Nelson, Éditeurs (p. 131-148).

CHAPITRE VII

L’accusateur

{21 novembre 1892)

Cette mort du baron de Reinach, plusieurs personnes l’annonçaient dans Paris quelques heures avant qu’elle fût accomplie.

Le samedi soir 19 novembre, tandis que Reinach gravissait l’escalier de M. Constans, Jules Delahaye, député de Chinon, dans son cabinet, travaillait à son interpellation sur l’affaire de Panama, depuis longtemps remise, mais enfin fixée au lundi. Delahaye, comme beaucoup d’orateurs, rédige tout au long ses discours, puis à la tribune, sans réclamer de sa mémoire son texte, il parle selon les conjonctures, n’ayant obtenu de cette préparation écrite qu’une plus sûre maîtrise. Il relisait donc ses feuillets. À trois reprises déjà il avait porté devant la Chambre la question du Panama ; il songeait que cette fois il n’était pas mieux documenté que les précédentes, et si hardi de caractère, si désireux de frapper fort pour sa gloire et par haine des parlementaires, il se désolait de n’apporter encore que des allusions et des précautions. C’est à cette minute que deux hommes politiques lui firent passer leurs noms qu’il a promis de taire. L’un, ami ancien et éprouvé, l’autre, personnage considérable et mêlé à toutes les intrigues du gouvernement. Ils lui racontèrent dans leurs grandes lignes les plus secrets événements du jour.

— Reinach, conclurent-ils, va disparaître ou mourir. Son désespoir, sa résolution bouleverseront tout. Plus de précautions, nous entrons en plein drame.

Ils mirent alors à nu devant Delahaye le rôle du baron de Reinach et de son principal agent Arton. Ils énumérèrent cent cinquante députés, sénateurs et grands fonctionnaires à qui avaient été distribués, en cent soixante-douze chèques, trois millions. Ils lui révélèrent que Barbe, ancien ministre, avait exigé 400,000 francs ; que Sans-Leroy, député, faisant partie de la commission chargée d’examiner, en 1886, le projet relatif aux valeurs à lots, en avait assuré l’adoption moyennant 200,000 francs ; qu’on avait dû donner 200,000 francs pour acheter le Télégraphe qui ne valait pas vingt francs, parce que M. de Freycinet s’intéressait à ce journal ; que le gouvernement avait réclamé 500,000 francs pour l’acquisition d’un grand journal à l’étranger ; que 300.000 francs avaient été remis à M. Floquet, ministre de l’intérieur, pour des journaux qu’il favorisait.

Et passant à l’objet même de leur mission :

— Il s’agit, dirent-ils, de demander à la Chambre une commission d’enquête sur tous ces crimes. Aurez-vous cette hardiesse ?

Delahaye comprit qu’il causait avec des envoyés. Les administrateurs du Panama voulaient dériver la colère publique sur les parlementaires.

— Quelles armes, répondit-il, mettrez-vous dans mes mains ? Où sont les preuves ?

Le temps manquait pour se procurer les papiers logés en lieux sûrs. Mais pour l’instant il ne s’agissait pas de prouver ; il fallait dénoncer et réclamer une enquête. De l’enquête surgiraient toutes preuves… Et le personnage politique citait des traits de l’histoire, propres à exciter l’émulation, le dévouement de Delahaye.

— Reculez, ajoutait-il, craignez de vous perdre, et c’est le pays qui se perdra. Vous pouvez libérer la France. À cette heure, je l’avoue, vous devez choisir entre une faiblesse et une témérité… Eh bien ! votre ami qui me connaît vous répond de moi. Allez-y ! demandez, exigez, obtenez une commission d’enquête : devant elle, je vous le jure, Lesseps et Cottu viendront parler.

