Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre III

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PARTIE II.

CHAPITRE III.

Cy dit comment la cité de Jennes se donna au roy de France.

Si advint environ l’an de grâce mille trois cent quatre vingt dix sept, que les Jenevois, ainsi comme ils ont d’ancienne coustume de gouverner leur cité et le pays qui leur appartient soubs l’obéissance d’un chef que ils eslisoient entre eulx, avec le conseil d’un nombre des anciens de la ville, selon leurs statuts, eslurent pour duc celuy qui leur sembla homme plus propice et idoine à les bien gouverner. Celuy duc estoit nommé messire Antoine Adorne ; et encore que il fust du peuple, et non mie gentilhomme d’extraction, si estoit-il saige, et bien et prudemment les gouvernoit et tenoit en justice. Mais ainsi, comme devant est dict, comme il soit comme impossible tenir en paix les communes et peuple d’icelle nation, qui ne se peut souffrir pour leur grand orgueil à nul suppediter, si par force n’est, ains veulent tous estre maistres, se rebellèrent contre iceluy leur duc et le chassèrent. Mais après fit tant par amis que il fut rappellé à la seigneurie, en laquelle, quand il eut un peu esté d’espace, luy qui sage estoit, considéra la grande variété de ses citoyens, lesquels il sentoit jà murmurer et machiner contre luy. Si vit bien que longuement ne la pourroit garder ne tenir pour la division d’eulx, qu’il convenoit tenir et gouverner soubs grande puissance. Si s’advisa celuy duc, pour le bien de la dicte cité, d’une saige cautèle ; car il fit tant, par dons, grandes promesses, et belles paroles, que les principaulx des nobles, et qui debvoient avoir les plus grandes dominations en la ville, dont ceulx du peuple les avoient chassés, ne y demeurer, sinon peu d’eulx, n’osoient, furent d’accord d’eulx donner au roy de France. Et ceste chose agréèrent mesmement des principaulx de ceulx du peuple. Quand il eut toute ceste chose traictée et bastie, il le manda hastivement par ses messaiges en France. Le roy eut conseil que ce n’estoit mie chose à mettre à néant ; et que bon seroit pour luy d’estre saisy et revestu de si noble joyau comme de la seigneurie de Jennes, par laquelle sa puissance et par mer et par terre pourroit moult accroistre. Si envoya un chevalier de France avec belle compaignie de gens pour en recepvoir les hommaiges, et gouverner pour le roy la dicte cité. Mais iceluy ne leur fut pas longuement agréable, ains convint qu’il s’en partist. Et ainsi semblablement plusieurs des chevaliers de France y furent envoyés, et mesmement le comte de Saint-Pol. Mais aucuns, par adventure pour le cuider tenir en amour, leur estoient trop mols et trop familiers, et fréquentoient avec eulx souvent, et dansoient avec les dames. Si n’est pas la manière de gouverner ceulx de delà. Parquoy tousjours il convenoit que iceulx gouverneurs s’en partissent.