Lionel Lincoln/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 174-192).


CHAPITRE XIV.


Tu me rencontreras à Philippes.
ShakspeareJules César.



Pendant cette période d’excitation politique, tandis que tout prenait l’apparence de la guerre et qu’on en éprouvait déjà les privations, quoiqu’on en connût à peine la marche et les dangers, Lionel Lincoln, malgré l’intérêt puissant que lui inspiraient les affaires publiques, n’avait pas tout à fait oublié ses sentiments personnels. Dans la matinée qui suivit la nuit où il avait vu la scène du vieux magasin, entre Mrs Lechmere, Abigaïl et Ralph, il y était retourné de très-bonne heure pour tâcher de calmer les inquiétudes dont il était dévoré, en cherchant de nouveau à obtenir une explication complète de tous ces mystères, principal lien qui l’avait attaché à un homme qu’il ne connaissait guère que par ses singularités.

Les effets du combat qui avait eu lieu la veille se faisaient déjà sentir sur la place du marché, car Lionel, en y passant, n’y vit qu’un bien petit nombre des villageois qui le remplissaient ordinairement à une pareille heure. Dans le fait, on rouvrait les boutiques qu’avec précaution ; et l’on regardait en l’air comme si l’on eût douté que le soleil pût répandre la lumière et la chaleur comme dans des temps de tranquillité ordinaire. La crainte et la méfiance avaient pris la place de la sécurité dans toutes les rues de la ville.

Quoique le soleil se levait à peine, peu de personnes étaient dans leur lit, et l’on voyait sur le visage de ceux qui se montraient qu’ils avaient passé la nuit en veillant. De ce nombre était Abigaïl Pray, qui reçut la visite du major dans sa petite tour, où il la trouva entourée de tout ce qu’il y avait vu la veille, sans y remarquer aucun changement, si ce n’est dans ses yeux noirs, qui brillaient quelquefois comme des diamants au milieu de ses rides, mais qui alors étaient ternes et enfoncés, exprimant plus fortement qu’à l’ordinaire la détresse et les soins pénibles de cette femme.

— Vous me voyez de bien bonne heure, Mrs Pray, dit Lionel en entrant, mais une affaire de la plus grande importance exige que je voie sur-le-champ le vieillard qui loge chez vous. Il est sans doute dans sa chambre ; je vous prie de lui annoncer ma visite.

Abigaïl secoua la tête avec une expression de solennité, et lui répondit d’une voix presque éteinte :

— Il est parti.

— Parti ? s’écria Lionel ; où est-il allé ? quand est-il parti ?

— Il semble que la colère de Dieu soit répandue sur ce pays, Monsieur. Les jeunes, les vieux, les malades, les bien portants, tous ne songent qu’à verser le sang, et il n’est pas au pouvoir de l’homme de dire où ce torrent s’arrêtera.

— Qu’a tout cela de commun avec Ralph ? Où est-il, femme ? Osez-vous me débiter des mensonges ?

— À Dieu ne plaise que mes lèvres s’ouvrent jamais encore pour le mensonge, et surtout en vous parlant, major Lincoln ! Cet homme étonnant, qui semble avoir vécu si longtemps qu’il peut lire même dans nos plus secrètes pensées, ce que je ne croyais au pouvoir de personne, a quitté cette maison, et j’ignore s’il y reviendra jamais.

— Jamais ! J’espère que vous ne l’avez pas chassé de votre misérable demeure par la violence ?

— Ma demeure est comme celle des oiseaux de l’air, c’est la demeure de quiconque est assez malheureux pour n’en avoir pas d’autre. Il n’y a pas un seul point sur la terre que je puisse dire être à moi, major Lincoln. Mais j’aurai un jour une autre habitation ; oui, oui, une habitation étroite qui nous attend tous ; et fasse le ciel que la mienne soit aussi tranquille qu’on dit que l’est le cercueil ! Mais je ne vous mens pas, major Lincoln ; pour cette fois je ne cherche pas à tromper. Ralph et Job sont partis ensemble comme la lune se levait, mais où sont-ils allés ? c’est ce que j’ignore, à moins que leur dessein ne soit de joindre les gens armés qui sont hors de la ville. Ralph m’a fait des adieux et m’a dit des choses qui retentiront à mes oreilles jusqu’à ce que la mort les ait closes pour toujours.

— Allé joindre les Américains ! et avec Job ! dit Lionel en se parlant à lui-même sans faire attention aux derniers mots prononcés par Abigaïl Pray. Cet acte de témérité mettra votre fils en grand danger, Mrs Pray ; il faudrait y prendre garde.

— Job n’est pas du nombre de ceux que Dieu rend responsables de leurs actions, et l’on ne peut le traiter comme les autres jeunes gens de son âge. Ah ! major Lincoln ! on n’aurait pu voir un plus bel enfant dans toute la colonie de la baie de Massachusetts, jusqu’à ce qu’il eût atteint sa cinquième année ; mais ce fut alors que le jugement du ciel tomba sur la mère et sur le fils ; une maladie le rendit ce que vous le voyez, un être qui a la forme de l’homme sans en avoir la raison, et je devins la misérable que je suis. Mais tout cela a été prédit, et j’en avais été bien avertie ; car n’est-il pas écrit que Dieu punira les péchés des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et quatrième génération ? Grâce à Dieu, mes chagrins et mes péchés finiront avec Job, car il n’y aura jamais de troisième génération qui en porte la peine.

