Lionel Lincoln/Chapitre V

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 61--).

CHAPITRE V.


Pour nous et notre tragédie, nous réclamons humblement votre indulgence, et vous prions de nous écouter patiemment.
Shakspeare. Hamlet.


Nous devons maintenant faire rétrograder le lecteur d’une centaine d’années, afin d’éclaircir ce qui pourrait paraître obscur dans notre histoire. Reginald Lincoln était le cadet d’une famille ancienne et très-riche, qui avait conservé tous ses biens, à travers tous les changements qui signalèrent les périodes trop fécondes en événements de la république et de l’usurpation de Cromwell. Néanmoins il n’avait guère hérité de ses ancêtres que d’une sensibilité poussée jusqu’à l’excès, qui, même dans ce temps, paraissait être un mal héréditaire dans sa famille. Jeune encore, il avait épousé une femme qu’il adorait et qui mourut en donnant le jour à son premier enfant. La douleur de Reginald porta toutes ses idées vers la religion ; mais malheureusement, au lieu d’y chercher ces douces consolations qui auraient cicatrisé les plaies de son cœur, son esprit agité le jeta dans des rêveries théologiques souvent dangereuses, et le résultat de sa conversion fut d’en faire un puritain ascétique et un partisan obstiné de la prédestination. Il n’est pas étonnant qu’un homme de ce caractère, que presque aucun lien n’attachait à son pays natal, ait été révolté des pratiques de la cour de Charles, et quoiqu’il ne fût pas impliqué dans le projet des régicides, il partit pour la province de la baie de Massachusetts, dans les premières années du règne de ce prince.

Il ne fut pas difficile à un homme du rang et de la réputation de Reginald Lincoln d’obtenir des emplois honorables et lucratifs dans les plantations ; et lorsque l’ardeur qu’il avait mise jusqu’alors à s’occuper des matières spirituelles se fut un peu calmée, il ne manqua pas de donner une partie convenable de son temps aux soins des choses temporelles. Néanmoins, jusqu’au jour de sa mort, il continua à être un austère et zélé fanatique, semblant en apparence mépriser trop les vanités du monde pour permettre à sa chaste imagination de s’entacher de ces souillures, même pendant qu’il se soumettait à remplir les devoirs que lui imposait la société. Malgré cette élévation d’esprit, le jeune Lionel, à la mort de son père, se trouva en possession d’une jolie fortune, qui était sans doute le fruit des économies qu’avait faites Reginald tout en disant des choses sublimes sur le renoncement aux biens de ce monde.

Lionel suivit les traces de son digne père, et continua à amasser des honneurs et des richesses ; mais, trompé dans ses premières affections, par suite de cette sensibilité exaltée dont nous avons déjà parlé, et que son père lui avait transmise, il resta longtemps avant de prendre une compagne. Son choix fut contraire à celui qu’on devait attendre d’un homme d’un certain âge, qui savait calculer ; il s’unit à une jeune personne aimable et gaie, du parti des épiscopaux, qui ne lui apporta guère en dot que sa beauté et le noble sang qui coulait dans ses veines. Il en avait eu quatre enfants, trois fils et une fille, lorsqu’il alla rejoindre son père dans le tombeau. L’aîné de ses fils était encore bien jeune lorsqu’il fut appelé dans la mère-patrie pour hériter des biens et des honneurs de sa famille. Le second, nommé Reginald, qui avait pris le parti des armes, se maria, eut un fils, et mourut à l’armée à peine âgé de vingt-cinq ans. Le troisième était le grand-père d’Agnès Danforth, et la fille était Mrs Lechmere.

Par une suite des sages dispositions de la Providence, qui proportionne toujours nos forces à nos besoins, la plus heureuse fécondité avait béni les mariages des membres de la famille Lincoln qui habitaient les colonies, et elle avait été refusée à celui qui avait été recueillir des honneurs et des richesses dans l’île populeuse de la Grande-Bretagne. Sir Lionel se maria, vécut jusqu’à un âge assez avancé, et mourut sans enfants. Son corps fut déposé sur un lit de parade surmonté d’un dais magnifique, dans des caveaux si spacieux, qu’ils auraient pu servir de sépulture à toute la famille de Priam.

