterre, qui semblerait se complaire à briser capricieusement la grande alliance avant que les faits eussent démontré l’impossibilité de la maintenir.

Le congrès s’ouvrit enfin le 3 novembre. L’empereur de Russie, le roi de Prusse, le roi de Danemark et un grand nombre de souverains allemands s’y étaient rendus avec leurs principaux conseillers. L’Angleterre et la France y étaient représentées par leurs ministres des affaires étrangères, accompagnés chacun de plusieurs autres plénipotentiaires ; ceux qui assistaient lord Castlereagh étaient lord Clancarty, lord Cathcart et sir Charles Stewart, qu’on appelait maintenant lord Stewart ; l’Espagne, le Portugal, les états d’Italie avaient aussi envoyé des ministres à ces états-généraux européens.

Je ne ferai pas ici l’histoire complète de ce congrès, je me bornerai à raconter les incidens principaux qui caractérisèrent la marche des négociations.

L’opiniâtreté hautaine avec laquelle la Russie et la Prusse se refusèrent d’abord à toute transaction, les manifestations menaçâmes qui semblaient annoncer de leur part l’intention de soutenir à tout prix leurs exorbitantes prétentions sur la Pologne et sur la Saxe, déjouèrent complètement la politique circonspecte du cabinet de Londres. M. de Talleyrand, profitant des dissensions de la grande alliance, sut dès le premier moment se placer au niveau des représentans des autres grandes cours, qui avaient voulu le reléguer dans une position secondaire. S’appuyant à la fois sur sa vieille réputation d’habileté et sur l’avantage qu’avait la France de ne porter dans ces négociations aucune vue d’intérêt particulier, il prit en peu de temps une attitude qui faisait de lui en apparence le premier personnage du congres, et en réalité il réussit à y faire prévaloir non pas peut-être les résolutions les plus avantageuses pour le pays, mais celles qui étaient le plus conformes aux vues actuelles de son gouvernement.

Ce qu’on aurait peine à se persuader, si les témoignages les plus formels n’en donnaient la preuve irrécusable, c’est que le gouvernement français à cette époque désirait la guerre. Les Bourbons se sentaient mal établis sur un trône où leur restauration avait été le résultat des revers de nos armées et avait coïncidé avec la perte de toutes nos conquêtes. Inquiets des graves mécontentemens qui commençaient à se développer après le premier enthousiasme que le retour de la paix avait fait éclater en leur faveur, ils eussent voulu, pour s’affermir, apporter à la France une dot de gloire militaire et d’agrandissemens territoriaux. Ils voyaient de grands avantages à occuper ainsi les esprits, à tirer d’une dangereuse oisiveté ce nombre prodigieux de généraux et d’officiers qu’on avait dû mettre en inactivité, et que l’ennui, la misère livraient aux plus dangereuses tentations. À cette époque d’ailleurs, on s’était habitué à considérer la guerre comme l’état normal des nations, et les intervalles de paix comme des espèces de trêves nécessaires pour renouveler de temps en temps les forces épuisées par des luttes trop vives. Personne, ni en France, ni dans le reste de L’Europe, n’imaginait alors que la paix qui venait d’être conclue pût durer au-delà de quelques années ; personne ne pensait que la France pût se résigner longtemps aux énormes sacrifices qu’on lui avait imposés. Et cette perspective d’un nouvel appel aux armes n’effrayait pas autant les imaginations que pourraient le croire les générations actuelles, élevées dans des idées si différentes : le commerce, l’industrie, les intérêts matériels, compromis par vingt années d’hostilités non interrompues, n’avaient pas pris alors le développement prodigieux qui, en intéressant de nos jours tant d’existences au repos du monde, lui a donné de si puissantes garanties.

Les lettres écrites par le duc de Wellington à son gouvernement contiennent de curieux détails sur cette disposition de la cour des Tuileries. Les témoignages qu’il en recueillait, il ne les puisait pas dans ses entretiens officiels avec M. de Jaucourt, chargé de la direction des affaires étrangères pendant le séjour à Vienne de M. de Talleyrand : M. de Jaucourt, dont le crédit auprès du roi n’était pas très grand, eût donné aux négociations, s’il en avait été le maître, une direction vraiment pacifique ; mais le ministre influent, le favori du roi, le rival dans le conseil de M. de Talleyrand, M. de Blacas, avec qui l’ambassadeur d’Angleterre entretenait des rapports habituels et confidentiels, exprimait de tout autres sentimens. Le duc de Wellington ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque inquiétude de la vivacité hautaine avec laquelle on traitait à Paris toutes les questions, de l’affectation qu’on mettait à relever, à aggraver les incidens dont pouvait sortir, de quoique côté que ce fût, une occasion de querelle et de rupture. Il racontait comment, le chargé d’affaires d’Espagne s’étant permis de faire arrêter un réfugié espagnol par un commissaire de police qui avait eu la sottise de s’y prêter, le roi, poussé par les membres de sa famille et malgré les représentations réitérées de M. de Jaucourt et des autres ministres, avait fait conduire à la frontière le malencontreux diplomate sans en donner avis préalablement au cabinet de Madrid, sans lui demander d’abord une réparation. Il montrait le gouvernement français méditant une expédition pour renverser Murat, et ne reculant pas même devant la pensée de porter ses armes en Allemagne pour défendre le roi de Saxe, que le roi, disait M. de Blacas, ne laisserait pas détrôner. « Et comme j’essayais, ajoutait le duc de Wellington, d’appeler son attention sur les dangers que la guerre pourrait entraîner pour la maison de Bourbon, il m’a répondu que ces dangers n’existaient pas, pourvu que nous ne prissions pas parti contre la France, et que, dans certains cas, la paix recèle plus de périls que la guerre la plus malheureuse. » La lettre dans laquelle l’ambassadeur rendait compte à lord Castlereagb de cet entretien est du 9 octobre 1814. Le 5 novembre, il lui écrivait encore : « Je viens d’avoir une entrevue avec M. de Blacas. Je l’ai trouvé fort mécontent de l’obstination de l’empereur de Russie par rapport à la Pologne et à la Saxe… Il m’a dit que ce qui en résulterait, ce serait très probablement que le roi et le prince-régent retireraient leurs ministres du congrès, en déclarant qu’ils ne reconnaîtraient pas de tels arrangemens, et que l’Europe resterait dans un état fiévreux qui, tôt ou tard, aboutirait à la guerre. »

Comme on l’a vu, lord Castlereagh, pour qui toute la politique du congrès se résumait dans la question de Pologne, dont il faisait la base de l’équilibre européen, reprochait à M. de Talleyrand de ne pas s’en préoccuper assez et de se perdre dans des questions de détail. Le duc de Wellington s’en plaignit à M. de Blacas, qui, dans sa malveillance pour M. de Talleyrand, fit très bon marché de sa politique et promit de lui faire envoyer l’ordre d’unir ses efforts à ceux du ministre anglais pour s’opposer à tout prix aux projets de la Russie sur la Pologne. Il eût voulu que la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne et les Pays-Bas s’engageassent par traité à ne pas reconnaître ce qui pourrait être arrêté à ce sujet entre les autres cours ; c’était, à son avis, le meilleur moyen de ramener la Prusse et surtout l’Autriche, qui semblait faiblir. Le duc de Wellington objectait à cette proposition que des mesures semblables étaient plus propres à irriter les esprits et à faire naître des difficultés nouvelles qu’à aplanir celles qui existaient déjà, et aussi qu’il ne convenait pas à l’Angleterre de se mettre de la sorte en scission ouverte avec ses alliés.

Cette scission que le gouvernement français appelait de tous ses vœux, peu s’en fallut qu’elle ne finît par éclater. Les choses en vinrent au point que, le 3 janvier 1815, MM. de Talleyrand, de Metternich et lord Castlereagh signèrent un traité secret dont voici les clauses : les puissances contractantes s’engageaient à agir de concert pour donner suite aux stipulations du traité de Paris et à se tenir toutes trois pour attaquées, si une seule l’était ; — si l’une d’entre elles se trouvait menacée, les deux autres interviendraient en sa faveur, et au besoin chacune mettrait sur pied pour la secourir une force de cent cinquante mille hommes ; — en cas de guerre, on conviendrait à l’amiable de la nature des opérations, du choix du général en chef, et, s’il le fallait, on prendrait de nouveaux arrangemens pour augmenter les contingens ; — la paix ne pourrait être faite que d’un commun accord ; les trois cours promettaient de prendre le traité de Paris pour règle de l’étendue de leurs possessions respectives ; la Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas devaient être invités à accéder au traité.

Ce traité n’était pas destiné à devenir une réalité. Presque au moment où il fut conclu et bien que les puissances contre lesquelles il était dirigé n’en eussent aucune connaissance, les dispositions intraitables dont elles s’étaient jusqu’alors montrées animées changèrent presque subitement. On se fit de part et d’autre des concessions. La Russie, gardant la majeure partie du duché de Varsovie érigée en royaume de Pologne, consentit à en laisser à la Prusse la portion aujourd’hui désignée sous le nom de grand-duché de Posen. Moyennant cette cession et celle des provinces de la rive gauche du Rhin, où l’on avait pensé à reléguer le roi de Saxe, le cabinet de Berlin restitua à ce prince, non pas la totalité, mais les deux tiers de son royaume, et il dut se contenter de cette restitution incomplète, à laquelle ses puissans protecteurs s’étaient eux-mêmes résignés.

Restait à résoudre la question de Naples, celle que le cabinet des Tuileries avait le plus à cœur. Le gouvernement britannique, par haine de la révolution, ne portait guère moins d’intérêt à la restauration des Bourbons de Sicile. Nous avons vu avec quelle répugnance, sans reconnaître et garantir formellement comme l’Autriche la royauté de Murat, il s’était prêté, dans un moment de danger, à des démarches qui équivalaient presque à cette garantie. Le danger à peine passé, le regret de cette espèce d’engagement, le désir de trouver quelque moyen de le rompre n’avaient pas tardé à s’élever dans l’esprit de lord Castlereagh. Sa correspondance nous le montre accueillant, recherchant avec empressement toutes les informations, tous les indices qui pouvaient donner lieu d’accuser Murat de n’avoir pas exécuté fidèlement les conditions de son traité avec l’Autriche et fournir ainsi un prétexte de manquer aux promesses qu’on lui avait faites. Ce malheureux prince, dont l’existence après la chute de l’empire français ne paraissait plus qu’une anomalie scandaleuse, trouvait maintenant de nombreux accusateurs. L’ancien vice-roi d’Italie, le prince Eugène, cédant à un ressentiment bien justifié, mais qu’il eût été plus généreux de contenir, le dénonçait aux alliés comme ayant entretenu des relations secrètes avec la France après son accession à la coalition ; le cabinet des Tuileries appuyait cette affirmation par des documens trouvés dans les archives du gouvernement impérial. Il ne paraît pas douteux que Murat, au moment où il s’était décidé à sacrifier tout son passé pour essayer de soustraire sa fortune au naufrage napoléonien, avait éprouvé de grandes incertitudes, que ses hésitations en présence d’un avenir encore douteux et probablement aussi le trouble de sa conscience s’étaient manifestés par des actes contradictoires, par de maladroites tentatives pour se ménager des chances dans toutes les éventualités. Il n’avait pas apporté à la coalition un concours bien actif ; le seul fait de son adhésion avait eu cependant, comme je l’ai expliqué, une influence décisive sur le sort de l’Italie et sur l’issue même de la guerre dont la France était alors le principal théâtre. La loyauté semblait donc commander aux alliés, dont il avait ainsi assuré le triomphe définitif, de ne pas lui demander un compte trop sévère de ce que sa conduite avait pu avoir d’irrégulier envers eux ; mais de telles délicatesses ne prévalent pas contre les intérêts de la politique, ni contre des ressentimens aussi passionnés que ceux qui poursuivaient alors les derniers débris du régime impérial.

Murat avait envoyé un plénipotentiaire au congrès, le duc de Campo-Chiaro ; mais ce plénipotentiaire n’y était pas reconnu, et un entretien confidentiel qu’il avait eu avec lord Castlereagh, presque au moment de l’arrivée de ce ministre, ne l’avait pas mis en mesure de rassurer son maître sur les intentions du cabinet de Londres. « Tout ce que j’ai pu lui dire, écrivait lord Castlereagh à l’envoyé anglais auprès de la cour de Palerme, c’est que notre ligne de conduite serait déterminée par la considération de ce que nous devons à un allié (le roi de Sicile), combinée avec ce qui nous paraîtrait être le sentiment dominant des puissances de l’Europe…, et que mon désir était qu’on trouvât quelque moyen d’arriver à une transaction convenable de nature à empêcher la rupture de la paix. » Le duc de Campo-Chiaro ayant fait entendre que Mural pourrait renoncer à l’agrandissement territorial que l’Autriche lui avait promis aux dépens des états de l’église, mais qu’il se défendrait à outrance si on voulait lui enlever son royaume, lord Castlereagh lui répéta la déclaration qu’il avait déjà faite, avant de quitter Londres, à un autre envoyé napolitain, le prince Cariati : « Si Murat, lui dit-il, avait pris une part active et décisive à la guerre, il aurait placé la Grande-Bretagne et les autres cours dans l’obligation d’insister auprès des Bourbons de Sicile pour les engager à se contenter d’une indemnité ; mais, par ses lenteurs et ses hésitations, il s’était mis hors d’état de réclamer comme un droit l’appui des alliés, et c’était sur le principe des convenances générales que la question devait maintenant être résolue. »

L’Autriche cependant avait peine à se décider à prendre parti contre Murat, dont elle avait si positivement garanti la royauté ; mais comme personne ne supposait que les scrupules de M. de Metternich pussent aller jusqu’à lui faire prendre d’une manière active la défense du possesseur actuel du trône de Naples, les gouvernemens qui voulaient le renverser cherchaient les moyens de se passer, dans cette entreprise, du concours du cabinet de Vienne. Divers projets furent mis en avant. L’un de ces projets, concerté entre le duc de Wellington et M. de Blacas, consistait à faire transporter sur les côtes napolitaines, par une escadre anglaise, quarante mille soldats français, auxquels se seraient joints vingt mille Anglais, dix mille Espagnols, douze mille Portugais et dix mille Siciliens. Le duc de Wellington pensait que de telles forces étaient suffisantes pour atteindre en très peu de temps le but qu’on se proposait, mais il doutait que, dans la situation où vingt ans de guerre avaient réduit les finances de l’Angleterre, l’opinion permit au gouvernement d’imposer au pays cette nouvelle charge. Il en concluait que Murat finirait par échapper au péril dont il semblait menacé. Quelque désir qu’il eût d’ailleurs de voir renverser un pouvoir dont l’existence lui semblait un danger permanent pour l’Italie et pour l’Europe, sa conscience n’était pas pleinement rassurée sur le point de droit. « Après tout, écrivait-il à lord Castlereagh, notre intervention dans cette affaire comme partie principale ne laisse pas de constituer une question assez délicate à raison des circonstances du traité signé entre l’Autriche et Murat, de la suspension d’armes que nous avions nous-mêmes conclue avec lui, et du fait que l’Autriche, se déclarant satisfaite de la manière dont il a accompli ses engagemens, ne veut pas s’associer à l’attaque dont il serait l’objet. »

Le cabinet de Londres jugea en effet que l’Angleterre ne pouvait prendre part militairement à l’expédition dont il s’agissait ; mais lord Liverpool, loin de partager les scrupules dont les lettres du duc de Wellington reproduisent plus d’une fois l’expression, lui écrivit que toute la question roulait sur l’appréciation des chances de succès, — que Murat se résignerait probablement à la perte de sa couronne si on lui offrait de bonnes conditions, que dans le cas contraire c’était la France qui devait se charger de l’expulser ; qu’il y avait peu de secours à attendre de l’Espagne ; que l’Angleterre pourrait bloquer les côtes napolitaines, et la Russie fournir quelques troupes ; que la résistance de l’Autriche ne pouvait être sérieuse, qu’elle tenait uniquement à une sorte de respect humain, peut-être à la crainte de voir les Français entrer en Italie, mais qu’il n’était pas impossible de lui donner des garanties à cet égard. En réalité, les résolutions de l’Angleterre étaient si peu arrêtées a cette époque, que lord Castlereagh, examinant ce qu’on pourrait faire des Iles-Ioniennes, qui n’avaient pas encore été placées sous le protectorat britannique, parlait de les réserver comme une indemnité a accorder aux Bourbons de Sicile dans l’hypothèse où Murat resterait à Naples.

