Nelson, Éditeurs (p. 149-172).

CHAPITRE VIII

LE CADAVRE BAFOUILLE

Que l’enquête ait paru nécessaire, tout le monde l’admet ; mais du moment que l’enquête fut décidée, comment la majorité républicaine n’a-t-elle pas compris qu’il était de son intérêt, de son devoir, d’en garder la souveraine direction, d’accord avec le gouvernement et la justice du pays ?
(Le Temps, décembre 1892.)

Le baron Jacques de Reinach rappelle ces gros rats qui, ayant gobé la boulette, s’en vont mourir derrière une boiserie d’où leur cadavre irrité empoisonne ses empoisonneurs. Il faut quasi démolir la maison. C’est à quoi soudain s’employèrent avec rage les Français.

On apprit d’abord que le baron, s’il n’était pas mort dans la nuit du samedi au dimanche, aurait été touché le lundi par une citation à comparaître. Puis on s’étonna que les scellés ne fussent pas posés sur ses papiers. Bientôt ces vérités enflèrent : le peuple répugne toujours à admettre la mort naturelle des grands personnages. Les uns dirent : « Le baron est en fuite ; dans son cercueil on ne trouvera que des cailloux. » D’autres crurent à un assassinat. « Ne voyez-vous pas que pour se couvrir il allait dénoncer des hommes politiques ? Ils l’ont empoisonné. Ces mœurs vous surprennent ? Mais ce Reinach lui-même a tenté jadis d’empoisonner Cornelius Herz. Et ce Herz, pourquoi vient-il de filer en Angleterre ? » Ces rumeurs se mêlaient pour faire un grand cri de défiance contre les parlementaires : « Entre eux tous, il y a un cadavre ! »

Ce cadavre, on le cherchait, on le sentait, on le nommait. Comme au théâtre, quand l’entr’acte se prolonge, la France tapait des pieds, réclamait « le Baron ! le Baron ! » On exigeait que Reinach sortît de sa fosse et de ses cartonniers.

Vu les circonstances, et puisqu’il restait une fille mineure, on ne s’explique point que les scellés n’aient pas été posés d’office aux divers domiciles du défunt. C’est le 20 novembre au matin que Joseph brûlait des papiers près du cadavre (où l’on trouva vide la chemise des lettres d’Arton), et c’est le 23 seulement qu’à la requête de M. Imbert, nommé administrateur de la succession, les scellés furent posés au 20 de la rue Murillo, à la banque Propper (ancienne maison Kohn-Reinach), au siège social de la Compagnie des Chemins de fer du sud, et enfin au château de Nivilliers. Encore, chez M. Propper, certain bureau ne reçut-il les scellés que le 24.

Le 28 novembre, M. de la Ferronnays monta à la tribune :

— « On affirme, dit-il aux ministres, que le samedi 18 novembre, dans une réunion, vous avez décidé de comprendre dans les poursuites exercées à l’occasion des détournements de Panama M. Jacques de Reinach. On assure qu’un mandat fut signé le soir même qui, vu l’heure avancée, ne put être présenté, et, le lendemain étant un jour férié, la remise en fut ajournée au lundi matin. Or dimanche, le baron Jacques de Reinach était trouvé mort dans son lit. Immédiatement les bruits les plus contradictoires circulaient… Mort naturelle, rupture d’anévrisme, congestion cérébrale ? Bientôt le bruit courait d’un suicide. On a même précisé, par de l’aconitine, dont on aurait trouvé une bouteille sur une table, près de son lit. Enfin on a prétendu qu’un assassinat avait été commis. Dans l’état où sont les esprits, ils ne se contentent pas de déclarations vagues, il leur faut la preuve matérielle. Un seul acte peut la fournir : c’est une ordonnance de procéder à l’exhumation et ensuite à l’autopsie du cadavre, s’il y en a un.  »

M. Ricard répondit en lisant un certificat médical de congestion cérébrale. Les médecins, nombreux à la Chambre, ricanèrent de ce confrère qui osait affirmer sans autopsie. L’occasion parut bonne aux vindicatifs parlementaires de jeter bas ce pelé, ce galeux de Ricard. En vain, M. Jumel criait-il éloquemment à ses collègues : « Vous voulez donc assassiner un cadavre ! » Le ministère tomba sur son refus de procéder à l’exhumation.