Par suite de cette fatalité, on fut obligé de traverser encore une fois les mers pour trouver un héritier aux vastes domaines de Ravenscliffe et à l’une des plus anciennes baronnies du royaume.

Nous avons pris un peine bien inutile en donnant cette courte généalogie, si le lecteur n’a pas deviné que le fils orphelin de l’officier mort au champ d’honneur était celui que la mort de son oncle appelait à devenir le chef de la famille. Il était marié, et père d’un petit garçon charmant, lorsqu’il reçut cette nouvelle à laquelle il s’attendait depuis longtemps. Laissant sa femme et son enfant aux colonies, sir Lionel partit immédiatement pour l’Angleterre, afin de faire valoir ses droits et de recueillir les grands biens de sa famille. Comme il était le neveu et l’héritier reconnu de son oncle, il n’éprouva aucune opposition à ses réclamations les plus importantes. Un sombre nuage s’était étendu de bonne heure sur le caractère et sur la destinée de sir Lionel ; il était toujours concentré en lui-même, et personne n’eût pu lire sur sa physionomie ce qui se passait dans son âme. Depuis qu’il était parti pour recueillir la succession de son oncle, à peine ses amis les plus intimes avaient-ils entendu parler de lui. On disait, il est vrai, qu’il était retenu depuis deux ans en Angleterre par un procès relatif à un petit fief dépendant de ses vastes domaines, et que cette affaire avait été décidée en sa faveur avant qu’il eût été rappelé à Boston par la mort subite de son épouse. Ce malheur le frappa dans le moment où la guerre de 1756 était dans toute sa violence ; pendant cette période où toutes les forces des colonies n’étaient employées qu’à soutenir la mère-patrie, qui, d’après ce que disaient les journaux du temps, s’opposait de tout son pouvoir aux vues ambitieuses des Français sur le Nouveau-Monde, ou, en d’autres termes, cherchait à réaliser les siennes.

Ce fut un spectacle bien intéressant de voir les doux et paisibles colons abandonner tout à coup leurs habitudes pacifiques, et prendre parti dans la lutte avec une ardeur qui égalait celle des plus audacieux de leurs alliés plus expérimentés. Au grand étonnement de tous ceux qui connaissaient la fortune brillante de sir Lionel Lincoln, on le vit se mettre à la tête des entreprises les plus périlleuses de cette guerre meurtrière, avec une témérité qui paraissait chercher plutôt la mort que l’honneur. Comme son père, il avait embrassé la carrière des armes ; mais tandis que le régiment dont il était lieutenant-colonel servait dans la partie la plus orientale des colonies, Lionel, avide de dangers, courait toujours où il pouvait exposer sa vie, et souvent il prodigua son sang dans l’ouest, où la guerre éclatait dans toute sa fureur.

Une cause soudaine et mystérieuse vint l’arrêter tout à coup au milieu de cette dangereuse carrière. Cédant à quelques considérations puissantes qu’en ne put jamais connaître, le baronnet s’embarqua avec son fils pour la patrie de leurs ancêtres, et jamais on n’avait entendu dire que le premier en fût revenu. Pendant bien des années, lorsqu’une curiosité louable engageait les amis de Mrs Lechmere à lui faire des questions multipliées sur le sort de son neveu (et nous laissons à nos lecteurs le soin d’en déterminer le nombre), elle y répondait avec la réserve la plus polie, et quelquefois avec cette émotion qu’elle n’avait pu maîtriser au commencement de l’entrevue qu’elle avait eue avec le jeune Lionel. Mais l’eau qui tombe goutte à goutte finit à la fin par miner le plus dur rocher. D’abord on fit courir le bruit que le baronnet s’était rendu coupable de haute trahison, et qu’il avait été forcé de quitter Ravenscliffe pour une demeure moins agréable dans la Tour de Londres. Ou dit ensuite qu’il avait encouru la colère du roi en épousant secrètement une princesse de la maison de Brunswick, mais une recherche exacte dans les almanachs du jour força d’abandonner cette supposition qui avait trouvé tant de partisans : il n’y avait pas une seule princesse en âge de se marier ; il fallut bien renoncer encore à cette histoire d’amour, qui eût fait tant d’honneur aux colonies. Enfin on assura, et cette conjecture parut la plus vraisemblable, que le malheureux sir Lionel avait perdu la raison, et qu’il était renfermé dans un établissement particulier près de Londres.