Delahaye vit bien que les administrateurs voulaient un instrument. Mais il se sentit assez fort pour négliger leurs mobiles et ne considérer que sa cause. Il se répéta que l’occasion doit être la maîtresse des hommes. Et cette occasion lui paraissait « providentielle ». Il était sûr de son ami, et mentalement il disait à l’autre : « Toi, tu marcheras, parce que tu parles devant un tiers. » Il pensait encore : « Les calculs de ces deux hommes me sont indifférents ; je prends en moi-même mes motifs de me décider. Ils ne me donnent pas un dossier sur quoi m’appuyer : eh bien ! je m’appuierai sur l’amitié de celui-ci et sur l’intérêt de celui-là. Tous deux savent qu’avant de me casser les reins, je saurais les casser à qui m’aurait trompé. » Le péril et l’honneur tentaient cet homme de quarante et un ans. Être un jour, dans un grand pays, corps à corps, devant tous, à soi seul, l’opposition ! Ne rien dire à personne, aller de l’avant, et puis, à la grâce de Dieu !

Il accepta.

En s’adressant à Delahaye, ces deux émissaires étaient bien renseignés. Déjà connu des professionnels comme l’âpre directeur du Journal d’Indre-et-Loire, Jules Delahaye avait émergé à la grande publicité lors du discours de Tours dont il avait discuté les termes avec Naquet. Élu sous le patronage du général Boulanger, il était en 1892 des cinq ou six révisionnistes qui siégeaient à droite, reliés par de puissants souvenirs et par des haines communes, plus puissantes encore, aux parias qui siégeaient sur « quelques bancs à l’extrémité gauche de la salle ». Portés dans cette Chambre par la tempête de 1889, ces boulangistes, battus de tous les outrages, entretenaient à peine dans la masse de leurs collègues quelques relations de courtoisie. Nulle solidarité, aucunes affinités. En 1890, sur un discours romantique de ce pauvre Madier de Mont jau, en dépit d’une défense admirable de dialectique et de sobriété, Delahaye fut invalidé. « Je l’invalide, parce que boulangiste », s’écriait ce tribun de mélodrame. « Bien rugi, vieux lion ! » pensèrent les amateurs, mais ils dirent de Delahaye : « Voilà un homme qui serait heureux de se venger. » Cette position boulangiste explique que Delahaye accepta la tâche d’accusateur. Certes, de vie simple, de milieu provincial, avec de fortes convictions, il était naturellement capable de s’échauffer contre le système. Mais il n’y a point d’honnêteté, ni de courage qui tiennent : un député d’une autre formation que la boulangiste n’aurait pas eu l’indépendance de décimer le Parlement.

Ce soir de novembre, dans son modeste appartement, Delahaye comprit qu’il le tenait, le bon plat de vengeance qui se mange froid. Il se mit sur l’instant au travail ; il récrivit d’un bout à l’autre son discours et se décida pour l’affirmation absolue des faits qu’on venait de lui exposer sans preuves, car, se disait-il, je dois frapper si fort qu’ils perdent la tête et qu’entraînés par la fureur, dans une sorte de défi, ils m’accordent l’enquête.

Tout le dimanche, il s’enferma avec ses fortes phrases qu’il forgeait, essayait, remettait encore sur l’enclume pour qu’elles ne lui manquassent pas dans la bataille.

Du dimanche au lundi, ce journaliste provincial, de qui l’histoire allait accueillir la collaboration, ne dormit pas. Il se montait dans la solitude à la hauteur de son rôle. Ceux qui sentent la peur, je les dis les braves les plus beaux, car la grande bravoure, c’est de la peur examinée et matée.

La figure de Jules Delahaye parlait, criait ses résolutions quand, le lundi 21 novembre, traversant la salle des Pas-Perdus, avec sa serviette sous le bras et d’un pas élastique, il arrêta Sturel pour lui dire :

— Du nouveau ! du nouveau ! Montez dans les tribunes, trouvez une place coûte que coûte : il va tomber une terrible bombe.

Des mots analogues mettaient la fièvre dans les couloirs qui se vidèrent. À cinq heures, on crut entendre les trois coups au rideau pour l’ouverture d’un drame que tout le monde annonçait sans connaître les collaborateurs ni le scénario. Sturel se jeta dans la tribune des anciens députés. Les élus se pressèrent à leurs bancs. Quelques-uns avaient bu pour mieux soutenir le choc.