Alors commencèrent, exaspérées par les conjonctures, les grandes intrigues des ministrables. Constans sortit des ténèbres où Reinach dans son agonie était allé le supplier : il s’offrit à dissiper les sombres nuages qu’il continuait d’assembler. Il visait à chasser Carnot de l’Elysée. Celui-ci le perça, déclina ce perfide concours. Constans, pour le contraindre, ordonna à ses amis de se refuser à toute combinaison qu’il ne présiderait pas.

C’était l’anarchie, avec la dictature de la terreur. La Commission nommée « pour faire la lumière sur les allégations de Jules Delahaye » l’exerçait au milieu de dénonciateurs, de suppliants et de curieux avides. Sans pouvoir, car elle n’était qu’un dérisoire tribunal de la Pénitence où l’on invitait les chéquards à prononcer leur mea culpa ; sans vertu, car on suspectait de panamisme plusieurs de ses membres, elle vivait dans l’épouvante de sa propre force. Ses potins tuaient ; elle était incapable de les contenir. À chaque fois que sa porte s’ouvrait, il semblait qu’un coup de vent fît voltiger de son tapis vert sur toute la France les « petits papiers » que ses mains tremblantes échappaient. Nul secret sur ses travaux, mais le pis, c’était de n’organiser aucun compte rendu officiel. Seules, d’innombrables indiscrétions renseignaient le public. Sur le quai, dans les couloirs, jusqu’à la porte de la Commission, une foule se pressait, interrogeait, guettait les commissaires, les déposants et du même ton qu’aux portes de la Roquette, quand Deibler monte les châssis de la guillotine, manifestait avec indécence sa cruelle curiosité. Heure par heure, les journaux versaient dans la rue des apologétiques ou des diffamations, fragments nullement sincères des dépositions entendues. De ce fumier montaient la fièvre et la mort.

« Chéquard ! » c’est le mot qu’invente ce novembre 1892. Si l’Académie française dédaigne de le recueillir dans son dictionnaire, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le déchiffrera imprimé au fer rouge sur de la chair humaine. Une poignée d’antiparlementaires, les Delahaye, les Drumont, les Andrieux, les Déroulède, pareils aux « marqueurs » qui traquent le bétail dans la Camargue, poursuivaient cent cinquante députés et sénateurs. Clemenceau, dans cette première période, faisait à la fois le chasseur et le gibier. Avec un tapage effroyable et mille péripéties pittoresques ou tragiques, cette chasse exaltante passait à la tribune, dans le bureau de la Commission d’enquête, à travers les couloirs. On crut à certains jours qu’elle descendrait dans la rue.

Ce fut d’abord Delahaye que la Commission entendit (25 novembre). Sa déposition, ou mieux sa leçon d’ouverture, présente un modèle de cette logique qui, peu à peu, nous étreint jusqu’à l’angoisse dans les constructions littéraires d’Edgar Poe. Le député de Chinon commanda froidement à la Commission d’enquête une longue suite de démarches minutieuses et mystérieuses qu’elle devait exécuter point par point et sans chercher à comprendre. Cette ingéniosité confinant à la mystification se retrouve à la même date chez Drumont, quand il empoisonne goutte à goutte le festin parlementaire, et chez Andrieux qui ridiculise courtoisement ses victimes toutes suantes.

Ces messieurs s’attardaient à donner et à retirer l’espoir aux parlementaires épouvantés. De tels suspens, volontaires ou non, loin de lasser, soutenaient la fièvre publique par une perpétuelle « suite à demain ». Et quand la Libre Parole se fit forte de prouver que le député Proust, pour cinquante mille francs, et le sénateur Béral, « pour une somme assez ronde », avaient vendu leurs votes à Reinach, la France se pencha toute pour entendre la réplique, la preuve et la contre-réplique.