Du moment où ce bruit se répandit, un voile sembla tomber de tous les yeux ; personne n’avait été assez aveugle pour n’avoir pas remarqué depuis longtemps dans le baronnet des indices d’aliénation mentale, et plusieurs même allaient chercher au travers des siècles de nouvelles preuves de la folie de Lionel, dans le caractère de sensibilité et de mélancolie héréditaire dans sa famille. Mais comment s’était-elle manifestée tout à coup ? C’était ce qui restait à expliquer, et ce qui exerça longtemps encore l’imagination de tous la habitants.

La partie la plus sentimentale de la ville, tels que les jeunes amants des deux sexes, et ces partisans intrépides de l’hymen qui avaient déjà éprouvé deux ou trois fois le pouvoir consolateur du dieu, ne manquèrent pas d’attribuer ce malheur à la mort de son épouse, à laquelle on savait qu’il était passionnément attaché. Quelques-uns, et c’étaient les sectaires fanatiques, prétendirent que c’était une juste punition des écarts d’une famille qui autrefois se distinguait par son zèle pour la vraie foi ; tandis qu’une troisième classe, et ce n’était pas la moins nombreuse, composée des braves gens qui pour un gain sordide bravaient les éléments dans King-Street, n’hésitait pas à dire que la possession soudaine d’une grande fortune avait fait tourner plus d’une tête meilleure que la sienne.

Mais le temps approchait où le penchant presque irrésistible qui entraînait tous ces bons habitants à former mille conjectures sur le sort d’un de leurs concitoyens devait céder à des considérations plus importantes. L’heure arriva bientôt où le marchand oublia sa curiosité pour calculer dans l’avenir les résultats que pouvaient amener les événements qui se préparaient ; où les fanatiques apprirent cette leçon salutaire, que la Providence favorise toujours ceux qui, par leurs efforts et leur énergie, se montrent les plus dignes de ses bienfaits ; et où les jeunes gens, dégagés de tout sentiment faible ou pusillanime, sentirent leurs cœurs s’embraser de la plus noble, de la plus entraînante de toutes les passions, l’amour du pays.

Ce fut vers cette époque que commença entre le parlement de la Grande-Bretagne et les colonies de l’Amérique septentrionale cette lutte de principes qui, avec le temps, devait amener les importants résultats qui ont établi une nouvelle ère dans la liberté politique, aussi bien qu’un puissant empire. Un coup d’œil rapide sur la cause de cette contestation pourra contribuer à rendre plus intelligible pour quelques-uns de nos lecteurs plusieurs passages de cette légende.

La prospérité toujours croissante des provinces américaines avait attiré attention du ministère anglais dès l’année 1763. Ce fut alors que, pour la première fois, il tenta, par le fameux acte du timbre, de prélever un impôt qui pût subvenir aux besoins de l’état. Cette loi assujettissait les colonies à se servir dans toutes les transactions d’un papier timbré vendu au profit du fisc, et qui était nécessaire pour donner de la validité aux contrats. Cette manière de lever une taxe n’était pas nouvelle en elle-même, et l’impôt était bien léger. Mais l’Américain, avec non moins de sagacité que de prudence, aperçut d’un coup d’œil le danger de reconnaître à un corps dans lequel il n’avait point de représentants le droit de lui imposer des taxes. La question pouvait offrir matière à contester, mais le bon droit était clairement du côté des colons. Se confiant en la justice de leur cause, et ayant peut-être la conscience de leur force, ils s’opposèrent à l’oppression avec une ardeur qui était le résultat de ces sentiments, et en même temps avec un sang-froid qui prouvait la fermeté de leur résolution. Après une lutte de près de deux ans, pendant laquelle la loi fut rendue inutile par l’accord unanime de tout le peuple, qui refusa de faire usage du papier timbré, et qui le détruisait partout où il pouvait le trouver, le ministère, instruit que cette loi sans résultat devenait encore dangereuse pour les serviteurs de la couronne chargés de la mettre à exécution, finit par l’abandonner. Mais, en révoquant l’acte du timbre, le ministère en préparait un autre pour assurer à la Grande-Bretagne la dépendance des colonies américaines[1].

