Un tour en Irlande

(Redirigé depuis Littérature anglaise, 1843)



LITTÉRATURE ANGLAISE.

THE IRISH SKETCH BOOK,
BY M. M.-A. TITMARSH.

M. Titmarsh, — ceci est un pseudonyme, — ou M. Thackeray, — voilà le vrai nom de notre voyageur, — appartient à cette classe de braves et honnêtes cockneys littéraires qui ont la faiblesse de n’aimer point à s’en faire accroire, et de raconter la vérité telle qu’ils l’ont vue, sans apprêt, sans ornemens ; fidèles à leurs impressions, à leurs préjugés même, et se souciant assez peu de l’opinion pour ne pas faire toilette au moment de comparaître devant le public. Ce gai compagnon est d’une franchise à toute épreuve. Il avoue qu’il voyage en véritable agent littéraire pour un des lords de Paternoster Row, c’est-à-dire pour un gros bonnet de libraire, qui, lui mettant un beau jour une centaine de guinées entre les mains, et lui promettant cinq ou six fois cette somme, l’a prié d’aller s’impressionner de la verte Erin, à raison de quatre mois et deux volumes. Beaucoup de nos écrivains accepteraient un pareil marché, mais combien peu renonceraient à colorer plus poétiquement leur voyage ! Il leur faudrait, — et à leurs lecteurs aussi, — une perspective plus favorable, un ajustement moins simple et plus apprêté. La fantaisie les poussait, nous diraient-ils, ou bien le besoin d’oublier. Quelques-uns ne seraient pas fâchés de se poser en hommes d’état futurs. Nous en savons qui vont s’assurer, aux confins du monde, du bruit qu’y réveille leur nom. D’autres voyagent à la recherche des ordres étrangers, comme Japhet à la recherche d’un père. Ceux-ci se font espions politiques au profit d’une opinion qu’ils n’ont pas ; ceux-là quêtent tout bonnement sur les bords de la Neva des dupes qu’ils ne trouveraient plus à Paris. Aucun ne nous initie à ses véritables intentions. Pour la plupart, néanmoins, l’éditeur est au bout du voyage. Ils passent par l’Espagne, les Alpes ou la Russie, mais sans perdre un instant de vue cette portion du faubourg Saint-Germain où trônent les Colburn et les Bentley parisiens. S’ils s’en taisent, c’est fatuité pure.

Quant à nous, la véracité complète de M. Titmarsh, sur ce point délicat, nous a fait le plus grand plaisir, en ce qu’elle nous a paru garantir son exactitude à propos de toute autre chose. Et la vérité, la vérité avant tout, c’est ce que nous demandons aux voyageurs. Combien peu nous la rapportent ! Ajoutons que M. Titmarsh est un dessinateur humoriste, et qu’il a semé sa narration de petites pochades fort agréables. On comprendra facilement alors comment il nous a séduit, et comment, peut-être, nous ne serons que les interprètes fort insuffisans de son esprit, doublement formulé.

Voilà beaucoup de préliminaires. Aussi passerons-nous à Dublin sans plus tarder, à Dublin, dont les harengs grillés sont vraiment dignes de leur réputation. La ville est belle, les maisons, en briques rouges, ont un aspect majestueux. Stephen’s-Green, où le libérateur veut installer son parlement, est un square taillé dans d’immenses proportions ; mais les harengs grillés ont un charme tout particulier pour notre voyageur. Les harengs et les journaux du lieu, voilà ce qu’il admire tout d’abord. Et à peine a-t-il jeté les yeux sur ces derniers, que notre protestant reçoit la première aspersion d’eau bénite catholique. Le Morning Register lui apprend que l’évêque d’Aureliopolis a été sacré, ajoutant que cette distinction lui a été conférée par le saint pontife, the holy pontiff ; — expression malsonnante s’il en fut, — malsonnante aux oreilles anglaises, — quand il s’agit du pape de Rome. Mais Titmarsh devait en entendre bien d’autres.

Suivait dans le même journal un parallèle entre le prélat catholique et les évêques anglicans : le luxe effréné, l’épicuréisme de ceux-ci, étaient comparés aux vertus, à la pauvreté méritoire, à la vie de privations que s’imposait celui-là. Par malheur, immédiatement après cette philippique éloquente, le journaliste insérait un compte-rendu fort exact du dîner d’installation donné par le nouvel évêque aux officians du matin : le nom du restaurateur, l’éloge du repas, une phrase reconnaissante sur le bon choix et l’excellente qualité des vins, rien n’y manque ; et Titmarsh s’attendrit tout aussitôt sur la vie de privations qui commence pour les prélats romains au sortir de la chapelle où ils sont sacrés. — Les assises de Tiperary, dont il lit ensuite le détail, lui fournissent des réflexions moins gaies : six meurtres, coup sur coup jugés, tous commis de sang-froid, à la face du jour, quelques-uns en présence de témoins qui n’ont pas remué un doigt pour les empêcher, et qui se refusent obstinément à nommer les assassins ; ceux-ci, convaincus du crime, mais niant toujours, jusque sous la potence, afin de point compromettre leurs complices ou leurs témoins à décharge.

Tels étaient les premiers traits de la vie irlandaise. La solitude des rues, la paresse déguenillée des rares passans qui les traversaient, frappèrent aussi notre Londoner, habitué à l’activité silencieuse de la foule qui obstrue le Strand. Peu à peu, il vous fait partager l’espèce de prostration morale qui s’empare de lui au sein de cette capitale vide et inoccupée, devant ces maisons magnifiques et désertes, sur ces trottoirs où quelques mendians semblaient se demander l’aumône les uns aux autres en attendant qu’un gentleman vînt à passer. Que faire en une cité pareille ? De tous les personnages auxquels Titmarsh était recommandé, pas un n’avait jugé à propos de rester à Dublin pendant l’été. Le voyageur rentra donc triste et abattu dans sa petite chambre (Shelburne Hotel), et, las de regarder par la fenêtre, il regarda la fenêtre elle-même.

