Lionel Lincoln/Chapitre XXXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 414-423).


CHAPITRE XXXIV.


Je vis un vieillard habillé de bure : ses cheveux étaient blancs, et sur son front les années et les soucis avaient gravé leurs rides, dernières traces d’un malheur aujourd’hui oublié ; autour de lui régnait la tristesse ; les hommes baissaient la tête, les femmes pleuraient, les enfants remplissaient l’air de sanglots.
Bryant.
 



Dès que le jour parut, la garnison de Boston se mit en mouvement, et l’on remarqua le même tumulte, la même activité, la même ardeur dans les uns, la même indifférence dans les autres, qu’on avait vu régner le jour de la bataille qui avait eu lieu l’été précédent. Le caractère orgueilleux du commandant en chef ne pouvait supporter la vue des colons déjà établis sur les hauteurs de Dorchester et travaillant à s’y fortifier ; dès le point du jour il donna des ordres pour les en déloger. Tous les canons qu’on put pointer contre ces montagnes furent employés pour molester les Américains, qui n’en continuèrent pas moins leurs travaux, tandis que les boulets sifflaient autour d’eux de toutes parts. Dans la soirée, des forces considérables furent embarquées pour renforcer la garnison du château. Washington parut en personne sur les hauteurs, et toutes les dispositions militaires annoncèrent qu’on se préparait d’une part à une attaque vigoureuse, de l’autre à une résistance déterminée.

Mais l’expérience qu’ils avaient acquise dans la journée de Breeds était pour les Anglais une leçon qu’ils n’avaient pas encore oubliée. Les mêmes chefs devaient être les principaux acteurs du nouveau drame qui devait se jouer, et ils allaient employer ce qui restait de ces régiments qui avaient perdu tant de monde lors de cette première action. Les paysans à demi disciplinés des colonies n’étaient plus regardés avec mépris, et leurs opérations, conduites avec hardiesse pendant tout l’hiver, avaient appris aux généraux anglais qu’à mesure que la subordination faisait des progrès parmi leurs ennemis, la direction de tous leurs mouvements montrait plus de sagesse et de vigueur. La journée se passa en préparatifs, et des milliers d’hommes dormirent tout armés la nuit suivante dans les deux armées, dans l’attente de se lever le lendemain matin pour être conduits sur un champ de carnage.

D’après la lenteur des mouvements de l’armée royale, il est assez probable que la plupart des forces qui la composaient ne regrettèrent pas l’intervention de la Providence, qui leur épargna certainement l’effusion de torrents de sang, et assez vraisemblablement l’ignominie d’une défaite. Une de ces tempêtes soudaines, particulières à notre climat, s’éleva vers la fin de la nuit, forçant les hommes et les animaux à chercher une protection pour leur faiblesse contre les éléments plus puissants qui leur faisaient la guerre. Le moment où il aurait peut-être encore été possible de disputer aux Américains leur position, fut ainsi perdu, et, après avoir enduré tant de privations et avoir perdu un si grand nombre d’hommes depuis tant de mois, Howe commença, en frémissant de rage, ses dispositions pour abandonner une ville contre laquelle le ministère anglais avait agi depuis plusieurs années avec une rigueur occasionnée par la soif aveugle d’une vengeance dont on vit alors l’impuissance.

On ne pouvait exécuter en une heure cette résolution soudaine, devenue nécessaire ; mais comme les Américains désiraient rentrer dans leur ville sans la détruire, ils ne voulurent pas profiter de tout l’avantage que leur assurait la position où ils venaient de s’établir, et qui commandait également l’ancrage, la cité, et la partie la plus vulnérable des défenses de l’armée royale. Tandis qu’on maintenait une apparence d’hostilités par une canonnade irrégulière qui semblait n’avoir d’autre but que de prouver qu’on n’était pas en paix, d’un côté on s’occupait avec soin de tous les préparatifs du départ, et de l’autre on attendait impatiemment l’instant où l’on pourrait rentrer sans obstacles dans Boston. Il est inutile de rappeler à nos lecteurs que, les Anglais étant complètement maîtres de la mer, toute tentative pour leur couper la retraite de ce côté aurait été parfaitement inutile.

Une semaine se passa ainsi, après la fin de la tempête, et pendant tout ce temps, on vit régner dans la ville une agitation et une activité extraordinaire, une joie mal déguisée d’une part, et un sombre mécontentement de l’autre, sentiments que devait naturellement produire un événement si inattendu.