La persévérance du gouvernement français, qui ne cessait d’insister pour la restauration de la branche napolitaine de la maison de Bourbon, finit cependant par prévaloir, comme elle avait prévalu dans la question de Saxe. L’Autriche, ainsi que l’avait prévu lord Liverpool, se laissa amener à accepter un projet qui consistait à offrir à Murat, pour prix de son abdication volontaire, de larges immunités pécuniaires dont la France devait faire les frais. En cas de refus, on aurait eu recours à la force ; mais avant qu’on eût pu faire les démarches qui devaient en précéder et en motiver l’emploi, Murat, comprenant qu’il n’avait plus rien à attendre, pour le maintien de sa royauté, des moyens de conciliation, s’était décidé à prendre les armes, appelant les Italiens à secouer le joug de l’Autriche et à reconquérir leur indépendance. On sait le résultat de cette tentative désespérée, qui lui enleva en quelques semaines le trône auquel il avait fait de si pénibles sacrifices et bientôt après lui coûta la vie.


II

Lorsque ces graves événemens s’accomplirent, le retentissement s’en perdit en quelque sorte dans le tumulte des orages auxquels l’Europe était de nouveau livrée : le 20 mars avait rallumé la guerre universelle.

J’ai dit que la satisfaction presque générale qu’avait d’abord produite en France la restauration de l’ancienne royauté ou, pour mieux dire, le retour de la paix n’avait pas été de longue durée. Tant de fonctionnaires, de généraux, d’officiers dont la carrière se trouvait brisée et la fortune détruite par la perte de leurs emplois et de leurs dotations, ne pouvaient manquer de former bientôt une masse de mécontens, un noyau d’opposition formidable. À ce danger, qu’on aurait pu atténuer, mais non pas prévenir d’une manière absolue, les fautes du gouvernement français et de ses amis en ajoutèrent bientôt de plus considérables encore. On inquiéta, par des imprudences plus encore que par des hostilités préméditées, des opinions et des intérêts qui, depuis vingt-cinq années, étaient devenus trop puissans pour que le soin de les rassurer ne dût pas être la principale préoccupation du pouvoir ; on donna lieu de croire que cette charte proclamée avec tant d’apparat comme la garantie de ces intérêts, comme le pacte de conciliation de l’ancienne France avec la nouvelle, n’était, dans la pensée des conseillers du trône, qu’une concession provisoire faite à la nécessité des circonstances. On se persuada, par une erreur trop commune, qu’il suffisait de combler de faveurs quelques hommes de la révolution et de l’empire, et que, parce que ces hommes faciles à séduire s’étaient détachés de leurs partis, ces partis étaient dissous ou réduits à l’impuissance. Des esprits chimériques et téméraires réclamaient audacieusement l’ancien régime et le pouvoir absolu, et malheureusement le ministère, trop peu homogène pour ne pas être divisé, n’osait les désavouer ou ne les désavouait qu’avec mollesse, bientôt de sérieuses alarmes se répandirent dans toutes les classes de la population : le rétablissement de la dîme et des droits féodaux se présentait en perspective, comme un épouvantail, aux paysans qui n’avaient pas encore eu le temps d’en oublier le poids ; les acquéreurs de biens nationaux tremblaient pour leurs propriétés, garanties cependant par la charte ; les protestans, malgré la protection dont les couvrait aussi la loi fondamentale, s’effrayaient des prétentions émises par une portion du clergé ; les militaires réformés après vingt ans de combats s’indignaient de voir les emplois et les avancemens auxquels ils croyaient avoir tant de droits prodigués soit à des émigrés, soit à des hommes dont le seul titre était de n’avoir rien fait pendant l’absence des Bourbons, soit même à de très jeunes gens qui n’avaient à invoquer que leur naissance ou leurs opinions. Partout on signalait la résurrection ou la menace du privilège. Partout, jusque dans les chambres législatives, dont la composition n’était pourtant nullement hostile à la royauté restaurée, l’inquiétude, l’irritation succédaient à la confiance enthousiaste des premiers momens. Le sentiment révolutionnaire se réveillait, et les agitateurs, ceux qui désiraient un nouveau changement, ne négligeaient rien pour augmenter, par des bruits exagérés ou mensongers, une fermentation dont ils espéraient tirer parti. La masse de la nation n’en était sans doute pas arrivée à souhaiter une autre révolution, mais déjà elle éprouvait pour le pouvoir cette désaffection, ce mauvais vouloir qui, en neutralisant l’immense majorité d’un peuple, suffisent pour rendre possible le triomphe d’une minorité résolue.

Le duc de Wellington ne tarda pas à s’émouvoir d’une pareille situation. Dès le 8 septembre 1814, bien que les acclamations des soldats et de la populace aux jours de revue lui fissent encore illusion sur la popularité du roi, il écrivait à lord Castlereagh que « le cabinet ne lui paraissait pas agir sur le principe d’une administration unie et solidaire, qu’il en résultait des délais, des difficultés dans l’expédition des affaires, et quelquefois même de l’inconséquence dans la marche du gouvernement. » Quelques semaines après, le 13 octobre, son langage était devenu plus alarmant.


« Quoique la ville de Paris, disait-il, jouisse d’une tranquillité parfaite, il y a dans presque tous les esprits un grand fonds d’anxiété et de malaise. Malgré l’arrestation des imprimeurs des libelles récemment publiés et la saisie de leurs presses,… ces libelles ont été mis en circulation avec une activité surprenante, surtout dans l’armée… Jusque dans le sein du parti constitutionnel, parmi les hommes les mieux disposés à l’égard du roi, on a conçu la crainte que sa majesté n’ait l’intention de saisir la première occasion d’essayer de gouverner sans la législature, et ceux des membres de l’administration qui sont rentrés en France avec la famille royale, ou dont on connaît l’attachement aux anciennes formes et à l’ancien système du gouvernement, sont vus par les autres avec une extrême défiance. C’est à cette circonstance et à l’ignorance générale ici du système d’après lequel doit être conduit un gouvernement responsable qu’il faut attribuer l’apparence et, dans quelques cas, la réalité de ce caractère de désaccord, de lenteur et d’inconséquence dont sont empreints les actes du pouvoir. »


Le 26 novembre, l’illustre ambassadeur, répondant à une lettre du vieux Dumouriez, retiré depuis longtemps en Angleterre, et avec qui il entretenait des communications assez fréquentes, s’exprimait en ces termes sur les causes du déplorable état de la France : « Ce qu’il y a de pis, ce sont[4] le mécontentement général et la pauvreté universelle. Cette malheureuse révolution et ses suites ont ruiné le pays de fond en comble. Tout le monde est pauvre, tous doivent donc viser à remplir des emplois publics. » Le 5 décembre, le duc écrivait à lord Castlereagh :


« Le roi et la famille royale se sont rendus à l’Odéon mercredi dernier, quoique sa majesté, avant de quitter son palais, eût reçu l’avis qu’il y avait un complot dirigé par plusieurs généraux pour attaquer sa personne. Le roi était accompagné de Monsieur, de la duchesse d’Angoulême et du duc de Berry… Il avait laissé le soin des arrangemens à prendre pour sa sûreté au capitaine des gardes de service, le maréchal Marmont, qui mit sous les armes quatre mille hommes de la garnison de Paris. Le rapport fait au roi n’avait pas le moindre fondement… Mais la vérité est que tant de partis et même d’individus sont intéressés à la conservation de la vie du roi, et que l’esprit de soupçon réciproque est poussé si loin, surtout en ce qui regarde le ministre de la police, qu’un grand nombre de gens, s’occupant à chercher de tous côtés des informations sur ce qui se passe, recueillent à l’envi les bruits les plus faux, qu’ils ne manquent pas de porter immédiatement aux Tuileries. Ce qui n’est pas douteux, c’est que le mécontentement des officiers licenciés et de l’armée en général s’accroît de jour en jour, qu’un grand nombre de ces officiers est réuni à Paris, et que leurs propos, leur altitude sont de nature à inquiéter le gouvernement et ses amis… Cet état d’alarme continue où le public est entretenu sur la sûreté de la famille royale a produit un autre mal : je veux parler d’une bande de royalistes et de chouans qui, à ce qu’il parait, ont à leur tour menacé la vie des maréchaux et des adhérens de la république et du système impérial. Je suis assez mal informé de ce qui regarde cette bande, mais il est certain qu’on en a conçu quelque alarme… J’imagine que ce sont ces alarmes réciproques qui ont décidé le roi à appeler au ministère de la guerre le duc de Dalmatie, dont les talens ne peuvent être mis en doute. »


Bientôt après, le 15 décembre, le duc de Wellington, sans méconnaître les bons effets produits par la vigueur du nouveau ministre, qui avait déjà obligé beaucoup d’officiers en non-activité à sortir de Paris, disait pourtant que la rivalité existante entre les maréchaux avait empêché que sa nomination ne fût reçue par tous les chefs de l’armée avec la reconnaissance qu’elle aurait dû inspirer. Revenant encore, dans une lettre adressée à son frère, sir Henri Wellesley, sur ce qui lui paraissait la source principale du danger dont la tranquillité de la France était menacée, il résumait ainsi sa pensée : « La vérité est, je crois, que ce peuple est si complètement ruiné par la révolution et que la privation du pillage de l’Europe se fait sentir à lui si cruellement, qu’il ne peut absolument s’en passer. »

J’ai multiplié ces citations, parce qu’il m’a semblé curieux de voir comment un esprit juste, exact, aussi impartial que le permettaient certains préjugés de nationalité et d’opinion, jugeait la situation étrange où la France était en ce moment, alors que l’ancien et le nouveau régime se trouvaient en présence, non pas, comme on les a vus depuis, atténués, modifiés l’un par l’autre, à demi transformés, se touchant et se confondant par mille côtés, mais encore entiers dans leurs croyances, dans leurs haines mortelles et n’ayant ensemble aucune communication morale, en dépit des institutions par lesquelles on avait voulu les unir et les confondre. Les incertitudes, les contradictions même que l’on remarque dans la correspondance du duc de Wellington ne font que rendre plus sensible l’agitation confuse qu’il avait sous les yeux. Tantôt, malgré tant de symptômes effrayans, il voulait croire qu’il n’existait aucun danger réel, ou du moins que ce danger était très éloigné, tantôt au contraire il admettait la possibilité d’une crise immédiate. Dès le 9 novembre, il écrivait à lord Liverpool : « Bien que j’entende parler chaque jour des progrès du mécontentement et de ses résultats probables, et que j’aie lieu de penser, d’après une communication que j’ai eue avec le duc d’Orléans, que Blacas commence à s’en préoccuper plus qu’il n’en est convenu avec moi, je ne vois pas quels moyens aurait le roi de résister à une brusque attaque de quelques centaines d’officiers déterminés à tout risquer ; je ne puis pourtant me résoudre à ajouter foi à un projet aussi infâme. D’un autre côté, on ne peut se faire une idée de l’état de détresse où sont réduits les individus de toutes les classes. Le seul remède pour eux, c’est la résurrection du système de guerre et de pillage de Bonaparte, et il est évident que ce remède est impraticable pendant le règne des Bourbons. Je suis certain que la population en général, et même celle de Paris, est favorable aux Bourbons : les classes mécontentes et dangereuses sont celles des officiers et des employés civils réformés. » Dans une autre lettre, écrite à deux jours de distance, le duc de Wellington disait encore : » Il y a tant de mécontens et si peu de moyens d’empêcher le mal, qu’on peut s’attendre toutes les nuits à voir arriver l’événement. »

Le ministère anglais, en recevant de tels rapports, conçut une inquiétude qui tenait à la personnalité de son ambassadeur : il craignit que la révolution, venant à triompher par un coup de main et se préparant à jeter le défi à l’Europe, ne voulût se ménager un moyen de succès en retenant prisonnier l’illustre général qui représentait en ce moment la Grande-Bretagne auprès de Louis XVIII. On pensa donc à le rappeler de Paris. Le duc de Wellington était loin de regarder ces craintes comme dénuées de fondement. « Ma sûreté, disait-il, dépend de celle du roi. S’il survenait ici quelque chose, je ne pense pas qu’on me permit de partir… Ma présence est désagréable à bien des gens, et il règne en ce pays une telle confusion d’idées concernant le bien et le mal, il s’y est commis, pendant les vingt dernières années, de si énormes crimes auxquels on n’a pas fait la moindre attention ou qu’on a même considérés comme des actes méritoires, que si je me trouvais privé de la protection du roi, on me retiendrait, je n’en fais pas doute, et on justifierait par quelque sophisme cette mesure, qui serait approuvée de la nation presque entière. »

De telles paroles dans la bouche d’un homme aussi renommé pour son intrépidité sont certes remarquables ; mais, tout en reconnaissant l’existence de ce péril, tout en reconnaissant aussi, avec un juste sentiment de sa propre valeur, que l’Angleterre ne devait pas s’exposer à perdre en lui son principal défenseur, l’âme fière et calme du duc de Wellington répugnait invinciblement à l’idée d’un départ précipité dont on eût pu soupçonner les motifs ; il y voyait une atteinte portée à la dignité de son pays et à son propre caractère, un danger nouveau pour le trône de Louis XVIII, déjà si menacé. S’il devait quitter Paris, où l’influence qu’il prenait de jour en jour sur le gouvernement servait très utilement, suivant lui, les intérêts de l’Angleterre, et prêtait même quelque force à l’autorité royale, il voulait que son éloignement s’expliquât par une autre destination. On sait qu’on avait pensé à lui donner le commandement des troupes envoyées contre les États-Unis, avec lesquels la paix n’était pas encore conclue. Il se déclarait prêt à accepter ce commandement si on persistait à le désirer, bien qu’il ne crût pas que son intervention personnelle pût être d’un grand poids dans une guerre dont le résultat devait être surtout décidé par l’emploi des forces navales, mais il demandait, avec cet orgueil naïf qui était un des traits de son caractère, si, dans l’incertitude qui planait encore sur l’issue du congrès de Vienne, et par conséquent sur la situation de l’Europe, il était à propos d’éloigner le seul homme en qui le gouvernement britannique et ses alliés pussent avoir confiance. Cela lui paraissait impossible ; il conseillait plutôt aux ministres de l’appeler à Londres pour quelques jours, sous prétexte de lui faire présider un conseil de guerre chargé de juger un officier général ; on trouverait facilement des motifs pour prolonger son absence de Paris ; il resterait titulaire de l’ambassade et disponible pour tout ce qui pourrait survenir.