Ici nous voudrions pouvoir vous donner le portrait de cette fenêtre, tel que Titmarsh l’a croqué. Elle a, comme toutes les croisées d’outre-Manche, cette forme surannée qui donna l’idée de la guillotine, et que la déplorable aventure de Tristram Shandy a pour jamais immortalisée. Le montant mobile est à demi soulevé ; mais, pour venir en aide à la coulisse élargie qui le laisserait retomber, la house-maid a imaginé de lui donner un support, et ce support, c’est le balai de la cheminée. Ne vous étonnez pas de la surprise de Titmarsh en face de cet ingénieux mécanisme. Un Anglais ne comprend pas l’à peu près, et ne sait pas ce que c’est que le provisoire ; l’Irlandais, en cela proche parent du Français, se contente à meilleur marché, fait expédient de tout, et, doué du plus heureux abandon, substituera fort bien un balai à un appui de fenêtre. Lequel a tort ? lequel a raison ? C’est un point que, suivant son caractère, chaque lecteur pourra décider. Quant à nous, il nous semble que la caricature en question, comme la plupart des plaisanteries, se retournerait aisément contre celui qui l’a faite.

Pendant que Titmarsh dessinait, un énorme cabriolet tournait le coin de la place, s’arrêtait devant Shelburne-Hotel, et apportait au voyageur ce qu’il pouvait désirer de mieux en ce moment de solitude misanthropique : une invitation à dîner. La première invitation décide ordinairement le sort du voyage ; en Irlande surtout, où elle en engendre une foule d’autres. À peine mis en rapport avec les naturels du pays, Titmarsh n’eut plus que l’embarras du choix entre une course de chevaux, une promenade en calèche dans le comté de Kerry, et un séjour à la campagne, où on lui promettait les plus belles pêches de saumon. Le résultat final de toutes ces propositions fut un voyage à Cork, déterminé par l’agréable perspective d’une fête agricole.

À Rathcole comme à Naas, à Naas comme à Kilcullen, malgré quelques soins donnés à la décence extérieure, le touriste commence à pressentir la misère du pays. Le commerce ne se révèle nulle part. Les rues sont désertes. À Kilcullen, cependant, il y a foule aux portes d’une boucherie ; deux ou trois cents personnes, des femmes pour la plupart, en assiégent les portes. C’est une distribution de viande que les propriétaires des environs y font faire une fois la semaine. Plus loin, de pauvres femmes arrachent dans les haies quelques herbes sauvages, quelques orties, destinées à les nourrir faute de pain ou de pommes de terre…, faute de travail aussi. — Ce que voyant, Titmarsh s’étonne de leur air de santé, Parmi tous ces morts de faim, s’écrie-t-il, on ne trouverait pas autant de visages cadavéreux que dans un groupe d’avocats anglais. » La plaisanterie peut être bonne ; mais est-elle bien à sa place ?

Il est vrai qu’elle fut probablement écrite dans une jolie ferme du Kildare, où Titmarsh s’arrêta trois jours, et où toute impression fâcheuse devait nécessairement s’affaiblir, tant on y respirait l’aisance et le bonheur domestique. Notre touriste la dépeint avec d’autant plus de complaisance et de charme, qu’au sortir de là, il était tombé dans une auberge de Waterford, où tous ses sens anglais souffraient à la fois : sur cette table où il veut poser son chapeau, une épaisse couche de poussière ; sur une chaise où il veut s’asseoir et qui rôtit paisiblement au soleil, les traces humides d’un plat qu’on vient d’y poser ; dans un coin de la salle, quatre garçons fainéans qui se querellent et n’écoutent pas les voyageurs ; un dîner abondant et dégoûtant ; le canard est cru, les pois sont crus ; la nappe est tachée de cidre ; une cornemuse irlandaise nazille obstinément à côté de la fenêtre ouverte. Nonobstant cette précaution, une fumée étouffante remplit la salle à manger. Vainement un pathétique défenseur de l’Irlande voudrait-il accuser l’Angleterre de tout ce désordre : Titmarsh ne le souffrirait pas. Il prétend en effet qu’un balai n’est point une arme prohibée par les lois, qu’une maison mal tenue n’est point économique, et qu’un gigot de mouton cuit à point ne revient pas plus cher que lorsqu’il est cru. Ce sont là ses opinions politiques les plus arrêtées.

À peine remonte-t-il en voiture, qu’à chaque relais un horrible groupe de mendians lui rappelle en quel pays il voyage. Alors, si peu disposé qu’il soit aux réflexions mélancoliques, il lui faut bien se rappeler qu’un sixième de la population irlandaise[1], — c’est-à-dire douze cent mille créatures de Dieu, — n’ont de soutien, toute l’année durant, que la charité publique ou privée. Il s’étonne alors, regarde avec effroi les faces hideuses de tous ces misérables, et se demande « ce que serait l’histoire, fidèlement racontée, d’une douzaine d’entre eux, depuis quinze jours. » — En effet, que serait-elle ?

