Littérature américaine - Le Roman de la femme-médecin

Littérature américaine - Le Roman de la femme-médecin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 598-632).
LE ROMAN
DE
LA FEMME-MEDECIN

A Country Doctor, by Sarah Orne Jewett, 1 vol., 1884. Boston.


I

S’il est vrai que le roman soit le reflet des mœurs et que toutes les révolutions qui se produisent dans notre manière de penser et de vivre y trouvent un écho, s’il est vrai que les périodes de secousses violentes, de transformations profondes, aient donné à la littérature d’imagination un élan vigoureux et renouvelé les sources où elle s’inspire, nous aurons dans les dernières années de ce siècle des romans d’une saveur imprévue.

La loi sur le divorce, en diminuant le nombre des victimes condamnées sans rémission, en retirant au mariage son caractère définitif, à l’adultère ses excuses et à la séparation la part de périls et de tristesses qu’elle comportait toujours, va suggérer des dénoûmens trop faciles peut-être. D’autre part, l’ambition de fraîche date qui pousse les femmes vers des études et des emplois réservés naguère aux hommes justifie chaque jour davantage ce mot de M. Alexandre Dumas fils : « La femme commence à ne plus faire du mariage son seul but et de l’amour son seul idéal. »

Le but, c’est pour plus d’une Française déjà le diplôme de bachelier ès-lettres ou ès-sciences ; nous comptons même des licenciées ; on voit le nombre des institutrices tentées par le titre de professeur dans quelqu’un des lycées ou collèges féminins qui se multiplient à Paris et en province, augmenter de telle sorte que bientôt les aspirantes déçues seront forcées de s’expatrier en masse comme il arrive aux Allemandes qui vont chercher un salaire dérisoire à l’étranger. Et notre pays est cependant fort en arrière des autres pour cette revendication générale des droits de la femme. En Angleterre, une cinquantaine de doctoresses exercent la médecine. Les noms du docteur Frances Hoggan, du docteur Elizabeth Blackwell sont bien connus : cette dernière se met sur la brèche pour traiter, la plume à la main, les questions médico-sociales les plus délicates[1]. L’avenir des femmes célibataires est l’objet de la sollicitude de maintes réformatrices ; nous avons sous les yeux l’éloquente brochure de miss Muller[2] entre autres : elle déclare qu’une élite parmi ses pareilles doit être autorisée, encouragée à quitter la voie étroite des devoirs conjugaux et domestiques, ou tout progrès intellectuel est réprimé par une jalouse tyrannie, pour suivre la voie plus large ouverte sans distinction de sexe à tous ceux qui pensent et qui travaillent. Le lot d’épouse et de mère sera donc désormais abandonné aux personnes inférieures qui acceptent l’effacement de leur individualité, qui s’imposent une besogne spéciale, restreinte, relativement égoïste, au détriment de la grande œuvre accomplie envers la famille humaine en général. Selon miss Muller, il restera bien assez de celles-là, dévouées par choix à la félicité d’un seul, empressées à grossir les embarras qui résultent d’un accroissement de population démesuré.

En attendant qu’elle soit intellectuellement tout ce qu’un homme peut être, la femme s’efforce de ressembler physiquement à son rival. Nous ne parlons pas ici de la croisade contre les arrêts de la mode entreprise à travers le monde par miss King ; certaines dames ennemies d’elles-mêmes espèrent réussir, grâce à un système d’entraînement bien dirigé, grâce à un choix judicieux d’exercices de gymnastique, à supprimer la faiblesse qui est supposée chez elles s’étendre des membres au cerveau. Cette faiblesse, parée de noms charmans, et qui entre leurs mains habiles avait été longtemps une force beaucoup plus réelle peut-être que celle qu’elles songent à acquérir, va être remplacée par le développement musculaire favorable à l’éclosion des facultés créatrices.

Contraste curieux et caractéristique : un autre groupe, masculin celui-là, se presse autour de l’étendard de la Ligue de pureté[3], autour du signe de la Croix blanche[4], annexes des sociétés de tempérance proposées aux hommes qui pratiquent une continence absolue en dehors de l’état de mariage. Les affiliés, plus nombreux qu’on ne croit, s’engagent à considérer toutes les femmes comme des sœurs et à prouver leur virilité (manliness) en les protégeant.

Le monde est bien autrement renversé en Amérique, où l’avocat Bella Lockwood prétend à la présidence tout simplement ; mais partout ailleurs que dans ce pays par excellence du progrès, la seule carrière publique ouverte jusqu’ici à la femme est l’exercice de la médecine. Elle peut certainement s’y rendre utile si elle y apporte cette mesure, ce tact qui était jusqu’ici l’une de ses qualités les plus précieuses, qualité naturelle que la recherche de privilèges discutables va sans doute lui faire perdre. Il est évident que le docteur en jupon doit avoir pour les enfans qu’il soigne des entrailles quasi maternelles, une tendresse qui ne nuit pas à la science ; il est non moins certain que les femmes préfèrent ses conseils et son secours en certaines conjonctures délicates ; personne ne niera les services qu’ont rendus, avant même le corps érudit des doctoresses, les medical missionaries, au plus profond des colonies lointaines où, pour consoler lame et guérir le corps de leurs sœurs prisonnières, elles se glissaient dans les harems et dans les zenanas. Quelque antipathie que nous inspirent les émancipées proprement dites, si persuadé que nous soyons qu’elles cèdent souvent à un fâcheux esprit d’imitation ou de vanité en abordant des travaux pour lesquels leurs aptitudes ne sont pas faites, il nous semble qu’au nom de la pudeur, de la chasteté, du dévoûment, — vertus féminines en somme, — elles ont le droit de prendre rang parmi ceux qui soulagent l’humanité souffrante, et que la médecine est entre toutes les carrières celle qui, dès à présent, leur convient le mieux. Peut-être le temps amènera-t-il à de nouvelles concessions les rétrogrades eux-mêmes ; rien n’est impossible, au train dont marchent les choses. Il se peut qu’à bref délai toutes les excentricités soient permises à la femme, pourvu qu’elle n’abuse pas du vitriol et des coups de pistolet ; le règne de la virago parait proche ; mais on ne laisse pas de se demander si tous ces droits admis dans la pratique seront accordés de même au point de vue idéal, esthétique, dans le domaine de la fiction, s’ils y rencontreront quelque indulgence. Le public s’intéressera-t-il à l’épopée de la femme qui dissèque, de la femme qui pérore, de la femme électeur, de la femme fonctionnaire, de la femme physiquement modifiée par l’habit et par la gymnastique, comme il s’intéressait à l’idylle de cette créature inférieure, coquette ou naïve, faible ou perfide, qui n’avait d’autre destinée que l’amour ? .. Il faudra pour cela que les lecteurs de l’avenir, se transformant avec les héroïnes, ne ressemblent guère aux lecteurs d’aujourd’hui. Jusqu’ici, l’optique du roman est beaucoup plus rigoureuse que celle de la vie. Nous voulons des personnages sympathiques, peu nous importe qu’ils soient supérieurs ! Même la supériorité trop affirmée des personnages féminins nous refroidit bien vite : témoin Corinne, avec toutes ses beautés. Qui donc put jamais souffrir les muses inconstantes par divin privilège et les Madeleines géniales qu’excelle à évoquer la comtesse Hahn-Hahn ? Si nous permettons à nos héroïnes la musique et les arts plastiques, c’est que la première sert d’accompagnement aux orages de la passion, c’est que les autres servent de prétexte à de jolis costumes d’atelier ; encore, dans le second cas, préférera-t-on d’instinct à la grande peinture, trop ambitieuse, le portrait et les fleurs. Le cadre d’un théâtre, la qualité de cantatrice, de comédienne n’a rien qui nous déplaise ; l’héroïne en question peut y gagner d’être doublement femme ; nous supportons qu’elle soit institutrice pourvu qu’elle finisse par séduire le fils de la maison qui l’arrache, un mariage ou toute autre aventure aidant, à la pédagogie dont elle subissait le joug aride sans l’avoir choisi ; mais la femme de lettres ne sera jamais touchante : délaissée ou trahie, elle doit utiliser ses larmes, y tremper adroitement le bout de sa plume ; quant à la savante, n’entreprenez point d’en faire autre chose qu’un monstre de laideur. Préjugés, conventions,., soit ! .. quiconque tentera de les braver chez nous ne pourra manquer de voir qu’ils sont inébranlables.

A l’étranger, quelques auteurs ont eu cette audace, qui leur a mal réussi. En vain Mrs Beecher Stowe y a-t-elle employé toute la chaleur, toute la spontanéité, toute la gracieuse bonhomie de son talent, toute son autorité de réformatrice selon l’évangile. Elle avait pu par la bouche d’un vieux nègre révolutionner le monde esclavagiste, faire tomber au nom de l’Oncle Tom les chaînes qui meurtrissaient toute une race opprimée ; elle n’est pas parvenue à gagner de même la cause de la femme forte. La demoiselle philosophe, Ida van Arsdel (My Wife and I), avec ses cheveux courts à la Rosa Bonheur, sa mise indépendante, ses affectations de simplicité, son goût pour la physiologie, n’a pas tort de concentrer des trésors d’affection sur Darwin et sur Herbert Spencer, car aucun homme ne les paierait de retour, si grand que soit le courage et le mérite de cette vierge sage dont le triste lot est de faire valoir les folles. De son côté, M. Justin Mac-Carthy a compris qu’il essaierait vainement de nous attendrir sur la jolie conférencière de Dear Lady Disdain, Sybil Jansen, puisqu’il suppose au dénoûment que les utopies de son cerveau la consoleront des désenchantemens de son cœur. Les auteurs de l’Age doré, Mark Twain et Dudley Warner, ont mis en scène, il est vrai, un aimable et très féminin docteur : mais l’étude de la médecine n’est pour celle-là qu’un pis-aller ; il remplit le vide laissé dans sa vie par l’absence de l’homme qu’elle aime ; une fois mariée, elle remet au temps où quelque catastrophe dans les affaires lui fournira une bonne raison de prêter main-forte au père de famille, l’emploi de la plaque de cuivre qui porte deux mots étrangement accouplés : « Docteur Ruth. »

Tous ces types de femmes émancipées ou sur le point de l’être sont d’ailleurs des figures d’arrière-plan ; elles laissent l’attention s’arrêter sur d’autres figures moins exceptionnelles, pourvues des qualités bonnes ou mauvaises que notre mère Eve légua jadis à ses filles sans se douter qu’elles revendiqueraient jamais les fameux droits au vote et au pantalon. Il appartenait à une femme du talent le plus délicat, le plus pur et le plus modeste d’aborder de front le sujet scabreux et de le faire accepter.