— Si vous êtes coupable de quelque faute qui vous pèse sur le cœur, Mrs Pray, toutes les considérations de justice et de repentir devraient vous porter à faire l’aveu de vos erreurs à ceux qui peuvent avoir intérêt à en être instruits, si toutefois vous en connaissez quelqu’un.

Abigaïl leva des yeux inquiets sur Lionel, mais elle, les baissa devant le regard perçant qu’elle rencontra, et les promena égarés tout autour de la pièce où elle se trouvait. Lionel attendit sa réponse quelques instants, mais voyant qu’elle gardait un silence obstiné, il reprit la parole :

— D’après ce qui s’est déjà passé, vous devez savoir que j’ai de bonnes raisons pour croire que je suis grandement intéressé dans vos secrets. Faites donc l’aveu de la faute dont vous vous êtes rendue coupable, et qui semble accabler d’un si grand poids votre conscience ; et en retour de cette confidence, je vous promets le pardon et ma protection.

Lionel la pressant si vivement sur le point qu’il avait fort à cœur, elle s’éloigna de lui de quelques pas tandis qu’il lui parlait ainsi, et ses traits, perdant l’expression remarquable de repentir qu’ils avaient eue, prirent celle d’une surprise forcée, qui prouva qu’elle n’était pas novice en dissimulation, quels que pussent être les reproches que sa conscience lui faisait de temps en temps.

— Coupable ! répéta-t-elle d’une voix lente et un peu tremblante ; nous sommes tous coupables, et nous serions tous des créatures perdues sans le sang de notre divin Rédempteur.

— Sans contredit ; mais vous avez parlé de crimes qui violent les lois des hommes aussi bien que celles de Dieu.

— Moi, monsieur Lincoln ! moi violer les lois des hommes ! s’écria Abigaïl tout en affectant de s’occuper à mettre plus d’ordre dans la chambre, ce n’est pas une femme comme moi qui peut avoir le loisir et le courage de violer les lois. Le major Lincoln veut faire parler une pauvre femme pour en faire des gorges chaudes avec ses compagnons en dînant. Il est certain que nous avons tous un fardeau de fautes à supporter. Sûrement le major Lincoln n’a pas entendu dimanche dernier le sermon du ministre Hunt sur les péchés de la ville.

Lionel rougit du reproche artificieux que lui faisait cette femme de vouloir abuser de la faiblesse de son sexe et de sa malheureuse situation pour lui arracher ses secrets, et très-mécontent intérieurement de la duplicité qu’il voyait en elle, il devint plus réservé dans ses discours, et employa les moyens de douceur et de persuasion pour en obtenir les aveux qu’il désirait tant ; mais toutes ses tentatives furent inutiles, Abigaïl se tenant sur la défensive avec autant d’adresse qu’il en employait pour l’attaque. Tout ce qu’il put en arracher fut des expressions d’étonnement sur sa méprise : il avait en tort de s’imaginer qu’elle eût à faire l’aveu de quelque grande faute, tandis qu’elle n’avait voulu parler que des erreurs qui sont le partage ordinaire de l’homme. La conduite de cette femme à cet égard n’avait rien de bien extraordinaire, car ceux qui déclament le plus fortement sur la nature perverse du cœur humain en général, sont pour la plupart ceux qui sentent qu’ils méritent eux-mêmes le plus de reproches pour leurs fautes personnelles. Plus les questions du major devinrent serrées et pressantes, plus Abigaïl devint circonspecte ; et la soupçonnant en secret d’avoir commis envers Ralph quelque acte de trahison, il se retira fort courroucé, déterminé à avoir l’œil ouvert sur tous ses mouvements, et à saisir le moment convenable pour agir de manière, non seulement à la forcer à un aveu, mais à la couvrir de honte.

Sous l’influence de ce ressentiment momentané, et ne pouvant s’empêcher de concevoir les soupçons les plus désagréables à l’égard de sa tante, Lionel résolut de cesser, ce jour même, d’habiter sous le même toit.

Mrs Lechmere, qui, si elle savait que son neveu avait été témoin de son entretien avec Ralph, devait l’avoir appris d’Abigaïl, le reçut au déjeuner de manière à ne pas donner à croire qu’elle en fût informée. Elle écouta avec un intérêt évident les prétextes qu’il allégua pour quitter sa maison. Lionel lui parla du nouveau genre de vie qu’il allait probablement être obligé de mener, maintenant que les hostilités étaient commencées ; de l’embarras que lui causait sa présence dans sa maison, à l’âge où elle était arrivée, et avec les habitudes tranquilles qu’elle avait contractées ; du désir qu’il avait de lui éviter un pareil trouble, enfin de tout ce qu’il croyait pouvoir servir d’excuse pour justifier sa résolution. Pendant qu’il s’exprimait ainsi, il vit plus d’une fois les yeux de sa tante se tourner vers Cécile avec une expression d’inquiétude qui en toute autre circonstance aurait pu lui rendre suspects les motifs de son hospitalité. Cependant Cécile parut écouter sa détermination avec une satisfaction évidente, et quand son aïeule lui demanda ce qu’elle pensait de ce que son cousin venait de dire, et s’il avait une seule bonne raison pour quitter Tremont-Street, elle répondit avec plus de vivacité qu’elle n’en avait montré depuis quelque temps :

— Certainement, ma chère grand-maman, la meilleure de toutes, son inclination. Le major Lincoln est fatigué de notre manière de vivre uniforme et monotone, et il me semble que la véritable politesse exige de nous que nous le laissions nous quitter pour la caserne, sans chercher à contraindre ses goûts.

