Nelson, Éditeurs (p. 360--).

CHAPITRE XVIII

DÉRACINÉS, DÉSENCADRÉS, MAIS NON
PAS DÉGRADÉS

Le 3 décembre, le rideau se tira et l’on vit en pleine scène parisienne l’effet de tous ces travaux de coulisse. Suret-Lefort devait demander à la Chambre un crédit supplémentaire de 1,000 francs, à titre d’indication, pour l’enseignement régional dans les écoles normales. Il attira une foule naïvement engouée. Panama aboutissait à descendre d’un rang les vieux chéquards et à leur substituer des cadets. On aimait de Suret-Lefort qu’il fût pareil à Bouteiller, mais plus beau, puisque tout neuf.

Peu de jours auparavant, Suret-Lefort avait prévenu Rœmerspacher que le divorce des Nelles allait être prononcé. Son influence grandissant au Palais avec son importance politique lui avait permis de mener cette affaire avec une merveilleuse rapidité. Encore neuf mois et la brillante baronne de Nelles deviendrait, sous le nom de Mme Rœmerspacher, une heureuse et apaisée petite Lorraine. Pour être agréables à leur avocat, qui tenait à faire salle comble, les deux « promis » assistaient à la séance du 3 décembre.

Mme de Nelles, délicieuse de joie, de jeunesse, d’oubli total du passé, était habillée beaucoup plus simplement que jadis, et chez Rœmerspacher il n’y avait plus trace de bohème. À trente ans, c’était un homme de poids, fort correct, presque un candidat à l’Académie des Sciences morales et politiques, mais qui sur le tard deviendra un peu « ours ».

En attendant que leur ami eût la parole, ils causaient dans la tribune avec Saint-Phlin, venu de Lorraine pour entendre l’exposé parlementaire de ses idées. Ils parlèrent de Sturel.

— Le pauvre garçon, dit Rœmerspacher, est tombé dans la vaine agitation des conspirateurs. Quand on a pris goût à ce breuvage-là, on ne guérit plus.

Puis Rœmerspacher raconta une visite de Renaudin, devenu l’agent principal d’une grande maison de publicité et qui lui avait dit : « Je tiens, par vieille amitié, à t’avertir que divers journaux, documentés par Mouchefrin, vont rendre compte du procès en divorce de la baronne de Nelles. Moyennant un léger sacrifice, cette dame pourrait éviter ce désagrément. »

— Je lui ai répondu en confidence que Mme de Nelles quittait son mari parce qu’il avait été mêlé à des histoires de corruption, et qu’en corrompant Mouchefrin je craindrais de déplaire à une femme si scrupuleuse.

Ils rirent tous trois et l’on voyait bien le compromis qui s’établissait entre le caractère de Thérèse de Nelles et celui de Rœmerspacher : il avait pris ce qu’elle avait perdu de hauteur.

Saint-Phlin, convaincu jusqu’à l’évidence par la vue de ces deux jeunes gens qu’il se trouvait en présence d’une bonne pierre de l’édifice français, d’un excellent élément de conservation sociale, souhaitait qu’un prêtre d’esprit trouvât un expédient pour bénir leur mariage. Il ne voulait pas imposer une divorcée à sa femme, et pourtant il rêvait de recevoir les Rœmerspacher à Saint-Phlin.

Le succès de Suret-Lefort fut immense, surtout quand il s’écria :

— Ne craignez point les conseils que donne la terre au jeune intellectuel qui la parcourt guidé par un véritable penseur. Si profond qu’il fouille notre sol de Lorraine, le fils des hommes de 89 n’y trouvera rien de local ni de particulier. À peine l’a-t-il ouvert, le sillon s’emplit de lumière ! Pure lumière de la patrie ! que dis-je, messieurs ? de la civilisation mondiale ! Elle dissipe les mauvaises exhalaisons du passé. L’homme libéré, spiritualisé par ses constants efforts, n’a plus de sens que puissent asservir les préjugés de clocher et de race.