La misère, en Irlande, est de telle nature, qu’elle a conquis des droits, des priviléges, inconnus ailleurs. Le mendiant ne s’arrête pas timidement à la porte du parc ; il entre, et, sans hésiter, il demande à parler au maître. Celui-ci reçoit, comme une autre visite, celle de l’hôte affamé. Il écoute ses griefs, il les juge, et ce qu’il donne, il semble le payer comme une dette. Ce seul fait, rapporté comme trait de mœurs, donne une effrayante idée du pays. Du reste, là comme ailleurs, la plus vive répugnance écarte de la maison des pauvres ceux qui semblent avoir le plus pressant besoin d’y chercher asile ; Titmarsh raconte qu’il conseillait cette ressource suprême à une mendiante dont les plaintes l’avaient attendri. Elle changea sur-le-champ de physionomie, et avec l’expression du plus profond dédain : « C’est une maison, lui répondit-elle en parlant de l’hôpital qu’il avait nommé, c’est une maison où personne d’honnête ne saurait aller. Elle est au-dessous de ses affaires ![2]. » Un tel scrupule n’était-il pas édifiant ?

Sur sa route, à Cappoquin, trouvant l’établissement du Mont-Meilleraye, fondé par les trappistes bretons, l’écrivain protestant reconnaît qu’ils ont merveilleusement fertilisé quelques rochers stériles où on leur a permis de s’établir, mais il s’en dédommage aussitôt par les reproches ordinaires des réformés à l’ascétisme. Il est vrai qu’il range les quakers sur la même ligne, et ne se gêne pas pour les assimiler, quakers et trappistes, aux fakirs indiens. Sans être précisément possédé d’un zèle fanatique pour aucun culte, nous n’admettons pas cette malveillance sans motif contre les gens qu’une foi plus ou moins éclairée conduit à certaines pratiques, lorsque ces pratiques sont compatibles avec le bien-être de la grande communauté. Aussi ne confondrons-nous jamais le solitaire qui se condamne au travail du corps pour dompter l’orgueil de l’esprit, avec l’insensé qui se mutile à coups de poignard, ou va se faire écraser par la roue d’une pagode roulante, sans que ses tortures ou son supplice profitent à personne.

Il y a moins d’amertume dans les réflexions du spirituel touriste à propos des ursulines de Blackrock. Ici les égards dus au beau sexe ont atténué son humeur satirique, et d’ailleurs, il en convient, il a eu peur. Peur, direz-vous, et de quoi ? Nous le laisserons répondre lui-même

« On nous fit entrer dans un salon très gai, où ne tarda pas à venir nous prendre la sœur No Deux-Huit, charmante et gracieuse femme dont voici le costume (Vignette représentant une ursuline). « C’est la plus jolie religieuse du couvent, » me dit à l’oreille l’ex-pensionnaire sous les auspices de laquelle j’étais venu. Alors, l’avouerai-je, bien que dans cette figure souriante et douce, dans cette taille déliée, souple et menue, il n’y eût rien de très effrayant pour personne, encore moins pour un énorme protestant de six pieds de haut, je ne pus m’empêcher de la regarder avec une émotion qui se révélait par un léger tremblement. C’était la première fois que je me trouvais en compagnie d’une religieuse. Dirai-je et pourquoi non ? — que leurs augustes voiles, leurs mystérieuses robes noires me font peur ? De même, lorsque je vois les prêtres catholiques vêtus de chapes étincelantes, et les petits thuriféraires écarlates, défiler en s’inclinant devant l’autel, leurs gestes, dont le sens m’échappe, le frémissement des chaînes, le mouvement cadencé des encensoirs fumans, l’odeur pénétrante qu’ils répandent au loin, me remplissent d’une secrète angoisse. Maintenant que me voilà vis-à-vis d’une vraie nonne, jolie et pâle, entre quatre murs, je me demande avec effroi si quelqu’une de ses sœurs n’est pas enfermée dans un in pace souterrain… ; si ce pauvre petit corps, si délicat et si frêle, est labouré des cicatrices que la discipline et la haire de crin doivent y laisser… ; et comment a-t-elle dîné aujourd’hui ?

« En passant auprès du réfectoire, nous avions subodoré je ne sais quelle imperceptible et fade émanation qui réveillait l’idée du jeûne et d’un bouillon de légumes servi dans des assiettes de bois. Sur ce, je m’étais représenté ces pauvres filles mélancoliquement attablées autour de ce pâle brouet, tandis qu’une vieille et jaunâtre discrète, perchée dans la chaire aux lectures, leur marmottait quelques extraits de sermon… »

Avec de telles idées, M. Titmarsh ne peut croire au bonheur des religieuses. Vainement, la sœur Deux-Huit lui sourit-elle à chaque parole ; vainement déclare-t-elle que son existence n’a rien de pénible : notre beefeater n’accepte ce témoignage que sous bénéfice d’inventaire. Il lui paraît hors nature qu’un bouillon d’herbes suffise à la félicité humaine. Ce phénomène extraordinaire mérite confirmation. Et il continue d’un œil soupçonneux la revue du couvent ; il entre dans les petites cellules, non sans un serrement de cœur, et se rassure à peine en voyant le mobilier si modeste et si propret, le lit de fer à rideaux de serge verte, l’armoire en bois blanc, la chaise de paille, l’image d’un saint encadrée de papier doré, la Vierge au cœur sanglant, le crucifix, et devant lui la petite bougie de cire : « Et c’est là, s’écrie encore notre comfortable touriste, c’est là que passent leur vie entière ces pauvres choses voilées de noir !

