Jean de l’Ours.
Jean de l’Ours était un homme d’une force prodigieuse ; il se fit faire une canne ferrée si pesante, que lui seul pouvait la soulever, et ainsi armé il résolut d’aller courir le monde.
En passant par une forêt, il vit un homme qui déracinait un arbre avec les bras, et il lui dit :
— Arracheur de chênes, veux-tu venir voyager avec moi ?
— Volontiers, répondit-il.
Ils marchèrent longtemps ensemble ; ils allèrent loin, bien loin, et en arrivant au haut d’une colline ils rencontrèrent un homme qui arrachait un moulin du sol où il était construit.
— Veux-tu venir avec nous, camarade ? dit Jean de l’Ours. Nous sommes de joyeux compagnons qui faisons notre tour de France en cherchant des aventures.
L’Arracheur de moulins les suivit, et au soir ils trouvèrent un beau château où ils entrèrent ;ils ne virent personne, et après avoir soupé, ils allèrent se coucher dans les chambres et dormirent tranquillement.
Le lendemain, Jean de l’Ours et l’Arracheur de chênes partirent pour la chasse, en laissant au château leur camarade, qui devait faire la cuisine et les avertir de rentrer en sonnant la cloche quand il serait midi.
L’Arracheur de moulins, resté seul, se mit à préparer le repas, et il vit venir un petit diablotin qui claquait des dents et répétait : J’ai froid! j’ai froid!
— Viens te chauffer, petit gars, lui dit l’Arracheur de moulins.
— Viens me chercher, car j’ai peine à marcher.
— Mets-toi au feu si tu veux ; je ne me dérangerai pas pour toi.
Quand le diablotin se fut bien réchauffé, il ôta le couvercle de la marmite et y jeta des poignées de cendres.
— Méchant garçon, lui dit l’Arracheur de moulins, je vais te faire passer par la fenêtre !
— Si tu le peux, repartit le nain, qui se mit à le frapper bien fort, et quand il le laissa il ne pouvait presque plus remuer.
Il oublia de sonner la cloche, et l’heure de midi était passée depuis longtemps quand les chasseurs, avertis par la faim que le moment demanger était venu, revinrent au château. Ils reprochèrent au gardien sa négligence ; mais lui, d’un ton dolent, leur raconta son aventure, et au lieu de le consoler, les deux autres se moquèrent de lui.
Le lendemain, ce fut le tour de l’Arracheur de chênes, qui resta à la maison pendant que les autres étaient à la chasse. Le diablotin vint comme à l’ordinaire, se réchauffa, et battit le cuisinier, qui oublia, lui aussi, de sonner la cloche.
Jean de l’Ours dit : Ce sera moi qui resterai demain pendant que vous irez chasser dans la forêt.
Le diablotin vint encore et fit son manège accoutumé ; mais quand il voulut frapper Jean de l’Ours, celui-ci saisit sa bonne canne ferrée, et cogna le diablotin si fort qu’il s’enfuit de la maison. À midi, Jean de l’Ours sonna la cloche et servit à dîner à ses compagnons.
Après cela, il leur vint à l’idée de visiter le château. Jean de l’Ours vit sous une armoire une pierre de taille aussi grosse qu’une meule de moulin, et il ordonna à l’Arracheur de moulins de l’enlever. Elle bouchait l’ouverture d’un puits qui paraissait très-profond. On descendit l’Arracheur de moulins avec une corde ; mais quand il fut à la moitié du souterrain, il cria à ses compagnons de le remonter. L’Arracheur de chênes se fit descendre à son tour ; maisil n’alla guère plus loin que son camarade et s’écria : Ramenez-moi au bord.
Jean de l’Ours se fit alors attacher avec des cordes, et prenant sa bonne canne ferrée, il leur dit de le laisser aller jusqu’au fond.
Là il vit une jeune fille qui pleurait en essuyant la vaisselle, et qui lui conseilla de remonter s’il tenait à la vie ; mais il répondit qu’il était résolu à poursuivre jusqu’au bout son aventure.
Il aperçut une grosse porte qu’il enfonça avec sa canne, et il entra dans une chambre qui était pleine de diablotins. Il les tua tous et pénétra dans une autre pièce où se trouvaient des bêtes féroces de toutes sortes, qu’il tua aussi à coups de canne.