En écoutant ce traître, Saint-Phlin tourna sa pensée vers Sturel, mais une pensée presque hostile : « S’il n’avait pas toujours obéi à ses nerfs, quelle belle occasion il eût trouvée aujourd’hui pour développer la philosophie nationale ! »

Rœmerspacher devina la souffrance du pauvre Saint-Phlin, si mal interprété. Il lui mit familièrement le bras autour du cou pour l’attirer et, à l’oreille :

— T’inquiète pas, Henri, tu gagnes du terrain. Suret parle comme Bouteiller, mais il plaide où Bouteiller prêcherait. C’est l’avocat succédant à l’apôtre.

Et puis un quart d’heure après, comme Suret-Lefort, en gâtant de libéralisme les dures doctrines de nécessité qu’implique la foi dans la terre et les morts, plaisait à droite et à gauche, Rœmerspacher, trop amant de la vie pour méconnaître que, sous un succès, il y a toujours une vertu, dit avec complaisance :

— Le bon petit soldat lorrain ! Pour devenir général, maréchal de France, vois comme il est prêt à tout.

Suret-Lefort avocat du terrianisme lorrain, Mme de Nelles fiancée à Rœmerspacher : ces faits du jour consacrent le double échec de Sturel et le disposent à la rêverie, à la solitude. L’été de la Saint-Martin se prolongeait tard en 1893. Le jeune vaincu, tandis qu’au Palais-Bourbon les compagnons de sa vingtième année jouissaient de leur épanouissement, alla se promener à Versailles.

Sturel entra dans la plaine Saint-Antoine, vers une heure de l’après-midi, par le boulevard de la Reine. Le soleil d’extrême saison, ce pâle et froid soleil qu’enfant il avait aimé sur les vignes de Lorraine, couvrait de grands espaces de verdure, et des vaches éclatantes paissaient dans un long cirque de peupliers, d’ombre profonde et d’humidité. Sur sa gauche, où régnait le Parc, Sturel ne voyait rien qu’à travers des rideaux miroitants ; la nature effeuillée sauvait encore le mystère des bosquets, et parce qu’il rapportait tout à ses déceptions, il évoqua la femme peinte au Campo-Santo de Pise qui voile sa figure et regarde entre ses doigts : il lui donna les formes de Thérèse de Nelles. Sa honte d’un nouvel amour ne la rendait que plus touchante. En vain les premières gelées brûlèrent ces beaux arbres à demi dépouillés : un froid soleil, souvenir lointain des ardeurs de l’été, donne de l’âme à leurs branchages, les enrichit de tous les ors, et quand un souffle détache une nouvelle volée de feuilles, c’est l’immorale pluie au sein de Danaé.

Ces milliers d’arbres vigoureux qui dessinent une magnificence abondante et légère comme un tissu brodé de l’Inde, auraient pu reprocher à Sturel son anarchie intérieure ; il ne perçut d’abord sous leurs cimes que du silence, de la douceur, une crainte flottante. Sublime monument, ces parcs de Versailles, en même temps qu’ils donnent une discipline française à leurs visiteurs bien nés, ébranlent nos puissances profondes de romanesque. Et dans ce début de décembre, la même qualité morale s’en exhale que du calme d’un malade à la veille d’une douloureuse opération.