La sœur Deux-Huit lui montre ensuite, avec un certain amour-propre de nonnain, l’orgue de la chapelle, en bel acajou ; puis le musée du couvent (pauvre fille, Titmarsh en avait tant vu, et de si beaux !), c’est-à-dire, dans une armoire vitrée, un soulier chinois, deux ou trois vases venus de l’Inde, trois ou quatre médailles des papes, et une douzaine de volumes de théologie, publiés et reliés en France sous Louis XIV. « Elle nous montrait tout cela, s’écrie Titmarsh, avec l’empressement et le babil aimable d’un enfant qui étale ses joujoux ! — Une seule sœur, disait-elle avec un naïf et respectueux étonnement, une seule sœur, en y consacrant, il est vrai, toute sa vie, avait formé cette collection. — Quant à moi, j’étais presque attendri. La pauvreté même de ce trésor le rendait intéressant à mes yeux. Un peu plus riche, il eût été ridicule. À ce degré de dénûment, il inspirait une respectueuse pitié. »

Rarement Titmarsh est aussi sentimental qu’à propos des Ursulines, et encore cette sentimentalité ne dure-t-elle pas long-temps ; témoin l’apostrophe que lui inspire la vue de la grille où ces jeunes victimes, les mains pressées entre celles de l’évêque, consomment le sacrifice suprême de leurs espérances en ce monde. « C’est là, dit Titmarsh, que s’accomplit le suicide du cœur… Ô brave Martin Luther ! Dieu merci, vous avez renversé cet autel d’enfer, ce paganisme maudit. Laissons des retraites pareilles à ceux que la mort a isolés, que les remords poursuivent, que les chagrins ont abattus. Ô femmes, si vous voulez battre et lacérer vos poitrines dans des cavernes et des solitudes, si vous voulez finir comme Madeleine a fini, commencez aussi comme Madeleine ! »

Le conseil est léger, mais heureusement sans périls pour les femmes d’Irlande, qui, s’il faut en croire notre voyageur, sont à la fois les plus belles et les plus chastes de la création. Remarquez, s’il vous plaît, l’inconséquence de ce brave protestant, qui attribue à la confession cette vertu inexpugnable. C’est en allant aux courses de Killarney qu’il laisse échapper l’aveu suivant :

« …… Jamais, sur de pauvres ou riches épaules, je n’ai vu tant de jolies figures. Les jeunes paysannes elles-mêmes ont dans le regard une expression de tendresse langoureuse que je préfère encore à leur beauté… La foule se livrait, du reste, à la gaieté qu’on retrouve partout ici : les piétons échangeaient toute espèce de plaisanteries avec les charmantes personnes qui passaient en voiture au milieu de la chaussée. Les gars les saluaient toutes sans exception de quelque compliment très expressif. L’une d’elles, plus fière ou plus timide que les autres, détournant la tête et ne montrant à ses admirateurs qu’une masse énorme de beaux cheveux bruns, profusément répandus sur ses épaules, fut embrassée, — la voiture venant à s’arrêter un instant, — par le plus téméraire d’entre eux. Un beau soufflet tomba tout aussitôt sur la joue du coupable, qui se mit à crier : Au meurtre ! et fut accablé d’aigres reproches par toutes les capes bleues qui garnissaient le fond de la carriole. Mais, un instant après, ces bonnes figures irlandaises riaient à qui mieux mieux de l’aventure, et l’audacieux voleur eût pu, sans courir les mêmes dangers, réitérer sa galante prouesse.

« Ici, de peur qu’on ne prenne mauvaise opinion d’un écrivain qui traite si légèrement un pareil attentat, il faut bien ajouter que, malgré ces embrassades, ces folâtreries, ces badinages perpétuels, il n’est pas au monde de plus innocentes jeunes filles que les jeunes filles irlandaises, et que la pruderie délicate de nos Anglaises est d’une défense beaucoup moins sûre. Il ne faut que traverser une ville d’Irlande et une ville d’Angleterre pour juger de leur moralité relative. Ce grand épouvantail, le confessionnal, se dresse toujours en face de la jeune Irlandaise, qui sait bien que, tôt ou tard, il y faudra tout raconter. »

Maintenant, comme il serait assez maladroit de voyager en Irlande sans y voir le père Mathew, nous reviendrons sur nos pas jusqu’à Cork, la ville la plus littéraire que notre touriste ait rencontrée sur sa route. Ce fut en descendant de voiture que Titmarsh vit passer dans la rue un homme de quarante-deux ans environ, que son extérieur avenant et les respects dont il était l’objet lui firent distinguer tout d’abord. Un instant après, il reconnut une figure que la lithographie a popularisée dans les trois royaumes. C’était, en effet, Théobald Mathew, l’apôtre de la tempérance. Ce grand homme s’approcha de la voiture ; et serra cordialement la main du cocher, qui était un adepte récent du teetotalism. Le lendemain, notre voyageur eut occasion de lui être présenté. C’était, pour le prêtre catholique, une épreuve difficile, dont il se tira fort bien, à ce qu’il semble. Du moins paraît-il avoir fait à demi la conquête du sensuel hérétique, s’il faut en juger par le témoignage favorable que celui-ci s’empresse de lui rendre.

« Il n’y a rien de remarquable en M. Mathew, nous dit-il, si ce n’est son excessive simplicité de mœurs, sa cordialité, son air de franchise et de résolution ; très différent en ceci de la plupart de ses collègues. D’où vient cette mine sombre et rechignée qui altère constamment la figure du prêtre irlandais ? J’ai rencontré une douzaine au moins de ces révérends, et, à deux ou trois exceptions près, c’était toujours la même expression fausse dans le regard, la même affectation mielleuse dans le langage. Mathew est le seul en qui je n’ai trouvé, lorsqu’il parlait des affaires publiques, aucun des préjugés de l’esprit de parti. Connaissant à fond l’état du pays, les rapports du propriétaire et du fermier, la condition des paysans, il parle de leurs besoins, de leurs différends respectifs et des améliorations que leur situation réclame, avec la plus minutieuse expérience pratique. Et en l’écoutant, quiconque n’eût pas été au courant de ses principes n’aurait pu savoir au juste s’il avait affaire à un whig ou à un tory, à un catholique ou à un protestant. Pourquoi ne pas faire un conseiller privé de cet homme si parfaitement informé, dans lequel les pauvres Irlandais ont tant de confiance, et qui a si bien employé le crédit populaire dont il est investi ? » M. Mathew doit être d’autant plus flatté de cette motion de Titmarsh que celui-ci ne la ferait pas volontiers pour O’Connell. Sans s’expliquer très catégoriquement sur le compte du libérateur, il lui lance à l’occasion des sarcasmes détournés, sur la portée desquels on ne saurait se méprendre, et qui deviennent plus clairs à mesure que le livre avance.