Cette inoubliable séance, la « Journée de l’Accusateur », se passa en pleine lumière ; elle fait contraste avec l’obscure « Journée du baron de Reinach », qui fut la mort de Polonius : un rat qu’on tue derrière le rideau.

Les hommes de service, pour mieux voir leurs maîtres dans la honte, augmentèrent la puissance du plafond lumineux quand Jules Delahaye gravit la tribune. Il était blême, avec ses lèvres retroussées qui laissaient voir par éclairs le luisant des dents comme des crocs. De la façon dont il débuta : « J’apporte ici mon honneur ou le vôtre », chacun comprit, comme sur le terrain, quand le directeur du combat dit : « Allez », que c’était l’instant de lutter sans ménagement ni distraction.

Sur les bancs étroits et serrés, les parlementaires avertissaient déjà de la bagarre tragique où nous vîmes les uns, de figures verdâtres, anéantis ; d’autres prêts à bondir, si leurs noms éclataient ; d’autres encore empoisonnés soudain d’une bile dangereuse ; quelques-uns, éperdus de vengeance contentée.

Cette infernale chaudière fit la force de Jules Delahaye. Il devait s’évanouir ou se griser de ces vapeurs. Ce désarroi de l’assemblée lui révéla que sa mission passait en grandeur ses plus hautes espérances. Il crut libérer de cette tourbe son pays.

Debout à la proue de sa barque il guettait les brisants, cherchait un passage libre.

Dans cet homme jeune, de cheveux très noirs, énergique, entraîné aux exercices du corps, le pli de la bouche et tout le bas de la figure, d’une admirable cruauté, trahissaient ce qu’on nomme « une belle morsure ». Non point une haine sombre, attristante, mais quelque chose d’âpre et de joyeux, comme d’un lutteur qui ne demande ni accorde de pitié !

— Je vous apporte, disait-il, mieux que l’affaire Wilson. Celle-là n’était que l’impudence d’un homme. Panama, c’est tout un syndicat politique sur qui pèse l’opprobre de la vénalité… Mais n’ayez pas crainte que j’abaisse ce débat à des questions de personnes.

Sur cette phrase, les parlementaires, d’un mouvement instinctif de conservation, ou sur un ordre rapide, s’accordèrent dans une même tactique. Ils réclamèrent des dénonciations nominales. Ils eussent alors tenu Delahaye, comme fit Baïhaut qui jeta le véridique Mariotte en prison. Phrase par phrase, ils commencèrent de hacher l’orateur.

— Les noms ! les noms ! criait-on sur les bancs. Mais de l’extrémité gauche de la salle, Déroulède debout lança :

— Je suis avec Delahaye qui réclame la justice et la vérité.

Et, des galeries publiques, tous les visages penchés sur cette cuve disaient : « Nous aussi. »

Le discours que Delahaye avait écrit, avec ses amples développements, offrait trop de prise au vent dans cette tempête. Brusquement il se resserra, put d’autant mieux filer vers son but.

— Pour émettre des valeurs à lots, il fallait une loi ! Un homme intervint qui n’est plus de ce monde depuis hier… Il se fit fort d’obtenir la loi par la toute-puissance de ses relations politiques et par la corruption. Il demanda cinq millions qui lui parurent d’abord suffisants pour acheter les consciences à vendre du Parlement.

— Les noms ! Les noms !

— L’enquête vous les donnera… Ce mort récent connaissait jusqu’au chiffre des dettes des députés. Il tarifa chacun selon son importance politique. Il remit à son homme de confiance, un nommé Arton, qui depuis a passé la frontière, un carnet de chèques pour qu’il « fît le nécessaire ». Telle fut l’expression convenue.

— Les noms ! Les noms !

— Votez l’enquête…

À cette foule hurlante, il jetait, comme des os, des faits secs, mais pleins d’une forte moelle :

— Trois millions furent distribués entre cent cinquante membres du Parlement, parmi lesquels, je dois le dire, il n’y avait qu’un petit nombre de sénateurs.

