Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XVI

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PARTIE I.

CHAPITRE XVI.

De l’emprise que messire Bouciquaut fist luy troisième, de tenir champ trente jours à la jouste à tous venans, entre Boulongne et Calais, au lieu que on dict Sainct-Enghelbert.

Il est à sçavoir que messire Bouciquaut avoit esté en sa jeunesse communément en voyages avec le bon duc de Bourbon, lequel pour la bonté que il avoit vue en luy dès son premier commencement, l’avoit retenu de son hostel, et avec luy, comme il est dict ci-devant. Si advint alors, comme le roy estoit à Clugny, comme il est dict, que pour le grand bien que il voyoit qui toujours multiplioit en Bouciquaut, il l’aima plus que mais, combien que l’amour fust commencé dès leur enfance. Si le voult avoir du tout en sa compaignie, et de fait le demanda au duc de Bourbon, qui en fut content, pour l’advancement de Bouciquaut : et ainsi fut du tout de la cour du roy, et s’en alla avec luy en ce voyage de Languedoc. En ce voyage advint, ainsi comme amour et vaillance chevaleureuse admonestent souvent le courage des bons à entreprendre choses honnorables pour accroistre leur pris et leur honneur, pourpensa Bouciquaut une entreprise la plus haute, la plus gracieuse et la plus honnorable, que passé a long-temps en chrestienté chevalier entreprist. Et soit noté et regardé aux faicts de ce vaillant homme comment sans doubte il est bien vray ce que le proverbe dict : que aux œuvres non mie aux paroles se démonstrent les affections du vaillant preux ; car il n’y a point de doubte que l’homme qui a affection et désir d’attaindre et parvenir à honneur, ne pense tousjours comment et par quelle voye il pourra tant faire que il puisse desservir que on die de luy qu’il soit vaillant : ne jamais ne luy semble que il ait assez faict, quelque bien que il face, pour avoir acquis los de vaillance et prouesse. Et que ceste chose soit vraye, nous appert bien par les œuvres de cestuy vaillant chevalier Bouciquaut. Car pour le grand désir qu’il avoit d’estre vaillant et d’acquérir honneur, n’avoit autre soing fors de penser comment il employeroit sa belle jeunesse en poursuite chevaleureuse. Et pource que il luy sembloit que il n’en pouvoit assez faire ne prenoit aussi comme point de repos : car aussi tost que il avoit achevé aucun bien fait il en entreprenoit un autre. Si fut telle l’emprise que, après que il eut congé du roy, il fit crier en plusieurs royaumes et pays chrestiens, c’est à savoir en Angleterre, en Espaigne, en Arragon, en Alemaigne, en Italie, et ailleurs, que il faisoit savoir à tous princes, chevaliers et escuyers, que luy accompaigné de deux chevaliers, l’un appelé messire Renault de Roye, l’autre le seigneur de Sampy, tiendroient la place par l’espace de trente jours sans partir, si essoine raisonnable de la laisser ne leur venoit. C’est à sçavoir depuis le vingtiesme jour de mars jusques au vingtiesme jour d’avril, entre Calais et Boulongne, au lieu que l’on dict Sainct-Enghelbert. Là seroient les trois chevaliers attendans tous venans, prests et appareillés de livrer la jouste à tous les chevaliers et escuyers qui les en requerroient, sans faillir jour, excepté les vendredis. C’est à sçavoir un chacun des dicts chevaliers cinq coups de fer de glaive, ou de rochet à tous ceulx qui seroient ennemis du royaume, qui de l’un ou de l’autre les requerroient, et à un chacun autre, qui fut amy du royaume qui demanderoit la jouste, seroit délivré cinq coups de rochet. Ce cry fut faict environ trois mois avant le terme de l’entreprise ; et le fit ainsi faire Bouciquaut, affin que ceulx