— Combien vous vous méprenez sur mes motifs, si vous pouvez croire que le désir de vous quitter…

— Oh ! Monsieur, trêve d’explications. Vous nous avez allégué tant de raisons, que vous avez oublié de nous parler de la seule qui vous détermine. Ce n’est, ce ne peut être que l’ennui.

— Alors je resterai, dit Lionel ; tout est préférable pour moi au chagrin d’être soupçonné d’ingratitude.

Cécile le regarda d’un air à la fois charmé et mécontent ; elle jouait avec sa cuillère pour cacher son embarras, mordait ses jolies lèvres ; enfin elle lui dit d’un ton plus amical :

— Je vois bien qu’il faut que je retire mon accusation pour vous rendre votre liberté. Allez habiter votre nouveau logis, si cela vous plaît, et nous ajouterons foi aux motifs inconcevables que vous nous donnez pour ce changement. Mais, comme notre parent, nous comptons bien que vous viendrez nous voir tous les jours.

Lionel n’avait plus aucune excuse pour ne pas persister dans la résolution qu’il avait annoncée, et malgré la répugnance que Mrs Lechmere témoigna à se séparer de son neveu, résistance qui faisait un contraste si singulier avec sa froideur ordinaire et ses manières composées, le déplacement projeté s’effectua dans le courant de la même matinée.

Tandis que ces choses se passaient dans l’intérieur de la famille de Lionel, plusieurs semaines s’écoulèrent sans apporter aucun changement dans la situation politique des affaires ; les renforts attendus continuaient à arriver, et plusieurs généraux débarquèrent successivement pour aider dans la conduite de cette guerre le général Gage, qui eût pu mériter le nom de temporiser. Ceux des colons qui n’avaient point encore secoué leur timidité naturelle étaient effrayés en entendant la longue liste de noms fameux et vantés qui venaient tous les jours grossir les rangs de l’armée. Parmi eux on remarquait Howe, homme issu d’une noble race, connue depuis longtemps par ses faits d’armes, et dont le chef avait déjà arrosé de son sang le sol de l’Amérique ; Clinton, autre cadet d’une illustre maison, qui s’était plus distingué jusqu’alors par son intrépidité personnelle et son affabilité pour le soldat que par de grands talents militaires ; enfin l’élégant et accompli Burgoyne, qui dans les champs du Portugal et de l’Allemagne s’était déjà acquis une réputation qu’il était destiné à perdre bientôt dans les déserts de l’Amérique. On remarquait encore Pigot, Grant, Robertson et l’héritier de la maison de Northumberland ; chacun d’eux commandait une brigade. Outre ces guerriers célèbres, il y avait aussi une foule d’officiers qui avaient passé toute leur jeunesse au service, et qui se préparaient à opposer sur le champ de bataille toute leur expérience aux efforts des paysans indisciplinés de la Nouvelle-Angleterre.

Comme si cette liste n’était pas suffisante pour effrayer leurs adversaires inexpérimentés, le désir de la gloire avait rassemblé sur le point où tous les regards étaient fixés une grande partie de la noble et chevaleresque jeunesse de l’empire britannique ; au milieu d’elle se trouvait celui qui devait par la suite ajouter la plus belle couronne ans lauriers conquis par ses ancêtres ; l’unique héritier des maisons d’Hastings et de Moira, le jeune preux de Rawdon. Les heures de Lionel s’écoulaient rapidement dans la société de ces jeunes gens, dont la plupart avaient été ses compagnons d’étude et de plaisir, et il lui restait bien peu de temps pour méditer sur les causes qui l’avaient amené sur le théâtre de la querelle[1].

Un soir d’été, vers le milieu de juin, Lionel fut témoin de la scène suivante, à travers les portes ouvertes qui communiquaient de sa chambre à coucher à celle que Polwarth avait consacrée à ce qu’il appelait la table des connaisseurs. Mac-Fuse était assis devant cette même table avec l’importance burlesque d’un bailli de comédie, tandis que Polwarth, assis près de lui, paraissait remplir le double emploi de juge et de greffier. Seth Sage fut cité à ce formidable tribunal pour répondre aux accusations portées contre lui sur la manière dont il s’était conduit sur le champ de bataille. Surpris que son hôte n’eût pas été compris dans le dernier échange, et curieux de savoir quels projets comiques ses amis cachaient sous la sévérité affectée dont ils cherchaient à armer leur front, Lionel posa sa plume et écouta le dialogue suivant :

— Maintenant, répondez à l’accusation portée contre vous, insigne fourbe, si sage de nom ! s’écria Mac-Fuse avec un regard sévère et une voix foudroyante qui ne manqua pas de produire la terreur qu’il voulait inspirer ; parlez avec la franchise d’un homme et la componction d’un chrétien, si vous l’êtes. Autant vaudrait, je crois, vous envoyer tout de suite en Irlande pour que vous y subissiez le sort que vous méritez sur trois pièces de bois, dont l’une serait placée en travers pour plus de solidité. Si vous avez quelque chose à dire pour votre défense, hâtez-vous ; il me tarde que vous y figuriez perpendiculairement.