Antonin Proust pouvait choisir entre un silence méprisant et une protestation indignée. Il adopta la tactique préconisée par Baïhaut ; il flétrit la « calomnie infâme » dans une lettre que M. Floquet lut en séance le 24 novembre. « Pour mon honneur, pour l’honneur du Parlement, je vous prie de vouloir bien ouvrir une enquête immédiate, d’entendre mes accusateurs et de m’entendre. » Il déclarait devant la Commission d’enquête : « J’oppose le démenti le plus formel à l’accusation portée contre moi. » Il ajoutait comme preuve morale, car quelle preuve matérielle opposer à une accusation inventée de toutes pièces : « Par mes goûts, par la situation que j’ai occupée, par celle que j’occupe encore, je suis en relation avec tout ce qui compte en France et à l’étranger parmi les artistes qui ont un nom. Je n’ai jamais accepté d’aucun d’eux, sous forme de présent, une œuvre quelconque. » Puisqu’on affirme qu’il a touché son pot-de-vin à Niort, il sollicite avec instance qu’on envoie des télégrammes à tous les banquiers, au procureur de la République, au président du Tribunal de cette ville. Enfin, il intente un procès à la Libre Parole.

M. le sénateur Béral préfère une manière plus humble. Pour caractériser la mise en scène de ces deux honorables on dira : Proust, c’est un cornélien, mais Béral se reporte au vieux génie des farces. Ce brillant polytechnicien, cet éminent sénateur, à toutes les questions fait « Bè ! Bè ! » Au milieu de hoquets affreux, il balbutie : « Que voulez-vous que je vous réponde ?… précisez votre accusation », et se reprend à pleurer. — « Mais niez donc au moins », lui criait toute la Commission étranglée de pitié. On comprit dans la suite que le vieux malin entendait composer ses moyens de défense sur les moyens de l’accusation. Il se réservait une dénégation ferme ou quelque fabulation. « Bè ! Bè ! » c’est le coup de l’égarement par excès d’émotion ; bien connu des juges d’instruction, il prend toujours sur les novices.

Chaque jour, à ce beau feuilleton, la Commission d’enquête ajoutait un chapitre sensationnel. Le 26 novembre, MM. le Provost de Launay et de Lamarzelle expliquent les chantages variés dont se plaint M. Charles de Lesseps. Le 28, M. le conseiller instructeur Prinet affirme qu’au vu des pièces les sommes touchées par le baron de Reinach s’élèvent à neuf millions environ. Le 29, Georges Laguerre dépose tenir d’Arton que celui-ci, lors de l’élection du Nord, a versé au gouvernement trois cent mille francs sur les fonds de la Compagnie de Panama. Le 29 encore, M. Kohn avoue qu’Arton a touché de la banque Kohn, sur le compte personnel du baron de Reinach, un million, par petites sommes de cinq mille à dix-sept mille francs, pendant le premier semestre de l’année 1888 et précisément à l’époque où l’on achetait les parlementaires. Le 30, M. Thierrée, banquier, prodigue les lumières. Il révèle qu’avec l’argent de Panama, les 17, 18 et 19 juillet 1888, M. de Reinach a distribué 4,390,475 francs en vingt-six chèques au porteur. Il est « navré de tenir involontairement le secret de tiers » ; ce lui serait « infiniment pénible de les trahir par une imprudence quelconque », toutefois il doit faire sa déclaration : « Les chèques payés par la Banque de France nous ont été rendus comme d’usage et ils sont restés dans nos archives de caisse. » M. Thierrée ne pourrait s’en dessaisir, — il le déclare spontanément — qu’aux mains de la justice ordinaire.

Elle émerge, la vérité ! Pour la tenir, il suffit que la Justice désire ces chèques, et comment se dispenserait-elle de les désirer ? Au reste, quand on rejetterait du sable sur ce lambeau déterré du mort, voici que par ailleurs le cadavre bouillonne.

Drumont à Sainte-Pélagie s’inquiète de l’audace de Proust qui poursuit la Libre Parole et qui sommera qu’on fournisse une preuve. Toute une campagne entreprise sans un papier, et qui pourtant entraîne la France, peut échouer dans une retentissante condamnation. Andrieux, qui embarqua tout le monde dans cette affaire en promettant des dossiers magnifiques, souffre à Londres auprès de Cornelius le supplice de Tantale ; il considère des monceaux de documents par lesquels sa haine contre le syndicat opportuniste serait assouvie, mais à chaque fois qu’il avance les mains, Cornelius ferme ses tiroirs. Les administrateurs de Panama ajournent le patient Delahaye. Où trouver la preuve nécessaire ?