II

Avant de donner ici l’analyse d’un Médecin de campagne, nous ferons connaître son auteur. Les précédens travaux de Sarah Orne Jewett, et ce qu’ils révèlent de cette personnalité singulièrement sympathique prêtent beaucoup de poids à la croisade commencée par elle avec autant de franchise que de prudence en faveur de la femme libre. Son patronage est de ceux qui obligent les plus récalcitrans à prendre en considération une cause douteuse. Nul auteur ne peut être soupçonné moins que miss Jewett de tirer des coups de pistolet téméraires pour rassembler et amuser la foule. Elle s’était bornée jusqu’ici à des tableaux exquis de la nature. Son premier livre intitulé : les Chemins de traverse, a le genre de charme qui assura jadis un succès de si bon aloi aux esquisses rurales d’une autre authoress presque contemporaine de Walter Scott, Mary Russell Mitford ; il est dédié aussi à un père adoré, « le meilleur des maîtres, le meilleur des amis, le plus sage des hommes, » le docteur Jewett, dont les leçons formèrent le jeune esprit de sa fille, tandis que tous les deux erraient ensemble par ces chemins de campagne qui devaient être ensuite le point de départ d’une fortune littéraire. De fait Country By-Ways ne se distingue de Our Village, le village de miss Mitford, situé au sud de la Grande-Bretagne, que par la pénétrante saveur de terroir qui nous transporte dès les premières lignes dans cette Nouvelle-Angleterre humoriste et puritaine à la fois. Un même sentiment a dicté les deux livres : le besoin plein de tendresse de peindre comme on les voit des scènes locales, d’humbles figures familières, afin de prouver que partout, dans toutes les conditions de la vie, le bien et le bonheur existent, que le moyen de les rencontrer est de les chercher en pleine nature, au grand air, au grand soleil. Miss Mitford a tracé ce cadre, miss Jewett après elle a travaillé à le remplir en s’aidant de nouveaux types et de nouvelles couleurs. D’abord elle s’est défendue d’aller loin ; toutefois bien des choses profondes et même hardies trouveront place dans les limites qu’elle a tracées sur le courant rapide que nous descendons en son agréable compagnie :

« Au-dessous du point où la marée se fait sentir, la rivière est coupée par une écluse, et, plus haut, se trouve le large réservoir d’un moulin où les amateurs de canotage abritent leurs bateaux tant que dure l’été. J’aime une fois l’an faire une croisière autour de cette jolie nappe d’eau, mais sans perdre de vue qu’il y a un barrage par ici et un barrage par là, que je suis prisonnière entre les deux ; j’ai le sentiment néanmoins que, si je voulais, ma barque pourrait aller ainsi n’importe où… Quand je la lance, rien ne la sépare plus du lointain des ports étrangers. Là-bas l’océan flue et reflue ; lorsqu’il monte, les biez étroits deviennent des rapides qui luttent impétueusement contre les rochers ; une bonne dose d’habileté est nécessaire pour se diriger en aval. Puis, dès que la rivière s’élargit, ce qui n’était à marée basse que flaques de limon et vastes étendues d’herbes marécageuses prend l’aspect d’un noble fleuve. Plus de rapides, rien que le courant très doux, après que la rivière, sortie des montagnes de l’intérieur, a décidément trouvé son chemin vers la mer, qui elle-même fait une partie de la route pour souhaiter la bienvenue aux sources, aux ruisseaux réunis qui répondent à son appel. Que mille hommes se rassemblent et c’est un régiment ; que mille ruisselets en fassent autant, voilà l’origine d’une rivière ; mais on se figure qu’ils ne se perdent pas ; l’individualité d’un fleuve doit tenir aux différens caractères de ses tributaires. Sans doute le dessin de ses rives, la qualité du sol qu’il traverse ont leur influence, mais sa vie proprement dite est quelque chose par elle-même, tout comme la vie d’un homme est indépendante des circonstances où elle se trouve placée. Une petite source jaillit, une seconde vient la rejoindre, puis une troisième, ainsi de suite jusqu’à ce qu’un large cours d’eau roule indifférent aux premières gouttes qui l’ont formé. Je voudrais trouver le commencement de ma rivière, la petite source qui retient le secret, qui a reçu l’ordre de marcher vers la mer en levant des recrues sur son passage jusqu’à ce que la majesté qu’elle va chercher monte au-devant d’elle ou du moins lui dépêche des députés royaux. Le fleuve est grand, quand il est fleuve et mer à la fois ; mais que cette dernière se retire, quelle mesquine figure fait le ruisseau descendu des montagnes dans ce vaste lit que l’océan remplissait ! .. »

Voilà un échantillon de la manière de miss Jewett, si l’on peut appeler manière la pente naturelle de son esprit vers les digressions. Plus d’un humoriste américain a suivi ce chemin en zigzags sur les pas des vieux essayists anglais ; malheureusement, ils tombent tous dans un défaut presque inévitable, la prolixité. Wendell Holmes, lui-même, l’auteur célèbre de l’Autocrate à déjeuner, ne sait pas contenir dans de justes limites l’heureux vagabondage de sa pensée. Miss Jewett, au contraire, a le mérite, rare partout, d’une forme brève et concise sang sécheresse. Le vol capricieux de ses réflexions la porte très haut à tire-d’aile : nous en étions aux menus détails de la terre, et brusquement nous voguons en plein ciel ; même élan poétique et religieux que dans les Horizons prochains ou dans Vesper, ces divins petits livres de femme. Mais, moins rêveuse que son émule genevoise, moins tourmentée, l’auteur des Chemins de traverse chasse toujours d’un sourire gai où se reflète une imperturbable santé morale, les larmes qui allaient lui monter aux yeux. Comme Mme de Gasparin d’ailleurs, elle nous pénètre d’estime pour telles petites gens qui se trouvent être des personnes très originales, très fières et ayant le droit de l’être. Avec cela une sorte de dévotion pour la période coloniale, ces vieux temps de l’Amérique dont les souvenirs l’ont constamment entourée ; en outre, le don d’entendre toutes les choses doctes ou troublantes que le moindre insecte des bois chuchote au moindre brin d’herbe ; des qualités de peintre empruntées à la fois aux réalistes hollandais ou à Claude Lorrain, selon qu’il s’agit du portrait ou du paysage ; un amalgame ingénu de panthéisme et de morale chrétienne ; voilà les caractères principaux d’un talent féminin, s’il en fut, nourri d’intentions bienfaisantes.

Embarquons-nous sur le bateau, qui met parfois une après-midi tout entière à faire deux milles, tant il s’attarde aux moindres accidens du rivage. Nous ne nous plaindrons pas de la lenteur de notre guide, bercés que nous serons par la plus variée des causeries à bâtons rompus : cela commence par l’histoire de ce bras ignoré du Piscataqua, qui coule entre le Maine et le Nouveau-Hampshire, histoire d’une grand’route aquatique très commerçante du temps où les voies de terre n’étaient ni sûres ni même praticables. Auparavant, les Indiens y péchaient le saumon ; antérieurement encore.., mais ici la curiosité rétrospective de miss Jewett rencontre des barrières dont elle s’afflige. Combien peu de gens se soucient d’une chose pour elle-même, de ce que fut cette chose avant qu’aucun lien la rattachât aux besoins ou aux plaisirs de l’espèce humaine ! Quel philologue s’avise de découvrir comment s’exprime un roquet pour engager le grand chien à lui prêter secours dans un combat ? Qui donc se préoccupe de savoir au juste l’air qui, joué par Orphée ou par Amphion, attendrit les animaux féroces, les pierres elles-mêmes, et de trouver la clé des conversations amicales entre les vieux saints et les hirondelles ? Voilà pourtant la science que voudrait posséder notre subtile Américaine ; elle a le respect des bêtes, qui, douées autrement que nous, le sont peut-être mieux que nous sur un point quelconque. Elle croit que le jour viendra du suffrage universel par excellence, où la raison d’être de toute créature qui respire sera comprise enfin, où les plus petites auront leurs droits et leur valeur propres, car la vie de cet atome émane de celle de Dieu ; sa forme matérielle est la manifestation d’une pensée, ce corps renferme un esprit ; .. oui, le corps du rat d’eau, qui donne la chasse aux moules de la rivière, et le corps de cette moule, qui attend une mort certaine sous la dent du rat d’eau. Quelle pitié que chaque être soit ainsi la proie d’un autre ! La mort, qui conserve et qui élève notre identité, est encore pleine de consolations ; mais comment réconcilier un oiseau, par exemple, avec son sort, qui est de faire partie de l’embonpoint d’un chat, traître de sa nature et rampant à l’affût ? Malgré cette question qui l’embarrasse, l’aimable discoureuse se plaît à supposer que notre mort n’est que l’anneau d’une chaîne, que le progrès se poursuit ininterrompu. L’herbe sort toute parfumée de la terre froide ; le bœuf, qui la broute et la rumine, se l’assimile, comme ensuite l’être humain s’assimilera sa chair, qui fera partie de cet être humain. Nous ne savons pas bien ce que c’est qu’un ange, mais la vie qui est en nous sera un jour nécessaire pour former cet ange…

Et, de divagations en théories, de paradoxes en vérités, nous glissons au fil de l’eau comme le bois en dérive, River Driftwood, interrogeant au passage un jonc fleuri sur les plus graves questions sociales, sur les problèmes les plus solennels de la vie et de la mort, ou recueillant, le long des quais détruits, le roman des ancêtres qui habitèrent ces vieilles demeures, restées plus imposantes cent fois que les nouvelles.

Il y a cinquante ans, — un long passé pour l’Amérique, — on ne communiquait pas avec l’Angleterre par le télégraphe, c’était un autre genre de civilisation avec moins de fièvre et plus de grandeur. Tout a changé depuis ; tout ce qui n’est pas disparu a du moins terriblement vieilli, tout, sauf la rivière, jeune autant que jamais, qui s’élève toujours très haut au printemps, qui ne se tarit point en automne, où les petites voiles blanches jouent encore comme des papillons au soleil, et sur les bords défendus de laquelle continuent à s’ébattre, de génération en génération, les représentai enfantins de l’école buissonnière.

Ce n’est pas le bateau sur la Piscataqua, mais une jument passablement rétive, que sa maîtresse n’aime que mieux pour l’humeur indépendante qu’elle témoigne, qui nous conduira dans les grands bois de pins, d’érables et de chênes dont se hérissent les collines rocheuses d’Agamenticus à Eliot. Les sentiers sont rudes et déserts ; tant mieux ! Miss Jewett nous expliquera les relations de la nature sauvage avec ce qui est apprivoisé, cultivé, relations étranges et mystérieuses qui demeurent pour elle l’objet d’un perpétuel intérêt : « Dans le crépuscule d’un soir d’automne, dit-elle, je me surprends à fredonner une chanson bizarre qui s’accorde avec le refrain des grillons et les cris étouffés ou stridens des milliers de créatures qui grouillent dans l’herbe. J’oublie absolument le reste du monde ; je me demanderais volontiers ce que je suis ; à peine ai-je gardé la vague conscience de moi-même ; il me semble n’être plus qu’une parcelle de cette grande existence qu’on nomme la Nature. Ma vie se perd dans toute vie, et je ne me sens jamais aussi heureuse que là où je puis découvrir une proche parenté entre moi et l’ami dont me rapproche le hasard d’une rencontre : arbre ou colline, mer ou fleurette ; plus d’une fois je me retourne pour le revoir encore. » Cette large sympathie s’étend de tout ce qui respire aux morts eux-mêmes, aux générations éteintes qui ont avant nous foulé ce sol, habité cette maison que nous appelons nôtre. N’avons-nous pas hérité de leurs goûts, de leurs plaisirs ? ne continuons-nous pas dans le même lieu la tâche qu’ils ont commencée ? Assis à la place favorite de quelqu’un, nous regardons le même paysage avec des désirs, des espérances, des projets que l’on eut avant nous. « La trace de toutes ces carrières interrompues par la mort se retrouve dans la nôtre ; ces absens, qui jadis ont vécu sous notre toit, sont des amis disparus. Ainsi, dans une cathédrale, l’encens de messes innombrables s’accumule et continue de flotter comme un esprit de prière, nous rappelant que d’autres cœurs ont apporté leur fardeau ici et s’en sont allés soulagés. » Voilà, par parenthèse, une comparaison avec les cathédrales, un emprunt signalé à notre vieux monde qui trahit cette nostalgie du passé dont est possédé le nouveau. Les vieilles pierres, les antiques souvenirs, notre héritage, à nous autres Européens décrépits, forment décidément un trésor enviable, puisque la jeune Amérique l’invente au besoin pour donner le change à ses aspirations, comme nous le voyons faire à miss Jewett, en extase devant certaine ferme abandonnée de l’ère des défrichemens, qui pour elle représente une ruine. Des aventuriers y défendaient leur bétail contre les fauves et les Indiens, tel est le résumé des annales héroïques d’un monument dont souvent il ne subsiste plus que les caves cachées sous des broussailles ; leur existence est à peine révélée par le son creux que rend le sabot du cheval en frappant ces voûtes invisibles. N’importe, on se contente de cela faute de mieux. Salut au passé ! Par-delà l’Atlantique on lui dressera des autels tout neufs, tandis que nous renverserons ici ceux que le respect des âges avait élevés à ses institutions. C’est ainsi que tourne la grande roue du progrès : le modèle des républiques recueille à genoux nos vieilleries monarchiques mises au rebut par les révolutions.