À tous instants s’ouvraient dans le fourré de profondes allées d’un caractère grave et solitaire. Sturel s’engagea sous ces nefs, où les feuilles multicolores de l’automne finissante, aussi magnifiquement que les verrières de Chartres, transforment la lumière. Le tapis du parc varie selon l’essence des arbres et la facilité qu’eut la pluie à le ternir. Parfois, dans le lointain, un bassin de marbre s’offre au bout des charmilles dont l’ombre zèbre le sol. Sur les côtés filent des sentiers étroits entre des haies rigoureusement taillées, et chacun d’eux aboutit à des petits bosquets où des bancs de Carrare délavé assistent à la chute des feuilles dans l’eau des vasques. De ces ronds-points déserts, huit chemins abandonnés mènent chacun à des solitudes d’où rayonne encore un système d’allées, toujours mélancoliques et de même enchantement. Les feuilles se détachaient et glissaient en se froissant de branche en branche. Avec le moindre bruit, elles se couchaient, ne voulaient plus que pourrir. Un vent léger se leva qui les entraînait doucement, les faisait rouler comme des cerceaux d’enfants, les poussait jusqu’aux vasques croupissantes où des plombs bronzés, que gâte l’humidité poisseuse, émergent à fleur d’eau. Nul passant, rien que la mort et la gamme de ses marbrures, et Sturel qui s’attarde à se mirer dans ces labyrinthes comme dans sa conscience pleine des bois morts de son beau roman.

Aujourd’hui, 3 décembre 1893, Sturel atteint sa trentième année ; en voici onze qu’il vint de sa province à Paris ; il se sent plus nu d’amis et plus enveloppé de désert que le soir où il débarquait au trottoir du Quartier Latin. Mais il a vu le nœud des intrigues parisiennes, touché le fond des succès, des échecs, et remonté à l’origine de toutes les opinions. Le déshonneur de Bouteiller, l’honorabilité de Saint-Phlin, la réussite de Suret-Lefort, le bonheur de Rœmerspacher, sont pour lui des petits problèmes, ni obscurs, ni incomplets ; il sait combien les efforts individuels sont dominés par les mouvements de la France, et cette vue le garde de tomber dans une indigne dépression : il ne croit pas s’être mépris sur ses aptitudes au bonheur ; les circonstances le contrarièrent ; il atteint à comprendre les choses et ne renonce pas à les désirer.

Au cours de l’après-midi, son interminable promenade l’ayant conduit des sombres bosquets au « Jardin du Roi », il frémit d’aise devant cette architecture végétale et cet art de disposer les réalités de manière qu’elles enchantent l’âme. Dans ce cadre d’essences forestières savamment échantillonnées, la vaste pelouse, avec sa précieuse colonne en marbre vert, sous les peupliers dont chaque branche remonte vers le ciel, lui parla. « Je suis une scène trop noble, disait-elle, et déserte faute d’acteurs suffisants. » Il éprouva de cette pensée une consolation et se répéta qu’il vaut mieux faire relâche que se satisfaire d’indignes jeux.

Tandis que des beautés sommeillantes servaient à Sturel pour qu’il se définît et qu’il approchât de ses propres secrets, les jardiniers qui préparaient l’hiver causaient, riaient entre eux et, sans le remarquer, le forçaient à les entendre.

— As-tu vu le chéquard ? disaient-ils.

Ce beau mot guerrier sortit Sturel de son vague.

Un chéquard ! Il eut le mouvement réflexe d’un chasseur à qui l’on signale un lapin.

— Et lequel ? demanda-t-il.

Ces braves gens lui expliquèrent que « cette canaille de Bouteiller » prenait le frais le long du Canal. Ils ajoutèrent :

— N’y aura donc personne pour l’y pousser ?

Bouteiller n’avait pu se dominer au point d’orner le triomphe de Suret-Lefort. Désireux de réagir contre sa néphrétique et de s’oxygéner, il avait gagné, comme Sturel, Versailles. Et depuis deux heures, sous le soleil de décembre, petite chose désobligeante, dure, cassante, gesticulante, en redingote et chapeau de soie, il allait et venait le long du Grand Canal.