Un soir, dans les bureaux de la Libre Parole, un personnage parvient jusqu’au secrétaire de la rédaction. Il est de taille moyenne, bien pris, d’allure bourgeoise, brun avec la moustache fine et noire.

— Monsieur, dit-il, M. Antonin Proust vous intente un procès en diffamation. Je vous apporte une pièce qui vous assurera gain de cause devant les pires juges.

Il tend une feuille de papier jauni.

— C’est, continua-t-il, une feuille arrachée aux copies de lettres du baron de Reinach. Ces deux déchirures proviennent des épingles qui attachent le bloc. Levez le gaz et mettez la feuille devant la lumière.

Le secrétaire lut une lettre du baron de Reinach qui annonçait à M. Proust l’envoi de mille obligations.

— À combien l’estimez-vous, votre papier ?

— Je ne le vends pas, je vous le donne.

— Puis-je savoir si c’est vous qui avez détaché cette lettre ?

— Ne m’interrogez pas.

— Au moins, me laisserez-vous votre nom et votre adresse, à telle fin de m’assurer que le document est authentique ?

— Voici ma carte… D’ailleurs je possède d’autres bibelots… une liste de chéquards notamment.

Là-dessus il salue et sort.

L’excellence du document apparut le 2 décembre, quand la Libre Parole le publia autographié et que Proust tout décoiffé, les traits bouffis, se renonçant soi-même, s’en vint à la Chambre, non point faire bonne figure, il n’y songeait plus, mais délibérer d’une réplique quelconque avec les journalistes de son monde. Ce fut la fameuse déposition dite « de Copenhague ».

— « … Je passe le mois de juin (1888) à Copenhague à la tête de la mission française qui y a été appelée par M. Yaroburs. M. Yaroburs a offert aux membres du comité de les défrayer des dépenses du voyage. La plupart acceptent. Je refuse. Mais je me trouve dans la nécessité de faire sur mes ressources personnelles des dépenses fort élevées, par suite des exigences de réception et de représentation. Pendant mon absence le syndicat de garantie de l’émission des obligations de Panama se forme. Personne ne songe à m’y réserver une part, les absents ayant toujours tort. Je reviens à la fin de juin. Mes amis, sur le récit que je fais de mon voyage et des frais qu’entraînent les situations honorifiques, m’offrent spontanément de me rechercher une participation dans l’émission des obligations de Panama. M. de Reinach seul détient une part importante de ces obligations. Il me propose de me céder une participation de 2,500 obligations, moyennant un versement, contre un reçu de lui, de 6,250 francs. Dans la seconde quinzaine de juillet, il m’informe que le bénéfice réalisé est de 13,750 francs et il me remet en échange de son reçu un chèque de 20,000 francs sur la Banque de France, comprenant le bénéfice et le versement préalable effectué entre ses mains… »

Quel était donc cet inconnu qui venait de sauver la Libre Parole ? Deux fois en vain le secrétaire de la rédaction le chercha à son domicile ; sur une troisième tentative, on dit l’homme en voyage. Avait-il agi par vengeance personnelle ? Voulait-il vendre des papiers et lançait-il cet échantillon pour forcer les hésitations des acheteurs ? Ce pouvait être encore un avertissement des administrateurs de Panama. On croit plutôt entrevoir un sauveur qui se veut imposer aux parlementaires et qui dit : « Voyez à quelles extrémités vous voici acculés ; moi seul, si l’on m’appelle à la présidence du conseil, je vous délivrerai de Panama, comme en 1889 je vous délivrai de Boulanger. »

L’effet fut immense. Quoi ! Drumont, Delahaye, Andrieux possédaient des armes ! À cette chute de Proust, cent cinquante députés trébuchèrent.