Le père Mathew, qui dans l’origine, et sans doute pour prêcher d’exemple, consommait des tasses de thé sans nombre et beaucoup plus d’eau qu’il n’était nécessaire, se contente maintenant d’une tasse de thé à déjeuner et d’un verre d’eau à dîner. Après le repas qu’il prit en compagnie de Titmarsh, il proposa aux dames une partie de plaisir qui consistait à visiter son cimetière. Le pronom possessif n’est pas ici sans intention, car dans cette cité des morts, bâtie sur les ruines d’un jardin botanique, la place du milieu est d’avance réservée au bienfaisant apôtre. Dieu merci ! Titmarsh ne trouve pas à gloser sur une si lugubre digestion. Pas un Français n’y eût manqué. Telle est la différence du génie national.

À propos de génie national, il nous prend envie, comme à notre auteur, de vous raconter un des récits populaires qui charmèrent l’ennui d’une soirée pluvieuse passée par Titmarsh dans une hôtellerie de Galway. Galway est une ville antique, triste d’aspect, entourée de ruines, écrasée sous le poids de son ancienne grandeur. C’est la Rome du Connaught, et cette Rome eut son Brutus, James Lynch Fitzstephen, qui, en sa qualité de lord-maire, porta un arrêt de mort contre son propre fils, convaincu d’assassinat. Puis, comme le clan de Lynch, révolté par tant de sévérité, voulait délivrer le coupable, Fitzstephen Lynch, plus féroce que Brutus, exécuta de ses mains paternelles le jugement qu’il avait rendu.

Un pareil souvenir n’est pas de ceux qu’on aime à évoquer tout seul, dans une chambre d’auberge, entre onze heures et minuit, quand le sommeil ne vient pas, et quand la mèche de votre unique chandelle affecte la forme d’un champignon qui brûle noir. Titmarsh donc, — lorsque le garçon d’auberge eut tiré les rideaux de la croisée, monté l’eau chaude pour le whiskey, préparé la pipe, et mis à portée de la main une poignée de tabac, — Titmarsh eut recours à certains petits volumes mal imprimés et couverts en papier jaune qui composent la Bibliothèque bleue de la verte Erin. Il y trouva une tragédie en cinq actes et en vers, dont nous ferons grace au lecteur, les Mémoires d’un chef de brigand, le capitaine Freeny, — lecture peu récréative en de telles circonstances, — et enfin l’histoire de Hudden et Dudden, sur laquelle nous avons jeté notre dévolu.

Hudden et Dudden étaient tous deux voisins de Donald O’Neary. Chacun d’eux labourait avec un bœuf les terres du baron de Ballinconlig. Hudden et Dudden, jaloux de la prospérité qui accompagnait Donald en ses moindres actions, résolurent de tuer son bœuf, pensant bien qu’il lui serait impossible alors de cultiver sa ferme, et qu’ils le forceraient ainsi à vendre son petit domaine, où ils prétendaient s’établir. Le bœuf, surpris de nuit dans l’étable, fut bel et bien assommé. Donald, au matin, très fâché de le trouver mort, ne perdit pourtant pas la tête. Il écorcha l’animal, mit le cuir sur ses épaules, — l’épiderme sanglant en dehors, — et s’achemina vers la ville voisine pour en tirer le profit qu’il pourrait. Chemin faisant, une pie vint se percher sur la peau saignante, qu’elle becquetait ; et de bavarder, tout en mangeant, elle ne se faisait faute. Donald, remarquant qu’elle avait appris à contrefaire la voix humaine, et croyant distinguer, à travers ses cris, quelques paroles mal articulées, étendit la main et se saisit de l’oiseau ; qu’il mit sous son habit ; il arriva ainsi à la ville.

La peau vendue, — assez mal, par parenthèse, — il alla dans une auberge pour y boire un coup, et tout en descendant au cellier avec l’hôtesse, il serra le cou de l’oiseau, qui se mit à pousser deux ou trois cris entrecoupés, dont l’hôtelière s’étonna fort. — Qu’est-ce que j’entends ? dit-elle à Donald. Il semble que ce sont des paroles, et pourtant je n’y comprends rien. — Vraiment, dit Donald, c’est un oiseau que j’ai, qui me dit toute chose au monde, et que je porte toujours avec moi, pour qu’il m’avertisse de tout danger. Tenez, ajouta-t-il, ce qu’il me disait à l’instant même, c’est que vous avez de bien meilleure ale que celle que vous allez tirer pour moi.

— Voilà qui est étrange ! s’écria l’hôtesse ; et sans rien ajouter elle changea de tonneau. Puis elle demanda si l’oiseau était à vendre. — Je le vendrais, dit Donald, pourvu qu’on m’en donnât ce qu’il vaut. — Je remplirai votre chapeau d’argent, si vous voulez me le laisser. — Donald accepta, très enchanté de sa bonne chance. Comme il s’en revenait comptant ses écus, il rencontra Hudden et Dudden. — Ah ! ah ! leur dit-il, vous vouliez me faire pièce, mais, par le fait, vous m’avez porté bonheur. Voyez, ajouta-t-il en leur montrant son couvre-chef plein de belle monnaie, voyez ce que j’ai eu en échange de la peau du bœuf. C’est étonnant comme les peaux de bœuf ont renchéri depuis quelque temps.

