Littérature orale de la Haute-Bretagne/Deuxième partie/I


I

LES CHANSONS

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Si l’on en juge par ce qui a lieu dans le pays gallot, les chansons populaires d’autrefois sont en train de disparaître, et il est grand temps de recueillir celles qui restent encore et qui, dans un avenir prochain, seront remplacées par des romances sentimentales empruntées au répertoire des cafés-concerts, ou par des rhapsodies parisiennes de la force du Beau Nicolas et de celles qui ont eu le bonheur d’être répétées à satiété par le peuple le plus spirituel de l’univers.

Bien que, dans mes recherches sur la littérature populaire, je n’aie pas négligé les chansons, jusqu’à présent j’en ai recueilli à peine une centaine, dont plusieurs ne présentent qu’un intérêt médiocre. J’espère être plus heureux par la suite, et rencontrer des chanteurs populaires possédant un répertoire curieux et varié. Les quelques chansons que je donne ci-après pourront faire juger de l’esprit qui règne parmi celles que chantent les paysans et les marins gallots.

Jusqu’à présent, je n’ai rien recueilli qui eût un caractère héroïque ou qui fit clairement allusion à un trait d’histoire locale.

Les noëls qui se chantaient autrefois en grand nombre ont aujourd’hui à peu près disparu, et je n’ai pu en retrouver que des fragments. Cependant il y a quelques pays où l’usage de chanter des noëls n’est pas tout à fait passé ; naguère encore, à Dinan, des jeunes gens allaient réciter la vie d’Hérode, sorte de tragédie en alexandrins incorrects qui se vendait autrefois dans les foires : c’était une plaquette à couverture bleue, imprimée à Dol sur papier à chandelle. Un jeune garçon représentait les enfants juifs, et on faisait mine de lui couper la tête avec un sabre de bois.

L’usage de chanter la Passion a persisté davantage, et en beaucoup de communes les jeunes garçons vont de ferme en ferme psalmodier sur un air traînant une pièce de vers en alexandrins approximatifs qui est un résumé de la Passion et ressemble à un prologue.

Jadis, au lieu de cette sorte de cantique, on chantait parfois une complainte héroï-comique dialoguée dont je n’ai retrouvé qu’un fragment, assez plaisant du reste ; le voici :

Quand saint Pierre coupit
À Malchus l’oraïlle,
L’bon Jésus li dit
Tout bas dans l’oraïlle :
— Pierrot ! — Quaï ! mon bon Dieu ?
— Rengaîne ton queuté (couteau),
Mon boudé (chéri, ami),
Rengaine ton queuté.

Pendant les derniers jours de la semaine sainte, surtout dans la nuit du samedi au dimanche, les jeunes garçons vont dans la cour des fermes, et ils disent : « Chanterons-je ? » Si on leur répond oui, ils chantent sur l’air d’Alleluia une longue complainte qui commence par ces mots :

Réjouissez-vous, peuple affligé ;
Jésus-Christ est ressuscité :
En peu de temps on le voira,
Alleluia !

Quand ils ont fini, on leur donne des œufs[1].

Dans le canton de Matignon, les chanteurs terminent leur chanson par ce couplet, qui se chante sur l’air d’Alleluia :

Si vous n’ez ren à nous donner,
Baillez-nous la fille de l’hôté[2] ;
Chacun de nous l’embrassera :
Alleluia !

Dans les communes voisines de Saint-Glen, quand le récitatif est terminé, on chante :

Si vous n’voulez ren nous donner,
Ne nous faites pas attendre :
Donnez-nos la servante ;
Le portous de panier
Est tout prêt de la prendre.

Dans le canton de Liffré, on termine par le couplet suivant, qui se chante surtout quand les gens ne se pressent pas de donner des œufs :

Réveillez-vous, cœurs endurcis ;
Vot’ cu païssera o les linceux,
Si vous n’v’lez pas nous donner d’s œu’s.

Si, malgré cette pressante admonestation, on ne donne rien aux chanteurs, avant de s’en aller, ils chantent ceci :

Le coucou est monté dans sa chambre,
Il a les caunes dans l’tripied,'
Et la tête dans les cendres.
Si vous ne voulez rien donner,
Ne nous faites pas attenre.
Mon camarade a fret ès pieds,
Et moi la cuisse m’y tremble !

