Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre III

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PARTIE I.

CHAPITRE III.

Encore de l’enfance du dict Bouciquaut.

À propos de ce que dict est dessus, très l’enfance du noble mareschal Bouciquaut, duquel nous espérons ramener à digne mémoire les très notables et beaux faits par lui achevés et accomplis au contenu de ce livre, estoient en lui apparans ses belles bonnes et honnorables conditions et inclinations naturelles : car ses jeux enfantelins estoient communément de choses qui peuvent signifier faits de chevalerie, et si comme il est dict devant des susdicts chevaleureux, nature prophétisoit en cestuy cy les haults offices que Dieu et bonne fortune luy apprestoient à venir en son temps. Car il assembloit les enfans de son âge, puis alloit prendre et saisir certaine place, comme une petite montaignete ou aultre part, et avec lui Geffroi, son frère, qui en son parfait âge a esté et est chevalier de très grand’emprise, fort et fier à ses ennemis, hardy et de grand courage, et bel de corps et de viaire, et en si grand office, comme gouverneur de la Daulphiné ; et aussi Mauvinet, leur frère de mère, qui moult vaillant chevalier a en son vivant este. Iceux estoient avecques luy, à garder le pas ou le lieu contre les autres petits enfans à qui de sa puissance chalengioient la place ; et autres fois vouloit estre l’assaillant, et par force en deboutoit les autres ; puis faisoit assemblées comme par bataille, et aux enfans faisoit bacinets de leurs chapperons, et en guise de routes de gens d’armes, chevauchant les bastons et armés d’escorce de bûches, les menoit gaingner quelques places les uns contre les autres. À tous tels jeux voulontiers jouoit, ou aux barres, ou au jeu que l’on dict le Croq-madame, ou à saillir, ou à jetter le dard, la pierre, ou si faites choses. Mais à quelque jeu qu’il jouast, tousjours estoit le maistre, et vouloit congnoistre du droict ou du tort des autres enfans. Et dès lors estoit sa manière seigneuriale et haulte ; et se tenoit droit, la main au costé, qui moult luy avenoit, regardant jouer les autres enfans pour juger de leurs coups. Et ne parloit mie moult, ne trop ne rioit ; non pas que ce luy vînt d’orgueil, ne oultrecuidance ; car il estoit amiable, doux et humain, et courtois sur tous autres enfans, et très humble et très obéissant à son maistre qui le gouvernoit, et à toute gent, mais que tort on ne luy feist ; car ce ne souffroit-il en nulle guise. Et telle manière avoir à si jeune enfant, estoit démonstrance de son grand et noble couraige qui très-lors se donnoit à congnoistre. Et qu’il eust grand cœur, apparut bien une fois, que son maistre l’avoit batu, pour cause que un enfant s’estoit plaint qu’il lui avoit donné une buffe, pour ce qu’il l’avoit desmenty, Bouciquaut ne pleuroit point, ains tenoit sa main soubs sa joue, comme tout pensif. Son maistre, qui regarda la manière qu’il ne pleuroit point, comme font les autres enfans communément, qui pleurent quand on les a battus, luy dist asprement : « Regardez ! est-il bien fier ce seigneur-là ! il ne daigne pleurer. » L’enfant lui respondit : « Quand je serai seigneur, vous ne m’oserez batre. Et je ne pleure point, pour ce que si je pleuroye, on sauroit bien que vous m’auriez batu. » Quand il fut un peu grandelet, le saige roi Charles, qui lors vivoit, lequel n’avoit pas oublié les bons services que son père, le vaillant mareschal Bouciquaut, avoit faicts en son vivant au roi Jean et à lui, aussi ès faicts des guerres du royaume de France contre les Anglois, eut espérance que semblablement le fils seroit vaillant, et que bien estoit raison qu’il le rémunerast des biens faits de son feu père. Si voult et ordonna qu’il fust amené par deçà, et qu’il demeurast à la cour du Daulphin de Vienne, son fils, qui à présent règne. Et ainsi feut faict. Si fut nourry avec le dict Daulphin jusques à ce qu’il eut d’âge environ douze ans. Et tant comme il y fut si se gouverna très gracieusement, tellement que le Daulphin l’avoit moult cher. Et semblablement tous les autres haults et nobles enfans qui là estoyent nourris, et mesmement aussi les grans gens l’aimoient, et moult réputoient ses belles manières sages, et gracieuses et toutes telles que noble enfant taillé à venir à grand bien doit avoir.