Vers la fin d’un de ces jours consacrés aux apprêts tumultueux du départ, on vit sortir un cortège funèbre d’une maison connue depuis longtemps comme la résidence d’une des premières familles de la province. Au-dessus de la porte était suspendu un écusson portant les armoiries de la famille Lincoln et le symbole de la main sanglante, entouré des emblèmes ordinaires de la mort. Ce signe héraldique de deuil, qui n’était adopté dans les colonies qu’au décès de quelque personnage de haute importance, coutume qui a disparu depuis ce temps avec les autres coutumes de la monarchie, avait attiré les yeux de quelques enfants, qui, de tout ce qui se trouvait alors dans Boston, étaient les seuls individus assez peu occupés de ce qui s’y passait pour faire attention à ce spectacle peu ordinaire ; et ils suivirent le cortège peu nombreux qui se dirigeait vers le cimetière de la chapelle du roi.

La bière semblait d’une largeur inusitée, et le drap mortuaire qui la couvrait était si ample qu’il toucha les deux côtés de la porte quand on entra dans l’église. Le ministre dont nous avons eu occasion de parler plusieurs fois vint l’y recevoir, et regarda avec un étrange intérêt le jeune homme en grand deuil qui était à la tête du cortège funèbre. La cérémonie se fit avec toute la solennité d’usage, et l’on entra lentement dans le saint édifice. Derrière Lionel marchaient le commandant en chef des troupes anglaises et son lieutenant favori, Burgoyne. Entre eux était un officier d’un rang inférieur, marchant à l’aide d’une jambe de bois et d’une canne, et qui semblait amuser ses deux compagnons par quelque récit intéressant et mystérieux, jusqu’au moment où l’on arriva dans l’église. Le reste du cortège se composait d’un petit nombre d’officiers à la suite des deux généraux, des domestiques de la famille, et de quelques oisifs qui s’y étaient joints par curiosité.

Quand le service fut terminé, on se remit en marche, et les deux généraux et l’officier qui les accompagnait reprirent leur conversation à voix basse jusqu’au moment où l’on arriva près d’une voûte située dans un coin du cimetière, et dont la trappe était ouverte. De là on apercevait les hauteurs occupées par les Américains ; et les yeux du général en chef, qui avaient toujours été fixés sur l’officier qui lui parlait, prirent aussitôt cette direction. Cette vue parut avoir rompu le charme de la conversation secrète, et la physionomie inquiète des deux généraux prouva que leurs pensées cessaient de s’occuper de l’histoire des chagrins d’une famille, pour songer aux dangers et aux embarras de leur position.

La bière fut placée devant la porte du caveau, et ceux qui étaient chargés de ce soin se présentèrent pour l’y descendre. Mais quand on eut levé le drap mortuaire, on vit, à la grande surprise de la plupart des spectateurs, qu’il couvrait deux cercueils. L’un était couvert en velours noir, attaché avec des clous d’argent et orné avec toute la pompe de l’orgueil humain ; mais rien ne couvrait la nudité du bois de chêne de l’autre ; une plaque d’argent massive, portant les armoiries du défunt et une longue inscription, décorait le premier ; on ne voyait sur le second que les lettres initiales J. P., sculptées sur le bois.

Les regards impatients des deux généraux anglais firent sentir au docteur Liturgy la valeur de chaque instant ; et, en moins de temps qu’il ne nous en faut pour le dire, le corps du riche baronnet et celui de son compagnon ignoré furent descendus dans le caveau et placés à côté de celui de la femme qui avait été pendant sa vie un fléau pour l’un et pour l’autre.

Après avoir hésité un instant, par déférence pour le major Lincoln, les deux généraux, voyant qu’il paraissait avoir dessein de rester encore quelques instants en ce lieu, se retirèrent en le saluant. Le reste du cortège imita leur exemple, et il ne resta près de Lionel que l’officier à jambe de bois dont nous avons déjà parlé, et en qui le lecteur a sans doute reconnu le capitaine Polwarth. Quand on eut fermé la trappe du caveau, assurée par une forte barre de fer et un bon cadenas, on en remit la clé à Lionel, qui, mettant quelque argent dans la main des acteurs de cette dernière scène, leur fit signe de se retirer.