Ceux qui ne veulent point donner d’œufs chantent le couplet suivant :

Mes pauv’s gas, v’êtes ben mal venus :
Nos chienn’s de poul’s n’ont point ponnu ;
Venez demain matin : not’ chien ponra ;
Ah ! mes pauv’ gas !

Alors les chanteurs répondent :

Si vous n’vouliez rien nous donner,
N’fallait pas nous laisser chanter ;
Un jour le cu vous pèlera.
Alleluia !

Je ne crois pas que l’on fasse actuellement beaucoup de nouvelles chansons à la campagne. On m’en a signalé cinq ou six qui passent pour avoir été composées par les gens du pays ; elles sont en général assez plates.

Cependant, il est d’usage en certaines communes, Ercé et Gahard entre autres, que les conscrits qui, avant le tirage, et entre le tirage et le conseil de révision, se réunissent le dimanche, fassent chaque année une nouvelle chanson. C’est peut-être d’une de ces réunions de conscrits qu’est venue la chanson de marche que les mobiles et les mobilisés gallots chantaient pendant la guerre de 1870-1871, et qui, si elle n’était pas d’une haute poésie, était singulièrement marchante :

Depuis près d’un an,
Marchons sur les rangs,
Marchons sans gêne,
Ne craignons rien ;
Faisons la guerre
À ces Prussiens.

À la campagne, on compose aussi des chansons satiriques sur des événements locaux, où les personnes sont désignées par leur nom avec des libertés aristophanesques. Plusieurs maires du Seize-Mai ont été chansonnés de la sorte. L’idée de ces chants est parfois drôle, et le début est plaisant ; mais le poète s’essouffle vite, et presque toujours, au milieu et à la fin, il glisse dans la platitude.

En général, — et c’est une remarque que Bujeaud et M. G. Paris ont faite avant moi — toutes les fois qu’on rencontre une chanson populaire vraiment jolie et bien conduite, on peut dire, à coup sûr, qu’elle est l’œuvre d’un lettré ou d’un quasi-lettré. Et si on peut remonter a la source, on trouve que l’auteur est un notaire, un maître d’école ou quelqu’un qui a étudié pour être prêtre.

Les chansons en patois sont loin de former exception à cette règle : un paysan qui voudrait faire une chanson essaierait de la composer en français, en employant les termes les plus rele- vés, et parfois même ceux dont il ne connaîtrait pas bien la signification exacte.

Les rapprochements que j’ai faits sont en petit nombre ; c’est le regretté Bujeaud qui m’a fourni le plus de similaires, ce qui n’a rien de surprenant, son recueil ayant été fait dans des pays très-voisins de la Bretagne française.

Les chansons galaises ressemblent fort peu à celles des Bretons bretonnants : elles sont d’une inspiration exclusivement française. Aussi, dans mes notes, on ne trouvera aucun rapprochement entre elles et le Barzar-Breiz ; elles n’ont même rien de commun avec les chants plus populaires recueillis par M. Luzel.

Quant à la musique, celle de quelques-unes des rondes et des chansons de marche a une parenté évidente avec les airs bretons.

Je n’ai pu, à mon grand regret, et à cause des limites étroites de ce volume, donner les airs de toutes les chansons. J’en ai choisi quelques-unes, et M. P. Guyot, qui les connaissait pour la plupart, a bien voulu se charger de noter la musique. Si, ce que j’espère, je puis trouver, en Haute-Bretagne, assez de chansons intéressantes pour faire un volume à part, j’aurai soin de noter la musique de toutes.

Pour la classification, j’ai été assez embarrassé, et je crois que la classification-type des chansons populaires est encore à trouver ; bien qu’imparfaite, celle que j’ai adoptée m’a semblé, plus que celle de mes devanciers, convenir aux chansons que je donne ici comme spécimen.

  1. Le même usage existe en Seine-et-Oise et probablement ailleurs. Cf. Mélusine, col. 143.
  2. De la maison.