Qu’un empire dont les différentes parties étaient séparées par les mers, et dont les intérêts étaient souvent opposés, ait fini par s’ébranler et par succomber sous son propre poids, c’était un événement que tout homme sage devait prévoir. Mais si l’on n’avait d’autre preuve que les Américains ne songeaient pas dès lors à cette scission, on en trouverait une dans le calme, dans la tranquillité qui se répandit dans toutes les colonies, du moment où l’on apprit que l’acte du timbre était révoqué. Si ce désir prématuré d’indépendants ce eût existé, le parlement aurait bien un prudemment fourni les matériaux propres à alimenter l’incendie, par le nouveau plan dont nous avons parlé. Mais, satisfaits des avantages solides, qu’ils avaient obtenus, pacifiques par habitude, et pleins de franchise et de loyauté par principe, les colons riaient tout bas du simulacre de pouvoir de ceux qui se croyaient leurs maîtres, et se félicitaient les uns les autres de la victoire plus réelle qu’ils avaient remportée.

Si les ministres, instruits par l’expérience, eussent renoncé à un projet dangereux, l’orage se serait dissipé, et un autre siècle aurait été témoin des événements que nous allons rapporter. Mais à peine les esprits étaient-ils calmés, que le ministère essaya de faire revivre ses prétentions sous une forme nouvelle.

Lorsqu’on avait voulu lever un impôt en créant le papier timbré, le peuple avait facilement rendu cette mesure illusoire en refusant de se servir du papier prescrit ; mais dans celle dont il s’agit, on crut avoir trouvé un expédiant beaucoup plus efficace, je veux parler du droit sur le thé. C’était la compagnie des Indes qui le payait d’abord, mais on comptait bien le faire rembourser par les Américains, en frappant une denrée de luxe, à la vérité, mais que l’habitude leur avait rendue presque nécessaire. Ces nouveaux empiétements sur leurs droits furent repoussés par les colons avec autant de vivacité mais avec plus de mécontentement que les premiers. Toutes les provinces méridionales des grands lacs agirent de concert en cette occasion ; elles prirent dès lors des mesures énergiques, non seulement pour que leurs pétitions et leurs remontrances simultanées fissent plus d’impression sur le parlement, mais pour réunir aussi toutes leurs forces au cas qu’un appel aux armes devînt nécessaire. Le thé resta dans les magasins ou fut renvoyé en Angleterre ; mais dans la ville de Boston un concours de circonstances porta le peuple à la mesure violente de jeter à la mer une grande quantité de cette marchandise que le patriotisme avait frappée de réprobation. Pour punir cet acte d’insubordination, qui arriva dans le commencement de 1774, le port de Boston fut interdit, et les mesures les plus rigoureuses furent prises contre une ville qu’on regardait comme le foyer de l’insurrection, afin de ramener le peuple au sentiment de sa dépendance du pouvoir britannique.

Quoique les colons eussent cessé de se plaindre aussitôt après la révocation de l’édit du timbre, le ferment de désunion qu’avait excité cet édit commençait à peine à s’épuiser, lorsque le droit sur le thé vint le faire éclater de nouveau. Depuis 1763 jusqu’à l’époque de cette histoire, tous les jeunes gens des provinces étaient devenus des hommes ; mais ils n’étaient plus pénétrés de ce profond respect pour la mère-patrie qu’ils avaient reçu de leurs ancêtres, ni de ce dévouement à la couronne qui caractérise ordinairement les peuples qui ne voient la pompe de la royauté qu’à travers le prisme de l’éloignement. Néanmoins, ceux qui guidaient les sentiments des Américains et les engageaient à résister à l’oppression, étaient loin de désirer le démembrement de l’empire, mesure qu’ils regardaient comme impolitique et contre nature.