qui de loing y vouldroient venir eussent assez espace, et que plus grandes nouvelles en fessent, par quoy plus de gens y venissent. Quand le terme commença à approcher, Bouciquaut print congé du roy, et s’en alla luy et ses compaignons en la dicte place, que on dict Sainct-Enguelbert. Là fit tendre en belle plaine son pavillon qui fut grand, bel et riche. Et aussi ses compagnons firent coste le sien tendre les leurs, chascun à part soy. Devant les trois pavillons, auques loignet, avoit un grand orme. À trois branches de cest arbre, avoit pendu à chacune deux escus, l’un de paix, l’autre de guerre. Et est à savoir que mesmes en ceulx de guerre n’avoit ne fer ne acier, mais tout estoit de bois. Coste les escus, à chacune des dictes trois branches y avoit dix lances dressées, cinq de paix, et cinq de guerre. Un cor y avoit pendu à l’arbre, et deyoit, par le cry qui estoit faict, tout homme qui demandoit la jouste corner d’iceluy cor, et s’il vouloit jouste de guerre, férir en l’escu de guerre, et s’il vouloit de rochet, férir en l’escu de paix. Si y avoit chacun des trois chevaliers faict mettre ses armes au dessus de ses deux escus, lesquels escus estoient peints à leurs devises différemment, afin que chacun pust congnoistre auquel des trois il demanderoit la jouste. Outre cest arbre avoit messire Bouciquaut faict tendre un grand et bel pavillon, pour armer et pour retraire, et refreschir ceulx de dehors. Si devoit, après le coup féru en l’escu, saillir dehors monté sur le destrier, la lance au poing et tout prest à poindre celuy en la targe duquel on auroit féru, ou tous trois, si trois demandans eussent féru ès targes. Ainsi fit là son appareil moult grandement et très honnorablement messire Bouciquaut, et fit faire provisions de très bons vins, et de tous vivres largement et à plain, et de tout ce qu’il convient, si plantureusement comme pour tenir table ronde à tous venans tout le dict temps durant, et tout aux propres despens de Bouciquaut. Si peut-on savoir que ils n’y estoient mie seuls : car belle compaignie de chevaliers et de gentils hommes y avoit pour les accompaigner, et aussi pour les servir grand foison de mesgnie ; car chascun des trois y estoit allé en grand estat. Si y avoit héraults, trompettes, et ménestriers assez, et autres gens de divers estats. Et ainsi comme pouvez ouyr fut mis en celle besongne si bonne diligence, que toutes choses dès avant le temps de trente jours furent si bien et si bel apprestées, que rien n’y convint quand le dict jour de la dicte emprise fut venu. Adonc furent tous armés et prests en leurs pavillons les trois chevaliers, attendans qui viendroit. Si fut messire Bouciquaut par espécial moult habillé richement. Et pource que il pensoit bien que, avant que le jeu faillist, y viendroit foison d’estrangers, tant Anglois comme autre gent, à celle fin que chascun vit que il estoit prest et appareillé, s’il estoit requis d’aucun, délivrer et faire telles armes comme on luy voudroit requérir et demander, prit adonc le mot que oncques puis il ne laissa, lequel est tel : Ce que vous vouldrez. Si le fist mettre en toutes ses devises, et là le porta nouvellement. Les Anglois, qui en tout temps ont eu atine aux François, et qui volontiers se peinent de les désavancer et surmonter en toutes choses s’ils peuvent, ouyrent bien et entendirent le cry de la susdicte honnorable emprise. Si dirent la plus part et les plus grands d’entre eulx que le jeu ne se passeroit mie sans eulx. Et n’oublièrent pas, dès que le dict premier jour fut venu, à estre à belle compaignie, mesmes des plus grands d’Angleterre, si comme cy après on les pourra ouyr nommer.