On aurait pu croire alors que Lionel et son ami étaient les seuls êtres vivants qui restassent dans le cimetière ; il s’y trouvait pourtant encore une femme agenouillée, ou plutôt accroupie le long du mur, à demi cachée derrière une pierre sépulcrale, et couverte d’une vieille mante rouge jetée sans soin sur ses épaules. Dès que les deux amis l’aperçurent, ils s’avancèrent vers elle ; elle entendit le bruit de leurs pas qui s’approchaient ; mais, au lieu de jeter un regard sur ceux qui paraissaient évidemment avoir envie de lui parler, elle se tourna du côté de la muraille, et, sans savoir ce qu’elle faisait, suivit avec les doigts les lettres d’une inscription gravée sur une plaque de cuivre scellée dans le mur pour indiquer la situation du lieu de sépulture de la famille Lincoln.

— Nous ne pouvons faire davantage pour eux, lui dit Lionel ; leur sort dépend maintenant d’une main plus puissante que toutes celles de la terre.

On vit trembler le bras décharné qui sortait de dessous la mante rouge, mais les doigts continuèrent leur occupation insignifiante.

— C’est sir Lionel Lincoln qui vous parle, dit Polwarth appuyé sur le bras de son jeune ami.

— Qui ? s’écria Abigaïl Pray avec un accent de terreur en jetant sa mante de côté, et en montrant des traits que la misère et le chagrin avaient encore bien changés depuis quelques jours. Ah ! ajouta-t-elle, j’avais oublié que le fils succède au père ; mais la mère doit suivre le fils au tombeau.

— Il est honorablement enseveli, dit Lionel, près de ceux dont il partageait le sang, à côté d’un père qui aimait sa simple naïveté.

— Oui, il est mieux logé après sa mort qu’il ne l’a jamais été pendant sa vie. Grâce à Dieu, il ne connaîtra plus ni la faim ni le froid.

— Vous verrez que j’ai veillé à ce qu’il ne vous manque rien à l’avenir, et j’espère que les jours qui vous restent seront plus heureux que ceux qui se sont écoulés.

— Je suis seule sur la terre à présent ; la vieillesse me fuira, la jeunesse me regardera avec mépris ; il ne me reste que la honte du parjure et de la vengeance !

Le jeune baronnet garda le silence, mais Polwarth crut pouvoir se charger de la réponse.

— Je ne prétends pas dire que ce ne soit pas une mauvaise compagnie, reprit le digne capitaine, mais je ne doute pas que vous ne puissiez trouver quelque part dans la Bible des consolations pour vos fautes. Ayez soin de prendre une nourriture fortifiante, et je vous réponds que le poids qui vous charge la conscience deviendra plus léger. C’est un remède infaillible. Jetez les yeux sur le monde. Un scélérat bien nourri éprouve-t-il des remords ? non. Ce n’est que lorsque son estomac est vide qu’il commence à songer à ses crimes. Et je vous recommande de faire choix d’aliments substantiels, car vous montrez un peu trop les os pour qu’on puisse vous croire dans une santé florissante. Je ne voudrais rien dire qui pût renouveler vos chagrins, mais vous et moi nous connaissons un cas où la nourriture est venue trop tard.

— Oui, trop tard, trop tard ! Tout est venu trop tard, et même le repentir.

— Ne parlez pas ainsi, dit Lionel ; ce serait manquer de confiance dans les promesses d’un être qui est la vérité même.

Abigaïl jeta sur lui un regard qui exrimait toute la terreur à laquelle son âme était en proie, et dit d’une voix faible :

— Qui a vu la fin de Mrs Lechmere ? son esprit a-t-il passé en paix ?

Sir Lionel garda encore un profond silence.

— Je le pensais, continua-t-elle ; ce n’est pas un péché qu’on puisse oublier sur son lit de mort. Comploter le mal, appeler Dieu pour être témoin d’un mensonge ! bannir la raison d’un cerveau qu’il avait si bien organisé ! Retirez-vous ! vous êtes jeunes et heureux, pourquoi resteriez-vous plus longtemps au milieu des tombeaux ? Laissez-moi y prier : si quelque chose peut adoucir l’amertume des remords, c’est la prière.

Lionel laissa tomber près d’elle la clé qu’il tenait en main et lui dit avant de se retirer :

— Ce caveau est fermé pour toujours, à moins qu’à votre requête il ne se rouvre encore une fois pour vous placer à côté de votre fils. Les enfants de ceux qui l’ont fait creuser y sont déjà réunis, à l’exception de deux qui mourront sur un autre hémisphère. Prenez cela, et puisse le ciel vous pardonner comme je vous pardonne !