D’une rive à l’autre de cette vaste pièce d’eau, qui prolonge le tapis vert et compose une vue aux fenêtres du palais, le promeneur embrasse une muraille de grands arbres. Rien de pathétique comme leurs masses immobiles et courbées sur un morne étang. Incomparable union décorative des verts et des jaunes que fournissent l’eau, la prairie et les arbres, et puis de cette vieille pierre grise qui encadre le Canal ! Le même vent ridait le miroir et dépouillait les arbres. Pour un homme que sa passion déçoit, il y a une sorte d’hypnotisme à suivre les feuilles tournoyantes sur des eaux vertes, qui éludent toute curiosité. Que me réservent les événements ? Me perdrai-je comme cette feuille se noie ?

Mais quelle méditation, soudain, vient de suspendre la marche de Bouteiller ? Ses yeux s’élèvent ; il se découvre : serait-ce qu’il prie ?

C’est simplement que, dans cet air vif, son chapeau de haute forme donne à cet homme de cabinet une vague barre de migraine. Quand il presse si fort le pas, et jusqu’à se mettre en nage, il veut brûler ses humeurs. Et s’il ne s’éloigne pas du Grand Canal, c’est que ses yeux, fatigués par quinze nuits d’insomnie et de lecture, s’attachent, se délectent, se fortifient dans cette longue gamme dégradée de verts et de jaunes apaisants… À Versailles, Bouteiller ne fait que de l’hygiène. Une hygiène instinctive, puisque toutes ses facultés de raison portent sur un seul point, sur sa ruine politique. Hors sa passion de revanche, rien n’est plus chez lui que végétatif.

Depuis le matin il médite la réponse d’un banquier à qui il demandait des moyens d’action : « Je ne ferai plus d’affaires, lui a dit ce financier : on les a rendues impossibles dans ce pays. On est attaqué par les journaux, vilipendé par des ignorants, menacé de correctionnelle par des politiciens, mal défendu par ses amis, — laissez-moi vous le dire, mon cher député, — et, en outre, on court un risque d’argent ! J’aime mieux, tout bêtement, prendre des fonds en dépôt ; je sers 1 p. 100 et je réalise aisément 6 p. 100, en faisant de l’escompte. » Le voilà bien, grommelle Bouteiller, le service que des imbéciles et des misérables viennent de nous rendre au nom de la vertu : leur campagne sur Panama, c’est la ruine des grandes initiatives dans ce pays.

Les épaules bombées de fatigue, mais l’âme plus guerrière que jamais, il ne s’avoue pas vaincu. Il s’abuse lui-même avec ses mots électoraux : c’est pour assurer « le progrès » contre « les réactions » qu’il lui faut de l’argent. Dans Versailles, dans cet abîme de méditations, Bouteiller marche comme un loup maigre dans les bois de décembre.

L’air des bois en automne, de la même manière que le chloroforme, contraint à des aspirations profondes. Une senteur, une fièvre s’échappe des morts végétales, très puissante sur un nerveux comme Sturel et sur un déprimé tel que l’était cette semaine Bouteiller. De leur profonde conscience, sous la pression des mêmes événements, un double chant s’élève, contradictoire, après douze années d’expériences parallèles :