Crut-on dans le monde officiel affolé que tous les autres papiers allaient suivre, et voulut-on prendre les devants ? Le 3 décembre, M. Clément traverse les couloirs du palais-Bourbon tout frémissants de cette longue crise ministérielle qui double la crise panamiste. Il pénètre dans la Commission d’enquête.

— J’ai l’honneur, messieurs, de vous apporter les vingt-six chèques que vous réclamez.

Tous ces messieurs en émoi s’accordent à penser qu’en donnant un tel ordre de saisie à M. Clément, le préfet de police donne un grand témoignage d’amitié à M. Constans. M. Clément, cette « personnalité bien parisienne », demeure debout, déférent et impassible. Depuis quarante ans qu’il perquisitionne et qu’il arrête pour le compte de divers régimes, nulle vicissitude des puissants ne l’étonne. Avec cette vertu qui le détermine, dès qu’il a un ordre, à ne plus connaître que pour les empoigner au collet les hauts personnages qu’il entourait la veille des égards protocolaires ; avec son épaisse moustache blanche en brosse, avec ses yeux durs abrités sous de gros sourcils noirs, avec sa voix grossière, avec sa politesse raide avec son allure rogue toute prête à devenir l’épouvantable brutalité du policier qui crie : « Allons ! hop ! à Mazas ! » c’est une Terreur, cet homme-là,

Brisson compte les chèques longuement, puis il dit :

— Monsieur Clément, je vous rappelle que vous êtes lié par le secret.

Et l’autre, qu’une longue expérience prépare à discerner derrière tous les plastrons les drames secrets de la peur, de la vengeance, tous les bas intérêts, de répondre respectueusement :

— Vous n’avez pas besoin, monsieur le Président, de me faire une pareille recommandation. Je suis toujours lié par le secret professionnel et ce n’est pas moi qui le trahirai aujourd’hui.

Quelques minutes après, tous les couloirs savaient les « chéquards » : Cornelius Herz pour deux millions, Léon Renault pour 25,000 francs, Albert Grévy pour 20,000 francs, Gobron pour 20,000 francs, Dugué de la Fauconnerie pour 25,000 francs, Barbe pour 550,000 francs, Devès pour 20,000 francs.

Les jours suivants, on s’occupa fiévreusement à rechercher quels véritables bénéficiaires se dissimulaient derrière Kohn, Vlasto, Betzold, Aigoin, Elouis, Bustert, Orsatti, Schmitt, ainsi que sous les signatures illisibles des chèques nos 9,919 et 9,979.

Les dénoncés et les soupçonnés, bien qu’ils eussent depuis un mois composé devant leurs miroirs leurs traits, ne purent dissimuler au public du Palais-Bourbon l’affreuse grimace d’un buveur qui vide son pot de vin jusqu’à la lie. Les uns, fiévreux, donnaient des explications avec des « C’est évident… Comprenez-moi… Quel enfantillage… » Les autres, blêmes et mous, circulaient au bras d’un client, comme un gâteux guidé par son valet de chambre dans un embarras de voitures. Ces grandes crises morales chez les hommes d’un certain âge font sortir les maladies qu’ils couvent : celui-ci sent sa vessie, cet autre son foie, ce troisième ses intestins.

Dans cet air empesté, le triste Carnot, si étroit d’épaules, mais doucement têtu, résista au rude chantage supérieurement orchestré par Constans. Il voyait trop bien que ce vainqueur du boulangisme, édifié sur la reconnaissance des assemblées, ne sauverait plus ses collègues gratuitement. Après onze jours, il parvint à constituer un ministère Ribot, où Rouvier représentait le groupe Reinach, où Freycinet servait de garant à Herz, où Bourgeois couvrait Floquet, où Burdeau valait pour négocier avec les administrateurs du Panama.

Ces habiles gens sentirent leur impuissance à tout maintenir dans l’ombre. L’essentiel, c’était de refuser les moyens d’action judiciaire à la Commission d’enquête, c’était d’enterrer les papiers de Reinach ; mais son cadavre, pourquoi le disputer aux curiosités populaires ? Après vingt jours, feu Reinach ne livrera plus aucune trace de suicide ou de crime. Il amusera, il divertira, au vieux sens classique, les sombres curiosités qui traquent les chéquards. Nous ministres, en don de joyeux avènement, nous décidons qu’à Nivilliers, le 10 décembre, il sera procédé à l’exhumation et à l’autopsie de notre regretté banquier.