Hudden et Dudden rentrèrent aussitôt chez eux, tuèrent leurs bœufs, et, dès le matin suivant, portèrent les deux peaux au marché. À peine en voulut-on pour quelques pence, qu’ils furent bien obligés de prendre. Ils revinrent furieux, et jurant qu’ils tueraient Donald pour les avoir ainsi trompés.

Donald avait prévu que les choses iraient à peu près ainsi, et, de peur d’être volé ou blessé, il ne voulut pas coucher dans son lit placé dans la cuisine, justement au-dessous de la fenêtre. Il prit donc le lit de sa mère, et mit la pauvre vieille femme à sa place. Aussi les scélérats, se réglant sur les habitudes de la maison, vinrent-ils étrangler celle-ci ; mais comme ils allaient vider l’armoire, croyant que Donald était mort, celui-ci fit assez de bruit pour les effaroucher, et ils partirent les mains vides, à leur très grand regret.

Dès le point du jour, Donald se leva, prit sa mère sur ses épaules et se rendit à la ville. À côté de la route, il avisa une fontaine auprès de laquelle il plaça le corps en l’appuyant sur son bâton, comme si la vieille femme s’était accroupie un instant pour boire. Puis il se rendit dans un lieu public comme pour y manger un morceau, et il dit à une femme assise auprès de lui : — Je vous serais obligé d’aller appeler ma mère ; elle s’est arrêtée à boire, près de telle fontaine, et elle est un peu dure d’oreille, je vous en préviens. Si elle ne répond pas tout de suite, secouez-lui le bras, et dites-lui que je l’attends ici.

La femme alla porter ce message, et comme, en effet, la mère de Donald ne semblait pas entendre qu’on l’appelait, cette femme lui prit le bras pour l’avertir. Mais aussitôt qu’elle l’eut lâchée, voilà que la vieille tombe dans la fontaine, la face en avant, et, du moins en apparence, la voilà noyée. La pauvre messagère, surprise et contrite de cet accident dont elle se croyait la cause, vint raconter à Donald comment les choses s’étaient passées. — Miséricorde, s’écria-t-il, qu’est ceci ? Et il courut tirer sa mère de l’eau, pleurant et criant comme un insensé.

La femme était bien plus affligée en réalité qu’il ne l’était en apparence, et tous les habitans de la ville, prenant pitié du malheureux fils, considérant de plus que l’accident avait eu lieu sur leur territoire, tombèrent d’accord de lui donner en indemnité une bonne somme d’argent qu’il empocha sans se faire prier. On enterra d’ailleurs fort bien la pauvre défunte, sans faire payer un penny pour ses funérailles.

Quand Donald revit Hudden et Dudden : — Vous pensiez m’avoir tué la nuit dernière, leur dit-il, mais par bonheur vous vous êtes trompés de lit. Or, j’ai très bien vendu le corps de ma mère. On est en quête d’ossemens pour faire de la poudre à canon. Voyez la bourse qu’on m’a donnée en échange.

Hudden et Dudden, émerveillés, rentrèrent chez eux, et chacun d’eux tordit le cou à sa mère. Puis le lendemain on les vit arriver au marché, portant les corps sur leurs épaules et criant : À vendre une vieille femme pour faire de la poudre à canon ! — Tout le monde se moqua d’eux, et les polissons de la rue les chassèrent à coups de cailloux.

Cette fois ils se promirent d’en finir avec leur trompeur voisin et, de fait, ils allèrent tout droit chez Donald, qui déjeunait paisiblement, le saisirent, le garottèrent, puis le mirent dans un sac pour l’aller noyer dans une rivière à quelque distance. Tout en y allant, ils virent passer un lièvre, et comme ce lièvre courait sur trois jambes, ils pensèrent l’attraper facilement. Aussi posèrent-ils le sac sur la route, et les voilà partis à toute course.

En leur absence passa un conducteur de bestiaux, qui s’étonna beaucoup d’entendre Donald chanter à tue-tête dans son sac : — Pourquoi chantez-vous ? lui demanda-t-il, votre position n’est pas si belle. — Pas si belle ? répliqua Donald… Oh ho ! vous n’y entendez rien, mon compère. Savez-vous que je vais au ciel de ce pas, et que là je serai quitte de tout ennui ? — Vraiment ? dit le pasteur ; en ce cas je voudrais bien être à votre place. Seriez-vous capable de me la céder ? — Cela dépend du prix, répliqua Donald. — Eh bien ! continua l’homme aux bêtes, je n’ai pas grand argent, mais voici vingt belles vaches que je vous donnerai si vous me laissez mettre là dedans. — C’est bien bon marché, dit Donald ; mais enfin, dénouez le sac, et j’en sortirai. Ce qui avait été dit fut fait ; le vacher entra dans le sac, — et Donald mena paître ses vaches.