Les deux officiers n’eurent qu’à s’applaudir de ce que Lionel ne regardait que comme une mystification ; Seth trahissait plus d’inquiétude qu’il n’en témoignait ordinairement, même dans les plus grands périls. Après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, et avoir cherché dans les yeux de ses juges quelle miséricorde il pouvait en attendre, il répondit avec assez de courage :

— Je n’ai rien à dire, sinon que ce serait contre toutes les lois.

— Ne me parlez pas des interminables lenteurs de la loi, s’écria Mac-Fuse, et ne croyez pas nous endormir avec ces fadaises, comme si nous n’en savions pas plus que tous les procureurs du monde, malgré leurs grandes perruques. C’est à l’Évangile que vous devez croire, impie réprouvé, lorsqu’il vous avertit de vous préparer au dernier voyage que vous ferez un de ces jours avec une précipitation au moins indécente.

— Allons au but, Mac, interrompit Polwarth qui s’aperçut que l’imagination vagabonde de son ami l’entraînait loin du point désiré, ou je vais continuer l’instruction de l’affaire dans un style qui ferait honneur à un conseiller d’ordonnance.

— Les conseillers d’ordonnance sont tous contre la constitution et contre les lois, dit Seth dont le courage augmentait à mesure que l’entretien avait un rapport plus direct à ses principes politiques. Et je suis d’avis que si les ministres persistent à les soutenir ici, il y aura de grands troubles, si même on ne se bat pas comme il faut, car tout le pays est en feu.

— De grands troubles ! modèle d’iniquité, assassin de sang froid ! s’écria Mac-Fuse d’une voix de tonnerre ; appelez-vous des troubles une bataille qui dure un jour entier, et croyez-vous que ce soit se battre comme il faut que de vous cacher derrière des palissades, et d’appuyer le canon de votre fusil sur la tête de Job Pray pour tirer sur un de vos semblables ? Maintenant dites la vérité et prenez garde que je ne vous surprenne à mentir, si vous voulez manger autre chose que de la morue le samedi : quels étaient les deux hommes qui, de derrière une haie, m’ajustèrent presque à bout pourtant ?

— Pardonnez-moi, capitaine Mac-Fuse, dit Polwarth, si je vous dis que votre zèle et votre indignation l’emportent sur votre prudence. Si nous alarmons ainsi le prisonnier, nous ne pourrons en tirer aucun aveu propre à éclairer notre impartialité. En outre, Monsieur, vous venez de faire une réflexion que je dois combattre. La bonne morue n’est point à dédaigner, surtout lorsqu’elle est servie dans une enveloppe, et qu’elle a été cuite entre deux autres poissons communs, pour éviter qu’elle ne se dessèche. J’ai réfléchi longtemps sur le projet de fonder un club qui se réunirait le samedi, pour savourer les présents que la mer nous offre dans cette baie, et perfectionner l’assaisonnement de la morue[2].

— Permettez-moi de vous dire, capitaine Polwarth, reprit le grenadier en le regardant comme un coq qui se prépare au combat, que vos penchants épicuriens vous mènent droit au cannibalisme, puisque vous avez le cœur de manger lorsqu’il s’agit de prononcer une sentence de vie ou de mort sur un de vos semblables.

— Je conclus, interrompit Seth, qui détestait toute espèce de querelle et qui croyait voir naître la mésintelligence entre ses juges, que le capitaine désire savoir quels étaient les deux hommes qui tirèrent sur lui quelque temps avant qu’il reçût un coup dans l’épaule.

— Quelque temps ! modèle d’hypocrisie ! il n’y eut pas plus d’intervalle qu’entre le feu et la balle qui sortent d’un mousquet.

— Peut-être vous êtes-vous trompé, Monsieur, car une grande partie des troupes s’était déguisée.

— Pensez-vous que j’étais ivre en marchant contre les ennemis de mon roi ? s’écria le grenadier d’une voix de tonnerre. Écoutez, maître Sage, je vous demande avec la plus grande douceur quels étaient les deux hommes qui ont fait feu sur moi de la manière que j’ai détaillée ; et souvenez-vous que je pourrais me lasser à la fin de faire des questions sans obtenir de réponses.

— Eh bien ! répondit Seth qui, tout adroit prédicateur qu’il pût être, fuyait avec une horreur religieuse un mensonge direct, il me semble assez probable que ces… Le capitaine est-il bien sûr que la chose soit arrivée juste au-dessus de Menotomy ?

— Aussi sûr que peut l’être un homme qui à deux bons yeux à son service, répondit Polwarth.

— Ainsi donc le capitaine Polwarth peut attester le fait ?

— Le cheval du major Lincoln pourrait l’attester au besoin, maître Sage, car il a encore dans le flanc quelques grains de votre plomb.

Seth vit bien qu’il fallait céder à cette accumulation de témoignages, et sachant d’ailleurs que le grenadier l’avait fait prisonnier au moment même où il venait de recharger son fusil pour faire feu de nouveau, il résolut prudemment de faire de nécessité vertu, et d’avouer naïvement ce qu’il ne lui était plus possible de cacher. Cependant cet aveu fut enveloppé des précautions oratoires qui lui étaient naturelles.

— Voyant qu’il ne saurait guère y avoir de méprise, dit-il d’un air de candeur, je serais porté à croire que les deux hommes en question étaient principalement Job et moi.