Point du tout, vous n’y entendez rien, nous répondra miss Jewett, la grande masse des Américains, les citoyens de l’Ouest traiteraient tout cela de superstitions oiseuses, mais je suis une provinciale, moi, et j’exprime les opinions d’une minorité dont je fais partie ; opinions toutes naturelles puisque pendant des années la Nouvelle-Angleterre ne fut qu’un morceau transplanté de la vieille Angleterre. Tous nous pouvons nous rappeler des gens âgés dont les idées se moulaient encore sur celles de leurs ancêtres anglais. Il n’y a guère plus d’un siècle, nous étions colonie britannique, pénétrés jusqu’aux moelles des usages de notre mère patrie. Maintenant un élément nouveau s’est glissé même dans celles de nos villes qui ont le moins changé ; le flot venu de l’Ouest engloutit les traditions. Il a dépassé la tête des idoles imposantes que nos grands-pères adoraient et auprès du trône chancelant desquelles on nous avait du moins appris à passer avec respect. Assurément une de nos vieilles dames transportée soudain au milieu de la société d’une ville de province du Royaume-Uni s’y trouverait chez elle, tandis qu’à l’ouest de son propre fleuve Hudson, elle éprouve presque l’embarras d’une étrangère, se sentant si singulièrement en retard, rétrograde sur tous les points. Mais nos vieilles dames s’en vont et nos vieilles coutumes, nos vieux sentimens avec elles. Il y aurait beaucoup à écrire sur la disparition seulement des cours fermées devant les maisons d’un village. Ne dirait-on pas que cette suppression est symbolique d’un changement absolu dans la situation des femmes, du passage de la sujétion traitée par quelques-unes d’esclavage à cette égalité avec l’homme qui permet de franchir les barrières, au lieu de rester captive dans l’humble carré de sol où nos aïeules régnaient sans doute, mais à la condition de ne rien connaître du reste de la ferme, travaux des champs, politique extérieure ? Maintenant le monde entier est entré dans le domaine féminin si petit naguère, les hautes palissades sont abattues.

Ajoutons que plus d’une course aventureuse à travers les sphères désormais ouvertes n’est point dirigée par l’esprit de sagesse qui préside aux Chevauchées d’octobre. « Le monde marche, dit miss Jewett, il marche d’année en année. Nous pouvons utiliser ses forces à notre guise, perfectionner ceci ou cela, mais nous ne pouvons créer des forces nouvelles ; nous nous servons seulement des outils que nous trouvons pour sculpter le bois que nous trouvons aussi. Il n’y a rien de nouveau ; nous découvrons, nous combinons, nous employons. Voilà le fruit sauvage, le même fruit au fond qui fait gagner son prix à l’habile jardinier. Ce monde est le même monde. Vous trouvez un diamant, mais le diamant était là il y a mille ans ; vous ne l’avez pas fait en le découvrant. Nous croissons spirituellement jusqu’à ce que nous ayons saisi quelque grande vérité divine, mais elle fut toujours vraie et elle attendait que nous vinssions à elle. Qu’y a-t-il d’étrange et de nouveau dans le monde sauf nous-mêmes ? Nos pensées sont à nous. Dieu nous donne la vie seconde par seconde, mais il nous la donne pour être à nous. » Telles sont les réflexions qu’elle promène sous les grands arbres a par ces journées d’automne, où respirer l’air produit le même effet que de boire un vin généreux, où chaque touche du vent contre notre visage est une caresse, un baiser rapide et doux. Vous avez le sentiment d’une agréable compagnie, c’est un jour qui vous aime. »

Chaque arbre a son caractère, non pas seulement celui de l’espèce ou celui qui résulte des qualités du terrain, mais à proprement parler son caractère individuel ; il y a de curieuses ressemblances sous ce rapport entre eux et l’espèce humaine : une populace qui lutte pour la vie de plus d’une façon et des groupes de citoyens aisés qui se respectent. Certains arbres ont une vaillance naturelle qui leur fait pousser leurs racines dans le sol et leurs branches vers le ciel, quoiqu’ils soient nés sur un rocher ou sur un sable aride. D’autres y deviendraient difformes et rabougris, ceux-là sont forts quand même et se rendent utiles comme les grands hommes de ce monde qui sont montés de la misère à la royauté. Un bel arbre est, en effet, le protecteur d’une foule d’intérêts moindres, c’est une force centrale qui met en mouvement et qui presse des milliers d’activités.

Si un homme ou un arbre a en lui ce qui fait qu’on est grand, qui donc l’empêchera de grandir ? Combien d’arbres chétifs qui ont été plantés avec soin, tandis que le plus noble cèdre peut avoir lutté contre le roc jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa nourriture, et quand il a acquis toute sa taille, les obstacles, loin de le gêner, lui servent pour y cramponner ses racines et résister à l’ouragan ! Un caractère ne dépend pas des circonstances extérieures ; vigoureux, il triomphera ; faible, il succombe au moindre choc. La plupart des arbres sont réunis par compagnies et on ne les connaît d’abord qu’en masse, mais l’observation vous apprend que deux arbres, pas plus que deux personnes, ne peuvent être exactement semblables. Et c’est une chose curieuse à constater que les différences de races ; un chêne au milieu de plus du Nord est dépaysé, comme le serait un Anglais chez des Japonais. Il y a une aristocratie parmi les arbres aussi bien que parmi les hommes. Qu’imaginez-vous de plus majestueux qu’une rangée de vieux ormes, serrés, épaule contre épaule, devant une vieille demeure ?

Et la vie des arbres s’entrelace à celle des hommes sous la plume alerte de miss Jewett ; elle passe d’une boutade sur les arbres domestiques, sur le pommier, qui échappe aux conventions de la vie des vergers pour aller fleurir au bord d’une route, quitte à prendre l’aspect le plus désordonné si l’on cesse d’avoir soin de lui, à l’histoire de la Fortune d’André, un brave garçon du village qui perdit son héritage quand il en avait besoin et qui le retrouva quand il n’en voulait plus, mais qui se consola par un acte de générosité obscurément accompli, sans autre témoin que sa conscience.

Ou bien il s’agit de l’églantier qui parfume l’air au-dessus d’une tombe d’enfant, abandonnée dans la campagne, auprès des dernières pierres de ce qui avait été la demeure de l’enfant, et elle rattache l’aspect de cette petite tombe à un souvenir de petit bateau perdu par quelque gamin et qui, emporté par la rivière, avait été livrer à la mer ses misérables débris : perte insignifiante sauf pour son propriétaire, qui le trouvait aussi beau que l’est à vos yeux le plus fier vaisseau de ligne,.. naufrage d’une frêle espérance, jouet de baby devenu celui des grands vents et des vagues furieuses.

A quoi put servir l’existence du petit enfant endormi dans la tombe abandonnée ? Dieu le sait, son lit est bien court et nul ne se rappelle son nom, mais plus d’un parmi nous se trouve mieux peut-être de ce qu’il a, un jour, apporté dans le monde un peu d’amour qui auparavant n’y était pas.

La trame des histoires simples et brèves qui alternent avec les effets de soleil, avec les promenades et le vagabondage pur et simple de la causerie familière, cette trame, légère comme celle d’une toile d’araignée, ne saurait supporter beaucoup de broderies. L’adroite ouvrière réussit à l’embellir sans la surcharger. Ses héros, ses héroïnes ne sont que des figures accessoires esquissées en deux traits, expressives et ressemblantes néanmoins, juste ce qu’il faut en somme pour donner de la vie au tableau, — paysage comme dans The Landless Farmer (le Fermier sans terres), tableau d’intérieur comme dans Good Luck (Bonne Chance), effet de mer traversé d’un rayon de soleil dans the Mate of the Day-light (Le Second du Point-du-Jour), petites scènes de mœurs cléricales et villageoises regardées à la loupe, dans the New Parishioner (le Nouveau Paroissien), etc… Les rudesses du dialecte, encadrées çà et là, font valoir sans apprêt la rare pureté d’un style aussi coulant qu’il est original.

Un bijou dans ce genre modeste, c’est le petit livre qui, à travers les promenades et les entretiens de deux jeunes filles, nous donne une impression si vive de l’aspect des côtes de la Nouvelle-Angleterre et du caractère des habitans d’un vieux port abandonné : Deephaven. On sort de cette lecture fortifié au moral, comme le furent au physique par l’air salin les deux amies qui nous racontent leur séjour d’un été sur cette plage sans prétentions. Elle s’y sont installées ensemble seules, tandis que leurs parens voyagent et, dès le début du récit, éclate ce goût d’indépendance que l’éducation encourage au lieu de le réprimer chez les Américaines. Les joyeuses solitaires de Deephaven sont naïvement ravies de diriger leur petit ménage, de sentir peser sur elles le fardeau de la vie matérielle, d’avoir à vaquer aux provisions sous peine de famine. Remarquez que ce sont des personnes aussi cultivées qu’intelligentes, capables de lire Emerson à leurs momens perdus. Mais les momens perdus sont ici bien mieux employés au grand air. En leur compagnie nous prenons goût à des plaisirs d’enfant de six ans, nous errons dans le sable à la recherche des coquillages, nous assistons du haut du phare à des couchers de soleil innombrables ; nous prêtons une oreille attentive aux récits des vieux capitaines en retraite qui forment la société de l’endroit ; nous découvrons des tragédies dans les inscriptions du cimetière qui rappellent tant de naufrages. Elles rament, elles pèchent comme de petits matelots, et n’ont pas pour cela une gentillesse de moins ; bref, leur société est si attachante, que nous quittons avec regret, nous aussi, ce Deephaven où l’on eût pu facilement s’ennuyer et où l’on s’est amusé tout le temps au contraire, grâce à une imperturbable bonne humeur, à l’heureuse faculté de jouir de tout, au discernement plein de bienveillance qui fait deviner à l’observateur un diamant dans sa gangue, un fruit savoureux dans l’écorce épineuse ou bourrue, une belle âme sous la peau tannée du plus grossier des loups de mer.

Jouir des moindres choses, tirer parti de tout, c’est le secret qu’à chaque ligne enseigne miss Jewett sans prêcher ; pour elle il n’y a pas de vie brisée irrémédiablement, pas d’infortune qui n’ait un bon côté : « Les grands chagrins de notre jeunesse deviennent parfois le charme de notre âge mûr ; nous ne pouvons nous les rappeler qu’avec un sourire. » Ceux qui attendent trop de la destinée iront à son école avec profit et se trouveront bien de connaître les vieilles filles dont elle nous présente des variétés adorables, depuis la placide miss Horatia, qui conserve silencieusement au fond de son cœur le souvenir d’un fiancé perdu en mer, heureuse dans son veuvage parce qu’elle sent le roman de ses jeunes années se dessiner de plus en plus au lieu de s’effacer, à mesure qu’une longue fidélité l’ennoblit à ses propres yeux et aux yeux de son entourage, depuis cette touchante Horatia qui voit un jour le soi-disant défunt qu’elle pleure revenir, sans la reconnaître, sous la figure d’un vieil ivrogne vagabond et débauché, secouru en passant avec un mélange d’horreur et de compassion, jusqu’à la servante Mélisse, qui conserve au bout de sa laborieuse carrière la verdeur résistante du cèdre, ses rudes qualités de freshness, toughness and quaintness, intraduisibles dans aucune langue, la fraîcheur, la solidité, la bizarrerie qui semblent les représenter, n’en donnant qu’une idée faible et incomplète ; depuis miss Catherine Spring, la ménagère modèle qui, en allant chercher un sou de crème, rapporte la fortune dans son pot au lait, jusqu’à miss Sydney, qui, après avoir aimé les fleurs d’une passion égoïste, finit par sacrifier ses chéries au plaisir des petits malades d’un hôpital d’enfans, à la joie de pauvres êtres qui sont des fleurs à leur façon, des fleurs prêtes à fleurir dans le jardin de quiconque les console, des fleurs qui vous bénissent pour les avoir bénies, qui vous aiment pour les avoir aimées, des fleurs qui ont des yeux comme les vôtres, des pensées comme les vôtres, une vie semblable à votre vie…

L’art de nous intéresser aux détails, voire aux détails infiniment petits de cuisine, par exemple, est poussé, chez Sarah Jewett, au même point que chez un Van Ostade ou un Gérard Dow ; dehors « lie écoute pousser l’herbe pour ainsi dire et elle nous fait partager sa sensation ; au coin du feu, elle flatte notre odorat par les appétissans arômes d’un souper de famille ; elle nous force d’apprécier la savante confection du pound-cake. Réaliste, elle l’est ; en ce sens que tout ce qui semble invraisemblable, exalté à faux, lui répugne étrangement ; elle a employé cependant l’élément fantastique ou semi-fantastique dans deux nouvelles : « Sorrowful Guest et Lady Ferry. L’Hôte affligé est un pauvre diable qu’obsèdent sans relâche des hallucinations ; durant la guerre, à la veille d’une bataille, il a échangé avec son meilleur camarade un serment étrange : chacun d’eux a juré moitié sérieusement, moitié par plaisanterie, que s’il mourait le premier, il reviendrait auprès de l’autre. Or, l’un des compagnons a disparu, on le croit tué ; aussitôt l’illusion horrible, incessante, commence pour celui qui survit. Ce phénomène d’une imagination frappée doit être évidemment le prélude de la folie puisqu’à la fin du récit il se trouve que le prétendu mort, le revenant incommode, n’était qu’un déserteur. Dans ce petit récit, merveilleux de précision, se trahit la science d’analyse d’un médecin ; le docteur Jewett a dû beaucoup causer avec sa fille des désordres du cerveau, de leurs causes, de leur marche progressive.