Hudden et Dudden, ayant pris le lièvre, revinrent à leur victime, et, sans vérifier le contenu du sac, allèrent le jeter dans la rivière, où il enfonça immédiatement. Puis ils arrivèrent chez Donald. Ils pensaient s’y installer en maîtres, quand ils virent paisiblement assis dans son pré au milieu d’un troupeau superbe celui qui la veille n’avait pas seulement un méchant veau. — Donald, lui dirent-ils, quel est ce prodige ? Nous vous croyions noyé, puis vous voilà ! — Hélas ! répondit-il, peu s’en est fallu que ma noyade ne m’enrichît à jamais. Je n’ai manqué pour cela que d’un peu d’aide. Tout ce qu’on peut voir de troupeaux et d’or monnoyé, je l’ai vu dans la rivière, et personne pour le garder. Mais tout seul, que faire ? Il a bien fallu me contenter des vaches que vous apercevez là ; pour cette fois, du moins, car j’ai bien reconnu l’endroit, et je vous ferais gagner des mille et des cents si j’en avais envie. » Ce fut alors à qui des deux lui montrerait le plus d’amitié. Après s’être un brin laissé cajoler, Donald les conduisit vers un endroit où la rivière était très profonde, et prenant une pierre : — Regardez bien, leur dit-il, où elle tombe. — Et il la jeta tout au milieu du courant. — C’est là qu’il faut que l’un de vous se lance. S’il a besoin de secours, nous sommes là pour lui prêter la main. Hudden plonge à l’instant même, va toucher le fond, et revient, à demi mort, balbutier sur l’eau quelques paroles indistinctes, comme c’est l’usage de ceux qui se noient. — Qu’est-ce qu’il bredouille ? demanda aussitôt Hudden. — Ma foi, s’écria Donald, il demande du secours. Est-ce que vous ne l’entendez pas ?… Laissez, ajouta-t-il en prenant du champ comme pour sauter, laissez-moi faire et attendez-moi là ! Je sais mieux la route que vous autres. — Mais Dudden, empressé de prendre les devans, se lança comme un fou dans le courant où il fut noyé bel et bien. Ainsi finirent Hudden et Dudden.

Nous pourrions vous faire assister, après cette histoire, à une espèce de fête irlandaise, le pattern de Croagh-Patrick ; mais en recueillant nos souvenirs, nous trouvons de tous points cette fête si semblable à une foire normande, que l’on pourrait révoquer en doute la nationalité de cette description. Voici qui, Dieu merci pour la France, est plus exclusivement irlandais. Dans un groupe d’enfans qui mendiaient au sortir de l’école, notre touriste choisit le plus déguenillé pour l’interroger. — Combien paies-tu au maître ? un penny par semaine ? — Oh ! non, pas autant ; quelque chose au bout de l’an. — Quelque chose ? Que faut-il entendre par là ! Un baril de farine ? Une charge de pommes de terre ou quelque chose d’approchant ? — Oui, répondit le petit garçon les yeux baissés, quelque chose d’approchant.

« Il avait trois frères, tous vivant chez leur mère, et du produit de son travail. Il n’avait pas d’ouvrage. Comment en aurait-il eu ? personne n’en a. Sa mère a une cabane, sans le moindre bien ; pas une perche de terre ; pas une pomme de terre. Rien que sa cabane. Comment vivent-ils ? La mère tricote des bas. Je lui demandai si elle en avait à vendre chez elle. L’enfant répondit que non. Et comment ils se tiraient d’affaire ? — Comme nous pouvons, répondit-il encore. Nous lui donnâmes trois pence. Il les prit avec une joie navrante, et courut, en sautant, les porter à sa pauvre mère. Ciel miséricordieux ! quelle histoire à s’entendre conter, presque gaiement, par un enfant qui n’en saisit même pas le côté douloureux, tant elle est simple et naturelle pour lui. Bien simple, en effet. C’est l’histoire de chacun et de chaque jour. »

Avec tout cela, une gaieté vraie, toujours prête à se répandre en vives saillies. Une mendiante demande quelque chose à un voyageur anglais de taille colossale. — Combien voulez-vous donc, ma bonne ? dit le géant. — Musha, réplique la vieille avec un regard malin, j’ai reçu tout un shelling d’un gentleman plus petit que vous. L’Anglais se mit à rire et passa sans rien donner. Molière eût jeté sa bourse et dit : Merci.

En ouvrant le second volume, une vignette avait frappé nos yeux par sa disposition singulière. Elle représente une barque montée par quatre rameurs, et qui s’offre au spectateur dans une attitude perpendiculaire, très gênante sans doute pour les passagers qu’elle ballotte. Aussi se cramponnent-ils de leur mieux au banc de proue sur lequel ils sont à peu près assis. Le tout est intitulé : Bateau de plaisir à la chaussée du Géant. Il faut lire le passage qui sert de texte à cette charmante illustration, et les raisonnemens que Titmarsh se fait à lui-même, lorsque, tournoyant au gré des vagues, il se demande pourquoi diable il est dans cette barque, où le mal de mer commence à lui travailler l’estomac, et avec ces quatre rameurs extravagans… qu’il faudra payer, au bout du compte. Vient ensuite le guide, avec le jargon de ces sortes de compagnons.

« Chacune de ces baies, monsieur… (Prenez ma place, vous serez moins éclaboussé d’écume), chacune de ces baies a un nom qui la distingue. Voici Port-Noffer, et plus loin Port-na-Gange… Ce rocher est le Stookawns (chaque rocher a aussi son nom à lui), et là-bas… (Faites place, enfans… Hurrah ! nous voilà dessus ! Vous a-t-elle mouillé, monsieur ?…) Et là-bas c’est la caverne, qui s’enfonce à plus de cinq cents pieds sous terre, etc. »

On arrive enfin à la chaussée du Géant, après cent cinquante milles de route, accomplis tout exprès pour la voir ; et la chaussée n’est qu’un misérable pier au prix duquel le marché au poisson (hungerford market) serait un majestueux monument. Ainsi en juge du moins le voyageur désappointé. Il est vrai que le mal de mer n’embellit rien, pas même, nous l’attesterions au besoin, ce qu’une jolie voyageuse laisse voir de son bas de soie (ou de coton) lorsqu’un zéphyr indiscret nous révèle la couleur de ses jarretières. À plus forte raison doit-on rester insensible, dans l’état d’apathie où il nous plonge, aux attraits de la plus belle chaussée du monde.