sentiments de sturel sentiments de bouteiller
1. Je souffre du jugement de Saint-Phlin, de Rœmerspacher, de Suret-Lefort et de Mme de Nelles, qui me tiennent pour un révolté. Ils m’admireraient si j’avais réussi. L’opinion qu’ils se font de moi n’est pas très généreuse, pourtant je la reconnais légitime. En effet, quelque chose de méritoire existait à l’origine de mes volontés et dans mes intentions, qui s’est peut-être voilé durant l’exécution, parce que je devrais me soumettre aux moyens. Cette vertu première redeviendrait sensible, une fois mon projet réalisé, mes aspirations satisfaites et ma statue sculptée. Ainsi le succès seul peut aujourd’hui contenir cette vertu civique que mes amis eux-mêmes me dénient. Je dois m’obstiner au succès.
1. Je souffre de l’affront que m’a fait mon parti ; si je pense au succès de Suret-Lefort qu’applaudit à cette heure la Chambre, je ressens les tortures d’un amant qui sait qu’à cette minute sa maîtresse caresse son rival. D’ailleurs, je comprends qu’ils me rejettent s’ils peuvent me rejeter. Je dois m’obstiner à leur être indispensable.
2. C’est bien d’avoir voulu exciter et coordonner les 2. Je n’ai pas eu tort de demander un journal et des fonds
mouvements de l’énergie nationale, mais si je renonçais, si je m’acceptais comme un homme qui a échoué, ainsi que me définissent les passants, c’est donc que j’aurais été engagé dans le principe par une inquiétude toute courte, c’est donc qu’en ralliant un Boulanger, en exploitant un scandale, je prenais mes énergies du dehors et non pas du dedans ? Mes résolutions héroïques ne valent que si elles procèdent d’une profonde nécessité intérieure, de quelque chose d’ethnique.
électoraux à des financiers ; mon tort commencera si ces moyens d’action qu’ils mirent à ma disposition ne me mènent à rien, c’est-à-dire si je ne sais pas me les garder et en user efficacement. Le devoir du politique est de tirer le meilleur parti des éléments existants. Il ne dépend pas de moi que le système soit dès cette date une démocratie vertueuse quand la nécessité nous donne à gouverner une ploutocratie.
3. C’est à ma nécessité intérieure que je me livrerai. Si je maintiens ma tradition, si j’empêche ma chaîne de se dénouer, si je suis le fils de mes morts et le père de leurs petits-fils, je puis ne pas réaliser les plans de ma race, mais je les maintiens en puissance. Ma tâche est nette : c’est de me faire de plus en plus Lorrain, d’être la Lorraine pour qu’elle traverse intacte cette période où la France décérébrée et dissociée semble faire de la paralysie générale. Un petit monde posé à l’Est comme un bastion du classicisme reçut son rôle d’une antiquité reculée ; qu’il garde conscience de lui-même, au moins par ses meilleurs fils, et qu’en dépit de maladies de l’ensemble cette partie demeure capable de fournir des fruits austrasiens. 3. Nous sommes les héritiers de cette noblesse qu’il y a un siècle nous avons dépossédée. Ses privilèges appartiennent légitimement à mon parti qui assume le gouvernement de la France. C’est avec cette élite seule que je dois compter ; c’est par rapport à elle, et selon qu’ils la servent ou desservent, que je dois juger mes actes.

C’est une dure tragédie politique, le duel de ces deux voix qui, désignées pour devenir des autorités nationales, pourraient bien aujourd’hui susciter des groupements féodaux.

Après avoir été une cause de déracinement et la doctrine même du déracinement, Bouteiller avait failli retrouver la continuité française. Promu l’un des chefs de la nation, il avait semblé sur le point d’acquérir le sentiment vivant de l’intérêt général. Il y avait échoué. Ayant été presque un homme d’État, il retombait au « chacun pour soi ». Quant à Sturel, séparé de l’innéité française par son éducation, il avait su, d’une manière mystérieuse pour lui-même, ressaisir ses affinités et s’enrôler avec ceux de sa nature ethnique, mais voici que ceux-ci pour la seconde fois venaient de se disperser, et, comme Bouteiller, il était rejeté dans un dur « chacun pour soi ».

Ces énergies désorbitées se voient sur tous les points du territoire, hélas ! mais Versailles, harmonieux symbole, contient toute la théorie de la discipline française ; un plan raisonnable et les siècles contraignent les pierres, les marbres, les bronzes, les bois et le ciel à n’y faire qu’une immense vie commune ; la royauté de son décor encadre de la manière la plus saisissante cette discorde d’un Bouteiller et d’un Sturel assez significative de notre anarchie pour mériter les proportions de l’histoire.