À celuy premier jour, ainsi comme messire Bouciquaut estoit attendant tout armé en son pavillon, et aussi ses compaignons ès leurs, à tant es vous venir messire Jean de Holande frère du roy Richart d’Angleterre, qui à moult belle compaignie tout armé sur le destrier, les ménestriers cornans devant, s’en vint sur la place. Et en celuy maintien, de moult haute manière, présent grande foison de gentils hommes qui là estoient, alla le champ tout environnant. Et puis quand ils eust ce faict il vint au cor, et corna moult hautement. Et après on luy lassa son bacinet qui fort luy fut bouclé : adonc alla férir en l’escu de guerre de Bouciquaut qu’il avoit bien advisé. Après ce coup ne tarda mie le gentil chevalier Bouciquaut, qui plus droit que un jonc, sur le bon destrier, la lance au poing et l’escu au col, les ménestriers devant, et bien accompaigné des siens, vous sault de ce pavillon et se va mettre en rang. Et là bien peu s’arreste, puis baisse sa lance et met en l’arrest, et poind vers son adversaire qui moult estoit vaillant chevalier, lequel aussi repoind vers luy. Si ne faillirent mie à se rencontrer, ains si très grands coups s’entre-donnèrent ès targes, que à tous deux les eschines convint ployer, et les lances volèrent en pièces. Là y eut assez qui leurs noms haultement escrièrent : si prirent leur tour, et nouvelles lances leur furent baillées, et derechef coururent l’un contre l’autre, et semblablement se entreférirent. Et ainsi parfirent leur cinquiesme coup, assis tous de fer de glaive, si vaillamment tous deux que nul n’y doibt avoir reproche. Bien est à savoir que au quatriesme coup, après que les lances furent volées en pièces, pour la grande ardeur des bons destriers qui fort couroient, s’entreheurtèrent les deux chevaliers si grand coup l’un contre l’autre, que le cheval de l’Anglois s’accula à terre, et fust cheu sans faille si à force de gens il n’eust esté soutenu, et celui de Bouciquaut chancela, mais ne cheut mie. Après ceste jouste, et le nombre des coups achevés, se retirèrent les deux chevaliers ès pavillons : mais ne fut mie là laissé à séjour moult longuement Bouciquaut ; car d’autres y eut moult vaillans chevaliers Anglois, qui semblablement comme le premier luy requirent la jouste de fer de glaive, dont en celuy jour en délivra encores deux autres, et parfist ses quinze coups assis, si bien et si vaillamment que de tous il se départit à son très grand honneur. Tandis que Bouciquaut joustoit, comme dict est, ne cuide nul que ses autres compaignons fussent oiseux, ains trouvèrent assez qui les hastèrent de jouster, et tout de fer de glaive, Si le firent si bel et si bien tous deux que l’honneur en fut de leur partie. Si ne sçai à quoi je esloigneroye ma matière pour deviser l’assiette de tous les coups d’un chacun, laquelle chose pourroit tourner aux oyans à ennuy : mais pour tout dire en brief, je vous dis que les principaulx qui joustèrent à Bouciquaut les trente jours durant, furent : premièrement celuy dont nous avons parlé, et puis le comte Darbi, qui ores se dict Henri roi d’Angleterre, lequel jousta avec dix coups de fer de glaive, car quand il eut jousté les cinq coups selon le cry, le duc de Lanclastre son père luy escripvit que il luy envoyoit son fils pour apprendre de luy, car il le sçavoit un très vaillant chevalier, et que il le prioit que dix coups voulust jouster à luy, le comte Mareschal, le seigneur de Beaumont, messire Thomas de Perci, le seigneur de Clifort, le sire de Courtenay, et tant de chevaliers et d’escuyers du dict roi d’Angleterre que ils furent jusques au nombre de six vingt, et d’autres pays, comme Espaignols, Alemans, et autres, plus de quarante, et tous joustèrent de fer de glaive. Et à tous Bouciquaut et ses compaignons parfirent le nombre des coups, excepté à aulcuns qui ne les purent achever, par ce que ils furent blecés. Car là furent plusieurs des Anglois portés par terre, maistres et chevaulx, de coups de lances, et navrés durement. Et mesmement le susdict messire Jean de Holande fut si blessé par Bouciquaut que à peu ne fust mort, et aussi des autres estrangers. Mais le vaillant gentil chevalier Bouciquaut, et ses bons et esprouvés compaignons, Dieu merci, n’eurent mal ne blessure. Et ainsi continua le bon chevaleureux sa noble emprise par chacun jour jusques au terme de trente jours accomplis. Si en saillit à très grand honneur du roy, et de la chevalerie de France, et à si grand los de luy et de ses compaignons, que à tousjours mais en devra estre parié. Et s’en partit de là Bouciquaut avec les siens, et s’en retourna à Paris, où il fut très joyeusement receu du roi et de tous les seigneurs, et aussi des dames grandement festoyé et honnoré ; car moult bien l’avoit desservy.