Cédant enfin aux vives instances de son gouvernement, il s’était déterminé, vers le milieu de novembre, à quitter Paris. Il ne donna pourtant pas suite à ce projet, et dans une lettre qui porte la date du 18 de ce mois, il expliqua ainsi à lord Liverpool son changement de résolution : « Le bruit de mon prochain départ, publié dans les journaux anglais et reproduit dans les journaux français, a excité ici une anxiété si vive, que j’ai cru à propos de vous envoyer un courrier. Ceux qui savent l’état des affaires considèrent ce départ comme un échec. Ceux qui ne le connaissent pas, et le public en général, y voient une preuve que les deux pays ne sont pas dans d’aussi bons rapports qu’ils devraient être et qu’ils sont en effet. Enfin ceux qui ne croient pas au bruit répandu le prennent pour une invention de la malveillance. » Lord Liverpool, vaincu par cette opiniâtre résistance, finit par permettre au duc de Wellington de rester à Paris jusqu’au moment où il trouverait une occasion favorable pour en partir sans qu’on pût croire, suivant l’expression du guerrier diplomate, que de vagues rapports et des lettres anonymes l’avaient effrayé au point de l’obliger à prendre la fuite.

Cette occasion ne tarda pas à se présenter. La session du parlement allait s’ouvrir, et le ministère anglais s’attendait à rencontrer dans la chambre des communes, si docile tant que les dangers de la guerre contre la France avaient été la grande préoccupation du pays, une forte opposition. Très faiblement représenté dans cette assemblée, il ne crut pas pouvoir se passer de l’appui de lord Castlereagh, le seul des membres du cabinet qui fût en mesure d’y exercer une véritable influence. Lord Castlereagh, qui eût désiré rester à Vienne, se vit donc obligé de retourner en Angleterre, et le 3 février 1815 le duc de Wellington le remplaça au congrès.

Peu de semaines séparèrent l’époque de son départ de Paris de la catastrophe du 20 mars. Le duc de Wellington avait cru que le gouvernement royal serait renversé par un coup de main intérieur ; ce coup de main fut tenté, en effet par quelques-unes des garnisons du nord de la France dans une pensée qui, aujourd’hui encore, n’est pas bien éclaircie : il fut réprimé, mais en ce moment même Napoléon, par une étrange coïncidence où l’on crut voir alors la preuve d’un concert avec les auteurs de ce mouvement, débarquait à Cannes, suivi de quelques centaines de soldats, et vingt jours après il arrivait à Paris, entraînant après lui toutes les forces que Louis XVIII avait envoyées pour le repousser.

Depuis quelque temps déjà, on commençait à s’inquiéter dans les conseils des puissances des dangers que le séjour de Napoléon sur un point aussi rapproché que l’île d’Elbe pouvait faire courir à la France et surtout à l’Italie. On agitait dans le congrès l’idée de lui assigner une résidence moins menaçante, et comme on a lieu de croire qu’il n’ignorait pas ces délibérations, il est vraisemblable qu’elles ne contribuèrent pas peu à le pousser à cette entreprise audacieuse. Le gouvernement français d’ailleurs, au mépris de ses engagemens formels, s’était abstenu de lui payer la pension stipulée par le traité de Fontainebleau, et l’avait ainsi réduit à une véritable détresse ; les gouvernemens alliés qui avaient signé ce traité, qui par conséquent devaient en garantir l’exécution, n’y avaient pas tenu la main. En laissant ainsi violer la seule condition qui offrit quelques avantages à l’empereur déchu, ils lui avaient fourni plus qu’un prétexte de se considérer comme dégagé de celles qui étaient à sa charge : non pas que je veuille dire que Napoléon fût autorisé par ce manque de foi à livrer aux hasards d’un jeu presque désespéré les destinées du pays qu’il avait gouverné si longtemps ; mais s’il se rendait par là bien coupable envers la France, les puissances s’étaient ôté le droit de lui reprocher d’enfreindre des conventions qu’elles-mêmes n’avaient pas respectées.

La nouvelle de son départ de l’île d’Elbe, transmise à Vienne par une dépêche de lord Burghersh, envoyé britannique à Florence, y produisit, comme on peut croire, une vive impression, bien qu’on ne pût savoir encore quelle direction il avait prise, ni calculer par conséquent la portée et les chances de succès de sa tentative. L’un des plénipotentiaires anglais au congrès, lord Clancarty, rendit compte en ces termes à lord Castlereagh de cette première émotion : « J’étais à la cour le soir de l’arrivée de la lettre de lord Burgbersh. Malgré tous les efforts qu’on faisait pour cacher l’inquiétude sous une indifférence apparente, il n’était pas difficile de voir que la crainte était le sentiment qui dominait tous ces personnages impériaux et royaux ; leurs principaux serviteurs feignaient de prendre très légèrement la chose, mais cette dissimulation affectée était évidemment une tâche trop pesante pour eux. » Le duc de Wellington pensait que Napoléon s’était laissé abuser par de faux renseignemens sur l’état de la France, et que le gouvernement du roi viendrait à bout de lui très facilement et en très peu de temps. Il ajoutait pourtant que si, contre son attente, on n’en avait pas fini promptement, l’affaire deviendrait fort sérieuse, et exigerait de l’Europe un effort puissant, dont le succès d’ailleurs ne lui semblait pas douteux.

On sait quelles furent les résolutions prises par le congrès de Vienne à mesure que lui parvinrent les nouvelles de la marche et des succès de Napoléon. Le 13 mars, les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris, c’est-à-dire de la France elle-même, de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, de l’Espagne, du Portugal et de la Suède, déclarèrent par un acte solennel que Napoléon Bonaparte, en rompant, la convention qui l’avait établi à l’île d’Elbe, avait détruit le seul litre légal auquel son existence se trouvait attachée ; qu’il s’était privé de la protection des lois, s’était placé hors des relations civiles et sociales, et, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, s’était livré à la vindicte publique, et que les puissances, fermement résolues à maintenir intact le traité de Paris, emploieraient tous leurs moyens, réuniraient tous leurs efforts pour que la paix générale ne fût pas troublée de nouveau. Le 25 mars, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, pour donner suite à cette déclaration, conclurent un traité auquel Louis XVIII, déjà sorti de France, donna son adhésion aussi bien que tous les autres gouvernemens européens. Aux termes de cet acte, les quatre parties contractantes s’engagèrent à préserver de toute atteinte l’ordre de choses établi par le traité de Paris et par les résolutions du congrès de Vienne, à forcer Napoléon à se désister de ses projets, et à le mettre hors d’état de troubler à l’avenir la paix générale.

Vainement Napoléon, en même temps qu’il organisait avec son activité ordinaire des moyens de défense contre la formidable attaque dont il était menacé, essaya-t-il de dénouer les liens de la coalition : elle était trop puissamment cimentée par la terreur qu’il inspirait aux rois, aux hommes d’état et aux peuples de l’Europe. Ses envoyés, ses courriers même, furent partout repousses, on ne voulut pas même prendre connaissance des propositions dont ils étaient chargés. Trouvant dans les archives du ministère des affaires étrangères le traité secret conclu à Vienne, le 3 janvier, entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, dans la prévision d’une rupture avec la Russie et la Prusse,.Napoléon eut soin d’en faire donner connaissance à l’empereur de Russie. Il espérait par là le brouiller avec des alliés qui avaient été si près de devenir ses ennemis. Ce calcul fut trompé : Alexandre, sans dissimuler la pénible surprise, l’indignation même, qu’une telle découverte lui faisait éprouver, affecta de se mettre, dans l’intérêt de la cause européenne, au-dessus de ses justes ressentimens.

Il y avait unanimité absolue pour ne consentir à aucune transaction avec Napoléon, et pour hâter autant que possible, par les plus prodigieux armemens dont l’Europe eût jamais eu le spectacle, le commencement des hostilités ; mais l’esprit dans lequel elles devaient être conduites, les moyens que l’on devait adopter pour établir en France, après avoir renversé l’ennemi commun, un ordre de choses qui donnât des garanties à la paix européenne, n’étaient pas également déterminés, bien que Louis XVIII, retiré à Gand, continuât à être traité en roi de France, et qu’on eût admis ses plénipotentiaires à signer avec ceux des autres cours les actes dirigés contre le détenteur actuel de sa couronne, la question de son rétablissement ne se présentait pas à tous les cabinets avec une telle netteté, qu’il n’y eût pas à s’inquiéter des obstacles que pourrait y apporter le cours des événemens. L’empereur Alexandre surtout témoignait à ce sujet une incertitude qui pouvait tenir à son caractère et à la tendance générale de ses idées, mais qu’avait sans doute augmentée son mécontentement de la politique suivie à son égard par la maison de Bourbon, dont il se croyait en droit d’accuser l’ingratitude. L’ambassadeur que l’Angleterre avait accrédité auprès de lui, lord Cathcart, présentait ainsi, dans une lettre écrite à lord Liverpool, les dispositions dont ce prince lui paraissait animé : « Je n’ai aucune raison de supposer que l’empereur ait en vue la substitution d’une dynastie particulière quelconque à celle des Bourbons, mais je crois qu’à présent, comme en 1813, il a des doutes sur la possibilité de la restauration du roi. Il ne m’a pas parlé du duc d’Orléans, mais je sais que certaines personnes pour l’opinion desquelles il a beaucoup de déférence considèrent le duc comme étant, de toute la famille, le plus en mesure de se concilier la confiance et la bonne volonté des différens partis. L’empereur m’a souvent, et tout récemment encore, exprimé sa détermination de n’intervenir dans les affaires de France que pour exiger l’éloignement de Bonaparte, et pour empêcher qu’il ne soit remplacé par un de ses maréchaux ou généraux, parmi lesquels il n’a pas manqué de nommer le prince héréditaire de Suède. Je ne l’ai jamais entendu parler de régence. » Lord Clancarty écrivait de Vienne, quelques jours après, à lord Castlereagh : » Talleyrand m’a dit qu’il savait que l’empereur Alexandre est contraire à la restauration. »

Il y avait pourtant, parmi les conseillers de l’empereur de Russie, un homme en qui il plaçait une très grande confiance, et qui, sur cette question, professait des sentimens absolument opposés : je veux parler du général Pozzo di Borgo, cet ardent ennemi de Napoléon, qui, en ce moment, résidait à Gand, auprès de Louis XVIII, comme envoyé du gouvernement russe. Recherchant, dans une lettre qu’il écrivait à lord Castlereagh, les moyens auxquels il conviendrait de recourir, après qu’on se serait débarrassé de Napoléon, pour tirer de la victoire un résultat utile et durable : « Je persiste à croire, disait-il, que le roi est le seul que nous devons reconnaître et mettre en avant. Si nous sortions de cette règle, on ne saurait plus où s’arrêter. Tout autre établissement, même s’il était tiré de la maison de Bourbon, ne serait qu’un pacte avec les jacobins, et ce chef, quel que fût le titre qu’on lui donnerait, un instrument entre leurs mains. La nature de ce gouvernement continuerait à être révolutionnaire. » Le général Pozzo s’attachait ensuite à justifier le gouvernement de Louis XVIII des accusations nombreuses dont il était l’objet, ou du moins à les atténuer, tout en reconnaissant qu’il avait manqué d’initiative, et il ajoutait par forme d’apologie : « Nous l’avons laissé front à front avec les démons de la révolution, et nous l’avons chargé de nos imprudences et des siennes… Si nous voulons notre repos, il faut mettre le roi à même de disperser l’armée, d’en créer une nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont l’existence est incompatible avec la paix. »

Ces sentimens étaient à peu près ceux du duc de Wellington, dont la correspondance avec lord Castlereagh atteste à cette époque un grand attachement à la cause des Bourbons. Son ferme bon sens lui faisait apercevoir très distinctement que, dans les circonstances où l’on se trouvait alors, Napoléon une fois écarté, les intérêts de L’Europe, comme ceux de la France, ne pouvaient trouver une garantie que dans le rétablissement de la famille des Bourbons, et qu’il n’y avait pas lieu à des intermédiaires. Il plaidait donc leur cause avec une grande chaleur. « Toutes les observations que j’ai faites pendant mon séjour à Paris, disait-il, m’ont donné la conviction que c’est le roi seul qui a maintenu la paix de l’Europe, et que le danger le plus immédiat qui a menacé ce prince doit être attribué à son désir de conserver cette paix, contrairement aux voeux, non-seulement de l’armée, mais de la majorité de ses sujets, de quelques-uns de ses ministres, et même de quelques membres de sa famille. » Les mêmes idées se retrouvent avec plus de développement dans une lettre que le duc de Wellington écrivit quelques semaines plus tard au prince de Metternich. Après lui avoir exprimé une entière confiance dans le succès de la campagne qui allait s’ouvrir, il lui disait :