— Les noms ! Les noms !

— L’enquête ! L’enquête !… S’il me fallait nommer tous les concussionnaires, une séance de nuit serait nécessaire.

Ferme dans sa méthode, Delahaye ne nomma personne. Mais brusquement il se mit à préciser des cas particuliers, à définir sans dire. Jeu de salon qu’on pourrait appeler « Cherchez le concussionnaire » ; jeu atroce dans la conjoncture.

— Trois millions ne suffirent pas aux appétits démesurément excités. Une meute de politiciens assaillit les administrateurs du Panama pour qu’ils enflassent le budget de la corruption.

« Un jour ce fut l’élection du Nord : il fallait 100,000 francs pour un journal, 100,000 francs pour un autre journal, 100,000 francs pour les frais d’élection…

« Un autre politicien, un ancien ministre, exige 400,000 francs. Cette fois le chèque est touché à la Banque de France…

« Puis c’est un journal qui n’avait que le souffle, qui ne valait pas 20 francs, et qu’on achète 200,000 francs à raison de l’influence qui était par derrière…

« Un autre personnage croit qu’il est patriotique d’acheter un grand journal à l’étranger. Panama paya 500,000 francs. Cette fois le chèque fut endossé par un garçon de bureau. »

— Les noms ! Les noms !

Magnifique jeu de scène ! Delahaye maintenant désignait du doigt les concussionnaires. Oui, son doigt, que six cents parlementaires suivaient, cherchait sur leurs bancs les criminels épars. Au pied de la tribune, au banc ministériel, il voyait Freycinet de qui les yeux ne le quittaient pas. Celui-là, confident avec Clemenceau et Ranc du secret de Cornelius, par sa gravité et son à bout d’haleine, fit mieux qu’aucune fureur de la Chambre sentir à Delahaye quels mystères il effleurait. C’est Rouvier qui montra la plus riche nature. Son regard, sa bouche, son front, tout chargés d’aveux insolents, défiaient, tutoyaient l’Accusateur : « Continue, redouble, et puis quoi ? » Quant à Loubet, au long de cette séance où il agit sensiblement au petit bonheur, chacun lui reconnut l’air d’un niais éperdu.

Nul tableau ne peut restituer cette pantomime tragique de l’Accusateur, menant tous les regards aux quatre coins de la Chambre ; et la plus savante excitation à la haine, pas même le bruit des fusils qu’on arme, ne vous remuerait aussi profondément que fit, en cette séance, le timbre furieux de ce cri : « Les noms ! Les noms ! » vociféré par une centaine de simples coquins contraints à réclamer une preuve qu’ils tremblaient qu’Arton ou Reinach n’eussent vendue.

Et de quel coup de voix aussi Delahaye répliquait à sa meute :

— L’enquête ! l’enquête !

À chaque allégation de son réquisitoire, les pupitres soudain battus par cinq cents passionnés pour grossir leur clameur rappelaient le bruit de friture suivi d’un cri que fait le fer rouge sur l’épaule d’un galérien.

Puis, au premier épuisement de cette salle, la voix du dénonciateur, comme entre deux vagues, émergeait, jetait un nouveau défi plus violent qu’un coup de cymbale, meurtrier et joyeux :