Il jeta une bourse pleine d’or à côté de la clé, et sortit du cimetière avec Polwarth sans dire un mot de plus. Lorsqu’ils furent sur le seuil de la porte, ils se retournèrent et jetèrent un dernier regard sur Abigaïl. Elle se tenait à genoux, les mains appuyées sur une pierre qui couvrait un tombeau, le visage presque à terre, dans une attitude qui annonçait qu’elle implorait avec humilité la miséricorde céleste.

À trois jours de là, les Américains entrèrent en triomphe dans la ville, à l’instant même où l’armée royale venait de l’évacuer. Les premiers d’entre eux qui allèrent visiter les tombeaux de leurs pères trouvèrent dans le cimetière le corps d’une vieille femme, qui semblait avoir succombé aux rigueurs de la saison. Elle avait ouvert la trappe, probablement pour aller rendre le dernier soupir près de son fils, mais la force lui avait probablement manqué à l’instant où elle voulait y descendre. Elle était étendue sur la terre gelée, et ses traits devenus calmes offraient encore des traces de la beauté qui l’avait distinguée et qui l’avait perdue dans sa jeunesse. La bourse était encore près d’elle, à l’endroit où Lionel l’avait jetée.

Les habitants de la ville qui rentraient dans leurs foyers s’éloignèrent de ce spectacle avec horreur, et se retirèrent pour aller voir les changements qui avaient eu lieu dans Boston pendant leur longue absence ; mais un homme attaché à l’armée royale, et que l’amour du pillage avait rangé parmi les traîneurs, passa par hasard dans le cimetière, aperçut la bourse, dont il ne manqua pas de s’emparer, et poussant le corps d’Abigaïl dans le caveau souterrain, il referma la trappe et en jeta la clé.

La plaque de cuivre s’est détachée de la muraille depuis bien des années, l’herbe a couvert la voûte sépulcrale, et il reste aujourd’hui à Boston bien peu de personnes, qui puissent indiquer l’endroit qui servait de sépulture aux familles de Lincoln et de Lechmere.

Sir Lionel et Polwarth se rendirent ensemble sur le quai, où ils prirent une barque pour aller à bord de la frégate qui devait les transporter en Angleterre ; c’était précisément celle sur laquelle servait le jeune midshipman dont il a été déjà parlé, et qui courait des bordées en les attendant. Ils trouvèrent sur le pont Agnès Danforth, qui y avait accompagné sa cousine quelque temps auparavant. Ses yeux étaient mouillés de larmes, mais la rougeur de ses joues annonçait la satisfaction qu’elle éprouvait en voyant le départ forcé des fiers insulaires qu’elle n’avait jamais aimés.

— Je ne suis restée que pour vous faire mes derniers adieux, cousin Lincoln, lui dit-elle en l’embrassant avec affection ; et maintenant je vais prendre congé de vous, sans vous répéter tous les souhaits que je ne cesserai de faire.

— Vous voulez donc nous quitter ? lui dit le jeune baronnet en souriant pour la première fois depuis plusieurs jours ; vous savez que je ne suis pas le seul à qui cette cruauté…

Il fut interrompu par Polwarth qui, avançant aussitôt, prit la main de miss Danforth, et lui répéta, au moins pour la cinquantième fois, le désir qu’il avait de l’unir pour toujours à la sienne. Agnès l’écouta en silence et avec un air de gravité qui n’empêcha pas un malin sourire de se montrer sur ses lèvres avant qu’il eût fini sa phrase. Elle le remercia de l’air le plus gracieux, mais avec un refus définitif et décidé. Le capitaine soutint ce choc en homme qui en avait déjà essuyé plus d’un semblable ; et il ne l’en aida pas moins avec beaucoup de politesse à descendre dans la barque qui l’avait amenée. Elle y fut reçue par un jeune homme vêtu en officier américain. Sir Lionel crut voir augmenter la rougeur de sa cousine, pendant que son jeune compagnon lui plaçait sur les épaules un manteau pour la préserver du froid. Au lieu de retourner dans la ville, cette barque, qui portait un pavillon parlementaire, se dirigea vers la rive occupée par les Américains. La semaine suivante vit le mariage d’Agnès avec ce jeune officier, et ils prirent possession de la maison de Tremont-Street et de tous les biens de Mrs Lechmere, que Cécile avait abandonnés à sa cousine avec l’agrément de son mari.