Tout en éprouvant une égale répugnance pour l’effusion du sang, les deux partis se préparaient pour la lutte finale qui paraissait inévitable. La situation des colonies en ce moment offrait un aspect si extraordinaire, qu’il est douteux que l’histoire en présente jamais un pareil exemple. Ils protestaient de leur fidélité au roi, tandis que toutes les lois qui émanaient de ses conseillers étaient méprisées et regardées comme non avenues. Chaque province avait son gouvernement distinct, sur lequel jusqu’alors la couronne avait eu une influence presque sans bornes ; mais le temps était venu où cette autorité était remplacée par une force morale qui défiait les machinations et les intrigues du ministère. Les corps politiques des provinces, où les enfants de la liberté[2] (c’est ainsi qu’on appelait ceux qui résistaient aux tentatives inconstitutionnelles du ministère) se trouvant en majorité, élurent des délégués qui devaient se réunir en congrès pour discuter les moyens les plus propres à assurer les intérêts communs. Dans une ou deux provinces où ils étaient en plus petit nombre, et où l’opinion publique ne se trouvait plus suffisamment représentée, le peuple résolut de substituer son autorité à celle des délégués du roi de la Grande-Bretagne. Il se forma dans son sein des assemblées qui, bien différentes des réunions de conspirateurs, se distinguaient par la plus grande pureté d’intention, et qui, soutenues par l’enthousiasme dont les esprits sont animés au commencement d’une révolution, acquirent une influence que par la suite leurs successeurs plus légalement constitués n’eurent pas à un aussi haut degré. Leurs actes avaient toute la validité des lois, sans en avoir l’odieux ; et tandis que, comme organes de leurs concitoyens, ces comités continuaient à adresser au gouvernement des pétitions et des remontrances, ils ne manquaient pas de s’opposer, par tous les moyens qui leur semblaient les plus efficaces, aux mesures vexatoires du ministère.

Bientôt il se forma parmi le peuple une association pour la stricte exécution d’un arrêté qu’ils avaient pris, et qui défendait — toute importation, toute exportation, toute consommation, — qui pût être favorable à l’Angleterre. Ces expédients négatifs étaient les seuls auxquels il leur fût constitutionnellement permis d’avoir recours[3] ; car ils avaient toujours grand soin de ne point dépasser les limites que les lois avaient posées aux droits des sujets. Sans commettre aucun acte de résistance ouverte, ils ne négligeaient aucun moyen pour se préparer à tout événement en cas de besoin. C’est ainsi qu’un sentiment d’opposition et de mécontentement se répandait de plus en plus dans les provinces, tandis que dans celle de Massachusetts, où se passe plus immédiatement notre histoire, une accumulation de circonstances semblait accélérer encore davantage l’instant de la catastrophe.

Aux motifs généraux qui formaient la base de la grande contestation il se joignait, dans plusieurs endroits, différentes causes de plaintes locales, et nulle part ces sujets de plaintes n’avaient été plus multipliés que dans la ville de Boston. Les Bostoniens s’étaient signalés les premiers par une résistance ouverte aux ordres du ministère. On jugea que la force armée était nécessaire pour les intimider, et l’on retira des troupes de différentes parties des provinces pour les concentrer à Boston[4]. Au commencement de 1774, le pouvoir exécutif fut remis entre les mains d’un gouverneur militaire, et l’autorité voulut prendre une attitude plus menaçante. Un des premiers actes de ce gouverneur, qui occupait le rang élevé de lieutenant-général, et qui commandait toutes les forces du roi en Amérique, fut de dissoudre l’assemblée coloniale. Vers la même époque une nouvelle charte fut envoyée en Angleterre, et un changement matériel commença à s’opérer dans la politique du gouvernement des colonies.