Cravaté de blanc et vêtu de son frac, le baron sortit du cercueil. On l’installa dans une baraque en planches improvisée pour la circonstance. Les reporters, avec leurs doigts gourds, prirent des croquis à travers les fissures de la cloison et firent voir à la France intéressée la tête couverte d’un suaire, le ventre ouvert, les mains qui fouillent, les bocaux qu’on remplit. Souffle empesté, mais souffle d’épopée ! N’atteignent-ils pas à quelque grandeur par leur bassesse même, à une infamie shakespearienne, ces parlementaires qui déterrent leur ami pour amuser la curiosité publique ? M. Ribot fréquentait les chasses du baron de Reinach à Nivilliers, et voici la curée froide qu’il organise avec les lambeaux faisandés de son pauvre camarade !

On voit à Séville un tableau de Valdès Leal exécuté sur l’ordre du fameux don Miguel de Mañara, débauché repenti dont le théâtre a fait don Juan. Les vers dévorent deux cadavres ; une banderole nous dit : Finis gloriæ mundi ; dans le fond, sur un charnier de crânes, la balance mystique pèse les mérites et les démérites. C’est une image d’une bonne philosophie chrétienne et dont Murillo disait : « Voilà une toile qu’on ne saurait regarder sans se boucher le nez. » Pareillement je dois détourner la tête en extrayant des journaux le trait canaille qui donne la pleine valeur philosophique des scènes de Nivilliers : « Le cadavre qui, à l’ouverture, ne donnait aucune odeur, commence à sentir, et, sous l’influence de l’air, il s’enfle, il rejette des gaz, c’est-à-dire, pour employer l’argot d’amphithéâtre, qu’il bafouille. »

Il bafouille ! On sait la force exaltante, le grossier romantisme qu’eut à toutes les époques le cadavre insulté d’un puissant. « Jouissons, cueillons le jour qui passe ! » La chair vermineuse de Reinach donne aux parlementaires l’enseignement que les buveurs de la vieille Égypte demandaient à une momie placée au centre de leurs festins. « Gorgeons-nous en hâte du pouvoir et, quand l’opportunisme craquera, comme notre ami, nous défierons avec quelques gouttes d’aconitine le juge et le commissaire. » Ainsi philosophent pour s’étourdir les puissants attablés ; mais d’autres, le ventre creux, se disent : « Ce Reinach, ce baron, ce banquier, ce juif, cet Allemand, ce gambettiste, cette pourriture de Nivilliers, c’est l’image de notre société capitaliste. » On raconte qu’à l’instant où l’on terminait la mise en bocal, un vague reporter, Fanfournot, cria : « Vive l’anarchie ! »

Le poison de ce cadavre dégouttait sur toute la France. Reinach, en se défaisant, semblait se multiplier et bafouiller de toutes parts. Constans s’acharnait contre le ministère. Par les soins secrets de cet intrigant déchu, le public apprenait les démarches scandaleuses de M. Rouvier dans la dernière journée du baron de Reinach. M. Rouvier, après avoir sué de honte et de peur à la tribune, fut invité par Ribot à donner sa démission. Il quitta les Finances en se félicitant : « Je serai plus libre… » C’est la phrase de Teste, le pair de France concussionnaire, quand, mis en prévention par les pairs instructeurs (Procès Teste-Cubières, 1847), il leur dit : « Je vous remercie de me placer dans cette position qui me rend le droit précieux de défense. »

Puisque le ministère ne veut point décamper avec Rouvier, le banquier Thierrée reviendra. Le 14 décembre, il dit à la Commission d’enquête :

— Les vingt-six chèques que j’ai remis à M. Clément ne vous paraissent pas probants. Vous voudriez leurs talons. Pourquoi ne pas me les avoir demandés quand je livrais les chèques ? Depuis, hélas ! je les ai brûlés.