Il y a encore de la démence dans le cas de Lady Ferry, cette ruine du passé si vieille, si vieille qu’on ne peut compter son âge et qui se croit condamnée à ne jamais mourir, mais pour l’enfant qui est censée nous raconter ses rapports avec la prétendue immortelle momifiée sous ses atours du siècle dernier, c’est la fable même de la vieillesse de Tithon transportée dans une réalité douloureuse. L’habileté de l’auteur est de nous faire ressentir le mélange de surprise, de curiosité, d’attrait craintif qu’éprouve la petite fille confidente des divagations de ce squelette-fée auquel, dans un élan de pitié, elle donne un jour le baiser qui arrachera une dernière larme à ces yeux sans regard, impatiens de se fermer :

— Que Dieu ne vous laisse pas languir comme moi, après tous les vôtres, dans une si longue vie que vous ayez oublié tout, même que jadis vous fûtes un enfant !

Ce monde est une école qui nous prépare à de plus larges sphères ; la leçon est presque interminable pour lady Ferry. Nous apprenons cependant avec un soupir de soulagement qui prouve aux gens les plus épris de la vie combien un pareil sort serait redoutable, que cette leçon aride et désolée a eu tardivement une fin, que l’immortelle est morte.

Un souci du simple et du vrai qui la poursuit à travers les caprices mêmes de la fantaisie, une conclusion morale ingénieusement amenée, voilà ce qui assure aux livres de miss Jewett leur juste renommée de bons livres. Reste à savoir si elle réussira dans le roman comme elle a réussi dans ses esquisses champêtres, où la philosophie et l’humour s’allient à l’élément pittoresque toujours surabondant. Ses petites nouvelles Old Friends and new trahissent plus d’une maladresse, plus d’une faute contre l’ordonnance. Le sujet qu’elle ne sait ou ne veut pousser, disparaît sous les digressions ; elle passe systématiquement à côté des scènes violentes. On s’en aperçoit surtout dans l’Amant perdu, où une situation pathétique tourne court avant le point culminant et, à notre regret, demeure suspendue plutôt que dénouée ; c’est bien pis encore dans l’histoire de la femme-médecin, le seul ouvrage de longue haleine qu’ait produit cette plume pénétrante, mais non pas créatrice. Passion, mouvement, variété, il ne faut demander rien de tout cela au Village Doctor. Toute la séduction douce du talent de miss Jewett parait s’être concentrée sur un but : obtenir la grâce de la femme forte, de la femme libre, montrer ce que lui coûtent sa force et sa liberté, combien de vertus féminines continuent à fleurir sous les mâles facultés acquises au prix de sacrifices qui forcent notre respect, sinon notre sympathie.


III

Le premier chapitre s’annonce pourtant dramatique, comme si l’auteur se proposait d’échapper une bonne fois à la méthode discursive qui lui est chère et d’entrer résolument dans l’action :

« La journée avait été chaude, presque étouffante, ainsi qu’il arrive quelquefois chez nous en novembre, un mois bizarre, qui est à lui seul un abrégé de tous les autres, avec ses changemens perfides du soleil à la tempête. Cette après-midi-là rappelait le printemps, l’air était doux et humide, et les bourgeons des saules s’y trompaient jusqu’à se gonfler quelque peu, tandis que le gazon, loin de se flétrir, semblait avoir pris une verdure nouvelle. Vraiment c’était comme un sursis accordé par l’hiver…

« La nuit épaisse qui accompagne de bonne heure cette température hors de saison avait interrompu les plaisirs de la journée, quand une jeune femme portant un enfant dans ses bras quitta la grand’route pour prendre le sentier qui conduit vers le sud, à travers les champs et les pâturages. Elle semblait sûre de son chemin et le suivait sans hésiter, quoiqu’il fût facile à une personne étrangère au pays d’en perdre la trace, car tantôt il disparaissait sous les fougères, tantôt il était coupé par des buissons de laurier, ou bien encore il s’égarait parmi les plus de petite taille, dont l’ombre noircissait l’obscurité. Elle s’arrêtait parfois pour se reposer et reprenait sa marche avec plus d’effort, mais toujours sans faiblir, comme si elle eût craint d’arriver trop tard à l’endroit qu’elle cherchait. L’enfant endormi paraissait un trop lourd fardeau pour une femme aussi délicate.

« Après quelque temps, le sentier déboucha dans un pays plus découvert : il y avait à gravir une colline basse ; au sommet, la frêle créature s’arrêta hors d’haleine, la tête penchée vers l’enfant, tandis que sa silhouette se profilait debout sur le ciel assombri. On avait autrefois dressé à cette place qui dominait toute la campagne environnante des ouvrages en terre contre les Indiens. La voyageuse s’assit sur ce qui restait d’un mur de défense écroulé, sans crainte apparemment de l’humidité froide qui commençait à se répandre et la faisait frissonner. L’enfant sur ses genoux, elle se berçait de droite à gauche avec une expression de morne et inconsolable désespoir. Il s’éveilla, le pauvret, il se mit à pleurer, surpris, effrayé peut-être de se trouver dans ce lieu inconnu et abandonné. Pour le calmer, elle reprit sa marche. Au pied de la colline il y avait un ruisseau qui, grossi par les pluies, roulait avec fracas dans l’herbage paisible, comme s’il eût protesté tout haut contre une mortelle injure, contre un souvenir douloureux. Ce fut vers lui d’abord que se dirigea la jeune femme, en suivant pour cela un petit talus, tout ce qui restait du chemin couvert qui avait conduit de la garnison à la source jaillissante au-dessous. Si l’idée lui était venue d’étancher sa soif, elle y renonça, car soudain, tournant à droite, elle suivit quelque temps le ruisseau, puis remonta vers les hauts plateaux qui, sous la clarté du soleil, montrent leurs prairies d’une belle verdure lisse et brillante, avec un pommier moussu çà et là, ou la cave ruinée d’une ferme depuis longtemps détruite.

« Il faisait tout à fait nuit maintenant ; l’année était trop avancée pour que le cri d’aucun insecte troublât le silence ; l’air soulevé qu’on ne pouvait guère appeler du vent, agitait alentour ses vagues lentes, et quelques feuilles sèches frémirent sur une vieille aubépine qui poussait près du creux où s’était autrefois blottie la maison. Des bruits étouffés venaient de la rivière. Tout le paysage semblait assoupi dans les ténèbres, mais l’abandonnée ne se souciait pas qu’on lui tint compagnie, elle acceptait que le monde dormît et n’eût rien à lui dire ; cela convenait à son humeur ; il semblait qu’elle fût le seul être vivant. De ce côté de la rivière, il y avait un cimetière, champ de mort primitif où les tombes n’étaient marquées que par de grosses pierres, et où l’herbe tondue par les brebis s’étendait sur des générations éteintes de fermiers. En plein jour, ce cimetière avait la libre vue des bois de plus et de l’eau courante et rien ne lui dérobait le ciel ; mais maintenant, on eût dit une prison murée par la nuit. Malgré tout l’empressement fiévreux que la pauvre femme avait mis à atteindre cette place, et quel que fût le but qui lui avait fait chercher le bord de la rivière, elle s’arrêta une minute indécise : — Non ! Non ! gémit l’enfant dans son sommeil. — À cette voix plaintive, elle frémit et s’élança en avant, puis ses pieds ayant buté contre une tombe, elle se détourna et prit la fuite. La malheureuse n’était plus seule, il lui semblait qu’une légion de fantômes errans à la faveur des ténèbres eût découvert sa présence indiscrète, et qu’en lui donnant la chasse, ce troupeau fantastique l’attaquât de tous côtés. Comme elle se précipitait maintenant vers la lumière de plus en plus distincte qui avait brillé derrière elle tout le long de son chemin ! Comme elle avait hâte de le rejoindre, ce feu encore lointain d’une ferme ! Ne l’appelait-il point ? ..

« Une terreur sans nom lui prêta des forces surnaturelles. Telle qu’un animal traqué, elle revint éperdument sur ses pas. Toutes les histoires terrifiantes qu’elle avait entendues jadis à propos de ce lugubre voisinage surgissaient dans sa mémoire. L’enfant criait, mais elle n’était plus capable de répondre à ses pleurs. Bien des fois, elle tomba brisée, à bout de souffle, et la dernière fois elle ne put se relever. Lentement, péniblement, en s’y reprenant avec peine, elle rampa sur le sol, de plus en plus près à chaque effort de la lumière qui scintillait sous l’ombre du toit avancé. Son unique désir était de l’atteindre ; la peur de ses ennemis fantastiques s’était dissipée, elle voulait toucher ce seuil, voilà tout, et quand elle y réussit enfin, quand elle eut embrassé le bord de la marche usée où se cramponnèrent ses deux mains, elle poussa un long soupir, laissa échapper l’enfant, et resta là, gisante, immobile ! .. » Naturellement le lecteur est impatient de savoir quel remords, quel désespoir a porté cette infortunée d’abord vers la rivière, puis, par une subite réaction, vers l’abri de son enfance, depuis longtemps abandonné, mais il lui faudra avant cela pénétrer dans la ferme et, longuement, patiemment, écouter force commérages en vieil anglais du cru, tel que l’écorchent les paysans. Ces propos s’échangent entre la maîtresse du logis, Mrs Thacher et ses amies les dames Dyer, mariées à deux jumeaux inséparables, qui ne sont pas fâchés, paraît-il, de rester seuls ensemble à boire du cidre, tandis que leurs femmes devisent avec une voisine. Dans ce jargon nous est révélée à bâtons rompus l’histoire d’une fille ingrate dont le mariage a mal tourné, que la misère devait ramener au nid, mais qu’un intraitable orgueil retient encore loin de sa vieille mère. Le ronflement du rouet, le cliquetis des aiguilles, la discussion d’un point de tricot, la chronique du village ressassée par trois bonnes femmes, qui se soucient plus que nous du prix de l’huile de baleine, de sa supériorité sur le suif, des recettes de pâtisserie, etc., — tout cet accompagnement monotone d’une veillée rustique refroidit l’intérêt excité du premier coup et qui ne retrouve plus jamais la même intensité. Ce procédé photographique, pour ainsi dire, appliqué trop complaisamment à la reproduction des petites choses de tous les jours, a été reproché à George Eliot elle-même, qui le rachetait par tous les dons du génie. Miss Jewett, qui n’a que du talent, a tort d’y sacrifier. Ceux qui cherchent querelle aux intarissables tasses de thé des romans anglais s’impatienteront bien plus encore contre certaines pommes savourées par petites tranches autour du feu de la ferme, tandis que la malheureuse Adeline agonise à la porte. Elles sont, ces fameuses pommes, le résultat d’une greffe exquise rapportée de la mère patrie à un Thacher, alors que le fruit greffé passait pour infiniment rare dans ce pays tout neuf. La rumeur publique accusait le vieux Thacher d’aller, chaque fois que l’importunité de ses voisins lui arrachait une branche de son fameux pommier, détruire la nuit cet œil précieux enté sur l’espèce indigène. Depuis, ses descendans se sont montrés moins avares et moins jaloux ; n’importe, les pommes d’or venues d’Angleterre n’ont jamais voulu mûrir que dans le verger des Thacher. C’est fort bien, mais cette légende dédiée aux jardiniers n’est nullement à sa place, pas plus que celle de la nuit sans chandelles où le feu père d’Adeline se cassa la jambe. Quand donc la fermière, oppressée depuis le coucher du soleil par de tristes pressentimens, entendra-t-elle enfin, un petit cri étrange derrière la porte, un cri qui la fera frissonner ? Quand donc se décidera-t-elle à ouvrir toute tremblante en demandant :

— Qui est là ?