« Nos difficultés commenceront le jour où nous aurons complètement triomphé. Il y a certainement plusieurs choses à regretter dans la conduite du gouvernement français et des princes au mois de mars ; mais en prenant le tout en gros, je voudrais que notre gouvernement et le vôtre se fussent trouvés en mesure de faire connaître à leurs peuples pour quelle cause ils allaient combattre, et que nous n’eussions pas été amenés à leur donner lieu de concevoir la possibilité que le peuple français, ayant eu en 1814 l’occasion de choisir librement qui il lui plairait pour le gouverner dans la forme qui lui conviendrait le mieux, pourrait accomplir la même cérémonie en 1848… La seule chance de paix pour l’Europe consiste dans l’établissement en France des Bourbons légitimes. Celui de tout autre gouvernement, soit dans la personne du duc d’Orléans, soit dans une régence au nom du jeune Napoléon ou dans tout autre individu, soit enfin par la proclamation d’une république, conduirait forcément à la nécessité de maintenir un grand pied de guerre qui achèverait de ruiner tous les gouvernemens européens, en attendant le jour où il plairait au gouvernement français de recommencer une lutte qui ne pourrait être dirigée que contre vous ou contre d’autres états auxquels nous portons intérêt. »


C’étaient là, on ne saurait en douter, les dispositions du cabinet de Londres ; mais il n’est pas possible à un ministère anglais, alors même qu’il est composé des tories les plus ardens, d’énoncer hautement l’intention d’imposer un gouvernement à un peuple contre sa volonté. À cette époque surtout, c’eût été fournir des armes trop puissantes à l’opposition qui, dans le parlement, se prononçait contre le renouvellement de la guerre. Le langage officiel adopté par le gouvernement britannique, langage difficile à concilier avec l’accession de Louis XVIII à l’alliance conclue contre Napoléon, fut donc fondé sur ce principe, que cette alliance avait uniquement pour but de renverser l’homme du 20 mars, et non pas de forcer la France à accepter un gouvernement ou un prince particulier, lui expliquant au duc de Wellington la nécessité d’une telle phraséologie, lord Castlereagh s’efforça de lui faire comprendre que l’intérêt bien entendu des Bourbons autant que les convenances du ministère anglais exigeaient cette précaution.

Les alliés avaient soin d’ailleurs de répéter en toute rencontre qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais à l’ennemi de l’Europe, au perturbateur de la France elle-même. On espérait tourner ainsi contre Napoléon l’opinion de la grande majorité du peuple français et l’empêcher de trouver des auxiliaires parmi les hommes qui, sans aimer sa domination, pouvaient craindre pour leur pays les conséquences d’une invasion étrangère. Les Prussiens seuls, entraînés par ce patriotisme haineux et révolutionnaire dont leur gouvernement subissait l’impulsion, ne se prêtaient pas à cette tactique. Les proclamations de quelques-uns de leurs généraux et de leurs commissaires étaient écrites dans un style qui inquiétait parfois la prudence de leurs confédérés, en leur rappelant l’effet produit en 1792 par le manifeste du duc de Brunswick. Les Prussiens au moins avaient dans les emportemens auxquels ils s’abandonnaient le mérite de la franchise ; on voyait clairement que la France et Napoléon leur étaient également odieux. Les protestations amicales des autres gouvernemens alliés étaient-elles du moins complètement sincères ? Il est permis d’en douter, lorsqu’on voit lord Castlereagh écrire dès le 26 mars au duc de Wellington que la guerre ne pouvait plus être faite d’après les principes adoptés l’année précédente, que les Anglais, en s’opiniâtrant à y porter la même modération, ne réussiraient qu’à être honnêtes pour leur propre compte et à rendre leurs confédérés plus odieux, et qu’à son avis la France devait cette fois payer le prix de sa libération.

Un trait qui peint les sentimens dont les Prussiens étaient animés contre tout ce qui portait le nom de Français, c’est le refus fait par leur généralissime, le vieux prince Blücher, qui commandait l’armée dirigée par eux sur la Belgique, de recevoir à son quartier-général le commissaire que Louis XVIII avait cru devoir y envoyer comme il en avait envoyé d’autres auprès des autres généraux étrangers. Il ne voulait permettre à aucun Français, pas même à ceux qui étaient restés attachés au service du roi exilé, de résider sur le territoire occupé par ses troupes. Le prince de Wrède, commandant en chef des forces bavaroises, crut devoir imiter ces procédés blessans, que le duc de Wellington désapprouvait et déplorait.

Au milieu de ces mauvais vouloirs et de ces équivoques bienveillances, c’était une triste situation que celle de Louis XVIII, qui, retiré à Gand, entouré de quelques courtisans, d’un petit nombre de réfugiés appartenant à toutes les nuances de l’opinion monarchique, de quelques débris de sa maison militaire, et ne pouvant espérer un retour de fortune que des succès des étrangers, s’attachait à faire encore acte de royauté, nommait des ministres, tenait conseil avec eux, recevait leurs rapports, et affectait d’entretenir avec les gouvernemens alliés les relations ordinaires de la diplomatie. Ces exilés n’étaient pas même d’accord entre eux. Tandis que les uns pressaient de leurs vœux, de leur insistance, la marche des troupes étrangères et se permettaient même de stimuler la prétendue lenteur du duc de Wellington, qui avait beaucoup de peine à leur faire comprendre la nécessité de quelques semaines de retard, tandis qu’ils concevaient le projet, auquel heureusement il ne fut pas donné suite, d’organiser l’émigration en un corps militaire qui se serait réuni à l’armée anglaise, d’autres, comme le maréchal Marmont, s’éloignaient pour ne pas se trouver compromis dans ces entraînemens. Jusque dans le sein de la famille royale, de graves dissentimens se manifestaient. Le duc d’Orléans, qui s’était retiré en Angleterre au lieu d’aller se ranger à Gand auprès de Louis XVIII, lui écrivait pour le dissuader de se montrer au milieu des armées alliées ou d’y laisser paraître les princes ; il lui représentait qu’en retombant ainsi dans les fautes de 1792, on jetterait bien inutilement sur la cause de la royauté un funeste discrédit ; il s’efforçait de lui faire comprendre la nécessité d’adopter, lorsque la restauration serait accomplie, un système différent de celui qui, l’année précédente, avait porté de si tristes fruits ; il prêchait la conciliation ; il allait jusqu’à soutenir qu’on devait essayer avant tout de regagner cette armée, objet en ce moment de tant d’anathèmes et de malédictions, parce que c’était là seulement qu’on pouvait trouver une force véritable, et qu’il serait à propos de substituer au luxe parfaitement inutile de la maison militaire une véritable garde organisée sur le modèle de la garde impériale. Plusieurs de ces conseils n’avaient rien de contraire aux idées personnelles de Louis XVIII, et ils sont même conformes à la politique qu’on le vit suivre plus tard ; mais d’autres étaient de nature à le blesser, et ni la forme dans laquelle ils étaient présentés, ni la source dont ils émanaient ne devait en adoucir l’amertume. Louis XVIII répondit qu’en s’éloignant des armées alliées, il semblerait accréditer les bruits répandus par Bonaparte sur les intentions hostiles dont elles étaient animées contre la France, qu’il approuvait complètement le principe de conciliation, mais qu’il n’en tirait pas les mêmes conséquences que son neveu ; il l’invita enfin à venir à Gand, promettant de lui faire connaître ses vues et ses intentions avec plus de détail. Le duc d’Orléans ne se rendit pas à cet appel : dans une lettre dont le ton était celui de l’irritation, il déclara au roi qu’il ne lui était pas possible d’aller le trouver avant de savoir précisément quels étaient ses projets, parce qu’il ne voulait pas s’exposer à la fâcheuse nécessité de s’éloigner de nouveau après en avoir été informé ; il se plaignit d’avoir été traité avec peu de confiance après la première restauration, d’avoir été exclu du conseil, où d’ailleurs il ne désirait pas être admis, mais où siégeaient les autres princes, de n’avoir pas même été autorisé à prendre place à la chambre des pairs ; il rappela, non sans aigreur, la distance qu’on s’était plu à établir, par des règlemens d’étiquette, entre les simples princes du sang comme lui et les parens plus proches du roi. Revenant ensuite à des questions plus générales, il se livra à de nouvelles accusations contre les folles exagérations des émigrés, et conjura Louis XVIII de ne pas se présenter de nouveau à son peuple entouré de ces dangereux amis. Le roi ne répliqua pas.

Ces idées, si hardies pour le temps, sont exprimées avec plus de force encore dans une lettre écrite quelques jours après par le duc d’Orléans à sir Charles Stuart (depuis lord Stuart de Rothsay), que le cabinet de Londres avait accrédité à Gand auprès de Louis XVIII, et qu’il ne faut pas confondre, malgré une identité de nom presque complète, avec le frère de lord Castlereagh. Après avoir témoigné sa satisfaction de la sagesse des conseils donnés au roi par le gouvernement britannique, après avoir dit qu’il désirait les voir suivre plutôt qu’il ne l’espérait, le prince entrait dans de longs raisonnemens sur les motifs qui devaient porter Louis XVIII à se tenir momentanément à l’écart, pour éviter de reparaître en France à la suite des années étrangères et entouré d’émigrés ; il disait qu’au lieu de provoquer, comme en 1792, des émigrations utiles seulement à Bonaparte, au lieu de travailler à gagner quelques corps de l’armée, qui ne pouvait être utile que si on la gagnait tout entière, on ferait mieux de chercher à pratiquer des intelligences dans la chambre des représentans qui allait se réunir à Paris. « .Mais, ajoutait-il, on préfère à Gand le moyen anodin d’un million de baïonnettes. »

Le duc d’Orléans avait communiqué au ministère anglais sa correspondance avec Louis XVIII. Il en avait aussi donné connaissance au duc de Wellington. Ce dernier, tout occupé alors des préparatifs de la campagne qui allait s’ouvrir dans quelques jours, trouva cependant le temps de lui faire une réponse assez remarquable pour qu’il me semble à propos de l’insérer ici presque en entier :


« Mon opinion est que le roi a été renversé de son trône parce qu’il n’a jamais eu d’autorité réelle sur son armée. C’est un fait que votre altesse et moi nous connaissions très bien, que nous avons souvent déploré, et lors même que les fautes ou plutôt les folies de son administration civile n’auraient pas été commises, je crois que l’on aurait vu les mêmes résultats. Nous devons donc considérer le roi comme la victime d’une révolte heureuse de son armée et de son armée seulement, car, quels que puissent être les opinions et les sentimens de quelques hommes qui ont pris une pari éminente à la révolution et quelle qu’ait été l’apathie de la grande masse de la population française, nous pouvons, je pense, tenir pour certain que les premiers eux-mêmes n’aiment pas l’ordre de choses aujourd’hui existant, et que la population, si elle l’osait, s’y opposerait par la force. Cela étant ainsi, quelle doit être la conduite du roi ? D’abord il doit demander à ses alliés de le mettre en état de tenir tête à son armée rebelle ; il doit, par son appui personnel et par l’action de ses serviteurs et adhérens, faire tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter leurs opérations, diminuer par le bon ordre et les arrangemens bien concertés les charges que la guerre va faire peser sur ses sujets fidèles et les engager à recevoir ses alliés comme des amis et libérateurs. Le roi devrait intéresser les alliés à soutenir sa cause, et il ne peut le faire qu’en se mettant lui-même en avant. Votre altesse voit que je ne partage pas son sentiment sur la conduite du roi. Quant à ce qui regarde votre altesse, j’avoue que je ne vois pas comment, jusqu’au moment actuel, elle aurait pu agir autrement qu’elle ne l’a fait. Il n’est pas nécessaire que j’énumère les diverses raisons que vous avez eues de vous tenir à distance de la cour depuis qu’elle est à Gand, mais je les sens toutes, et je crois qu’il en est quelques-unes dont le roi ne méconnaît pas la force ; mais si, comme on peut s’y attendre, l’entrée en France et les premiers succès des alliés amenaient le peuple à se mettre en mouvement, si un grand parti venait à se prononcer en faveur du roi sur différens points du royaume, votre altesse considérerait certainement alors comme son devoir d’offrir ses services à sa majesté. Je me hasarde à lui suggérer ce plan de conduite, en lui donnant d’ailleurs l’assurance que je n’ai eu à ce sujet aucun entretien avec le roi… »


Tous ces plans, toutes ces spéculations de la prudence humaine devaient, comme il arrive si souvent, être mis en défaut par l’événement Déjà prés d’un million d’hommes, soldés en grande partie à l’aide des subsides de l’Angleterre, accouraient de tous les points de l’Europe pour envahir la France. Napoléon, malgré son incroyable activité et son rare talent d’organisation, n’avait pu réunir, pour leur résister, que deux cent cinquante mille soldats, obtenus à grand’-peine de la France épuisée et mécontente. En butte aux soupçons et aux exigences de l’esprit révolutionnaire dont il avait cru devoir invoquer le concours, fatigué, humilié de la comédie de liberté qu’il jouait depuis trois mois avec autant de dégoût que de contrainte, et espérant retrouver sur le champ de bataille, au milieu de ses compagnons d’armes dévoués, la liberté d’action qui était le premier besoin de son âme impérieuse, il se hâta de courir à la frontière pour y combattre la coalition avant que la réunion de toutes les forces dont elle disposait n’eût rendu les chances de la lutte trop inégales. Le 15 juin, au moment où les alliés le croyaient encore à Paris et ne pensaient même pas qu’il dût en partir de si tôt, il forçait par un brillant combat d’avant-garde l’entrée du territoire belge ; le 16, il battait à Ligny l’armée prussienne ; le 18, la sienne se brisait à Waterloo contre la ferme et impassible résistance de l’armée anglaise, secourue au moment décisif par ces mêmes Prussiens qu’il avait vaincus l’avant-veille ; — le 22, de retour à Paris pour essayer de s’y créer de nouvelles ressources, il se voyait contraint d’abdiquer sur l’injonction menaçante de la chambre des représentans, où dominaient les partis révolutionnaire et constitutionnel réunis contre lui dans des vues d’ailleurs bien diverses ; — le 3 juillet, les Anglais et les Prussiens prenaient possession de Paris en vertu d’une capitulation militaire, et le 8 du même mois Louis XVIII rentrait aux Tuileries.