Le capitaine de la frégate informa par un signal l’amiral de la flotte de l’arrivée des passagers qu’il attendait, et en reçut l’ordre de partir pour sa destination. Au bout de quelques minutes le léger navire passa devant les hauteurs de Dorchester, vers lesquelles il lança quelques bordées pendant qu’on déployait toutes les voiles. Les Américains ne lui répondirent pas et ne cherchèrent à mettre aucun obstacle à sa course rapide vers la pleine mer. La frégate fit alors force de voiles vers l’Angleterre, où elle portait la nouvelle importante de l’évacuation de Boston[1]. La flotte ne tarda pas à lever l’ancre, et depuis ce temps cette ville si longtemps opprimée n’a jamais vu une voile ennemie dans son port.

Pendant leur traversée, Lionel et son aimable compagne eurent le temps de réfléchir sur tout ce qui leur était arrivé. Dans la pleine confiance qui les unissait, ils s’entretinrent de ce dérangement d’esprit qui avait établi une liaison si étroite et si mystérieuse entre le père, dont la raison était égarée, et le fils, qui n’en avait jamais joui ; en remontant des effets aux causes, à l’aide du raisonnement, il leur fut aisé de dépouiller les événements que nous avons rapportés de tout ce qui s’y trouvait de douteux et d’obscur.

Le gardien du baronnet, qui avait été chargé de le poursuivre en Amérique, et qui avait été l’instrument, peut-être involontaire, de sa mort, puisqu’il l’avait frappé à l’instant où il voyait lui-même sa propre vie en danger, n’osa jamais retourner en Angleterre, et il resta en Amérique, confondu et perdu dans la foule.

Polwarth est mort tout récemment. Quoiqu’il eût une jambe de bois, il parvint, à l’aide de son ami, à monter presque jusqu’au dernier échelon des honneurs, et il eut avant de mourir la satisfaction de faire suivre sa signature des mots général, baronnet et membre du parlement. Lorsque l’Angleterre fut menacée d’une invasion par la France, la place maritime qu’il commandait fut remarquée comme étant la mieux approvisionnée de tout le royaume, et, si elle avait été attaquée, on ne doute pas qu’elle n’eût fait une résistance proportionnée à ses ressources. Dans le parlement, où il siégeait comme représentant un bourg dont sir Lionel Lincoln était propriétaire, il se distinguait par la patience avec laquelle il écoutait les discussions, et surtout par la promptitude qu’il mettait à émettre un vote affirmatif toutes les fois qu’il s’agissait d’accorder une somme pour fourniture de vivres. Jusqu’au jour de sa mort, il soutint vigoureusement la nécessité d’une nourriture succulente dans tous les cas de souffrances corporelles, et surtout, ajoutait-il avec une obstination remarquable, dans celui de débilité occasionnée par des symptômes fébriles.

Un an après leur arrivée à Londres, lord Gardonnel, oncle de Cécile, mourut, suivant de près son fils unique, qui l’avait précédé au tombeau. Cet événement inattendu rendit lady Lincoln propriétaire de biens considérables et d’une ancienne baronnie. Depuis cette époque jusqu’à l’explosion de la révolution française, sir Lionel Lincoln et son épouse vécurent dans la plus heureuse concorde, la douce influence de l’affection de Cécile modérant l’impétuosité naturelle de son mari. Cette mélancolie habituelle, héréditaire dans sa famille, disparut même au milieu de leur bonheur. Lorsqu’on craignit des attaques contre la constitution britannique, la justice des ministres cherchant à s’assurer l’appui des individus les plus distingués par leur opulence et leurs talents, sir Lionel fut appelé aux honneurs de la pairie ; et avant la fin du dix-huitième siècle on fit revivre pour lui un titre de comte qui avait autrefois appartenu à la branche aînée de sa famille.

De tous les principaux acteurs de notre histoire aucun ne vit aujourd’hui. Les roses de Cécile et d’Agnès ont même cessé de fleurir, et ont été cueillies dans la paix et l’innocence par la mort qui les a réunies dans la nuit du tombeau à ceux qui les y avaient précédées. Les faits historiques que nous avons rapportés commencent à s’obscurcir dans le lointain du temps ; et il est plus que probable que le pair d’Angleterre qui jouit maintenant des honneurs de la maison de Lincoln n’a jamais connu l’histoire de sa famille, tandis qu’elle habitait une province éloignée de l’empire britannique.


fin de lionnel lincoln.

  1. Boston fut évacué en mars 1776 par suite de la convention conclue entre le général Howe et Washington. Cette ville fut bientôt réparée et fortifiée aux dépens des loyalistes déclarés traîtres à la patrie, etc.