Le jour, si bref en cette saison, commença de décliner. Sturel, à quatre heures passées, se tenait en haut des six marches contre le Palais. Des teintes sombres paraient maintenant les espaces du Parc. Les deux bassins de la terrasse, dont les eaux semblaient de bronze vert, frémissaient, enchâssés dans leur étroit gazon. À l’extrémité du perron, un vase sculpté prenait de la perspective une importance énorme, et, vide, égalait presque les belles têtes mouvantes des marronniers sur la pente. Là-bas, le Grand Canal, au delà du char embourbé qui devenait noir, prit une extraordinaire couleur jaune. Un royaume de silence s’étendit jusque sur les parties les moins sombres elles-mêmes du domaine royal. Dans cette puissante discipline, quand les feuilles gelées à terre, les branches noires, les marbres rongés, sous un ciel où courent les nuages, utilisent en beauté les apprêts de leur mort, et, précaires, vibrent ensemble comme un seul grand cœur, quel spectacle pitoyable deux Français tourmentés, qui n’ont plus une patrie où leur sang puisse refluer et se recharger d’amour !

Soudain Sturel s’émut. Il voyait s’avancer l’homme à qui toutes ses pensées se reportaient. Bouteiller s’approchait. « Comme il a vieilli ! » pensa Sturel. Puis aussitôt : « Quel malheur qu’il ne soit pas un aîné pour moi, un prédécesseur que je vénérerais ! » Or Bouteiller, aussi, le voyait : « Il est le plus jeune, se disait-il, c’est à lui de me saluer. » Et ce salut, il le souhaitait à un point qu’il eût rougi de s’avouer. Mais Sturel descendit l’allée d’eau qu’on appelle « allée des Marmousets ». Tous deux se suivaient à trente pas. Près du boulevard de la Reine, à la porte du bassin de Neptune, Sturel croisa un groupe d’ouvriers ; il reconnut les jardiniers du Jardin du Roi, qui l’interpellèrent :

— Eh bien ! l’avez-vous vu, le chéquard ? Le voilà derrière vous,

Sturel voulut passer outre. Mais l’un d’eux l’arrêta par le bras et, montrant du doigt Bouteiller à quelques mètres, cria : « Panama ! Voleur ! » et les plus véhémentes injures. Bouteiller se méprit : il crut que son ancien élève le dénonçait à des passants.

— Monsieur François Sturel ! ordonna-t-il.

Le jeune homme se retourna. Il demeura immobile dans une attitude où d’instinct il cherchait à marquer sa possession de soi-même. Une magnifique fierté se développa dans son âme pour protester contre la basse péripétie où semblait vouloir glisser une querelle si noble dans son principe. Serait-ce donc une loi nécessaire qu’une contradiction poursuivie sans résultats durant des années, finît par réduire deux adversaires dans une parité hideuse ?

Bouteiller, tout blême, arrivait, courait presque, comme si toutes ses irritations avaient soudain trouvé leur objet. Sturel lui saisit des deux mains les bras.

— Bouteiller ! dit-il, — et non plus « monsieur », comme il avait toujours dit depuis le lycée, et pour la première fois ce fut un ton d’égal à égal, — Bouteiller, n’avez-vous pas honte !

Le pied du député glissa. Sturel, plus vigoureux parce que plus jeune, le soutint et, sans le lâcher, lui laissa trois secondes pour reprendre son calme.

Ces deux ennemis en se touchant, en se connaissant non plus seulement comme deux systèmes politiques, mais comme deux animaux palpitants, souffrirent de la manière la plus profonde que tout leur interdît d’être des frères, un maître et un disciple, ainsi que l’un et l’autre le désiraient secrètement et qu’une société organisée leur en eût donné la jouissance. Sturel sentit qu’il ne poursuivait pas Bouteiller d’une haine toute simple, mais d’une sorte d’amour trompé. Et quand ils reprirent chacun sa route, ils tremblaient, ils devaient trembler longtemps encore de cette extrême minute d’impuissance et de guerre civile où, déracinés et désencadrés, ils avaient failli en outre se dégrader.


FIN
du
ROMAN DE L’ÉNERGIE NATIONALE
1894-1902