Un peu plus loin il vit trois jeunes filles qui pleuraient ; il les consola de son mieux en leur assurant qu’il les délivrerait ou qu’il périrait. Elles lui dirent qu’il y avait dans le souterrain une bête féroce d’une grandeur épouvantable, qui seule pourrait les tirer de là et rompre leur enchantement, mais qu’il fallait qu’à chaque minute on lui donnât à manger un peu de viande. Elles ajoutèrent qu’elles avaient un baume qui faisait repousser la chair, et qu’ainsi il n’avait rien à craindre.
Jean de l’Ours trouva la grosse bête et monta sur son dos avec les trois princesses ; en remontant, elle se détournait souvent, et Jean de l’Ourslui présentait de la viande ; quand il n’en eut plus il la laissa manger ses bras, qui lorsque la bête arriva en haut, étaient dévorés jusqu’à l’os.
Mais les princesses lui donnèrent un baume qui le guérit si complètement, qu’on ne voyait pas même de cicatrice.
Il épousa la plus belle des trois princesses : les deux autres se marièrent avec ses compagnons, et ils vécurent tous ensemble, riches et heureux.
(Conté en 1879 par Jean-Louis Roussel, d’Ercé, âgé de treize ans.)
Outre les contes populaires de la Haute-Bretagne cités plus haut, et dont le plus voisin de celui-ci est le Capitaine Pierre, voici quelques épisodes similaires qui se trouvent dans des contes encore inédits que j’ai recueillis en divers pays de la Haute-Bretagne.
Dans Petite-Baguette, qui m’a été conté à Ercé, Petite-Baguette après diverses aventures s’arrête dans un château avec ses compagnons Brise-Fer, Petit-Palet, Range-Montagne, qui chacun a son tour sont rossés, et presque tués par le nain qui met dans la soupe de la cendre, du crottin, etc. Petite-Baguette, qui les guérit en les touchant de sa canne qui pèse sept cents livres, bat le nain qui était le diable, et, après lui avoir fait signer un écrit où il renonce au château, va avec ses compagnons dans un second château où il délivre trois princesses, enfermées dans un souterrain ; il remonte à terre sur le dos d’un énorme pigeon aussi vorace que le vieil aigle des contes similaires.
Dans le conte de la Boule d’or, recueilli à Saint-Cast, trois chasseurs se réunissent dans un château, et laissent chaque jour l’un d’eux pour faire la cuisine ; les deux premiers sont aussi battus par le nain ; mais le troisième le blesse et, guidé par le sang, descend dans un souterrain d’où il tire trois princesses qui lui donnent chacune une boule d’or et un mouchoir d’argent. Les compagnons du chasseur, après avoir remonté les princesses, laissent leur camarade dans le souterrain d’où il se tire en montant sur un vieil aigle, auquel il faut donner de la viande. Il retrouve ses compagnons, découvre leur fourberie, leur pardonne et épouse la plus jolie des princesses.
Dans les Garçons forts, il y a quatre frères, Bras-de-Fer, qui a une canne de dix mille livres, Décotte-Montagne, Teurs-Chêne et Meule-de-Moulin, qui se mettent à courir les aventures. Tous les quatre sont battus par le nain, qui vient aussi mettre de la cendre dans leur marmite ; mais ils se réconcilient avec lui, voyant qu’il est le plus fort, et ils lui donnent leur sœur en mariage.
On peut encore comparer à Jean de l’Ours, parmi les contes français : l’Intrépide Gayant et Culotte verte, de Deulin ; Malbrouk, conte basque recueilli par Webster (p. 77) ; le Pêcheur et ses fils, du même recueil (p. 87) ; le Poirier aux poires d’or, conte breton de Luzel ; Jean à la barre de fer, conte breton de Troude et Milin ; Jean de l’Ours, la Bête à sept têtes, contes lorrains de Cosquin ; à la suite de ces deux derniers se trouvent de curieuses références à des contes étrangers analogues. (Cf. aussi les contes russes similaires analysés par M. de Gubernatis, Mythologie zoologique, t. I, p. 208 sqq.)