— Principalement ! quel composé monstrueux d’incertitudes ! s’écria Mac-Fuse ; principalement ! s’il y eut quelqu’un qui joua le principal rôle dans cet acte de trahison, dans cette infamie de blesser un chrétien et d’estropier un cheval, lequel, quoiqu’à tout prendre ce ne soit qu’une pauvre rosse, a encore un sang plus généreux que celui qui coule dans vos méchantes veines, ce fut parbleu ! bien vous, ce fut votre chienne de personne. Mais je me réjouis de vous tenir enfin au confessionnal. J’ai votre aveu, et maintenant je puis vous voir pendre sans scrupule. Si vous avez quelque objection à faire, parlez, et surtout parlez vite ; il me tarde de vous embarquer pour l’Irlande sur le premier vaisseau, avec une lettre adressée au lord lieutenant pour le prier de ne pas vous faire attendre et de vous accorder une prompte exécution et des funérailles décentes.

Seth appartenait à une certaine classe de ses compatriotes qui, tout en ayant une surabondance de ruse et de finesse, n’entendaient rien à la plaisanterie. Trompé par le ton sévère et courroucé que le grenadier avait d’abord feint et qu’il avait bientôt pris tout de bon à mesure que le souvenir de son injure se réveillait dans son âme, le prisonnier sentit la confiance qu’il avait dans la protection des lois s’ébranler fortement, et il commença à faire de sérieuses réflexions sur l’instabilité des circonstances aussi bien que sur le despotisme du pouvoir militaire. Le peu de causticité qu’il avait dans l’esprit, et qu’il tenait de ses ancêtres puritains, n’avait aucun rapport avec les grosses plaisanteries de l’Irlandais qui frappaient droit au but ; c’était un genre qui lui était étranger et qu’il ne comprenait pas ; aussi les conspirateurs eurent-ils un plein succès, et il n’était que trop évident que le pauvre diable avait pris l’alarme. Polwarth eut pitié de son embarras, et il dit d’un air d’aisance :

— Je crois avoir trouvé un moyen pour M. Sage d’échapper à la corde qu’il a méritée, et de rendre en même temps un service signalé à un ancien ami.

— Entends-tu, vil assassin d’hommes et d’animaux ! s’écria Mac-Fuse. Vite à genoux, pendard, et remercie M. Peter Polwarth de la proposition charitable qu’il veut bien te faire.

Seth ne fut pas fâché d’entendre exprimer des intentions aussi amicales ; mais, habitué à se tenir sur ses gardes toutes les fois qu’il s’agissait de marché, il s’interdit prudemment tout signe de satisfaction, et il répondit d’un air de gravité qui aurait fait honneur au marchand le plus rusé de King-Street, qu’il aimerait à savoir quelles étaient ces propositions, avant d’y donner son assentiment.

— En deux mots les voici, reprit Polwarth : vous serez libre dès ce soir et vous recevrez vos passeports, à condition que vous signerez ce papier par lequel vous vous engagerez à fournir notre table comme à l’ordinaire, pendant toute la durée du siège, de certains objets de consommation ici détaillés, et aux prix qui y sont marqués, et que le Juif le plus effronté de Duke-Place trouverait encore exorbitants. Allons, prenez la plume, lisez et faites une croix à chaque article approuvé. Si vous avez quelques observations à faire, on les examinera.

Seth prit le papier, et lut avec cette attention qu’il était dans l’usage de donner à tout ce qui affectait ses intérêts pécuniaires. Il trouva à redire au prix de tous les articles, qu’il parvint à faire changer comme il l’entendait, et il voulut en outre qu’on insérât une clause qui déclarât le marché nul, si les communications venaient à être interdites par les autorités des colonies ; après quoi il ajouta :

— Si le capitaine veut consentir à veiller sur mon mobilier pendant mon absence, et qu’il m’en réponde personnellement, je me déciderai à conclure le marché.

— Voilà un drôle à qui il faut des hypothèques dans un marché qu’il fait pour sauver sa vie ! s’écria le grenadier ; mais n’importe, il faut nous prêter à son humeur rapace, Polwarth, et nous charger de ses meubles. Vous entendez, maître Sage, le capitaine Polwarth et moi, nous les prenons sous notre responsabilité. Voyons, que je jette un coup d’œil sur les articles, ajouta le grenadier en parcourant gravement les différentes conditions du traité. Savez-vous, mon ami, que vous avez fait là un marché d’or ? du bœuf, du mouton, du cochon, des navets, des pommes de terre, des melons et autres fruits… Pour le coup voilà une méprise pour laquelle une table d’officiers anglais se pâmerait de rire pendant plus d’un mois, si un Irlandais l’avait faite ! Mettre le melon au nombre des fruits, et n’y pas mettre la pomme de terre ! Et puis, dans tout cela, je ne vois qu’à manger, Polwarth, et il me semble que vous avez oublié un article important. Allons, Seth, mettez-vous là, mon ami, et rectifiez sur-le-champ cette grave omission.

— De peur d’accident, répondit celui-ci, ne serait-il pas convenable de mettre aussi par écrit la petite convention additionnelle que je vous ai proposée ?

— Voyez un peu l’effronté coquin ! s’écria Mac-Fuse ; il a la parole de deux capitaines d’infanterie, et il veut l’échanger contre leur signature ! Nous ne saurions nous refuser à une demande aussi raisonnable, Polrwarth ; ce serait commettre un suicide pécuniaire. Va donc encore pour la petite convention additionnelle que maître Sage réclame.