Bon ! Nous touchons au point palpitant, notre curiosité va être satisfaite. Pas encore. Une digression, inexcusable en ce cas, nous conduit, comme par taquinerie, dans la ferme voisine, chez Martin, Dyer. La fille de Jacob Dyer, l’autre jumeau, reçoit ce jour-là son prétendu ou, selon l’expression de ses parens, le jeune homme qui lui tient compagnie ; et le père, se rappelant sa propre jeunesse, a laissé la maison aux amoureux ; il a profité de l’occasion pour aller jaser avec son frère du seul moment de leur vie où ils aient été séparés. Jacob était tenté alors par les longues traversées, ce qui ne l’empêcha pas de descendre, pour retourner vers Martin, au premier port où toucha la goélette sur laquelle il s’était embarqué. Une même expérience a fait de ces émules perfectionnés des Deux Pigeons comme un seul être, et cependant, taciturnes avec les étrangers, ils ont toujours quelque chose à se dire. Rien ne les contente (mieux que la société l’un de l’autre. Le mérite du cidre des deux frères Dyer est expliqué aussi longuement que celui des pommes de Mrs Thacher. Comme ils fument lentement leurs pipes, ces braves jumeaux, qui nous deviendraient sympathiques partout ailleurs qu’au début du récit, où ils sont décidément importuns ! Comme ils s’appesantissent sur leurs petites affaires personnelles avant d’en venir à l’histoire d’Adeline Thacher ! C’est ainsi dans la vie sans doute : la vie ne va pas droit au but, elle a de singuliers méandres, elle est encombrée d’épisodes qui ne se rattachent que fort indirectement à son intérêt principal et de personnages qui n’ont qu’un faible lien avec ce qui représente l’intrigue d’un roman. A cela que répondre, sinon ce qu’on a dit déjà : que l’art n’admet point de calque absolu, mais une imitation libre, qui est la vérité littéraire ? C’est un tort de nous faire lire l’histoire d’Adeline à travers le bon sens terre à terre et les jugemens étroits dans leur honnêteté de ces paysans, que les fêtes prochaines de Noël amènent à se rappeler l’enfant prodigue, toujours attendu. L’ambition, à les en croire, a perdu Adeline. Au lieu de travailler dans les fabriques de la ville voisine jusqu’à ce qu’elle se fût amassé une dot, comme c’est l’usage, elle a écouté un jeune homme d’une condition supérieure à la sienne, elle a voulu devenir une dame tout de bon et, de ce mariage disproportionné, il n’est sorti que de la discorde. Imaginez deux violons qui jouent à la fois un air différent… Voilà, selon les sages Dyer, la situation de deux époux nés, l’un au sommet, l’autre au bas de l’échelle. Adeline s’éloigna de sa propre famille sans savoir se concilier les parens de son mari ; elle irrita ces derniers comme à plaisir ; l’obstination, l’orgueil, caractérisent du reste presque tous les Thacher et un vice affreux est dans leur sang : ils boivent…

Ainsi nous sommes avertis : l’ivrognerie a contribué au dégoût de John Prince pour cette jolie fille dont il s’était féru jusqu’à en faire sa femme. Cette découverte suffit pour nous détacher d’elle à notre tour. De tous les vices, l’ivrognerie chez une femme est celui qui rencontre le moins d’indulgence. Nous étions prêts à excuser la fille séduite ; l’épouse légitime qui se grise nous fait horreur.

Mrs Martin Dyer entre essoufflée dans la chambre où les deux frères fument en se chauffant les jambes. Le trop grand feu qu’ils ont allumé au risque de brûler la maison l’indigne, si émue qu’elle soit de choses plus graves : mais le moment serait mal choisi pour quereller. Adeline est revenue, elle se meurt, il faut aller chercher le médecin. Voilà un nouveau personnage en scène, cet excellent docteur Leslie, le bienfaiteur quotidien du village, dont la seule présence est un soulagement. Au premier regard jeté sur la malade, il devine qu’aucun remède n’est possible, que cette jeune créature meurt, tuée par toutes les passions réunies, victime de l’ambition folle qui l’a élevée si malheureusement au-dessus de sa sphère, victime de l’amour tyrannique, absorbant, qui a lassé celui auquel il s’adressait, victime surtout de l’ivresse, sa meurtrière consolatrice. Il ne peut faire aucun bien à ce corps usé, mais quand elle lui recommande son enfant, il lui répond :

— J’agirai pour le mieux.

Et elle se calme, confiante en sa parole.

— C’est pour cela que je suis revenue, dit-elle ; j’ai été bien près de ne pas revenir. Tous les miens seront bons pour ma petite Anna, mais vous connaissez le monde mieux que personne,.. un jour elle aura besoin de vous. Surtout ne la laissez pas aux mains des parens de son père… Je les hais. Il les a toujours aimés plus que moi. Si vous saviez…

Le docteur ne veut pas savoir ; il endort par quelques bonnes paroles ses haines, ses vengeances, il assure la paix de ses derniers jours. C’est un tableau touchant que celui des funérailles rustiques qui terminent la carrière si agitée de la pauvre Adeline. La petite Nan (Nan est le diminutif d’Anna) y assiste sans comprendre et revient en riant, en zézayant les quelques mots qu’elle sait déjà prononcer, qui lui servent pour dire beaucoup de choses. Plus tard elle appellera sa mère à grands cris, et tous ces cœurs simples, les Thacher, les Dyer en seront émus. En vain la famille paternelle, la famille bourgeoise des Prince, réclame-t-elle la tutelle ; la famille paysanne d’Adeline fait prévaloir les volontés de la morte, et le docteur pour son compte n’oubliera rien de ce qu’il a promis.

Miss Jewett s’attarde à peindre les premières années de la petite Nan, poussant d’abord délicate, puis fortifiée par le grand air dans la vieille maison de sa grand’mère sous l’œil du tuteur vénérable qui ne lui inspire aucune crainte. Quand le cabriolet du docteur passe devant la ferme, elle l’arrête, elle tend au digne homme une poignée de violettes ; aussitôt que sa tête arrive à dépasser la clôture du banc de famille à l’église, elle en profite pour adresser à son ami des coups d’œil qui le distraient absolument du sermon. L’entente qui règne entre Nan, turbulente comme un poulain échappé de l’herbage, et ce savant, ce philanthrope surchargé, dans le petit cercle où il a modestement enfermé son mérite, des plus graves responsabilités, est celle de deux compagnons du même âge. Le docteur la défend contre sa grand’mère lorsque celle-ci l’accuse de fuir l’école pour s’en aller faire dans les champs de mauvais tours dignes d’un gamin. Il excusa la témérité de l’enfant qui grimpe aux arbres à la poursuite des écureuils, qui ne se plaint pas quand elle tombe, qui en chassant les canards plonge dans la rivière et se tire toute seule du danger, sans mensonges, sans larmes, résolument, gaîment. Sa meilleure récompense est d’aller passer l’après-midi du dimanche chez le docteur, où la servante grondeuse et dévouée, tyrannique et rageusement dévote, Marilla, lui prépare d’excellens puddings. Ces jours-là le docteur qui, jamais d’ordinaire ne prend le temps de manger, reste à table pour complaire à son invitée ; il lui parle de tout comme si elle était une grande personne, et Nan lui prouve qu’elle est raisonnable en respectant sa sieste, ses livres, toute la maison, trop récompensée quand il l’emmène dans son vieux cabriolet, où elle se tient droite, les pieds sur la boite de pharmacie, persuadée que tous les passans doivent l’envier.

Dans ces promenades avec son ami, la vie s’élargit peu à peu pour elle : il lui semble que l’horizon recule toujours. Elle apprend aussi la bienfaisance, elle voit son tuteur emporter chez ce vieux marin, que ses infirmités ont mis à la retraite, le capitaine Finch, un paquet de cigares ou un flacon de vin vieux en guise de médicamens ; elle le voit soigner discrètement l’âme de ses malades en même temps que leur corps. Un enfant comprend vite la bonté, qui du reste se gagne plutôt qu’elle ne s’enseigne. Autour du docteur Leslie, tout le monde s’améliore, depuis Marilla, dont l’humeur acariâtre devient presque aimable lorsque son maître la plaisante au lieu de la gronder, jusqu’au vieux cheval qui entre toujours dans l’esprit des expéditions qu’on lui demande, se hâtant de lui-même si le cas l’exige et flânant sans se soucier des caresses du fouet qui lui sont données par distraction lorsque rien ne presse et que le temps est propice à la rêverie ; mais c’est Nan qui fait encore le plus de progrès dans la compagnie du docteur ; elle l’observe, elle l’imite. Avant même de savoir lire, elle rajuste la patte cassée d’un hôte de la basse-cour avec une éclisse de sa façon, et le docteur dit en riant que plus tard elle sera son aide. Il commence par en faire sa fille quand la mort de Mrs Thacher la laisse orpheline. Nan et le petit chat sont emmenés un soir de la ferme au village par une violente tempête de neige ; la fillette en deuil pleure à chaudes larmes et, le chat fait des bonds désespérés dans le panier. Mais si jeunes ils s’habitueront vite à leur nouvelle demeure.

Tout est changé pour Nan ; il ne s’agit plus d’être le méchant enfant qu’adoraient les voisins tout en lui donnant ce nom ; elle prend d’un coup la résolution, de devenir digne des bontés de son tuteur et aussi de cette famille inconnue, la famille de son père, dont on a quelquefois parlé devant elle, de manière à lui laisser l’impression que tôt ou tard, une dame, belle comme le jour, arrivera en somptueux équipage pour réclamer sa nièce et l’emporter dans son palais. Il ne faut pas rester trop au-dessous d’une pareille parenté. La reconnaissance, d’une part, l’orgueil de l’autre, décident donc d’abord Nan à travailler. Le docteur a eu raison en somme d’affirmer qu’elle se raccommoderait d’elle-même avec les livres, et qu’en attendant, une journée à courir au grand air valait bien une semaine d’assiduité à l’école. Jamais cependant cette classe étouffée, où elle s’assoit par soumission au milieu des nombreux enfans qui n’ont ni ses goûts ni ses habitudes, ne trouvera grâce aux yeux de Nan ; elle se promet quand elle sera grande de n’habiter qu’une ferme, où elle invitera tous ces pauvres petits citadins (car le gros village est une ville à ses yeux) qui savent mal ce que c’est que la liberté. Comme ils seront heureux de faire connaissance avec les curiosités de son cher domaine ! Elle les recevra somptueusement : sa tante de Dunport, miss Anna Prince, cette tante mystérieuse et redoutable, quoique bienfaisante, n’envoie-t-elle pas pour elle beaucoup d’argent, qui dort dans une banque en attendant qu’elle en ait besoin ? ..

— Et quand tu seras grande, que feras-tu ? lui demande le docteur un jour qu’il l’a surprise en train de plier soigneusement des paquets de poudre qu’il avait laissés ouverts sur sa table.

— Je serai médecin, répond-elle d’un ton qui prouve qu’elle y a déjà beaucoup pensé.

