Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre II

Chap. III.  ►
PARTIE I.

CHAPITRE II.

Cy dit de quieulx parens fut le mareschal Bouciquaut, et de sa naissance et enfance.

Or entrons d’ores-en-avant au propos que nous entendons à poursuivre, c’est de parler du vaillant Bouciquaut, à louange duquel, véritable et sans flaterie, sera continué ce livre, à l’aide de Dieu, jusques à la fin. Fils fut du noble et très vaillant chevalier monseigneur Jean le Maingre, dit Bouciquaut, lequel dict chevalier fut moult preud’homme, et de grand savoir, et toute sa vie et son temps employa en la poursuite d’armes. Et à l’exemple des vaillans anciens, qui ainsi le feirent, ne luy chailloit de trésor amasser, ne de quelconques choses fors d’honneur acquérir. Pour lesquels biens faicts, et sa grand vaillance, et preud’hommie, au temps des grandes guerres en France, au vivant du çhevaleureux roy Jean, fut faict mareschal de France. Lequel servit le dict roy en ses guerres, si comme assez gens encore vivans le sçavent, si puissamment, que de présent est appellé et tous jours sera le vaillant mareschal Bouciquaut. Et encores pour un petit toucher de la grand’ardeur et seule convoitise qu’il avoit en la poursuite d’armes, sans ce qu’il luy chalust de quelconque autre avoir, dirons de luy en brief, ce qu’il respondoit à ses parens et autres de ses amis, quand par plusieurs fois le blasmèrent de ce qu’il n’acquéroit terres et seigneuries pour ses enfans, veu qu’il estoit tant en la grâce du roy. « Je n’ay rien, disoit-il, vendu, ne pensé à vendre de l’héritage que mon père me laissa, ne point acquis aussi n’en ay, ne vueil acquérir. Si mes enfans sont preud’hommes et vaillans, ils auront assez, et si riens ne vaillent, dommaige sera de ce que tant leur demeurera. » Assez se pourroit dire de ce vaillant preud’homme, qui voudrait parler de ses faicts et vaillances : mais pour tirer à la matière dont nous espérons à parler, à tant nous en souffrerons. Si ne forligne mie son vaillant fils, s’il est plain de bonté, car ainsi que dit ce proverbe commun : de bonne souche bon syon. Sa femme, et mère de celuy dont nous faisons nostre livre, fut madame Fleurie de Linières, qui en son vivant estoit très bonne, belle, sage et très noble dame, et d’honneste vie. Né fut celuy dont nous parlons en Touraine, en la cité de Tours, et en baptesme eut nom Jean. Si fut chèrement tenu de ses parens, comme leur premier fils, et nourry joyeusement, comme il appartient à enfant de tel parage. Mais le vaillant père, dont cy dessus avons parlé, ne dura au fils que deux ans après sa naissance. Si trespassa de ce siècle, dont dommage fut au royaume de France, aussi à la noble dame sa femme, qui moult le ploura, et grand dueil en fist, et aussi fut grand perte à ses enfans.

Si fut cest enfant bel et doucet, et très-plaisant à nourrir, qui au veufvage de la mère fut grand reconfort. Car au feur qu’il croissoit, grâce et beauté croissoient et multiplioient en luy. Si fut enfant bel, plaisant, gracieux, et de joyeux visaige, un peu sur le brunet, et assez coulouré, qui bien luy fist. Si estoit avenant, joyeux, et courtois en tous ses enfantibles faits. Et quand il fut un peu parcreu, la sage et bonne mère le fist aller à l’escole, et luy continua à y aller, tant qu’elle l’eut avec soy en ce temps de son enfance ; tout ainsi que dict le proverbe commun : Ce que nature donne nul ne peut tollir. Car quoy que l’on die, très en l’enfance de l’homme se peuvent appercevoir ses inclinations, de quoy que ce soit, si comme par expérience se peut chacun jour veoir. Et ce tesmoingnent assez les anciennes histoires des faits de plusieurs vaillans, si comme de Cirus, qui en son enfance cuidoit estre fils du pastour qui l’avoit nourry, et ses bestes gardoit aux champs, et il estoit de royale lignée, et fils de la fille d’Astiages, le roy de Perse, lequel roy l’avoit commandé à occire très qu’il fut né, de peur qu’il le déshéritast, quand en âge seroit, pour cause d’un fier songe qu’il avoit songé, qui ainsi luy fut par sages exposé. Mais comme le dict commandement du roy ne fust mie du tout obéy, le trouva un pastour au bois pendu par les drapelets à un arbre. Si le nourrit sa femme comme sien : mais quand il fut parcreu, nature qui ne peut celer ce qu’elle donne, ne voult pas mucier en luy son noble sang, et sa royale venue. Car, avec ce que bel de corps et de visaige estoit, le gentil port de luy, son seigneurial maintien, l’alleure, le regard et la sage parole, demonstroient en luy qui il estoit. Et qu’il soit vray que grand chose et merveilleuse soit que les dons de grâce et de nature, tant estoit celuy Cirus naturellement de seigneurial maintien, que les autres pasteurs l’avoient en révérence, et en firent leur roy. Si le craignoient et doubtoient ; et quand ils estoient aux champs, ils s’assembloient entour luy, et il oyoit leurs causes, et en déterminoit, et leur faisoit droit. Et ainsi nature prophétisoit en luy ce que puis advint : car il fut roy de Perse, d’Assyrie, et de Mède, et conquit Babilone la grande. Semblablement advint de Romulus, qui fonda Rome, et de Rémus, son frère, qui très leur enfance assembloient les petits enfans, par manière de bataille, et ainsi le continuoient et maintindrent, quand ils furent grands et hommes parfaits ; tant qu’ils conquirrent grand pays ; aussi Pâris le fils de Priam, qui pastour mescongneu fut en son enfance, et fils de pasteur cuidoit estre, mais son gentil maintien, et son poly atour, ses chapelets de fleurs, et son arc doré, donnoient enseignes, avecques sa très grande beauté, tant de ses inclinations et conditions amoureuses, plus que batailleresses, comme qui il estoit. D’assez d’autres nobles hommes, pourroit-on dire, desqueulx, quand jeunes estoient, les enseignes de leurs enfances démonstroient enseignes de leurs conditions.