Polwarth y donna aussi son approbation, et en moins de quelques minutes tout fut arrangé à l’entière satisfaction de toutes les parties, les deux officiers se félicitant du succès d’un stratagème qui préservait leur table des conséquences les plus fâcheuses d’un siège, et Seth ne demandant pas mieux que de souscrire à un arrangement qui semblait devoir être très-avantageux pour lui, quoiqu’il doutât fort que la validité en fût reconnue dans une cour de justice. Le prisonnier fut alors déclaré libre, et il reçut l’avis charitable de s’échapper de la ville, avec le moins de bruit possible, à la faveur du passeport qui lui avait été délivré.

Seth relut encore une fois d’un bout à l’autre et avec la plus grande attention les articles du marché, et il partit alors, bien décidé à les observer et charmé de se tirer à ce prix des mains du grenadier, dont l’air grave et la voix tonnante le glaçaient malgré lui d’une terreur que jamais figure humaine ne lui avait fait éprouver. Après le départ du prisonnier, les deux amis se mirent gaiement à table, riant à gorge déployée du succès de leur brillante invention.

Lionel laissa sortir Seth de la chambre, sans l’arrêter ; mais dès qu’il le vit quitter la maison, le jeune officier, sans dire à personne qu’il avait été témoin de la scène qui venait de se passer, le suivit dans la rue, dans l’intention louable de le rassurer encore davantage en s’engageant lui-même à lui représenter à son retour son mobilier intact. Ce n’était pas chose facile que d’atteindre un homme qui gardait depuis longtemps un repos forcé, et qui semblait vouloir goûter dans toute son étendue la douce jouissance de faire un libre usage de ses jambes. Lionel le suivait de loin, espérant toujours qu’il finirait par ralentir le pas, et il s’était déjà vu entraîné de cette manière assez loin dans la ville lorsque Seth rencontra un homme avec lequel il entra sous une arcade qui conduisait dans une cour sombre et étroite. Lionel redoubla aussitôt de vitesse ; et en arrivant dans le passage il vit celui qu’il poursuivait avec tant de constance s’échapper par l’autre entrée de la cour, et au même instant, revenir l’homme qui semblait avoir décidé Seth à changer de route. Lionel s’était arrêté un instant, incertain du parti qu’il devait prendre, lorsque la lueur d’un réverbère éclaira les traits du passant, et il reconnut le chef actif des Caucus (nom qu’on donnait à l’assemblée politique à laquelle il avait assisté), mais si bien déguisé et si complètement enveloppé dans son manteau, que si le hasard ne le lui eût pas fait entrouvrir, il aurait pu passer auprès de son plus intime ami sans en être reconnu.

— Nous nous retrouvons encore ! s’écria Lionel dans le premier mouvement de surprise, quoiqu’il paraisse que le soleil ne doive jamais éclairer nos entrevues.

L’étranger tressaillit, et parut d’abord vouloir continuer sa marche, comme si Lionel se fût trompé de personne ; mais, comme s’il eût changé d’idée tout à coup, il s’approcha du jeune militaire et lui dit d’un air d’aisance et de dignité :

— C’est la troisième fois, et on dit, je crois, qu’un charme est attaché à ce nombre. Je suis bien aise de revoir le major Lincoln sain et sauf après les dangers auxquels il a été exposé si récemment.

— Ces dangers ont été sans doute exagérés par ceux qui voudraient voir succomber la cause de notre souverain, reprit froidement Lionel.

Un sourire calme mais dédaigneux dérida le front de l’étranger, et il répondit :

— Je dois croire sans doute les rapports d’une personne qui a joué un rôle si remarquable dans les exploits de cette journée ; cependant vous vous rappellerez que si la marche sur Lexington a eu lieu, comme nos rencontres accidentelles, dans l’obscurité, du moins un soleil brillant a éclairé la retraite, et qu’alors rien n’a été caché.

— Et rien n’a besoin de l’être, reprit Lionel piqué de ce ton de sarcasme que l’autre avait pris, à moins pourtant que l’homme à qui je parle ne craigne de marcher dans les rues de Boston en plein jour.

— L’homme à qui vous parlez, major Lincoln, dit l’inconnu qui dans sa vivacité se rapprocha des Lionel, n’a pas craint de marcher le jour comme la nuit dans les rues de Boston lorsque les suppôts arrogants de celui que nous appelez votre maître se pavanaient insolemment à l’abri de la paix, et qu’il lui fallait dévorer leurs dédains. Maintenant qu’une nation est debout pour rabaisser leur morgue, craindra-t-il de se montrer à toute heure dans son pays natal ?

— Ce langage est bien hardi de la part d’un ennemi qui se trouve dans un camp anglais. Je vous le demande à vous-même, quelles mesures mon devoir m’ordonne-t-il de prendre en pareille occasion ?

— C’est une question que je laisse à décider entre le major Lincoln et sa conscience, reprit l’étranger ; quoique cependant, ajouta-t-il après un moment de réflexion et d’un ton plus doux, comme s’il se rappelait le danger de sa position, les personnes de son nom et de sa famille ne fussent pas dans l’usage de remplir le rôle de délateur, lorsqu’elles habitaient le pays natal.

— Et c’est un rôle dont leur descendant ne rougirait pas moins. Mais que cette entrevue soit la dernière entre nous, nous ne devons plus nous voir à présent que sur le champ de bataille : ces sortes de thèses ne peuvent se discuter que l’épée à la main.