Comme il ne rit pas, elle commence à lui exposer avec enthousiasme son projet de devenir tout de bon la partenaire d’un homme célèbre tel que lui, de l’aider quand il sera trop vieux pour suffire aux besoins de sa clientèle. Déjà elle en a parlé à Marilla, et celle-ci s’est moquée des femmes-médecins. Son tuteur, au contraire, prend un air pensif en la regardant avec le genre d’intérêt qu’il a pour ses malades. C’est qu’en effet il se trouve en face d’un cas grave qui l’embarrasse ; jamais il n’a mieux senti qu’il avait charge d’âme. Faudra-t-il encourager cette ambition ou la réprimer ? La mère de Nan avait aussi un grand orgueil, et cet orgueil l’a conduite aux abîmes ; le père de Nan, lui, s’était livré un instant avec passion à l’étude de la médecine. De qui hérite-t-elle ? .. Est-ce autre chose qu’une audacieuse fantaisie ? La visite imprévue du docteur Ferris, ancien camarade de Leslie, permet de discuter cette question délicate. Si le docteur Leslie a mené par goût ce qu’il appelle bien à tort une existence végétative, car il est non-seulement habile dans l’art de guérir, mais digne en outre du nom de penseur et de philosophe, le docteur Ferris, aventureux par tempérament, a toujours voyagé. Il a été chirurgien de marine. Partis de points tout opposés, entraînés sur des routes si différentes, les deux vieux amis sont généralement d’accord sur le fond des choses, quoique leurs querelles, chaque fois qu’ils se retrouvent, puissent faire supposer le contraire. La ressemblance de la pupille de Leslie avec un aide qu’il a eu autrefois à bord de la frégate Fortune frappe Ferris, et on découvre sans peine que ce garçon qui s’est cassé le cou par un mariage imprudent était le père de Nan. Léger, emporté au vent de ses caprices, oui,.. on pouvait lui reprocher cela ; n’importe,.. plein de talent.

— Notre monde est un bien petit monde, nous sommes tous à portée de voix les uns des autres, dit le voyageur. J’imagine que là-haut il n’y aura pas de nouvelles connaissances à faire, point d’étrangers ; on se rencontre partout si singulièrement !

Il s’informe de l’histoire de Nan Prince, ayant connu son père.

La mésalliance de ce jeune homme était de nature à irriter une famille pleine de morgue et de préjugés, mais l’opposition ne servit qu’à exaspérer son caprice ; il se repentit deux ans, fit mauvais ménage avec la belle Adeline et mourut en demandant que son corps fût rapporté à Dunport, la ville qu’habitaient tous les siens et où il n’avait pas remis les pieds depuis son mariage. Certainement chacun eut des torts. Les Prince, d’abord inexorables, consentirent, attendris par le chagrin, à faire un pas vers la jeune veuve, mais celle-ci se montra indomptée, arrogante. Déjà la consomption la minait, et son cerveau n’avait jamais été bien équilibré. On sait le reste, le degré de misère et de dégradation où elle tomba si vite, ses velléités de suicide, la revanche suprême d’amour maternel qui lui fît abandonner ce sinistre projet pour amener son enfant à des gens dignes de l’élever. Tout cela est raconté par le médecin de campagne à son ami, et une exposition aussi tardive montrera suffisamment à nos lecteurs que le roman de miss Jewett, attachant d’ailleurs par les détails, est composé sans art, ce retour sur des événemens déjà connus n’étant pas plus à sa place que ne l’étaient dès le début les lenteurs mises comme autant d’obstacles en travers de notre curiosité.

Il est facile de reconnaître chez Nan les qualités de ses ancêtres.

— Jusqu’à sept ou huit ans, dit le docteur Leslie, les enfans ne sont que des petits paquets de fatalités héréditaires ; l’individualité s’est affirmée chez celle-ci un peu plus tard que chez les autres mais victorieusement. Elle garde cette confiance en soi qui caractérise nos fermiers, avec un respect d’elle-même non moins provincial, mais elle a aussi le tact et la politesse qui ne peuvent lui venir à ce degré de la digne mère Thacher. Elle aime la campagne plus qu’aucune campagnarde que je connaisse et cependant elle ne ferait pas mauvaise figure à la ville. Nous n’avons cherché jusqu’ici à rien redresser chez elle, à rien élaguer, et j’attends avec impatience ce qui sortira de cette éducation naturelle.

Le chirurgien de marine commence par tourner en ridicule la prétendue vocation qui lui est venue sans doute en feuilletant des livres d’anatomie au lieu des livres d’images ordinaires. Beau résultat de l’abandon systématique à la nature ! Le bonheur de cette innocente sera sacrifié à des utopies. Il feint de s’apitoyer en apprenant que Nan lit dans un vieux dictionnaire de médecine le chapitre Fièvre comme s’il s’agissait d’un conte de fées. Après tout son tuteur a peut-être raison de la laisser faire. La plupart d’entre nous sont si bien façonnés à la forme que veulent leur imprimer la famille et la société, qu’ils ne découvrent leur véritable voie que lorsqu’il est trop tard pour la suivre. Fi des vocations choisies ! Bien peu de gens sont capables de les choisir en notre nom, et l’âge auquel on nous somme de nous décider n’est pas mûr pour une si grosse affaire.

Évidemment la Providence a créé les gens comme les fleurs ; il y en a d’utiles, il y en a de plus nombreux qui ne servent à rien. Pourquoi ?… L’autre monde nous répondra. Dans celui-ci nous ignorons tout, sauf qu’une loi d’amour et de charité s’impose. Les vieux camarades tombent d’accord là-dessus. C’est l’homme qui, rivé au même sol, a pénétré tant de misères en écoutant trente années de suite les plaintes ou l’aveu des mourans, c’est le médecin de campagne qui est le mieux renseigné sur l’origine des mécomptes et des repentirs. Que grâce à lui une enfant travaille de concert avec la nature et non pas contre elle, que cette enfant apprenne à connaître ses goûts véritables, son véritable devoir, et à y être fidèle, il n’en demande pas davantage ; s’il réussit, il s’en ira satisfait. L’œuvre est la même, quel que soit le sexe. Il ne donnera pas de conseils à sa pupille ; il mettra les outils nécessaires sur son chemin à mesure qu’elle en aura besoin. Rien ne presse. Ce qu’il constate avec une satisfaction profonde pour le moment, c’est que ses petites mains la servent adroitement et que ses petits pieds la portent où il faut.

Ferris est persuadé que les petits pieds de Nan la porteront, dans quelque dix ans, vers le mariage ; cependant il finit par engager son ami à la pousser en avant, et ces deux adversaires si unis reprennent leur amicale discussion. Jamais nous n’avons lu rien de plus charmant dans le genre depuis un certain chef-d’œuvre de M. Octave Feuillet ; seulement Ferris ne restera pas au village, il continuera sa carrière errante, avec le souvenir, au plus profond du cœur, des propos dont il a quelquefois souri tout en les admirant, propos pleins de sagesse que n’eût pas désavoués celui qui porta à un degré divin les plus hautes facultés de la nature humaine, le Christ, ce médecin par excellence. L’anatomie, la pathologie ont leur place dans la science, mais la vraie science est celle qui pénètre les lois de la vie et non pas celles de la mort. Trop de théorie est peut-être pire que l’absence d’étude. Les livres ne renferment pas tout : l’intuition en démêle plus long qu’eux, parfois, et devient une véritable seconde vue, grâce à la pratique incessante, attentive, grâce à l’observation, qui ne s’arrête pas aux symptômes, qui remonte aux sources…

Il est clair que le docteur Jewett eut une fraternelle ressemblance avec le docteur Leslie, qu’il fut de ces savans qui n’acceptent que sous bénéfice d’inventaire la dictature de la science et qui détendent contre les doctrines trop absolues une âme indépendante, largement humaine. Sa fille s’est formée à son école ; souvent il dut y avoir entre elle et lui des conversations semblables à celles dont le cabinet du vertueux Leslie a gardé l’écho. Ils étaient là, le père et la fille, au coin du feu, la lampe éclairant toute la chambre de sa lueur discrète, un reflet rougeâtre brillant ça et là au dos des livres, qui s’alignent sur les rayons superposés. Force gravures anciennes ; dans un coin, la figure en bronze de Dante, maigre, anguleuse, comme s’il fût sorti du tombeau pour jeter un dernier regard sur le monde dans un hémisphère inconnu de Bon temps. La servante parle avec un respect médiocre de ce squelette et suggère que d’autres ornemens occuperaient sa place avec avantage. Le manteau de la cheminée est tout juste assez large pour soutenir les boites à cigares, la petite pendule, quelques fioles. Au-dessus sont accrochées trois ou quatre cravaches et des pipes ; dans une encoignure reposent de vieilles cannes. Un portrait de l’aïeul nous montre un gentleman au visage bienveillant, le plus fameux des ministres de l’endroit. Heureux l’enfant qui grandit dans cette atmosphère de science, de tendresse, de calme, et de simplicité !

Cependant la vie est austère et monotone à Oldfields, ce grand village qui n’a pas même le mérite d’être bien situé, ses fondateurs proches parens des Pèlerins, étant fort peu sensibles au pittoresque. Leur souci n’a jamais été que de bâtir le temple sur un point qui le mit, autant que possible, à la portée de tous les paroissiens ; puis on donnait au pasteur un logement, un morceau de terre et tout le reste se groupait autour de ce centre vénéré, lentement’, avec, délibération. L’ère consacrée au money-making, à faire de l’argent, a été précédée en Amérique par celle qui se proposait to do good work, de faire posément une bonne besogne, et les villes construites dans ce temps-là ne ressemblent guère à celles qui s’élèvent aujourd’hui en un clin d’œil : elles offrent un caractère plus original, plus individuel, plus attachant ; il semble que les poutres et les briques de chaque maison aient une origine connue, presque une histoire. Quoique le village d’Oldfields soit arrivé à son plus haut degré de prospérité, il n’y a pas encore de place dans son honnête enceinte pour les distractions mondaines, la mode y est suivie de bien loin, et Nan, en grandissant, risquerait de rester fort étrangère à la toilette et aux belles manières si une influence féminine des plus distinguées ne l’empêchait de devenir un garçon manqué. La veuve impotente du juge Graham, qui, toujours immobile dans le fauteuil où elle est clouée, supporte son triste sort avec une patience angélique, s’associe volontairement à la bonne œuvre du docteur Leslie. Elle lui fait entendre que Nan est mal habillée, mal coiffée, indisciplinée de plus d’une façon, qu’il n’est permis à aucune femme d’ignorer complètement ce qui est une partie du charme de la femme, qu’un de ses premiers devoirs est d’acquérir du goût, de s’intéresser gracieusement à ce qui intéresse les autres, d’apprendre les mots d’ordre qui ont cours dans cette corporation étroite, la société.

— Ainsi, les chapeaux ne sont pas une question de libre arbitre et de responsabilité individuelle ? dit en souriant le bon docteur.

La réflexion lui prouve que l’autorité despotique de Marilla ne suffit pas sur ces points, où il est lui-même incompétent ; il serait désolé que son petit médecin futur débutât par cette excentricité superficielle qui fait prendre en grippe certaines femmes supérieures. Nan ira chez Mrs Graham, lire avec elle, causer de mille choses que le docteur ne soupçonne pas. Un étroit commerce d’amitié se noue entre la petite fille et la vieille dame, qui la met en rapport avec quelques personnes de son voisinage, pour l’habituer à devenir, d’une façon générale, serviable et polie. Nan n’est plus du tout sauvage quand son tuteur l’emmène une première fois visiter Boston, où elle aperçoit de loin, passant dans la rue, majestueuse et sévère, miss Anna Prince, la sœur de son père, sa marraine-fée inconnue, dont elle a parlé plus d’une fois à Mrs Graham, bien qu’elle ne prononce jamais son nom devant le docteur.

Le besoin de distraire sa pupille fait du bien à ce dernier, qui avait fini par s’enfermer trop absolument dans la routine de ses devoirs professionnels et ne plus voir que les malades, en commençant toujours par les malades pauvres. Il renoue d’anciennes connaissances. Nan va partout avec lui, silencieuse, discrète, mais les oreilles et les yeux grands ouverts, comprenant peu à peu la différence qui existe entre un village et le monde, où, de fait, elle commence à prendre son essor, tout au moins en esprit.

Il est curieux, assurément, de suivre pas à pas les progrès de la nature intellectuelle et morale à mesure qu’elle croit, comme un arbuste se développe, avec ses périodes de repos et ses élans soudains, les actes et les œuvres représentant ces signes de vitalité qui, chez la plante, s’appellent fleurs et feuillage, mais l’observation minutieuse ne suffit pas à donner de l’intérêt à un roman. Le roman n’a rien de commun avec un ouvrage de morale, d’éducation ou de psychologie pure. La froideur est son plus grand défaut ; en vain y entasse-t-on de nombreux personnages secondaires qu’aucun lien solide ne rattache au sujet : ce n’est qu’un défaut de plus. Dans la vie, bien des figures passent ainsi sur notre chemin pour disparaître en laissant, cependant, une trace de leur influence. N’importe ! encore une fois, la réalité poétique est soumise à des règles qui ne seront jamais saisies par les soi-disant romanciers dont le talent a des prétentions scientifiques.