Depuis ce moment l’autorité du roi, sans être contestée, fut suspendue dans la province. On élut de nouveaux délégués, et un congrès s’assembla à sept lieues de la capitale. Il décréta successivement les mesures que l’urgence des circonstances semblait rendre indispensables. Des milices furent formées ; on les disciplina, on les arma aussi bien que l’état de la colonie put le permettre. Ces milices, composées de l’élite des habitants, avaient quelque habitude du maniement des armes, et du reste leur enthousiasme suppléait à leur peu d’expérience.

D’après la nature des services qu’on attendait de ces troupes, on leur donna assez justement la dénomination d’hommes à la minute. On s’occupa en même temps de rassembler des munitions de guerre, et chacun s’y prêtait avec un zèle qui annonçait le caractère de la lutte qui se préparait.

De son côté le général Gage ne restait pas dans l’inaction. Il employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour empêcher les colons de former des magasins, et il cherchait à se fortifier dans sa position. La situation naturelle de la place qu’il occupait lui rendait ce dernier point facile.

Entourée d’eau de toutes parts, excepté du côté de l’isthme qui la joint au continent, ayant son triple rang de collines qui ne sont commandées par aucune éminence adjacente, la péninsule de Boston, défendue par une garnison suffisante que soutenait une flotte nombreuse, pouvait aisément devenir imprenable. Mais le général anglais se contente d’ériger quelques ouvrages de peu d’importance, car il savait que tout le parc d’artillerie des colons ne se composait que de six pièces de campagne, et d’une petite batterie formée de vieux canons de vaisseaux, en mauvais état. Aussi, lors de son arrivée à Boston, Lionel n’aperçut que quelques batteries éparses sur les hauteurs, et destinées plutôt à tenir la ville en respect qu’à repousser un ennemi du dehors. On avait pourtant élevé quelques fortifications le long de l’isthme. La garnison se compensait d’un peu moins de cinq mille hommes, sans compter un nombre plus ou moins grand de matelots, suivant la quantité de vaisseaux de guerre qui se trouvaient dans le port.

Pendant tout ce temps il n’y eut d’autre interruption dans les relations qui existaient entre Boston et la province, que celle qui résultait inévitablement de la stagnation du commerce, et de la défiance engendrée par l’aspect des affaires. Quoique nombre de familles eussent déserté leurs maisons, il restait encore beaucoup de patriotes prononcés dont les oreilles étaient blessées par le bruit des tambours anglais, et dont le cœur déjà ulcéré saignait encore davantage en entendant les sarcasmes des officiers sur les burlesques préparatifs de guerre que faisaient leurs compatriotes. C’était une idée assez générale, et elle ne s’était point seulement répandue parmi les jeunes têtes évaporées de l’armée, que les colons n’avaient aucun talent militaire ; et ceux mêmes qui en Europe étaient leurs plus zélés partisans, craignaient qu’un appel aux armes ne mît fin pour toujours aux justes réclamations des Américains, en prouvant qu’ils n’étaient point capables de les soutenir jusqu’à la dernière extrémité.

Les deux partis se trouvaient ainsi en présence : le peuple, observant un ordre parfait, sans reconnaître de lois, silencieux, attentif, ayant des chefs qui veillaient pour lui ; le soldat, gai, fier, ne paraissant rien craindre, sans pourtant se permettre aucun acte d’oppression ni de violence jusque après quelques excursions malheureuses faites dans la province pour y chercher des armes.

Mais une infinité de causes, les unes publiques, les autres particulières, et dont l’examen appartient plutôt à l’histoire qu’à une simple légende, ne tardèrent pas à animer les esprits ; le mécontentement augmentait chaque jour. Toutes les occupations étaient suspendues, et l’en attendait le cours des événements avec une pénible anxiété. On savait que le parlement, au lieu de révoquer les actes qui blessaient les Américains, se préparait à leur imposer de nouvelles restrictions ; et le bruit se répandait aussi, comme on l’a déjà vu, que l’Angleterre envoyait une nouvelle force et de nouveaux régiments pour faire respecter ses lois.