— Soit ! dit l’étranger en saisissant la main du jeune homme et en la serrant avec la chaleur d’une généreuse émulation ; peut-être ce moment n’est-il pas bien éloigné, et puisse le ciel favoriser la bonne cause !

Sans en dire davantage il s’entoura des plis de son manteau, et s’éloigna si précipitamment que, quand même Lionel l’eût voulu, il lui eût été impossible de retarder sa marche. Il ne lui restait alors aucun espoir de rejoindre Seth, et le jeune officier reprit d’un air pensif le chemin de son logement.

Les deux ou trois jours suivants parurent annoncer des apprêts plus qu’ordinaires parmi les troupes, et le bruit se répandit que des officiers supérieurs étaient allés reconnaître le terrain sur l’autre péninsule. Lionel attendit patiemment la marche des événements ; mais comme il devenait probable qu’au premier moment il serait appelé à un service actif, il résolut de faire un nouvel effort pour connaître les secrets de l’habitant du grand magasin ; et, dans cette intention, il prit le chemin de la place du marché, le soir du quatrième jour après la rencontre qu’il avait faite du chef de l’assemblée politique. Il y avait déjà longtemps qu’on avait battu la retraite, et que la ville était plongée dans ce profond repos qui succède au bruit tumultueux d’une garnison. En traversant les rues, il ne rencontra que les sentinelles qui se promenaient dans les étroites limites qui leur avaient été assignées, et de temps en temps un officier qui revenait d’une ronde ou d’une partie de plaisir.

Arrivé devant la porte du magasin, il n’aperçut aucune lumière par les fenêtres, et s’il s’y trouvait des habitants ils étaient déjà livrés au sommeil. Il lui fallut bien remettre sa visite à un autre jour ; mais, dans l’espèce d’excitation qu’il éprouvait, il ne put se décider à rentrer encore chez lui, et il continua à suivre les rues sombres et étroites de North-End jusqu’à ce que, sans le savoir, il se trouva tout à coup au milieu de l’emplacement occupé par les morts de Copp’s-Hill. Le général anglais avait faite lever une batterie de canons sur cette hauteur ; Lionel évita les sentinelles qui avaient été placées pour les garder, afin de n’être pas obligé de répondre à leurs questions ; et, arrivé sur l’éminence, il s’assit sur une pierre et commença à méditer profondément sur ses aventures et sur la situation de son pays.

La nuit était obscure ; mais les vapeurs qui semblaient suspendues sur la ville s’entrouvraient quelquefois lorsqu’une étoile brillait au ciel, pour laisser apercevoir les vaisseaux de guerre qui étaient à l’ancre dans le port, et l’autre côté du rivage qui se dessinait en noir sur l’horizon. Le calme du soir dominait sur toute la scène ; et, lorsque les cris des sentinelles ou des matelots, se répétant l’un à l’autre : — Tout va bien[3] ! — s’élevaient des vaisseaux et des batteries, à ce bruit soudain succédait un morue silence, comme si l’univers sommeillait tranquille sur cette assurance de sécurité.

Dans cet instant, où l’on entendait même le plus faible murmure de la brise de la nuit, Lionel crut distinguer quelque bruit sur les eaux, comme si une rame les fendait avec une extrême prudence ; il écouta attentivement, et dirigeant ses regards du côté d’où paraissaient venir les sons, il vit une petite barque qui glissait sur la surface de l’onde et qui s’avança bientôt sur la plage sablonneuse au pied de la colline, avec un mouvement si mesuré et si uniforme, qu’à peine une vague vint-elle effleurer la terre.

Curieux de savoir qui pouvait se promener ainsi dans le port à une pareille heure et avec tant de mystère, Lionel se levait pour descendre, lorsqu’il vit un homme sortir de la barque et gravir la hauteur dans la direction même où il se trouvait. Retenant jusqu’à sa respiration, et se retirant sous l’ombre épaisse projetée par une pointe de la colline qui s’élevait un peu au-dessus de lui, Lionel l’observa en silence ; il le vit s’arrêter lorsqu’il fut arrivé à dix pas de l’endroit où il était, se pencher à terre, et s’efforcer comme lui d’étouffer tout autre bruit, tout autre sentiment, pour écouter avec la plus grande attention. Le jeune officier dit alors en tirant son épée du fourreau :

— Nous avons choisi un lieu bien retiré et une heure bien secrète pour nos méditations, Monsieur ?

L’individu auquel s’adressait cette question, qui par la manière brusque et soudaine dont elle fut faite était de nature à faire tressaillir l’homme le plus intrépide, eut-il été doué de l’impassibilité d’un être surnaturel, il n’aurait pu l’entendre avec une apathie et une indifférence plus complète. Il se tourna lentement du côté de son interlocuteur, parut le regarder fixement, et répondit ensuite d’une voix basse et menaçante :

— Il y a un grenadier là sur la colline, avec un fusil et une baïonnette, qui se promène au milieu des canons ; et s’il entend des gens parler ici, il les fera prisonniers, quoique l’un d’eux soit le major Lincoln.

— Ah ! Job ! dit Lionel, est-ce vous que je trouve rôdant la nuit comme un voleur ? Qui vous envoie ici à une pareille heure, et qu’y venez-vous faire ?

— Si Job est un voleur pour venir voir les sépultures sur Copp’s-Hill, reprit l’idiot d’un air sombre, un autre l’est comme lui.