Un instant, nous pouvons croire que Nan, après quelques années de pension, alors qu’elle arrive à l’âge où l’imagination ouvre ses ailes, où l’inconnu commence à tenter les jeunes filles, va sentir une lutte s’engager au fond d’elle-même. Le moi impétueux qu’elle tient de sa mère combattra sans doute les résolutions que lui a suggérées l’exemple, puissant en nous à l’égal de l’hérédité, dont il est question peut-être un peu trop souvent dans ce livre. Elle rêve, elle languit, elle parait s’ennuyer, elle accumule les expériences nouvelles et ne s’arrête à rien ; souvent, lancée au galop sur un cheval de ferme, elle cherche dans ce violent exercice un moyen d’échapper au trouble de son âme. Il n’y a plus lieu de l’appeler le petit docteur, car elle ne semble plus porter aux livres de médecine feuilletés au hasard cet intérêt enfantin qui naguère faisait sourire son vieil ami. On remarque chez elle plus de réserve ; elle néglige les travaux du ménage. Le docteur s’inquiète de ce quelque chose auquel aspire son enfant d’adoption, un quelque chose qu’il est peut-être hors d’état de lui donner. Mais non, par malheur, car il nous faudrait absolument un peu d’imprévu, Nan ne sera pas un seul instant distraite de la vocation qui la tourmente et qui se trahit par ces symptômes bizarres, inséparables du choix d’un état. Si rien ne la satisfait plus, c’est que le temps est venu de donner une forme réelle à son rêve et qu’elle a peur de n’être point encouragée au moment d’agir, quelque indulgence qu’ait une fois témoignée son tuteur pour ce qu’il taxait peut-être d’enfantillage. Il n’a pas désapprouvé depuis qu’elle apprit la botanique, le latin, un peu de chimie, mais de là, vraiment, à devenir étudiante en médecine, il y a loin. Nan hasarde sa confession en tremblant, en rougissant comme une autre risquerait l’aveu d’un amour coupable. Le quelque chose qui appelle toutes ses aspirations et qui la dégoûte du reste, le grand, le périlleux quelque chose que sa mère a poursuivi dans les aventures de l’ambition mondaine et d’un amour imprudent, c’est pour elle la science, et d’abord le besoin d’être utile. Elle ne pouvait supporter l’idée de ne rien faire, même au temps où elle se croyait riche, et maintenant elle sait qu’elle doit tout au docteur : ces armes qu’il lui a mises dans la main, il faut qu’elle s’en serve : rien ne la tente que le combat pour l’existence. Elle avait bien pensé à l’enseignement, à une carrière qui choque moins les usages reçus, mais être enfermée entre quatre murs d’un bout de la semaine à l’autre, elle en mourrait.

Ainsi, comme le souhaitait son tuteur, les choses sont venues d’elles-mêmes, en suivant leur cours naturel. Nan ne se fait pas d’illusion sur les difficultés à vaincre : elle est prête, elle a les sentimens d’un réformateur, d’un radical en face de la tâche qui l’attend, elle fait face à l’orage, elle en est d’avance enivrée.

Le docteur l’apaise un peu en lui disant : — Je vous enseignerai ce que je sais, tant que vous aurez le désir d’apprendre. Je crois à vos aptitudes plus que vous n’y croyez vous-même. Essayons. En tout cas, vous trouverez du bonheur, pendant les années qui vont s’ouvrir, à travailler selon vos goûts.

— Il y aura beaucoup d’obstacles, dit Nan pensive.

— Des obstacles ! Parbleu ! Vous entreprenez de gravir à vos risques une haute montagne en commençant l’étude de la médecine ou de n’importe quelle autre branche du savoir humain. Et si vous avez peur, il y a peu de chances pour que vous atteigniez le sommet. Mais le devoir même, mon enfant, le devoir pur et simple, deviendrait impraticable si l’on s’arrêtait à compter les raisons qui le rendent difficile. Ne vous ai-je pas raconté plus d’une fois ce que me dit un vieux quaker très habile dans l’art de gagner de l’argent et à qui je demandais conseil pour mes affaires : — Ami, ta propre opinion est la meilleure. Si tu consultes dix personnes différentes, elles te répondront dix choses différentes aussi et tu te trouveras moins avancé qu’auparavant. — Je veux que vous soyez une honnête femme, petite Nan, et un être utile. C’est voler que de vivre dans le monde sans rien essayer pour le rendre meilleur. Vous l’avez compris, vous vous êtes interrogée sérieusement. Allez droit de l’avant sans vous inquiéter de ce qu’on pensera. Il n’y a de honte qu’à laisser se perdre les dons que Dieu nous prodigue. Je vous aiderai de mon mieux, et si jamais vous regrettez ce que vous m’avez dit, vous ne vous serez fait du moins aucun mal en apprenant à veiller sur votre santé, sur celle de vos proches.

— Je ne le regretterai jamais, réplique Nan, je ne crois pas être propre à autre chose et je veux une tâche qui m’absorbe. J’ai tant désiré d’être un garçon lorsque j’étais petite, et pour un seul but,.. pour pouvoir devenir médecin comme vous !

— Mieux que cela, j’espère, dit l’excellent homme.

Deux années sont consacrées par Nan à éprouver sa vocation en travaillant avec lui. Tout ignorante qu’elle soit encore, elle a l’instinct du diagnostic, comme un peintre a celui de la couleur ou un compositeur celui de l’harmonie. L’étude et l’expérience développeront ce don naturel ; mais elle le possède, et leurs conversations familières pendant les longues veillées au coin du feu ou les longues courses d’une ferme à l’autre, lui font apprendre tout ce que les cours de la faculté ne révèlent pas. Déjà elle ne connaît ni le dégoût, ni la pruderie auprès des malades, ni la peur en présence de la mort ; son âme est trempée, elle a fait assidûment le métier d’infirmière en même temps qu’elle a ébauché, sous un maître éclairé, les études d’usage quand l’heure sonne pour elle de sortir du port.

Ici l’auteur esquive bien des difficultés ; il serait curieux de voir Nan dans une grande ville, abandonnée à elle-même ; un peu d’émotion romanesque pourrait en résulter ; mais nous ne saurons rien de cette période, intéressante pourtant, de la vie d’une doctoresse, sauf que toutes les protections qui contribuent à pousser un jeune homme sont refusées à une jeune fille. Ce qui fait honneur à celui-là nuit plutôt à celle-ci ; la masse des honnêtes gens, dont pour rien au monde elle ne voudrait se séparer, désapprouve tacitement des efforts qu’on porterait aux nues s’ils étaient justifiés par un peu de barbe.

Cependant Nan n’est pas seule de son espèce, elle retrouve deux ou trois de ses anciennes amies de pension qui lui font bon accueil, et la timidité qui accompagne chez une femme, lorsqu’elle n’a rien d’un esprit fort, toute démarche, toute résolution exceptionnelle s’évanouit chez elle peu à peu.

— Elle travaille, elle réussira, car, dit le docteur, rien ne réussit comme le succès.

Alors nous nous détournons de Nan pour faire une nouvelle connaissance.

Durant les années que la fille de son frère a passées sous la tutelle d’un étranger, miss Prince de Dunport a souvent et beaucoup songé à cette nièce, dont la seule existence lui rappelle de cruels souvenirs ; elle eût aimé la voir, malgré le refus opposé à ses offres, mais l’orgueil l’a retenue ; bref, elle a concentré les affections dont elle reste capable sur le fils d’un fiancé avec lequel, pour une peccadille, elle s’est brouillée autrefois, puis qui s’est marié par dépit et qui est mort. Le jeune George Gerry accapare sa sollicitude, et la mérite d’ailleurs ; il a les traits de son père et, comme lui, mais avec des intentions toutes filiales, le désir de se rendre agréable à cette intelligente personne, la reine de la société de Dunport, fort considérée, faisant partout la loi.

Les ancêtres de miss Prince, capitaines au long cours, appartenaient aux familles coloniales les plus distinguées et elle ne permet pas qu’on l’oublie. Sa maison, remplie de curiosités, souvenirs des lointaines traversées, donne sur la mer ; elle aime, les yeux fixés à l’horizon, se rappeler les retours du navire paternel ou le premier voyage plein de promesses de son frère Jack, qui ensuite, hélas ! a jeté tant de honte sur la famille. Un jour, sa méditation est interrompue par l’arrivée d’une lettre dont la lecture fait passer son visage d’une pâleur mortelle au rouge empourpré.

« Ma chère tante, je ne puis croire qu’il soit juste que nous ne nous connaissions pas. Mon désir est d’aller passer à Dunport une journée le mois prochain ; mais si vous préférez ne pas me voir, un mot, je ne vous importunerai plus.


« A vous,

« ANNA PRINCE. »


On devine ce qui suit : l’émotion de la tante, son consentement immédiat sous une forme froide et réservée (ces puritaines de la meilleure société ne se livrent pas vite ; d’ailleurs miss Prince a encore des préventions), enfin l’arrivée de Nan et ses rapides conquêtes. La tante, émue de sa ressemblance avec Jack, se met à fondre en larmes.

— Elle ramène le passé ! soupire le capitaine Walter Parish, un vieux cousin qui l’adore à première vue, — et George Gerry tombe amoureux, cela va sans dire. Quelle satisfaction éprouve l’altière miss Prince à conduire partout cette nièce, d’une élégance si naturelle, d’une tenue si correcte, qui a les sentimens le langage, les manières d’une fille bien née, quoiqu’elle ait été élevée par les parens et les amis de sa détestable mère !

Du reste, ces amis méconnus, Nan les pose dès le premier moment sous le jour qui convient. Elle est vaillante, elle est franche, elle ne se laisse pas gagner plus qu’il ne faut par les gâteries et les caresses dont on la comble. Sa tante lui inspire du respect, de la reconnaissance, mais jamais elle n’acceptera de rester sous son aile ; à la première ouverture, elle répond en déclarant ses projets. Stupeur de miss Prince, qui se dit qu’un vieux médecin de campagne aux trois quarts fou tourne la tête de sa nièce. Quant à George Gerry, il refuse de croire qu’elle soit tentée tout de bon par les chimères disgracieuses qu’il faut laisser aux laides, aux déshéritées, à celles qu’on n’aime point et qui prennent ainsi, faute de mieux, la responsabilité de leur propre avenir. C’est un devoir de distraire cette belle enthousiaste, de la conquérir au monde.

Voilà Nan emportée dans les parties de plaisir qu’organise si gaîment la jeunesse des deux sexes sur terre et sur mer, en mêlant au sport une honnête flirtation. Elle s’amuse de tout, elle se montre la plus animée, la plus rieuse, elle est avec les hommes comme elle était petite fille avec les petits garçons, libre et de bonne humeur, ne les traitant pas autrement que des compagnes de son âge. « Si j’avais un frère, se dit-elle, je voudrais qu’il ressemblât à M. Gerry. » Mais quand celui-ci hasarde un aveu, quand, après tous les autres, elle découvre qu’il est amoureux d’elle, les énergies de son âme se soulèvent, se révoltent :

— Auriez-vous consenti, répond-elle au capitaine Parish qui l’exhorte à faire comme tout le monde, auriez-vous consenti, ayant une fois embarqué quelque précieuse cargaison choisie avec soin, à tourner le dos au port où vous étiez sûr d’en tirer bon profit, pour aller sans raison chercher fortune ailleurs ? Eh bien ! je suis apte à être médecin, pourquoi donc accepterais-je d’être mère de famille ? Ce n’est pas la vocation de toutes les femmes d’élever des enfans, et la moitié de celles qui se marient reconnaîtraient qu’elles n’en ont pas le droit si elles consultaient seulement le sens commun.