Et il donne des détails bien faits pour aviver le regret public :

— Je n’ai pu trop regarder ce qu’il y avait sur ces talons… Il eût fallu s’appliquer… C’étaient des hiéroglyphes… des espèces d’initiales… des mots… des noms très difficiles à déchiffrer… Enfin j’ai tout brûlé.

— J’en aurais fait autant, s’écria naïvement l’un des commissaires, M. Bérard.

Le beau mot ! Les fiers chasseurs passionnés de revenir bredouille ! Les nobles enquêteurs qui, tout en mimant un véritable acharnement contre les chéquards, murmurent à la cantonade : « Plaise au ciel que ces véritables frères me fassent pic, repic et capot ! »

En écoutant le banquier Thierrée, tout le pays avait regretté l’impuissance de la Commission d’enquête à le contraindre. M. Pourquery de Boisserin, à qui Constans ne déplaisait pas, demanda qu’elle fût armée de moyens judiciaires. Le président de la Commission, M. Brisson, fit savoir à la tribune qu’il les désirait, ces pouvoirs, mais qu’il désirait aussi qu’on ajournât de les lui donner. Modération plus qu’équivoque ! Couverts devant leurs électeurs par cette complaisante manœuvre, les parlementaires osèrent suivre leur intérêt ; ils refusèrent d’armer la gendarmerie qu’affolés par Delahaye ils avaient organisée contre eux-mêmes. Contre la proposition Pourquery de Boisserin, le ministère, qui croyait manquer de vingt voix, eut une majorité de six voix : 271 représentants (contre 265) adhérèrent à la déclaration de M. Bourgeois qui disait : « Le devoir du parti républicain se résume en deux mots : le sang-froid et l’union… — « et la justice », criaient les boulangistes.

Ces ignominies enivraient d’amour M. Gustave Rivet. Il se dressait pour lancer :

— Qui pourrait citer dans notre histoire nationale une période aussi honorable que les vingt dernières années ?

À l’issue de cette séance du 15 décembre qui délivre du plus grave souci les « chéquards », le gouvernement ose décider l’arrestation de Charles de Lesseps, Fontane, Cottu et Herz. Le 16 au matin, MM. Charles de Lesseps et Fontane, les menottes aux mains, montent dans la voiture cellulaire et trouvent à Mazas la nourriture frugale, l’infect baquet. C’est prudent de mettre sous les verrous, un peu à l’avance, les administrateurs que l’on doit juger seulement le 10 janvier. La prison adoucit les esprits exaltés, déprime les plus énergiques. Mais Cottu demeure en liberté. Dès le 10 décembre, Cottu a appelé un ouvrier : « Voyez ce coffre-fort, ces deux secrétaires ; il s’agit de m’emballer solidement tous ces papiers, c’est pour un long voyage. » Et séance tenante, on corda deux énormes paquets, couverts de toile cirée, que le même jour M. Berton, ami de M. Cottu, conduisit à la gare de l’Est.

Est-ce M. Cottu, de sa retraite, est-ce M. Constans qui riposte ? Le 19 décembre l’éternel banquier Thierrée déclare qu’il n’a pas brûlé les talons et que décidément il les tient à la disposition de la Justice. Que fallait-il donc entendre quand il déposait les avoir détruits ? Il fallait entendre une invite aux concessions réciproques : si l’on avait mis hors de cause les administrateurs et introduit Constans dans le gouvernement, le cadavre Reinach eût cessé de bafouiller.

Marché de dupes, au reste, car le cadavre Reinach ne gît pas tout entier dans la caisse de Thierrée, ni même dans les bagages de Cottu. Il court le monde dans la valise d’Arton. Il grouille à Bournemouth dans les dossiers de Cornelius.

Herz ne se contente pas des satisfactions équivoques que, d’une voix chevrotante, Freycinet a essayé de lui donner à la tribune. Le 19 décembre, M. Andrieux, revenu en hâte de Bournemouth à Paris, convoque dans son cabinet de travail MM. Clemenceau et Ducret. L’un des assistants, le journaliste Ducret, a raconté la scène. Clemenceau se promenait dans la vaste pièce, sa badine à la main ; il parlait vivement de la situation difficile que lui faisait la rapidité de la campagne. Il lui était souverainement pénible de voir des camarades « mis sur le gril », Andrieux se chauffant à la cheminée, les basques de sa redingote relevées, souriait, les yeux à demi clos :

— N’est-ce pas, Ducret, s’écria-t-il, on ne peut pas faire d’omelettes sans casser des œufs ?