III

L’année précédente, l’empereur Alexandre, par l’éloignement accidentel de la plupart des autres souverains ou de leurs ministres au moment de la prise de Paris, s’était trouvé investi d’une sorte de dictature pour la direction des négociations et des actes qui amenèrent la première restauration. Des circonstances analogues déférèrent cette fois le même rôle au duc de Wellington. Le généralissime prussien aurait pu le lui disputer, d’autant plus que les forces placées sous son commandement étaient de beaucoup les plus nombreuses ; mais Blücher n’était qu’un soldat héroïque, incapable de comprendre aucune combinaison politique, et qui ne portait dans cette guerre qu’un seul sentiment, celui d’une haine aveugle et furieuse contre Napoléon et contre la France. Ce qu’on aura peine à croire, c’est qu’il avait formé le projet, dans le cas où Napoléon serait tombé entre ses mains, de le faire fusiller. On lit ce qui suit dans une lettre que le duc de Wellington écrivait, à sir Charles Stuart le 28 juin, par conséquent quelques jours avant l’occupation de Paris : « Les Prussiens pensent que les jacobins veulent me livrer Bonaparte, parce qu’ils croient que je lui sauverai la vie. Blücher veut le tuer, mais je lui ai dit que je n’y consentirais pas et que j’insisterais pour qu’on ne dispose de lui que du consentement commun de l’alliance. Je lui ai dit aussi que, comme son ami, je lui conseillerais de s’abstenir d’un acte aussi odieux, que lui et moi nous avions joué dans les derniers événemens un rôle trop distingué pour qu’il nous convînt de devenir des bourreaux, et que, dans le cas où les souverains se décideraient à le faire périr, ils auraient à en charger un autre que moi. » Ce témoignage, on le voit, est bien positif ; il est d’ailleurs confirmé par un document plus irréfragable encore qui se trouve consigné dans les Mémoires du baron de Müffling, un des généraux employés alors dans l’état-major de Blücher : c’est une lettre que le général Gneisenau, chef de cet état-major, écrivait, le 20 juin, à cet officier, et dont voici le texte : « Le feld-maréchal me charge de vous prier de faire savoir au duc de Wellington que son intention avait été de faire exécuter Bonaparte sur le lieu même où le duc d’Enghien a été mis à mort, que par déférence pour les vues du duc il s’en abstiendra, mais que le duc doit prendre sur lui-même la responsabilité de la non-exécution de cette mesure. »

On voit que le général anglais ne considérait pas comme impossible que les souverains ordonnassent la mort de leur glorieux captif. Rien ne peint mieux le degré d’exaltation auquel les haines politiques étaient alors parvenues. Il résulte d’une lettre écrite à cette époque par lord Liverpool au duc de Wellington que, dans l’opinion du chef du cabinet britannique, le parti qu’on eût dû prendre, si des considérations tirées de la situation intérieure de la France n’y avaient mis obstacle, c’eût été de livrer l’ex-empereur au roi de France, qui l’aurait fait juger comme rebelle, ce qui ne lui aurait laissé, disait-il, aucune chance de salut.

La conduite du duc de Wellington dans cette grande crise lui fait beaucoup d’honneur. J’ai déjà dit que la restauration des Bourbons avait été l’objet constant de ses vœux, parce qu’il y voyait le seul moyen de rendre la paix à la France et à l’Europe. Il comprit, avec la droiture d’esprit qui le distinguait, que cette restauration, pour avoir des chances de solidité, devait avoir lieu dans des conditions de modération et de sagesse, qu’elle ne devait pas se lier à de trop pénibles souvenirs, et qu’autant que possible il fallait qu’elle parût l’œuvre des Français eux-mêmes. Tous ses actes furent dirigés dans ce sens. Au moment où Louis XVIII mettait le pied sur le territoire français, une rupture avait éclaté parmi ses conseillers. M. de Talleyrand, et avec lui les représentans des idées modérées et des intérêts nouveaux, s’étaient retirés devant l’influence de M. de Blacas et des émigrés. L’intervention du duc de Wellington eut beaucoup de part au revirement qui, avant même que le roi ne fût arrivé à Paris, reporta M. de Talleyrand à la tête du conseil et relégua M. de Blacas dans l’honorable exil d’une ambassade. D’un autre côté, lorsque le duc reçut les commissaires envoyés par le gouvernement provisoire pour lui demander la suspension d’armes qui précéda la reddition de Paris, il s’attacha à leur faire comprendre, tout en leur déclarant qu’il leur parlait comme individu et sans y être officiellement autorisé, que le meilleur moyen qu’eussent les dépositaires du pouvoir de gagner la confiance de l’Europe, c’était de rappeler le roi sans condition avant qu’on ne pût considérer ce rappel comme le résultat des exigences de l’étranger. Il leur dit que tout autre prince appelé au trône de France, quel que fût son rang et sa qualité, serait un usurpateur ; qu’obligé pour s’affermir de distraire les esprits par de grandes entreprises, il n’offrirait pas aux puissances des garanties suffisantes de paix, en sorte qu’elles seraient obligées de lui imposer des conditions plus rigoureuses qu’au souverain légitime. Mettant sous leurs yeux la proclamation que Louis XVIII venait de publier à Cambrai, il s’efforça d’en faire ressortir la preuve des intentions constitutionnelles et clémentes dont ce prince était animé. Les commissaires parurent comprendre la force de ces considérations ; mais la majorité révolutionnaire, qui avait fini par prendre dans la chambre des représentans un ascendant décisif, était peu disposée à écouter de tels avis. Le duc de Wellington, pour les faire prévaloir, dut se concerter avec un homme que les circonstances avaient malheureusement placé alors en situation d’exercer une grande influence, avec Fouché, qui, ministre de Napoléon, avait contribué après la bataille de Waterloo à le renverser, s’était fait nommer chef du gouvernement provisoire, et n’avait en ce moment d’autre pensée que de se ménager la faveur des Bourbons en trahissant ses collègues de la commission exécutive aussi bien que les chambres dont il tenait ses pouvoirs.

Fouché s’était de longue main mis en rapport avec les royalistes, en leur persuadant que seul il connaissait les moyens d’enchaîner, de calmer le parti révolutionnaire, et d’écarter les obstacles qui s’opposaient encore à une restauration. Le duc de Wellington, qui tenait surtout à ce que la rentrée du roi dans Paris ne rencontrât pas une résistance matérielle et ne fût pas attristée par des violences, reçut donc avec empressement les offres de l’ancien terroriste. Ne connaissant peut-être qu’incomplètement son horrible passé et trompé par ses paroles artificieuses, il se laissa persuader que le concours d’un tel homme pouvait être utile, non-seulement pour surmonter les difficultés du moment, mais pour opérer la conciliation définitive des partis, pour fonder, pour consolider en France un régime de liberté et de monarchie légitime. Grâce à ses conseils, grâce à ceux des royalistes les plus ardens à qui Fouché avait su inspirer la conviction que rien ne pouvait se faire sans lui, l’homme de 93 fut admis au nombre des ministres de la royauté restaurée, et sa funeste présence ne contribua pas peu à paralyser l’action, comme aussi à hâter la chute d’un cabinet dont la sagesse et les lumières eussent peut-être contenu de déplorables réactions.

Louis XVIII était rentré dans sa capitale ; mais, dès les premiers momens, de graves, d’innombrables difficultés vinrent l’assaillir, malgré les efforts bienvaillans du généralissime anglais. Blücher, qui n’avait consenti qu’avec répugnance à accepter la capitulation de Paris, semblait peu se soucier d’en respecter les conditions. Il commença par imposer à cette ville une contribution de cent millions de francs, et par ordonner la destruction du pont d’Iéna, dont le nom lui rappelait de pénibles souvenirs. Les réclamations du gouvernement français eussent été impuissantes à repousser ces mesures d’une rigueur sauvage ; ce ne fut pas sans peine que le duc de Wellington vint, à bout de faire comprendre à son collègue, non pas qu’elles étaient contraires à la justice et à la politique, mais que, les souverains alliés devant arriver sous peu de jours, il convenait de les attendre avant de rien décider sur de telles matières. Lord Castlereagh, qui s’était empressé d’accourir sur le continent après la bataille de Waterloo, seconda puissamment ces représentations. La présence des souverains et de leurs ministres ne tarda pas à préserver Paris des terribles caprices du vieux maréchal.

Malheureusement l’efficacité de cette protection ne s’étendait pas aux autres parties de la France livrées à l’invasion étrangère. La guerre était terminée, sauf le siège de quelques places, qui, sans se refuser à reconnaître le roi, ne voulaient pas ouvrir leurs portes aux alliés, et cependant chaque jour, de toutes les contrées de l’Europe, des myriades de soldats accouraient comme à la curée pour prendre leur part des dépouilles du vaincu. Jamais dans les temps modernes, ni peut-être à aucune autre époque, on n’avait vu un tel débordement de populations armées ; partout, jusqu’aux portes de Paris, le pillage, les vexations les plus odieuses pesaient sur les infortunés habitans des campagnes, tandis que les villes se voyaient soumises à de lourdes contributions de guerre. Ceux des fonctionnaires français qui essayaient de s’y opposer devenaient l’objet des traitemens les plus rigoureux. Les Prussiens, qui avaient bien des injures semblables à venger ; les Belges, les Hollandais, qui ne pouvaient pas alléguer cette triste excuse, se faisaient surtout remarquer par la brutalité de leurs procédés. Le duc de Wellington, impuissant à réprimer les désordres des troupes placées sous d’autres ordres que les siens, et parfois même ceux de ses propres soldats, en éprouvait une extrême irritation. Ce n’était pas seulement l’esprit de justice, l’amour de l’ordre et de la discipline qui se révoltaient en lui contre de tels excès ; sa prudence en était grandement alarmée. Plusieurs passages de sa correspondance peignent avec de vives couleurs le tableau qu’il avait sous les yeux et les impressions qu’il en recevait. Dès le 14 juillet 1815, dix jours après la rentrée de Louis XVIII à Paris, annonçant a lord Castlereagh que deux officiers anglais avaient été tués la nuit précédente, il lui écrivait :


« Mon opinion bien arrêtée, que je dois exprimer à votre excellence pour qu’elle fasse aux ministres des cours alliées telles suggestions qu’elle jugera à propos, c’est que nous soulèverons tout le pays contre nous et que nous allumerons une guerre nationale, si on ne met pas un terme à l’oppression inutile (je dirais ridicule, si elle ne devait entraîner probablement des conséquences sérieuses) que l’on fait peser sur le peuple français, si l’on n’empêche les troupes des diverses armées de piller le pays et de détruire, sans avantage pour personne, les maisons et les propriétés, et si les contributions que l’on perçoit partout ne sont pas régularisées par quelque autorité autre que la volonté de chaque commandant particulier. Je vous assure que toutes les informations que je reçois tendent à prouver que nous marchons à une véritable crise, et vous pouvez tenir pour certain que si un coup de fusil est tiré à Paris, tout le pays se lèvera en armes contre nous. »


Rien n’égale l’énergique indignation des réprimandes dont l’illustre général frappait ceux de ses subordonnés qui ne savaient pas maintenir la discipline parmi leurs soldats. Le contingent hollando-belge avait été placé sous son autorité. Un des corps qui en faisaient partie s’étant porté envers des prisonniers français à des actes de violence et de pillage, il écrivit au prince Frédéric des Pays-Bas, qui commandait ce contingent, que rien ne pouvait excuser ce honteux et affreux désordre, et qu’aucune armée ne pourrait subsister, si une telle conduite était soufferte. — On peut juger de l’exaspération que le duc éprouva en apprenant quelque temps après que des soldats d’une brigade de cavalerie anglaise stationnée à Beauvais, cédant à la contagion générale, s’étaient mis à voler sur le grand chemin. Il est juste de dire que les troupes britanniques se donnèrent bien rarement des torts de cette nature, et qu’il en fut toujours fait une rigoureuse justice.

Tandis que le nord et l’est de la France étaient ainsi traités par les alliés, les départemens du midi se voyaient livrés aux sanglans excès d’une réaction royaliste, et en quelques endroits les autorités fuient réduites à demander qu’on y envoyât aussi des forces étrangères pour leur prêter main-forte. Le gouvernement français, forcé de licencier l’armée, dont les puissances exigeaient la dissolution et sur laquelle d’ailleurs il ne lui était plus permis de compter après l’épreuve du 20 mars, se trouvait dans une impossibilité égale de maintenir l’ordre intérieur et d’opposer une résistance tant soit peu énergique aux sacrifices que la coalition s’apprêtait à lui demander.

Les alliés, après leur victoire, avaient promptement oublié leurs déclarations tant de fois répétées, qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, que Napoléon était leur seul ennemi, qu’ils ne voulaient que son éloignement. L’idée de démembrer notre territoire, de nous enlever la première ligne de nos forteresses sous prétexte que, malgré la perte de toutes nos conquêtes, nous étions encore trop redoutables pour nos voisins, ne tarda pas à être mise en avant par plusieurs des cabinets confédérés. La Prusse et les Pays-Bas, qui, par leur position topographique, eussent été principalement appelés à recueillir nos dépouilles, se prononcèrent surtout dans ce sens avec beaucoup de vivacité. L’Autriche, qui n’y avait pas un intérêt aussi direct, mais dont la politique tendait naturellement à l’affaiblissement de la France, entrait aussi dans cette pensée, bien qu’avec moins d’ardeur. L’empereur Alexandre, par générosité comme par calcul, s’y montrait contraire, mais on ne retrouvait plus en lui, en faveur du gouvernement français, cette bienveillance chaleureuse dont on l’avait vu animé l’année précédente ; il conservait un souvenir pénible de la répugnance que la maison de Bourbon avait témoignée à contracter avec lui une alliance de famille et de la ligne de conduite suivie au congrès de Vienne par M. de Talleyrand. Tant que ce ministre resta à la tête des conseils de Louis XVIII, les rapports des deux états eurent quelque chose de froid et de contraint ; il fut bientôt évident que, si Alexandre était bien décidé à ne pas laisser imposer à la France des conditions qui l’eussent fait disparaître du nombre des puissances de premier ordre, il n’était nullement disposé à se brouiller avec ses alliés pour lui épargner quelques sacrifices.