Veuillez remarquer, — cette remarque n’est peut-être pas inutile, — que nous allons le train d’un railway, dans un pays où pas un railway n’existe encore. Sans nous en douter, nous avons traversé les comtés du sud de l’Irlande, plus pauvres, moins industrieux, mais bien autrement poétiques, bien autrement intelligens que ceux du nord. Nous avons vu Cork, Limerick, Galway, Drogheda, si célèbre par les massacres de Cromwell, Belfast, le Liverpool irlandais, tout hérissé d’églises et de temples, de meeting houses, de spinning mills, d’écoles protestantes, de colléges catholiques, de journaux orangistes et de journaux repealers, et nous voici à Coleraine, où le voyageur enregistre comme une des beautés de l’endroit le bas prix du bœuf. Une livre de bœuf pour quatre pence ! c’est bien autre chose que les piliers basaltiques de la fameuse chaussée dont nous parlions tout à l’heure.

Eh bien ! Coleraine même, — ce pays où le bœuf est à si bon compte, — est déjà ouvert à la corruption politique. Sur deux cent cinquante électeurs, — Titmarsh obtint sans doute ces renseignemens en raison de sa tournure éligible, — cinquante tout au plus votent par conviction ; les quatre autres cinquièmes sont assez éclectiques pour donner leurs voix à tout homme, whig ou tory, qui apporterait assez d’argent pour les payer. — « Béni soit Dieu, s’écrie le pieux touriste, puisqu’il met ainsi au niveau de Londres ces régions si sauvages en apparence ! Je gagerais que dans la petite île de Raghery, — ce rocher si stérile et si désert, — on trouverait déjà l’étoffe d’un bourg pourri ; loué soit Dieu, et louée la civilisation ! »

Mais, direz-vous, quelle opinion représente Titmarsh ? de quelles croyances, de quels préjugés est-il l’organe ? Si vous voulez notre avis, Titmarsh, en homme d’esprit qu’il est, se représente lui-même, et peut-être, s’il fallait le classer à toute force, le rangerions-nous dans l’éternel parti des gens d’esprit, un peu mécontens de toute chose. Il n’aime point les catholiques, mais il n’aime guère les protestans. Il ne vénère point O’Connell, qu’il a vu trôner à une séance de la corporation de Dublin dans le ridicule costume de lord-maire, et dont il a fait une charge excellente à la page 309 du second volume ; mais il tient en grand mépris les mauvaises parades que jouent le vice-roi d’Irlande et la prétendue aristocratie de Dublin, toute composées d’épiciers et de barristers ; noblesse de comptoir et de robe. Titmarsh reproche vertement au fameux collége catholique de Maynooth d’être l’institution la plus malpropre des trois royaumes, et propose de lui voter un subside en savon. Titmarsh se moque des beaux fils en uniforme qui traînent le sabre dans les villes d’Irlande, de ces beaux dragons raides et brillans, vernis depuis la pointe des cheveux jusqu’à la pointe des bottes. — Que veut donc Titmarsh, que demande Titmarsh, grand ennemi des universités anglaises et grand partisan des écoles d’agriculture ?

Nous ne souffririons cette question que d’un provincial. Un Parisien doit comprendre un Londoner. Un cockney n’est point une énigme pour un badaud. Il y a dans toutes les capitales, et en grand nombre, de ces êtres heureusement organisés, qui trouveraient à dire au Père Éternel lui-même, et sont bien décidés à s’en aller de ce monde sans y avoir rien laissé de certain dont ils n’aient pu douter, rien de sérieux dont ils ne se soient un peu moqué, rien de ridicule qui n’ait été par eux pris un instant au grand tragique. Nous les appelons des êtres, mais c’est dire trop ou trop peu : ce sont des paradoxes vivans que ces railleurs superficiels. Ils croient pouvoir tout dominer parce qu’ils comprennent tout ; ils ne reconnaissent de grand que ce qui échappe à la critique, autant vaut dire rien ; ils abusent d’ailleurs du droit de juger blanc aujourd’hui et noir demain, toujours suivant l’inspiration de leur caprice irresponsable, et toujours avec cette raison du moment que l’esprit ne manque jamais à donner ; bons camarades, au reste, convives charmans et toujours prêts à vous venger d’eux sur eux-mêmes, pour peu que vous ayez soif d’une si facile vengeance. Titmarsh plaisante la France en deux ou trois endroits. Il se moque de notre accueil empressé, mais vide, de notre affectuosité bavarde, mais banale et stérile, de bien des choses encore, et peut-être à bon droit. Cependant, comme Titmarsh est Français plus qu’à moitié, nous gagerions bien qu’il est tout prêt à nous faire ample réparation du mal qu’il a dit de nous. Quitte à recommencer le lendemain, si quelque bonne épigramme naît sous sa plume ou quelque bonne caricature sous son crayon.

En somme pourtant, et moyennant cette humeur particulière qui est justement le contraire d’un bienveillant éclectisme, moyennant cette faculté d’observation que ne dérange aucun parti pris, moyennant un sang froid parfait et une remarquable originalité de style, Titmarsh a écrit sur l’Irlande un des livres les plus agréables et les plus goûtés qui aient paru dans ces dernières années. Nous n’avons pu en donner qu’une idée fort incomplète ; mais comment transvaser une si subtile humour ? comment suivre un si agile voyageur ? En effleurant notre sujet, c’est-à-dire son livre, nous lui rendons ce qu’il a fait pour le sien, c’est-à-dire l’Irlande ; et nous nous déclarons très satisfaits si cette méthode nous a réussi comme à Titmarsh.


O. N.
  1. Chiffre officiel.
  2. Dey owe two hundred pounds at dat house, said she, and, faith, an honest woman can’t go dere.