— Ah ! je vous en abandonne beaucoup, reprenait Clemenceau, Rouvier et bien d’autres… Mais voilà Z… ! Je sais qu’il a touché 20,000 francs. C’est un garçon d’avenir et plein d’esprit.

— Soit ! disait Andrieux, nous sauverons celui-là, s’il ne fait pas de sottises.

Puis s’approchant de la table :

— Maintenant, messieurs, je vous ai réservé une primeur. Je la rapporte de Bournemouth.

Ils examinèrent sous la lampe la fameuse liste Stéphan.

Cornelius, plus tard, a fait connaître dans quelles conditions il s’était dessaisi de cette arme. « M. Clemenceau, qui savait depuis longtemps que j’avais parmi mes dossiers la liste de quelques-uns des chèques parlementaires, m’envoya son ami Andrieux à Bournemouth, en me priant de la lui confier. Il s’engageait formellement à ne la montrer qu’à M. Bourgeois, garde des sceaux, pour lui indiquer le danger qu’il y avait à continuer cette affaire. J’avais à cette époque des relations trop cordiales et trop intimes avec le directeur de la Justice pour lui refuser un pareil service et je confiai sur l’heure à son envoyé non point l’original, mais la photographie du document. »

Ce document portait une indication qu’Andrieux et Clemenceau décidèrent de ne pas rendre publique. Avec des ciseaux, ils firent un trou dans la liste. Puis leur conversation continua sur le but de la campagne et sur la tactique. C’était de désagréger la majorité déjà étourdie par la soudaineté du scandale, de rendre impossible tout gouvernement, et d’imposer la dissolution.

Paris pressentait tout. Ce 19 décembre, le jeune député Suret-Lefort assistait à une représentation des « Français », où depuis peu il avait ses entrées. Il aperçut au foyer Bouteiller qui se promenait seul. Suret regagna son fauteuil pour ne point se montrer avec ce suspect. Dans une loge, il y avait la jolie Mme de Nelles accompagnée de Rœmerspacher et, contre son habitude, de son mari, qui sans doute désirait se faire voir. Quelques gens bien informés commencèrent à dire qu’une saisie avait été opérée chez Thierrée et qu’Andrieux, retour de Bournemouth, se louait fort de Cornelius Herz. Le journal Le Soir donnait des détails. La salle immédiatement fut remplie de feuilles blanches, mais, plus blanche qu’elles toutes, on se montrait la figure de Bouteiller réfugié dans la loge des Nelles. La jeune femme, grave, amoureuse, plus douce et plus simple qu’autrefois, ne voyait, n’entendait que Rœmerspacher. Occupés à se plaire, ils ne sentaient guère ces échanges de haine. À la longue, pourtant, avertie par tous ces regards qu’elle ne pouvait interpréter, elle tendit son flacon de sels à l’éminent député. Il y eut des rires indécents. Quelqu’un dit très haut :

— L’odeur du cadavre Reinach le gêne.

Nelles lorgnait obstinément la scène.

À cette heure avancée du soir, dans un conciliabule merveilleusement secret, quelques ministres se réunissaient en hâte. Ils jugèrent que la situation imposait des sacrifices. Responsables du salut commun, ils décidèrent de livrer quelques camarades. La langue française qui possédait depuis un mois le substantif « chéquard » venait de s’enrichir du verbe « débarquer ». Ces hauts médecins décidèrent de procéder à l’amputation brutalement, avec une cruauté chirurgicale, car, par rapport au groupe doué du pouvoir de se reproduire, l’individu ne compte pas.

On ignore de quels airs le grand Ribot et Bourgeois si gras, si beau parleur, se dirent : « Tope-là », puis boutonnèrent dans leur redingote la liste de proscription qu’ils venaient d’arrêter au crayon. Mais voici les figures qu’en pleine séance, le 20 décembre, présentaient les « chers collègues » hissés sur la « première charrette ».