La France, qui naguère avait repoussé l’alliance russe pour se livrer à celle de l’Angleterre, pouvait-elle du moins se flatter de l’espérance de trouver dans l’appui du cabinet de Londres une compensation de ce qu’elle avait perdu dans l’amitié du cabinet de Saint-Pétersbourg ? Il était permis d’en douter. Lord Castlereagh et le duc de Wellington, réunis alors à Paris, témoignaient, il est vrai, au gouvernement français des intentions bienveillantes ; mais celles des autres ministres anglais, et particulièrement du premier lord de la trésorerie, de lord Liverpool, étaient bien différentes. Les lettres que cet homme d’état écrivit à cette époque à lord Castlereagh sur les affaires de France sont empreintes d’une haine passionnée qui fait un contraste singulier avec la modération habituelle de son esprit. L’irritation de la lutte, le souvenir des immenses dangers auxquels l’Angleterre s’était vue si longtemps exposée avaient en quelque sorte transformé son caractère. On sait avec quel regret il avait vu Napoléon échapper au dernier supplice : les vœux qu’il exprimait pour le châtiment de ses complices n’étaient pas moins ardens. En apprenant la capitulation de Paris, il disait que sans doute elle ne serait pas interprétée comme les mettant à l’abri des poursuites de la justice. Bientôt après il se plaignait d’un excès d’indulgence dans lequel il voulait voir une preuve de faiblesse ; il n’osait pas espérer qu’une administration où l’on s’était cru forcé d’admettre quelques-uns des membres du parti jacobin fût en mesure de faire justice des conspirateurs, mais il le déplorait d’autant plus que des exemples sévères étaient, suivant lui, l’unique moyen d’affermir la restauration. Plus tard, après l’exécution de Labédoyère, mais avant celle de Ney, des frères Faucher, de Mouton-Duvernet, de Chartran, il parlait du mécontentement qu’excitait en Angleterre l’impunité qui, à une seule exception près, couvrait encore les auteurs du 20 mars. « Je suis persuadé, disait-il, que si, dans les deux ou trois premières semaines qui ont suivi le retour du roi, on avait pu établir un tribunal militaire pour le jugement des chefs de corps qui s’étaient joints à Bonaparte avant que le roi eût quitté le territoire français… et si on avait fait six ou sept exemples des coupables les plus marquans, les dispositions générales par rapport à la France seraient ici bien différentes de ce que nous les voyons, non-seulement en ce qui concerne le gouvernement du roi, mais aussi sur toutes les questions relatives à la réduction de la puissance et un territoire de la France. » On voit, par une lettre d’un autre membre du cabinet de Londres, de lord Bathurst, que le gouvernement britannique eut un moment la pensée de livrer au gouvernement français les généraux Savary et Lallemand, qu’une ordonnance de Louis XVIII traduisait devant un conseil de guerre. Une insinuation fut même faite dans ce sens au marquis d’Osmond, ambassadeur de France, qui ne montra aucun empressement à s’en prévaloir.

Dans la pensée de lord Liverpool, la question du plus ou moins de rigueur des conditions du traité de paix que la France allait avoir à subir était étroitement liée à celle du degré de sévérité que le gouvernement de Louis XVIII déploierait contre les bonapartistes vaincus. « Qu’advient-il de Bonaparte ? écrivait-il à lord Castlereagh dès les premiers jours de juillet, lorsque Napoléon ne s’était pas encore rendu sur le Bellérophon ; quel parti adoptera-t-on à l’égard de ceux qui l’ont aidé à reprendre son autorité ? Que fera-t-on des armées françaises ? Si ces trois points ne peuvent être résolus d’une manière satisfaisante, la nation anglaise s’attendra, et justement, je pense à obtenir d’autres garanties pour le maintien de la paix au moyen d’une amélioration de la frontière ; elle se croira surtout en droit d’espérer qu’après les énormes dépenses que lui a coûtées le renouvellement de la guerre, après tout le sang précieux qu’elle y a versé, on ne se dessaisira pas de la main mise que nous avons à présent sur la France jusqu’à l’entière conclusion des arrangemens jugés nécessaires pour établir un état de choses satisfaisant. »

Quelques jours plus tard, lord Liverpool insistait sur ces idées en termes plus pressans : « Plus je considère, disait-il, la situation intérieure de la France et le peu de chances de sécurité qui résulte pour l’Europe du caractère et de la force de son gouvernement, plus je suis convaincu que nous devons chercher notre sûreté… dans l’affaiblissement de la puissance française. Cette opinion gagne rapidement du terrain, et… toute paix qui laisserait la France telle que l’avait faite le traité de Paris ou même telle qu’elle était avant la révolution causerait ici une très pénible surprise. » Le 15 juillet, revenant de nouveau sur le peu de solidité du gouvernement que l’on venait de rétablir en France, lord Liverpool en tirait encore une fois cette conclusion :


« Nous devons donc penser à nous procurer d’autres sûretés, et nous serions indignes de pardon, si nous quittions la France sans avoir pourvu, par une bonne frontière, à la protection des pays limitrophes. L’idée qui domine ici, c’est que nous sommes parfaitement en droit de nous prévaloir des conjonctures pour enlever à la France les principales conquêtes de Louis XIV. On dit, non sans raison, que la France ne pardonnera jamais l’humiliation qu’elle a subie, qu’elle saisira la première occasion d’essayer de rétablir sa gloire militaire, et que par conséquent notre devoir est de prendre avantage du moment actuel pour prévenir les dangereuses conséquences qui pourraient découler de la grandeur même de nos succès. Il a pu être à propos, l’année dernière, d’essayer les effets d’une politique plus magnanime ; mais ses résultats nous ont complètement, déçus, et nous nous devons à nous-mêmes de pourvoir le mieux possible à notre sûreté… »


Bientôt cependant le premier lord de la trésorerie put entrevoir qu’il serait difficile de donner au traité de paix des bases aussi dures ; mais bien qu’il admit la possibilité de quelque tempérament fondé sur le démantèlement ou l’occupation prolongée de nos places fortes, il était loin, le 26 juillet, d’avoir entièrement renoncé a ses premiers projets. — L’empereur de Russie, disait-il, veut s’ériger en protecteur de la nation française, cela se conçoit ; mais il est tout aussi naturel que les états limitrophes de la France pensent à restreindre son territoire pour se mettre à l’abri de ses attaques, et il doit avoir égard à leurs intérêts. « Une idée bien établie parmi nous, c’est que le maintien de l’autorité et du gouvernement du roi de France après la retraite des troupes alliées est très problématique, et s’il venait alors à être renversé, s’il était remplacé par un gouvernement jacobin ou révolutionnaire,… que penserait-on de ceux qui, ayant la France à leur merci, l’auraient laissée avec tout son territoire, enrichie du pillage de l’Italie, de l’Allemagne, de la Flandre, et n’auraient songé a donner aucune garantie au reste de l’Europe ? »

Apprenant, un peu plus tard, que l’Autriche et la Prusse persistaient à exiger de la France des cessions territoriales, lord Liverpool écrivait, le 11 août, qu’il ne fallait pas oublier que ces deux puissances avaient plus d’intérêts communs avec la Grande-Bretagne que le cabinet de Saint-Pétersbourg. — Une idée qui revient souvent dans sa correspondance, c’est qu’il importe d’en finir promptement, avant que le peuple français se réveille de l’abattement où il est tombé ; c’est que si on laissait à la nouvelle chambre des députés convoquée par Louis XVIII le temps de se réunir, elle pourrait donner un point d’appui au gouvernement et à la nation pour repousser les demandes de la coalition. Dans un mémoire annexé à cette correspondance, il est dit que sans doute, si la France eût répondu à l’appel qu’on lui avait fait en l’invitant à secouer le joug de l’usurpateur, on ne serait pas en mesure de lui appliquer le droit de conquête, mais que Napoléon n’ayant succombé que sous les coups des alliés, ceux-ci pouvaient sans scrupule exiger, dans l’intérêt de leur sûreté, tout ce que permettait une politique prudente.

Tels étaient les argumens inspirés à de médiocres hommes d’état par l’effroi qu’ils éprouvaient encore en présence d’un grand peuple accablé sous le poids des plus terribles désastres, foulé aux pieds par un million de soldats étrangers, et livré, pour surcroît de malheur, à de sanglantes dissensions civiles. À ces sophismes de la peur et de la haine, lord Castlereagh, moins absorbé dans les passions et les préoccupations du moment, opposait des conseils de modération qu’il appuyait sur des considérations d’équité, de prudence, d’intérêt bien entendu : il disait qu’on n’amènerait jamais l’empereur Alexandre à adhérer à des conditions aussi dures pour la France ; il représentait que si l’on désirait sincèrement l’affermissement du trône des Bourbons, il ne fallait pas, après les avoir présentés à la nation française comme des médiateurs entre elle et l’étranger, comme un moyen de détourner les vengeances de l’Europe, se servir d’eux pour lui imposer des sacrifices trop pénibles et trop humilians. Il n’était pas, suivant lui, d’une bonne politique de laisser au gouvernement russe l’honneur et les avantages du rôle de protecteur exclusif de la France. Sans doute il y avait entre l’Angleterre et les deux grandes cours allemandes une identité d’intérêts qui n’existait pas au même degré avec la Russie ; « mais, ajoutait-il, je dois pourtant vous faire remarquer que ces deux cours ont besoin d’être surveillées de près en ce moment quant à la manière dont elles poursuivent leurs fins particulières. Je soupçonne que ni l’Autriche, ni la Prusse, et je suis certain qu’aucun des plus petits états n’a le sincère désir d’arriver à un prompt arrangement. Aussi longtemps qu’ils pourront nourrir, habiller et payer leurs armées aux dépens de la France en mettant de plus dans leur poche les subsides de l’Angleterre,… vous ne pouvez supposer qu’ils soient très pressés d’en venir à un accommodement final. » Lord Castlereagh, développant sa pensée, montrait ces gouvernemens avides et pauvres appelant sans cesse sur le territoire français de nouveaux corps de troupes qui achevaient d’épuiser le pays, il affirmait que le nombre de ces soldats n’était pas au-dessous de neuf cent mille ; il mettait de tels procédés en contraste avec ceux de l’empereur de Russie, qui, loin de faire venir de nouvelles forces, témoignait le plus grand empressement a renvoyer celles qu’il avait amenées avec lui aussitôt après la conclusion d’un traité qu’il hâtait de tous ses efforts. Se plaçant ensuite à un point de vue plus élevé ; le ministre anglais invitait son gouvernement à ne pas accéder sans un mûr examen au vœu manifesté avec tant de vivacité par les cours allemandes pour l’amoindrissement territorial de la France. À son avis, quelque facile qu’il pût être en ce moment d’atteindre un pareil résultat, il serait malaisé d’en assurer la durée. En dépouillant ainsi la France, on rendrait bien plus probable le prompt renouvellement de la guerre, et les états entre lesquels on partagerait ses provinces n’étant pas assez forts pour les défendre à eux seuls, lorsqu’elle essaierait d’en reprendre possession, l’Angleterre, par cela même qu’elle aurait contribué à les leur faire obtenir, se trouverait enchaînée à l’obligation onéreuse de leur prêter son appui pour les défendre. Que si l’on se bornait, comme le proposait la Russie, comme c’était aussi l’avis du duc de Wellington, à occuper temporairement, par mesure de précaution et en attendant l’affermissement de l’autorité royale, un certain nombre de places fortes françaises, on aurait pour soi contre les malintentionnés le roi, le gouvernement, le parti royaliste. Dans le cas au contraire où l’on se déciderait à démembrer le royaume, on forcerait le roi à protester devant son peuple contre les demandes des puissances, on le pousserait à la guerre et peut-être préparerait-on la chute de son trône. La cause du roi, bien conduite, n’était pas désespérée, quoi qu’on en pût dire : il dépendait de l’alliance européenne de la soutenir efficacement ; mais si l’on ne croyait pas possible d’adopter la politique modérée qui pouvait seule conduire à ce résultat, alors il fallait entrer franchement dans la politique contraire et la suivre jusqu’au bout. Comme on devait tenir pour certain que la France ne se soumettrait pas longtemps à des conditions trop dures, il fallait les rendre plus dures encore, pour lui ôter, s’il se pouvait, la force de se révolter. Dans cette hypothèse, les exigences des Prussiens eux-mêmes n’allaient pas assez loin : elles laissaient à la France la grande masse de sa population et de ses ressources en lui infligeant cependant des pertes assez sensibles pour exciter dans l’âme de tout Français, à quelque opinion qu’il appartint, le désir de recourir aux armes à la première occasion. Il n’y avait pas de moyens termes, il fallait opter. « L’objet que nous avons en vue, disait en finissant lord Castlereagh, ce n’est pas de recueillir des trophées, mais d’essayer de ramener le monde à des habitudes pacifiques. Je ne crois pas que ce but puisse se concilier avec la pensée d’altérer matériellement et d’une manière permanente la situation territoriale de la France telle qu’elle a été réglée par la paix de Paris ; je ne crois pas non plus qu’il soit bien clair (pourvu que nous puissions, en lui mettant une camisole de force pendant un certain nombre d’années, la rendre à ses habitudes, et en tenant compte d’ailleurs de l’agrandissement prodigieux d’autres puissances dans ces derniers temps, spécialement de la Russie), je ne suis pas convaincu, dis-je, que la France, même avec ses dimensions actuelles, ne puisse pas devenir un membre utile plutôt que dangereux du système européen. »

Cette dernière considération, par laquelle lord Castlereagh s’affranchissait des étroites préoccupations du moment pour peser les chances de l’avenir, n’est pas un des moindres témoignages de l’esprit de prévoyance élevée qui le distinguait. On a vu qu’il se prévalait de l’opinion du duc de Wellington pour s’opposer au démembrement de la France ; le duc venait de lui écrire une très longue lettre où il lui disait :