— Bien répondu, mon garçon, dit Lionel en souriant ; mais, je vous le répète, quelle mission diabolique vous amène en ces lieux au milieu de la nuit ?

— Job aime à se promener au milieu des sépultures avant le chant du coq ; on dit que les morts marchent lorsque les vivants dorment.

— Et vous vouliez donc avoir commerce avec les morts ?

— C’est un péché de leur adresser beaucoup de questions, et encore ne faut-il les faire qu’au nom du Seigneur, répondit l’idiot d’un air si solennel que, joint à l’obscurité et au lieu où ils se trouvaient, il fit tressaillir Lionel involontairement ; mais Job aime à être près d’eux, afin de s’accoutumer à l’humidité pour le temps où il sera appelé lui-même à marcher enveloppé d’un linceul à minuit.

— Chut ! dit Lionel, quel est ce bruit ?

Job pencha la tête, écouta aussi attentivement que son compagnon, et répondit ensuite :

— Ce n’est autre chose que le murmure du vent dans la baie ou le bruissement des vagues qui battent les côtes des îles.

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Lionel ; j’ai entendu les sons étouffés d’une centaine de voix, ou mes oreilles m’ont étrangement trompé.

— Peut-être sont-ce les esprits qui se parlent l’un à l’autre, reprit l’idiot ; on dit que leurs voix ressemblent au murmure des vents.

Lionel passa la main sur son front, cherchant à recouvrer le calme de son esprit qui avait été singulièrement troublé par le ton solennel de l’idiot, et il descendit lentement la colline, suivi de près par son compagnon silencieux. Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut atteint l’angle intérieur du mur qui entonnait l’enclos des morts ; alors il resta immobile, et avançant sa tête, il prêta de nouveau la plus grande attention.

— Enfant, je ne sais comment il se fait que vos sots propos m’ont bouleversé la tête, dit-il, mais j’entends bien certainement ici à l’entour des sons étranges et qui n’ont rien de terrestre ! De par le ciel ! un murmure confus de voix vient encore de frapper mon oreille, comme si l’air au-dessus de l’eau était rempli d’êtres vivants ; et maintenant voilà que j’entends un bruit comme si des poids pesants tombaient sur la terre !

— Oui, dit Job, ce sont les cercueils qui se referment ; les morts viennent de rentrer chez eux, et il est temps que nous les laissions seuls dans leur enclos.

Lionel n’hésita pas plus longtemps, et il s’éloigna à pas assez précipités, en éprouvant une horreur secrète que dans un autre moment il aurait rougi d’avouer ; il ne s’aperçut même point que Job avait continué à le suivre ; et il était déjà descendu jusqu’au milieu de Lynn-Street lorsque son compagnon lui adressa la parole, en jetant sur lui ce regard vague et sans expression qui lui était ordinaire.

— Voilà la maison que bâtit ce gouverneur qui traversa la mer pour faire fortune. C’était autrefois un pauvre diable, comme Job ; et maintenant on dit que son petit-fils est un grand seigneur, et que le roi a fait le grand-père chevalier. Qu’un homme s’enrichisse sur mer ou bien sur terre, cela revient au même ; le roi n’en fera pas moins un seigneur pour cela.

— Vous parlez bien légèrement des faveurs de la royauté, mauvais drôle, reprit Lionel en jetant en passant un regard distrait sur Phipp’s-House ; vous oubliez que je dois être quelque jour un de ces chevaliers dont vous parlez avec tant de méprise.

— Je le sais, dit Job, et vous êtes aussi d’Amérique. Il me semble que, tous les pauvres diables s’en vont d’Amérique vers le roi pour être de grands seigneurs, et que tous les fils des grands seigneurs viennent en Amérique pour devenir de pauvres diables. Nab dit que Job est aussi le fils d’un grand seigneur.

— C’est la preuve que Nab n’est pas moins folle que son fils, dit Lionel. Mais j’ai besoin de parler ce matin à votre mère, Job, et je voudrais savoir à quelle heure je pourrai la trouver.

Job ne répondit point, et Lionel en tournant la tête s’aperçut que l’idiot était déjà bien loin et qu’il avait repris le chemin des sépultures. Irrité contre celui dont les contes absurdes avaient produit sur son imagination une impression dont il ne pouvait se défendre, il rentra chez lui et se mit dans son lit au même instant ; mais il entendit plus d’une fois encore les cris réitérés de tout va bien, avant que les visions étranges qui le poursuivaient lui permissent de goûter le sommeil dont il avait besoin.



  1. Nous aurions pu multiplier ici les notes biographiques si elles étaient dans l’intention de l’acteur, qui vient de citer ici plusieurs noms historiques ; mais, semblables aux compagnons d’Énée, ils ne sont guère caractérisés que par une épithète : l’intérêt du roman roule sur les personnages d’invention ou plutôt sur les événements eux-mêmes.
  2. Ce serait un juste sujet de recherches pour les antiquaires de savoir si le capitaine a jamais mis son projet et exécution, et si c’est lui qui a le mérite d’avoir fondé cette fameuse association qui, en ce moment encore, se rassemble tous les samedis pour manger l’excellente morue, si abondante sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, et pour boire plus de bon vin qu’on n’en trouve sur aucune table du monde connu.
  3. All is well ; ce cri, dans la bouche des factionnaires anglais, répond à celui de sentinelles, prenez garde à vous !