Il restait à savoir si un État pouvait rester longtemps dans une position aussi précaire, quoiqu’il eût encore été difficile de prévoir quand et de quelle manière il en sortirait. Les colons semblaient sommeiller ; mais, en soldats prudents, on pouvait dire qu’ils dormaient sur leurs armes, tandis que les troupes prenaient tous les jours un air plus martial et une attitude plus imposante. Cependant les deux partis continuaient encore à manifester une répugnance honorable à en venir à l’effusion du sang.




  1. La véritable nature des rapports politiques qui existaient entre l’Angleterre et l’Amérique n’a jamais été parfaitement comprise. Comme chaque province avait sa constitution particulière ou charte, toutes étant essentiellement républicaines, et plusieurs entièrement démocratiques, le seul lien légitime était la prérogative de la couronne. L’influence supérieure d’une contrée métropolitaine, même dans les cas où l’on reconnaissait l’égalise sous d’autres rapports ; quelques droits réservés pour contrôler le commerce, et la nature divisée des gouvernements américains eux-mêmes, assuraient néanmoins un grand ascendant à l’Angleterre. Cependant les Américains se considéraient comme indépendants de la nation anglaise, car la Virginie fut la dernière à détrôner Charles Ier, et la première à restaurer son fils. Après l’exécution du premier, il n’y eut probablement d’autre alternative que la soumission au parlement, comme le substitut ou la conquête de la révolution ; mais en admettant même que l’Angleterre était un agent libre dans la révolution de 1688, l’Amérique ne consentit jamais à remplacer la prérogative royale par le pouvoir de l’aristocratie anglaise. Il est probable que ni l’un ni l’autre hémisphère ne prévirent les résultats ; mais il est certain qu’une aristocratie, s’appelant elle-même parlement, s’éleva sur les ruines de la prérogative royale, tandis que dans le fait cette prérogative était le seul lien légal entre l’Angleterre et l’Amérique. La révolution de 1688 changea complètement la position du roi et de l’aristocratie. Avant cette époque le roi régnait, mais il était tenu en bride par l’aristocratie, et depuis c’est l’aristocratie qui gouverne, tenue en bride, autant que les circonstances le permettent, par le roi et par le peuple. La noblesse d’Angleterre affectant d’agir par les ordres du souverain, il était difficile à l’Amérique, de nier ses droits, bien qu’il soit évident qu’en ce qui concernait le lien entre les deux pays, ces droits avaient été violés lorsque le roi avait changé de position. Il serait facile d’imaginer des circonstances dans lesquelles l’aristocratie anglaise, pour protéger ses intérêts locaux, envahirait les droits des Américains, et dans lesquelles aussi un roi, qui aurait une souveraineté égale sur les deux contrées, opposerait son veto. Mais la révolution de 1688 donna le coup de grâce au pouvoir législatif de la couronne.
    On devrait toujours se rappeler que jamais l’Angleterre, de jure ni de facto, ne gouverne l’Amérique. Toute la Nouvelle-Angleterre était presque aussi démocratique, sinon tout à fait, avant la révolution qu’elle l’a été depuis, et les autres colonies l’étaient plus ou moins. Ainsi, Rhode-Island n’a pas d’autre constitution aujourd’hui que son ancienne charte, et le Connecticut ne changea sa charte pour une constitution qu’en 1818. Ces deux États ont toujours choisi leurs représentants. Ces immunités extraordinaires furent accordées comme encouragement à des aventuriers, et lorsque la couronne voulut les détruire, le peuple menaça de résister et les conserva. La tentative sans succès de sir Edward Andros, en 1686, pour priver le Connecticut de sa charte est bien connue. Ces innovations, qui furent tentées dans d’autres colonies, réconcilièrent probablement les Américains avec les changements de 1688.
    Ceux qui ont étudié avec soin la théorie de l’allégeance de l’Amérique verront qu’elle était soumise à des contradictions qui tôt ou tard devaient produire une crise.
  2. Sons of liberty.
  3. Aucun traité de commerce ne fut accordé aux Américains jusqu’à la paix de 1783.
  4. Les Américains contestaient au roi le droit d’entretenir des troupes parmi eux en temps de paix, sans le consentement de leur propre législature.