« J’ai lu attentivement le mémorandum que vous m’avez envoyé, et j’ai bien considéré le contenu de ceux des ministres des autres puissances. Mon opinion est que la révolution française et le traité de Paris ont laissé la France trop forte pour le reste de l’Europe, à raison de l’affaiblissement de tous les autres états, par suite des guerres qu’ils ont dû soutenir contre elle, de la destruction de toutes les forteresses aux Pays-Bas et en Allemagne, et de la ruine des finances de toutes les puissances continentales, — Néanmoins… je doute qu’il soit à présent en notre pouvoir d’opérer dans les rapports de la France avec les autres puissances un changement qui soit vraiment profitable.- En premier lieu, je pense que nos déclarations, nos traités, et l’accession, bien qu’irrégulière dans la forme, que nous avons permis à Louis XVIII de faire à celui du 25 mars, doivent nous empêcher d’apporter aucune modification réellement importante à l’état de possession résultant du traité de Paris. Je ne puis admettre l’argumentation de ceux qui prétendent, soit que la garantie énoncée dans le traité du 25 mars ne s’appliquait qu’à nous-mêmes, soit que la conduite du peuple français depuis le 20 mars lui enlève le bénéfice de cette garantie. Le peuple français s’est soumis à Bonaparte ; mais il serait ridicule de croire que les alliés seraient arrivés à Paris en quinze jours après le gain d’une seule bataille, si ce peuple en général n’avait pas été favorable à la cause qu’ils étaient censés appuyer… Le résultat des opérations des alliés a été très différent de ce qu’il eût pu être, si la disposition des habitans avait été de leur résister. — Dans mon opinion donc, les alliés n’ont pas le droit d’altérer matériellement les clauses du traité de Paris… ; mais de plus je puis prouver que leurs intérêts bien entendus doivent les engager à tenir la conduite que la justice leur prescrit… Mon objection à la demande d’une grande cession territoriale de la part de la France… est qu’elle serait contraire au but que les coalisés s’étaient proposé dans la présente guerre et dans les précédentes… Les alliés avaient pris les armes contre Bonaparte, parce qu’il était certain que le monde ne pourrait être en paix tant qu’il posséderait ou qu’il serait en mesure, de reprendre le pouvoir suprême en France. Nous devons donc avoir soin, en prenant les arrangemens qui sont la conséquence de nos succès, de ne pas laisser le monde dans la même situation malheureuse, par rapport à la France, où il se serait trouvé, si Bonaparte eût gardé le pouvoir. Il est impossible de deviner quelle ligne de conduite adopteraient le roi et son gouvernement, si l’on demandait au pays une cession considérable. Il est certain cependant que, soit qu’il y consentit ou qu’il n’y consentit pas, la situation des alliés serait très embarrassante. — Si le roi refusait… et faisait un appel à son peuple, il est hors de doute que les divisions qui ont fait jusqu’à présent la faiblesse de la France cesseraient à l’instant. Les alliés pourraient prendre les forteresses et les provinces qui leur conviendraient, mais il n’y aurait pas de paix véritable pour le monde, aucune nation ne pourrait désarmer, aucun souverain ne pourrait détourner son attention des affaires de ce pays. Si le roi au contraire consentait à la cession demandée ; ce qui n’est nullement probable d’après tout ce qu’on entend dire, les alliés, il est vrai, seraient satisfaits et devraient se retirer ; mais j’en appelle à l’expérience des événemens de l’année dernière pour apprécier la situation où nous nous trouverions nous-mêmes. Nous devons…, si nous nous décidons à exiger des cessions considérables, nous bien persuader que la guerre n’est différée que jusqu’à ce que la France ait trouvé une occasion favorable de regagner ce qu’elle aura perdu, et après avoir épuisé nos ressources à entretenir un établissement militaire excessif en temps de paix, nous finirons par reconnaître combien peu les territoires ainsi obtenus nous donneront de moyens de repousser un effort national tenté pour nous les enlever. -… La France en révolution serait, suivant toute apparence, plus dangereuse pour le monde que la France, même avec une forte frontière, sous un gouvernement régulier, et telle est la position où nous devons essayer de la placer. — Dans cette pensée, je préfère l’occupation temporaire de quelques-unes des places fortes et le séjour pour un temps d’un corps considérable de troupes alliées, le tout aux dépens de la France…, à la cession permanente même de toutes les places que, à mon avis, il est bon d’occuper pour un temps… »


On comprendra, en lisant cette lettre, que j’aie cru devoir la citer presque tout entière. Le duc de Wellington ne borna pas là ses efforts. Bientôt après, en réponse à une proposition d’un des ministres allemands, qui, tout en réduisant ses premières exigences, persistait à demander la cession de plusieurs places fortes et le rasement de quelques autres, il remit à lord Castlereagh un mémorandum dans lequel, après avoir reproduit les raisons de droit et de justice qui repoussaient cette prétention, il ajoutait ce qui suit :


« La convenance d’une telle demande dépendra d’une variété de considérations politiques et militaires dont voici quelques-unes : — Est-ce la possession des forteresses en question qui donne à la France la force redoutable dont on se plaint, et en les faisant passer entre les mains des alliés leur transférerait-on aussi cette force ? N’est-ce pas une combinaison de population, de ressources pécuniaires et de force artificielle qui rend la France si formidable ? Et transférer cette dernière force seulement à quelques-uns des alliés, tandis que la France garderait les deux autres dans leur entier, en d’autres termes, donner aux alliés les places fortes sans les ressources additionnelles en hommes pour former des garnisons et des armées capables de les défendre, sans les ressources pécuniaires qui procureraient les moyens d’entretenir ces garnisons et ces armées, ne serait-ce pas les affaiblir plutôt que les fortifier ? Ne serait-ce pas en même temps fournir à la France un juste prétexte de guerre et exciter son orgueil national humilié à tout hasarder pour la pousser avec vigueur’ ? Si la politique des puissances est d’affaiblir la France, qu’elles le lassent sérieusement ; alors qu’elles lui enlèvent sa population et sa richesse en même temps que ses places fortes. »


Il fallait en finir. Le cabinet russe d’une part, et de l’autre lord Castlereagh et le duc de Wellington s’étaient assez promptement accordés sur des bases qu’une note de M. de Nesselrode résumait ainsi à la date du 24 août : — Un certain nombre de places françaises, désignées par le duc de Wellington, seraient occupées pendant cinq ans par les forces alliées ; la ville de Landau, poste avancé que la France possédait depuis Louis XIV au milieu du territoire germanique, serait restituée à l’Allemagne ; la place d’Huningue serait cédée à la Suisse ou démolie ; la portion de la Savoie conservée à la France par le traité de Paris serait rendue au roi de Sardaigne ; on céderait aussi au roi des Pays-Bas quelques districts de la Belgique, que ce même traité avait laissés à la France au-delà de ses anciennes limites ; la France paierait en trois ans une contribution de 600 millions de francs, représentant alors une année de son revenu, et le tiers en serait consacré à construire, sur le territoire belge, des forteresses destinées à protéger ce pays. — Telles étaient les conditions que l’empereur, disait M. de Nesselrode, regardait comme les plus propres à concilier la sûreté future de l’Europe avec les ménagemens que les puissances devaient au gouvernement du roi, dont la consolidation était la première garantie d’un état de paix et de confiance. Le duc de Wellington, en adhérant à ces vues, recommandait, avec sa modération et sa prudence habituelles, de rendre l’occupation militaire qui faisait la base de ce système aussi peu inquiétante et aussi peu blessante que possible pour les Français, de déterminer bien positivement à cet effet l’époque où elle devrait finir, de laisser l’exercice de l’autorité civile aux agens du roi dans la partie du territoire occupée, et enfin d’avoir soin de ne mettre en garnison, dans chaque place forte, que des troupes appartenant aux états à qui on ne pourrait supposer l’intention de la garder définitivement.

Déjà le cabinet de Londres s’était décidé, non sans regret, à déférer aux représentations de ses deux plénipotentiaires ; il les avait autorisés à accepter définitivement le plan proposé, en y ajoutant pourtant la condition aggravante du démantèlement des places de Lille et de Strasbourg. — Cette condition, disait lord Liverpool, était faite pour donner sécurité aux alliés sans mortifier l’orgueil de la nation française, et il était impossible que la France n’y consentît pas lorsqu’elle saurait de quel sacrifice elle avait été préservée par la modération de l’Angleterre et de la Russie. — Lord Castlereagh et le duc de Wellington ne furent pas de cet avis. Sur leurs pressantes remontrances, lord Liverpool et ses collègues cédèrent aussi quant à ce point. Ils y furent surtout décidés par la crainte que de plus longs retards ne fissent naître des difficultés nouvelles, mais ils ne cachèrent pas qu’il leur en coûtait beaucoup de renoncer à leurs premiers projets.

D’accord pour protéger la France, l’Angleterre et la Russie devaient nécessairement l’emporter. Les autres cours avaient compris la nécessité de renoncer à leurs exorbitantes prétentions. On leur fit quelques concessions : outre Landau, donné à la Bavière, la Prusse obtint la place de Sarrelouis, les Pays-Bas celles de Philippeville et de Marienbourg. Le chiffre de la contribution de guerre imposée au gouvernement français et payable dans le délai de cinq ans fut élevé à 700 millions. Un corps de cent cinquante mille hommes, formé de contingens pris dans les diverses armées alliées et entretenu aux frais du trésor français, dut occuper pendant trois ans au moins, et cinq ans au plus, dix-sept de nos places fortes. Enfin le gouvernement du roi s’engagea à faire liquider, par une commission mixte et une commission d’arbitrage, toutes les réclamations qu’élevaient contre la France, par suite des événemens des vingt-cinq dernières années, les sujets des puissances coalisées. Bien qu’on ne prévît pas alors l’énormité de ces réclamations, la somme des sacrifices pécuniaires que ces stipulations diverses faisaient peser sur notre trésor était de nature à effrayer l’imagination. Le chancelier de l’échiquier doutait que la France pût y suffire, ses finances lui paraissant être tombées dans un tel état de ruine et de confusion, qu’il ne pensait pas que de longtemps elle fût en mesure d’acquitter les 5 ou 600 millions auxquels on évaluait alors son budget annuel. Les ministres allemands, les Prussiens surtout, témoignaient à cet égard plus de confiance ; mais il n’est pas bien certain que cette confiance fût sincère, et qu’elle ne cachât pas la secrète espérance que la France, en n’accomplissant pas ses engagemens pécuniaires, fournirait un prétexte de prolonger l’occupation de son territoire.

Un des collègues de lord Castlereagh, lord Bathurst, lui écrivait que sans doute il était bon de régler le mode de paiement sur un pied qui le rendît aussi praticable que possible, mais qu’il fallait pourtant le faire peser assez lourdement sur les ressources de la France pour que les puissances trouvassent dans son épuisement une garantie du maintien de la paix.

Lord Liverpool, pensant que peut-être le gouvernement français aurait l’idée d’offrir au cabinet de Londres des cessions coloniales pour s’exonérer de la part de la contribution de guerre qui devait revenir à l’Angleterre, avait recommandé à lord Castlereagh de ne pas prendre l’initiative de cet expédient. On devait désirer, disait-il, que la France conservât quelques possessions au-delà des mers pour qu’elle eût quelque chose à perdre en cas de nouvelle guerre maritime. Si cependant le gouvernement français faisait lui-même cette proposition, il ne fallait accepter ni la Martinique, ni la Guadeloupe. qui, malgré leur richesse commerciale, n’avaient, à cause de leur position topographique, aucune importance pour l’Angleterre ; les Saintes en auraient davantage, mais la France tenait à les garder : Pondichéry et Chandernagor étaient trop insignifians ; Bourbon, à défaut de port, avait d’excellens produits en coton et en café ; Cayenne, sans valeur en ce moment, pourrait en acquérir par la suite ; mais ce que l’on devrait préférer, c’était le Sénégal, parce que la possession de ce pays faciliterait beaucoup la répression de la traite.

Les correspondances politiques dont je viens de faire quelques extraits ne peuvent laisser aucun doute sur les sentimens de défiance et de haine que portaient jusque dans l’œuvre de la paix quelques-uns des ministres anglais. Ces sentimens éclatent plus vivement encore dans une lettre que lord Liverpool écrivit à lord Castlereagh pour appeler son attention sur la nécessité de veiller à la sûreté des troupes anglaises qu’on allait laisser en France - et à celle du duc de Wellington lui-même, chargé du commandement de l’armée d’occupation : » Nous ne devons pas perdre un seul instant de vue, lui disait-il, qu’avec quelque humanité et quelque indulgence que nous ayons traité les Français, il nous haïssent beaucoup plus qu’aucune autre nation, et qu’ils se jetteraient avec empressement dans toute entreprise tendant à la destruction des forces mêmes qui les ont sauvés, s’ils croyaient seulement avoir quelque chance d’y réussir. »

On connaît maintenant l’esprit qui avait dicté les clauses du fameux traité du 20 novembre 1815 ; bien rigoureuses encore, malgré les adoucissemens apportés aux exigences primitives d’une partie des cours alliées, ces clauses le parurent d’autant plus au peuple français, qu’il ignorait de quels sacrifices bien autrement cruels il avait été menacé, et que le gouvernement lui-même n’en avait eu une connaissance précise que lorsque le danger était déjà presque passé. Le duc de Richelieu, qui venait de remplacer le prince de Talleyrand à la présidence du conseil et au département des affaires étrangères, dut se résigner, la mort dans l’âme, à inaugurer par la signature d’un tel traité l’exercice d’un pouvoir qu’il n’avait accepté qu’avec répugnance et par un devoir d’honneur. Les chambres votèrent, dans un morne silence, les crédits nécessaires pour acquitter les obligations que la France venait de contracter.