Une bien jolie scène est celle où, au milieu de certaine promenade à demi sentimentale, Nan trouve l’occasion de remettre le bras luxé d’un paysan, sous les yeux de Gerry, qui l’observe avec le mélange d’admiration et de répugnance qu’on peut se figurer. Il se sent faible, inutile devant elle, il aurait voulu remplir l’office de chirurgien ; cette interversion des rôles le choque. En même temps, un ardent désir lui vient de mettre obstacle à ce que Nan appelle sa vocation, de l’emporter sur cette fantaisie d’enfant sérieuse, élevée dans la solitude par un vieillard. Il se pique au jeu, la passion s’en mêle (du moins l’auteur nous l’affirme, car nous n’en voyons pas trace), une passion communicative, qui fait chanceler les résolutions si bien affermies de la future doctoresse. « L’apparition même de la mort à la fin de sa vie ne pourrait être, lui semblait-il, plus étrange et plus soudaine que celle de cette grande barrière qui tout à coup se dressait entre elle et ce cher passé. Ainsi c’était l’amour, cette crainte, ce changement, cette relation singulière de son âme avec une autre âme ? »

En passant, elle jette un regard sur le Highflyer, un vieux navire que des avaries, résultats d’une rencontre, retiennent dans le port : u Un vaisseau comme celui-ci, dit-elle, appartient à la haute mer, il a l’air d’un prisonnier quand il touche le rivage… »

Cette nuit-là, ayant glissé sous son oreiller, comme un moyen de défense et de consolation, la dernière lettre du docteur Leslie qu’elle n’avait osé lire, Nan entend les coqs s’égosiller à deux reprises, elle ne quitte pas des yeux le rayon de lune qui brille sur le plancher ; les oiseaux lui annoncent le jour sans qu’elle ait résolu ce qu’elle va faire ou dire en cette nouvelle journée.

Elle se sent emportée par un flot impétueux et s’étonne que certaines conditions de la vie auxquelles jusque-là elle avait à peine accordé une pensée lui paraissent désormais nécessaires. Elle se voit assise à un foyer paisible, dans cette maison où elle règne déjà, contente de son lot, regardant de loin ses projets démesurés comme un rêve évanoui. Peu importe ce qu’elle avait aimé auparavant, elle aime George Gerry, ses ambitions l’abandonnent une à une, elle ne tient plus qu’à l’amour de George ; rien ne vaut le bonheur que deux êtres dignes l’un de l’autre s’en vont chercher la main dans la main ; mais à mesure que les ténèbres font place au jour, son devoir lui apparaît de plus en plus clair, ce devoir qui doit tout régler, même l’amour ; les raisons de poursuivre la voie une fois choisie, s’affirment rigoureuses. La force lui vient de résister à cette tentation et de s’attacher désespérément à son œuvre, quand elle devrait même lui sacrifier tout ce qui est le bonheur des autres femmes. Le ciel ne lui a pas donné de puissantes facultés pour qu’elle les mette sous le boisseau. Voilà sa conclusion. Elle aime toujours George Gerry, mais elle en vient à haïr l’amour qui suscite de telles épreuves.

— Il ne m’est pas aisé de me détourner de lui, dit-elle à miss Prince, avec une tension de volonté qui affine encore les lignes pures de son visage, j’ai combattu, cependant tout mon être n’aspire pas comme il le faudrait à cette union. Si j’apprenais qu’il est parti, qu’il est au bout du monde pour des années, je m’en réjouirais, loin de m’en affliger. La sympathie générale et la tradition sont pour lui, soit ! J’ai en perspective un lot plus enviable encore que d’être sa femme. Et si je lui sacrifiais le meilleur de moi-même, George ne serait pas heureux ; je ne pourrais jamais oublier que la nature m’avait formée pour une autre fin.

Le pauvre Gerry saura donc à la fois qu’il lui est cher et qu’elle le fuit. Quelque chose en elle : prend une part profonde à la douleur du jeune homme,.. Sa vocation qui lui impose le célibat maîtrise cette faiblesse. Elle ne peut se donner à un seul, voulant être à tous ceux qui souffrent : concilier les deux entraînemens serait impossible.

C’est l’opinion du docteur Leslie, qui attend avec angoisse le choix de sa pupille, car il a compris qu’un intérêt puissant la retient à Dunport. Elle a dédaigné le blâme, l’opposition, le ridicule, elle n’a pas plus écouté le monde qu’un oiseau n’écouterait les quadrupèdes ou les poissons, l’engageant à marcher ou à nager sous prétexte qu’il n’y a pas d’autres mouvemens convenables. Mais un homme peut d’aventure exercer à lui seul l’influence que n’auraient point les autres hommes ensemble. La jeune fille se laissera-t-elle vaincre par un antagoniste d’autant plus redoutable qu’il parait disposé à toutes les concessions ? Non, soldat blessé dès le premier feu, elle ne reculera point pour cela. Son vénérable ami le voit bien, le soir d’été, où, à la station du chemin de fer d’Oldfields, elle accourt vers lui, pâle et les yeux brillans, pour prendre refuge dans le vieux -cabriolet, leur chère maison roulante.

— Eh bien ? dit-il, incapable d’attendre plus longtemps ses confidences.

— Eh bien ! répond-elle, vous me l’avez dit souvent quand j’étais petite fille : « Aussitôt que TOUS connaîtrez votre devoir, ne vous souciez pas des bonnes raisons qui vous empêcheraient de l’accomplir. » J’ai refusé de me donner, ne pouvant donner qu’une partie de moi-même, et maintenant je bénis l’épreuve ; toute ma vie se ressentira de cette occasion que m’a offerte la Providence d’être sûre que je connais mon chemin.

Nous ne ferons plus qu’entrevoir Nan à la fin de ses études, Nan au seuil de la carrière, hésitante encore entre les hôpitaux d’une grande ville, le désir d’aller affermir son savoir à Zurich, et la mission presque évangélique de médecin de campagne, qui la tenterait par-dessus tout si un collègue n’avait déjà mis la main sur une partie de la clientèle du docteur Leslie, devenu vieux. Elle va revoir la tombe de sa pauvre jeune mère, dont elle a transformé l’héritage de passions fougueuses en vertus, et debout, au bord de la rivière où jadis elle a failli mourir, innocente victime d’un désespoir qu’elle ne pouvait comprendre, elle regarde au loin l’autre rive : « Un vent léger passa sur ses cheveux, comme une main caressante, l’air et le soleil l’enveloppaient doucement, les arbres semblaient l’observer attentifs, comme de vieux amis, et soudain, levant les bras au ciel dans l’extase de la vie, de la force et de la joie : « O Dieu ! s’écria-t-elle, je te remercie de mon avenir ! »

Assurément il reste dans notre imagination un type aimable de femme savante et naïve à la fois, qui accomplit tout naturellement et tout simplement une étrange destinée. Pour la faire mieux valoir par le contraste, miss Jewett a placé comme une pâle fleur de serre, auprès de ce lis des champs vigoureux et superbe, la figure d’Eunice Fraley. Élevée selon les vieilles traditions dans une ville de province, esclave tremblante d’une mère autoritaire et des principes qu’elle tient de cette mère, qui la traitera en enfant jusqu’à son dernier jour, sans idées indépendantes, sans existence qui lui soit propre pour ainsi dire, la pauvre Eunice attend vainement le libérateur qui doit enfin la faire vivre. Il existe chez nous, à de nombreux exemplaires, ce pastel effacé. Nous pouvons constater la justesse des touches, l’exactitude de la ressemblance.

Si the Village Doctor n’est pas un roman, c’est du moins une bien intéressante galerie de portraits et de paysages, une lanterne magique aux tableaux multiples d’une singulière nouveauté, à laquelle il ne manque rien, sauf d’être éclairée suffisamment. Là où la flamme de la passion et le nœud de l’intrigue font défaut, l’accumulation des détails pittoresques et psychologiques ne peut suffire, surtout lorsqu’ils ne réussissent pas à dissimuler la thèse qui s’impose antipathique à un grand nombre. Nous voudrions qu’une place plus large fût faite à l’épreuve amoureuse, que la lutte lût plus longue et plus cruelle dans le cœur de Nan, qu’elle en restât saignante et meurtrie ; nous voudrions surtout que Gerry se montrât éloquent pour défendre la cause du mariage au lieu de la plaider d’une façon qui nous rappelle l’avocat du diable voué à être battu dans un genre de conférence d’église apparemment démodé.

Seulement c’est l’orthodoxie qui a le dessous dans le cas présent, la bonne vieille orthodoxie de la famille. Avec quelque mesure et quelque convenance que soient exprimées les opinions de miss Jewett, elles sont celles du docteur Leslie : La vie d’un homme est élevée, fortifiée par le bonheur domestique ; celle d’une femme, au contraire, ne peut se partager ; la femme est tout entière à son seigneur et maître ou tout entière à une tâche sociale. Suffire à une double mission, comme l’homme, est au-dessus de ses forces ; il lui faut se consacrer corps et âme aux devoirs de la ménagère ou aux devoirs publics professionnels. Qu’elle choisisse donc entre deux destinées dont l’une, résultat du progrès et des transformations qui l’accompagnent, n’est pas supérieure à l’autre, mais seulement différente. La classe des femmes libres grossira, sans nul doute, à mesure que se produiront les plus hauts développemens de la civilisation ; un jour, le préjugé qui s’attaque à elle s’effacera comme s’il n’avait jamais existé ; il n’y aura plus lieu de s’armer en guerre pour la défendre. Celui qui manie des idées a un énorme avantage sur celui qui dépend des événemens et, bien que ces deux catégories d’esprits n’appartiennent point inévitablement d’un côté aux femmes, de l’autre aux hommes, on peut affirmer cependant que les femmes n’ont pas encore commencé à user des meilleures ressources de leur nature, à peine affranchies qu’elles sont d’influences adverses et oppressives. Aujourd’hui, la préservation de la race a cessé d’être la seule question importante ; de plus en plus on tient compte du bonheur individuel. Le simple fait que les femmes soient en majorité dans les centres de civilisation indique assez que la nature met à part certaines d’entre elles pour un autre but que le mariage. Sans doute, le grand nombre accepte joyeusement les liens et l’appui que cette institution implique ; mais à mesure que la société verra plus clair, elle permettra aux jeunes filles de reculer devant les obligations d’un état qu’il s’agit d’ennoblir en le choisissant de son plein gré au lieu de le dégrader en s’y soumettant par égard pour le convenu.

Cette revendication, après tout, n’a rien que de modéré ; elle avait fourni déjà une matière intéressante à la brochure de miss Muller ; mais, dans un roman, le moindre grain d’émotion fait mieux notre affaire que le plus beau raisonnement. Le roman vit par le choc des passions, et miss Jewett parait l’ignorer. Ceci n’ôte rien d’ailleurs à son mérite de penseur et d’écrivain, voire de pionnier discrètement résolu dans des régions qui nous seraient suspectes avec tout autre guide. Elle nous en fait apprécier les beautés, la grandeur, elle nous conduit droit aux neiges immaculées, dans le pur éther, en évitant habilement les précipices, en nous laissant surtout ignorer les fanges que tant d’autres, sous prétexte de réalisme, s’appliquent à découvrir d’abord. Nous n’en persistons pas moins à croire qu’un heureux compromis entre la forme didactique et la forme romanesque, l’essai proprement dit, est le genre qui convient le mieux à sa plume ondoyante.

Ce genre mixte peut se passer d’invention ; il n’exige ni qu’on imagine, ni que l’on se concentre ; toutes les théories les plus sérieuses sont à leur place dans son cadre merveilleusement élastique auprès d’un badinage ou d’un paradoxe ; il souffre que les sujets s’enchevêtrent les uns aux autres comme des lianes folles, sans être creusés à fond dans tous leurs développemens ; il n’exige pas en revanche l’art difficile des transitions. Bref, la petite barque dont la croisière fut si bien décrite dans River Driftwood est l’esquif que doit monter de préférence l’auteur d’un Médecin de village. Nul passager ne se plaindra qu’elle aille en dérive, surtout s’il a la bonne fortune d’entrevoir, en glissant capricieusement au fil de l’eau, des figures aussi originales, aussi attachantes à la fois que l’est Nan Prince, sortie fraîche comme une rose des laboratoires et des amphithéâtres où elle est restée femme, tout en devenant docteur. Ce miracle prouvé doit être assez rare pour qu’on l’enregistre.


TH. BENTZON.

  1. Wrong and right Methods of dealing tvith social evil, by Dr Elisabeth Blackwell, 1884.
  2. The Future of single women, by Henriette Muller, 1884.
  3. Annual Report of the Social purity Alliance. Croydon.
  4. The White Cross Army. London.