Un incident dont l’opinion publique n’avait pas été beaucoup moins affectée que de ce désastreux traité, c’est l’enlèvement des tableaux et des statues conquis dans les diverses contrées de l’Europe pendant le cours de nos victoires, et qui nous furent repris alors, bien qu’on nous les eût laissés en 1814. Longtemps cette spoliation du Musée, comme on l’appelait, a été en France le texte des déclamations les plus passionnées et a soulevé dans les esprits la plus vive indignation : il y avait dans ces déclamations une exagération évidente ; mais, comme il arrive toujours parmi nous, elle n’a cessé que pour faire place à une exagération contraire. Aujourd’hui beaucoup de gens, dans les opinions les plus diverses, ne semblent plus même comprendre que la revendication faite par les alliés ait pu rencontrer une objection. On oublie, quel que fût notre titre primitif à la possession de ces monumens d’art, que l’Europe, en nous les laissant en 1814, avait validé cette possession. et que le moment était mal choisi pour revenir sur cette confirmation, alors que les étrangers reparaissaient au milieu de nous en qualité d’amis et d’alliés du roi ; on oublie surtout que si bon nombre de ces tableaux et de ces statues n’avaient été acquis à la France que par la force et sans aucun consentement de leurs anciens propriétaires, d’autres nous avaient été cédés par des traités formels, après une guerre régulière, en déduction de sacrifices d’une autre nature, et que de nouvelles conventions eussent été nécessaires pour annuler le droit que ces traités nous avaient donné. Ce qui est certain, ce qui ressort d’une manière irréfragable de la correspondance de lord Castlereagh et du duc de Wellington, c’est que la question ne leur parut pas alors aussi simple qu’on a trouvé bon de le supposer depuis. C’est lord Liverpool qui en prit l’initiative peu de jours après l’entrée à Paris des armées anglaise et prussienne. Le 15 juillet, il écrivit à lord Castlereagh cette lettre, si profondément empreinte de la haine qu’il portait à la France : «… Le prince régent m’a particulièrement chargé d’appeler votre attention sur les collections de statues et de peintures que les Français ont pillées en Italie, en Allemagne et dans les Pays-Bas. De quelque manière qu’on en puisse disposer, soit qu’on les rende aux pays où elles avaient été prises, soit qu’on les partage entre les alliés, les armées coalisées ont sur elles, par la conquête, les mêmes droits par lesquels les armées françaises les avaient acquises. Il est très désirable, au point de vue politique, de les faire sortir, s’il est possible, du territoire français, car tant qu’elles y resteront, elles ne peuvent manquer de faire vivre dans la nation française le souvenir de ses anciennes conquêtes et d’entretenir son esprit militaire et sa vanité… Vous me direz en temps et lieu quels vous paraissent être à cet égard les sentimens des autres souverains alliés. »

Il semblerait que cette lettre prit lord Castlereagh tout à fait au dépourvu : il s’empressa de répondre que l’on n’amènerait jamais l’empereur Alexandre à appuyer de pareilles répétitions, et qu’il doutait même que l’Autriche s’y prêtât ; il ajouta que le duc de Wellington les jugeait imprudentes, que lors de la capitulation de Paris il s’était refusé, il est vrai, à l’insertion d’un article demandé par les commissaires français pour la garantie des monumens et des objets d’art, mais qu’en même temps il les avait engagés à compter sur la bienveillance habituelle des souverains. Ces argumens ne parurent pas péremptoires à lord Liverpool. Dans une seconde lettre, non moins singulière que la précédente, et qui avait au moins le mérite d’une grande naïveté, il parla de la forte sensation que produisait en Angleterre la question de la spoliation des tableaux et des statues : « Le prince régent, dit-il, désire en avoir quelques-uns pour les placer ici dans un musée ou une galerie. Les gens de goût, les virtuoses encouragent cette idée. Les hommes raisonnables penchent en général pour la restitution aux anciens possesseurs, mais ils pensent avec raison que nous y avons de meilleurs titres que les Français, si une guerre légitime constitue un titre en pareille matière, et ils trouvent que ce serait une fort mauvaise politique que de laisser à Paris ces trophées des victoires françaises… Ne peut-il donc y avoir quelque compromis sur cette question ? »

Lord Castlereagh dut céder à cette insistance. La question d’ailleurs n’était plus entière. La Prusse, les Pays-Bas, élevaient pour leur compte des réclamations qui se présentaient, surtout de la part du cabinet de La Haye, sous un aspect particulièrement favorable à raison des circonstances dans lesquelles avaient été enlevés les objets d’art dont ils réclamaient la restitution. Louis XVIII s’était laissé aller à faire au roi de Prusse des promesses qui rendaient difficile pour ses ministres une résistance absolue. Lord Castlereagh en prit occasion d’entretenir les ministres alliés de l’ensemble de l’affaire. Il les trouva unanimes à penser qu’il y avait une résolution à prendre, mais assez embarrassés pour établir le principe sur lequel elle serait fondée. « Leur disposition, écrivait-il le 17 août, est de faire beaucoup dans le sens de ce qu’on réclame, mais non pas cependant d’exiger une restitution totale. L’idée de distinguer ce qui est uniquement le fruit de la conquête de ce qui a été cédé par un traité ou acheté se présente comme une base que l’on pourrait adopter… Il y a encore une autre question à examiner, c’est celle de savoir si les dépouilles des pays dont la réunion à la France avait été reconnue par toute l’Europe, par exemple des Pays-Bas, ne lui appartiennent pas à meilleur litre que les autres. » Dans cet état de choses, il est probable que si le gouvernement français eût voulu se prêter à une transaction, il eût conservé une portion plus ou moins considérable de ce qu’on hésitait tant à lui reprendre. C’eût été le vœu de la Russie, qui semblait même disposée à protester contre l’emploi de la force de la part des alliés ; mais M. de Talleyrand, qui, en ce moment, n’avait pas encore quitté le ministère, était d’avis qu’il valait mieux, dans l’intérêt du roi, paraître céder à la violence que de consentir au plus léger sacrifice ; il le déclara formellement au duc de Wellington. Suivant toute apparence, prévoyant la nécessité où il allait se trouver lui-même d’abandonner le pouvoir, il voulut se donner l’honneur d’une résistance opiniâtre, dont les conséquences et les embarras retomberaient sur ses successeurs. Déjà les Prussiens avaient mis la main sur les tableaux appartenant soit à leurs anciennes possessions, soit même aux provinces que leur avait adjugées le traité de Vienne ; ils avaient aidé les gouvernemens de la Hesse, du Mecklenbourg et d’autres petits gouvernemens germaniques à en faire autant pour leur compte. Lord Castlereagh jugea qu’il n’était plus possible au duc de Wellington, qui commandait l’armée du roi des Pays-Bas, de refuser à ce prince le concours qu’il réclamait pour le même but. Le gouvernement autrichien ne se décida qu’après tous les autres à intervenir, tant pour les provinces d’Italie que pour le saint père et les petits princes italiens. L’impulsion une fois donnée ne devait plus s’arrêter que lorsqu’il ne resterait rien au Louvre des trésors qu’on y avait amassés depuis vingt ans. C’est ce qu’avait prévu, ce qu’avait désiré lord Liverpool, qui craignait qu’une mesure partielle, en paraissant reconnaître à la France une sorte de droit sur les objets d’art qu’elle s’était appropriés, ne lui ménageât des prétextes pour s’en ressaisir un jour. Dans son opinion, on ne pouvait frapper d’une réprobation trop sévère les procédés par lesquels elle s’en était emparée, et il y aurait eu une impardonnable faiblesse à se laisser arrêter par la crainte de blesser les susceptibilités des Français. « Il est sans doute juste, disait-il, d’avoir égard à leurs sentimens, d’en tenir compte dans une mesure raisonnable en ce qui touche aux questions de l’intégrité du territoire, du démantèlement des forteresses et même de l’occupation temporaire, parce que, sur tous ces points, les sentimens dont il s’agit sont naturels, louables, et doivent être consultés autant que le permet la sûreté des états voisins ; mais j’avoue que je ne suis aucunement touché de ceux que leur inspirent les produits du pillage auquel ils ont livré d’autres pays. Ce sont des sentimens de vanité, et de la pire espèce, et en les ménageant, nous ne ferions qu’encourager des penchans qui, par la suite, aboutiraient à des agressions contre les droits des autres nations. »

Des idées analogues à celles qu’exprimait ainsi lord Liverpool se trouvent énoncées, avec plus de développement, dans une lettre que le duc de Wellington écrivit le 23 septembre à lord Castlereagh, et qui était destinée, selon toute apparence, à devenir, au besoin, l’apologie officielle d’une mesure dont l’illustre général s’était rendu l’exécuteur, bien que dans le principe il ne l’eût pas approuvée. Il rappelait que, malgré les instances des commissaires français chargés de négocier la capitulation de Paris, il s’était refusé à garantir par une clause expresse la conservation à la France des tableaux et des statues du Louvre ; il trouvait dans cette circonstance une infirmation du droit tel quel que le silence du traité de 1814 avait pu créer à la France. À cette première époque, ajoutait-il, en nous laissant ces trophées de nos victoires, on avait pu être déterminé par le désir de se concilier le bon vouloir de l’armée française ; mais après la conduite qu’elle avait tenue, de tels égards n’étaient plus de saison, et le devoir des souverains était de rendre justice à leurs sujets plutôt que de flatter une nation étrangère. « Les regrets des Français à ce sujet, disait-il, ne peuvent être inspirés que par la vanité nationale… Il est d’ailleurs désirable, sous bien des rapports, pour leur bonheur comme pour celui du monde, que s’ils n’ont pas déjà compris que l’Europe est assez forte pour les mettre à la raison, on le leur fasse enfin sentir, et qu’ils sachent que, quelle que puisse être à un moment donné l’étendue de leurs succès partiels contre une ou plusieurs des nations européennes, le jour de la rétribution ne peut manquer d’arriver. » Cette lettre ayant été communiquée à lord Liverpool, il en fut si satisfait, qu’il témoigna le désir de la voir publier. Je ne sais si je me trompe, mais elle me parait écrite avec le sentiment de dépit et d’irritation qu’éprouve un esprit honnête et droit forcé de soutenir une opinion dont la vérité ne lui est pas pleinement démontrée. Il semble que le duc de Wellington ne soit pas bien convaincu de la validité des argumens qu’il développe en termes si amers, et qu’obligé de prêter son concours à des actes qu’il n’approuve pas, la mauvaise humeur qu’il ressent d’une telle contrainte s’épanche dans la violence inaccoutumée de son langage contre ceux mêmes qu’il se voit dans la nécessité de maltraiter.

C’est d’ailleurs la seule occasion où il ait pris, à cette époque, une attitude hostile et blessante à l’égard de la France. Sauf cette unique exception, il se montra constamment le défenseur de ses intérêts, l’adversaire des mesures de rigueur qu’on voulait faire peser sur elle. D’où vient donc que son nom n’a jamais été populaire parmi nous, tandis qu’une certaine faveur n’a cessé, à travers tant de changemens et de vicissitudes, de s’attacher à celui de l’empereur Alexandre ? Ce serait mal connaître l’esprit français que d’attribuer uniquement cette espèce d’ingratitude au souvenir pénible des échecs que le duc de Wellington avait fait éprouver à nos armées. Il n’est pas dans notre nature de conserver longtemps de semblables ressentimens. C’est dans le caractère même du héros britannique qu’il faut chercher la solution de ce problème. Doué d’un bon sens énergique, d’une intelligence droite et ferme plutôt que très étendue, d’une raison que les passions n’aveuglaient pas, mais qui n’était pas complètement à l’épreuve des préjugés et des habitudes d’esprit de son pays, juste, consciencieux, inébranlablement et scrupuleusement fidèle aux idées de devoir et d’honneur plutôt que bienveillant et généreux, il eut été difficile qu’il éprouvât beaucoup de sympathie pour la nation française, telle surtout qu’elle lui apparaissait dans ses incessantes révolutions, qu’il jugeât ses défauts avec indulgence, et même qu’il appréciât en elle des qualités d’enthousiasme et d’élan auxquelles rien ne répondait en lui. En réclamant pour la France ce que lui paraissaient demander la justice et la prudence, il obéissait à la voix du devoir et de la politique, mais nullement aux inspirations d’une bienveillance particulière. Il avait d’ailleurs trop de franchise et d’orgueil pour affecter des sentimens qu’il n’éprouvait pas. À la différence de l’empereur Alexandre, qui aimait la popularité, et qui comprenait très bien qu’on gagne le cœur des hommes en flattant leur amour-propre, en leur témoignant de l’estime et de la considération, bien plus encore que par les services qu’on peut leur rendre, le duc de Wellington, satisfait d’avoir accompli ce qu’il considérait comme une obligation morale ou officielle, ne faisait rien pour se concilier l’affection et la reconnaissance de ceux qu’il protégeait le plus efficacement. On aurait pu croire même, en quelques circonstances, qu’il préférait dissimuler ses bons offices, de peur qu’on ne se méprît sur les motifs qui l’avaient fait agir. Jamais homme public ne fut plus loin, en ce sens comme dans tous les autres, des manèges du charlatanisme. L’horreur qu’il en avait le poussait à un excès contraire, celui d’une sécheresse, on pourrait dire d’une rudesse, dont le curieux recueil de ses dépêches porte des traces nombreuses. Si, par exemple, pendant son commandement en Espagne, il rend compte à son gouvernement des précautions multipliées qu’il a prises pour assurer aux prisonniers français les meilleurs traitemens, les soins les plus recherchés, il se hâte d’ajouter, de peur sans doute de paraître courir après les honneurs de la philanthropie, qu’on doit bien penser que son unique but, en prescrivant ces bons traitemens, est d’en procurer de pareils aux prisonniers anglais. Si en France les excès commis par les troupes alliées, et surtout ceux de quelques-uns des corps placés sous ses ordres, excitent chez lui une indignation, exprimée même, en certaines circonstances, avec une violence, un emportement qu’on peut trouver exagérés, il ne faut pas croire qu’il essaie de s’en faire un mérite auprès de ceux dont il défend les intérêts avec tant de vivacité : — bien loin de là, c’est sur un ton de colère, c’est avec des récriminations souvent outrageantes qu’il répond aux plaintes qui lui parviennent, et dont il se réserve pourtant, à part lui, de tenir bon compte. Il est évident que la dureté de son langage tient précisément au dépit qu’il éprouvait de n’être pas en mesure d’empêcher les excès qu’on lui signalait : ne pouvant les nier, il récriminait. De même, nous l’avons vu, après s’être d’abord montré contraire à la pensée d’enlever du Louvre les monumens d’art, avancer, à l’appui de cet enlèvement, lorsqu’il se vit forcé d’y prêter la main, moins des raisons que des injures. De même, pendant le procès du maréchal Ney, lorsqu’on lui allégua un article de la capitulation de Paris, qui, disait-on, lui imposait l’obligation d’intervenir pour le sauver, il repoussa les adjurations de la maréchale avec une sécheresse regrettable, et le mémorandum qu’il rédigea sur cette question si grave et si triste laisse trop voir qu’il n’était touché que du soin de dégager sa responsabilité.

La stricte justice plus ou moins bien entendue, le sentiment de ses devoirs envers son pays, le soin de sa propre dignité, que le duc de Wellington portait très haut, comme il en avait certes le droit, telles étaient les règles de sa conscience, les mobiles de toutes ses actions. Un semblable caractère, uni à de grands talens, mérite sans doute le respect, et, dans une certaine mesure, l’admiration de loyaux adversaires ; mais il ne peut prétendre à leurs sympathies. On doit comprendre que celles de la nation française se soient portées de préférence sur l’empereur Alexandre, qui paraissait attacher tant de prix à ses suffrages, et par cela même lui donnait un gage non équivoque de bienveillance et d’estime. Il est digne d’un grand peuple de réserver ses prédilections, non pas précisément à ceux qui lui font le plus de bien ou lui épargnent le plus de mal, mais à ceux qui, dans les jours de mauvaise fortune, le relèvent à ses propres yeux par les sentimens qu’ils lui témoignent.


LOUIS DE VIEL-CASTEL.

  1. Voyez la livraison du 15 mai.
  2. Les dépêches du duc de Wellington, publiées il y a quelques années, m’ont fourni quelques matériaux pour compléter et éclaircir les informations contenues dans la correspondance de lord Castlereagh par rapport aux années 1814 et 1815.
  3. On sait que l’année suivante la France, placée dans des circonstances qui ne lui laissaient plus sa liberté d’action, consentit a l’abolition immédiate de la traite.
  4. L’original de cette lettre est en français.