— Les administrateurs du Panama pouvaient se croire aux bouts de ces détroussements, lorsque la commission nommée pour étudier le projet de valeurs à lots se trouva partagée par moitié : cinq pour et cinq contre. Du onzième dépendait le rejet ou l’adoption. Il alla s’offrir au siège même de la Compagnie pour 200,000 francs. On méconnut d’abord sa valeur relative. On refusa. Ce député se mit à la tête d’un syndicat qui, escomptant le prochain rejet de la loi, joua à la baisse avec la participation d’un banquier. Celui-ci avait déjà vendu 6 à 8,000 titres, quand les administrateurs comprirent leur faute et l’imminence du danger. La commission siégeait ; encore une heure, le sort était jeté ! Un agent de la Compagnie se présenta dans la salle des Pas-Perdus, fit appeler le député. — Voulez-vous 100,000 francs ? — Non, c’est 200,000 francs. — Le député rentra. Quelques instants après, l’agent de la Compagnie le fit mander une seconde fois ; il vint et reçut les 200,000 francs. Le projet fut adopté dans la commission par six voix contre cinq. Mais le concussionnaire avait oublié de prévenir son ami le banquier qui continuait à vendre, à vendre toujours. Les titres de Panama atteignirent d’un bond à des cours extrêmes : le banquier fut ruiné… Ce banquier, vous le connaissez tous, — concluait Delahaye, en se tournant vers Thévenet, fameux pour ses relations avec le banquier Jacques Meyer.

Ce long récit n’alla point tout d’un trait. Les cinq cents voix commençaient de submerger cette voix. Elle ne réapparaissait plus qu’à de longs intervalles, comme un roc que couvre, découvre, puis recouvre le flot. Une phrase ! un mot ! mais où l’on distinguait combien la volonté d’un homme vaut plus que les colères d’une foule. Ce qui fait une force, ce n’est pas seulement l’intensité, c’est encore la direction. Une seule personne qui sait ce qu’elle veut, où elle va, brise le désordre de cinq cents énergumènes. Même leur incohérence soutient, électrise l’homme qui se ramasse dans son unité morale. Les furieuses sottises qui, de tous les bancs, assaillaient Delahaye, marquaient d’autant mieux sa logique. « Je suis un calomniateur ? Eh bien ! votez l’enquête qui me confondra. » Visiblement toutefois il n’allait plus pouvoir placer un son. Et d’être réduit à une attitude passive, — par la force brutale, qu’importe ! — cela le diminuait, pouvait le détruire devant les lecteurs de l’Officiel. Il glissait de sa magistrature d’Accusateur dans une posture d’accusé qu’Isambert, vieux manœuvrier, précisa en criant :

— Vous n’avez plus le droit de descendre de la tribune sans donner les noms.

Le président Floquet, penché jusqu’à mi-corps de sa haute tribune, ne cessait d’insulter l’orateur en l’observant. Il le jugea perdu, impuissant à rompre ce tonnerre et sans autre ressource que de partir sous les huées. Alors donnant par son intervention un caractère officiel à la tactique de cette Chambre, il interpella l’interpellateur qu’il devait protéger ; il le somma de livrer les noms !

C’est Cassagnac qui sauva Delahaye. De la main il lui signifia d’avoir à quitter la tribune. En effet, le coup porté, pourquoi demeurer là-haut comme une cible et donner aux parlementaires le temps de se ressaisir ! Mais pouvait-il descendre comme on fuit ? Dans cet embarras, Floquet, qui croyait le percer, lui fournit son trait final :

— Messieurs, reprenait au milieu des transports de la Chambre ce président passionné, veuillez faire silence. J’ai invité pour la seconde fois l’orateur à dire les noms.

Alors se retournant avec la plus furieuse vivacité, l’Accusateur, bras et visage levés, apostropha l’homme aux bajoues pâlies, demeuré court, dans son noble perchoir :

— Je suis étonné, monsieur, qu’après avoir été mis en cause, vous personnellement…

En vain la Chambre de ses huées l’interrompt. Au bout d’une minute, la curiosité, plus forte qu’aucune tactique chez les spectateurs d’un tel drame, baisse les cris assez pour que l’on entende :

— … vous ne soyez pas le premier à vous joindre à ma demande d’enquête.

Alors, perdant la tête, le vaniteux président — qui bientôt mourra de telles scènes — déclara :

— Je me tiens pour nommé et je voterai l’enquête.

Son coup porté, Delahaye, comme le toréador s’écarte du taureau blessé qui mugit, avait rejoint sa place.

C’est dans de pareilles circonstances qu’on voit quels inconvénients entraînerait l’éligibilité des femmes : les huissiers ne suffiraient point à délacer les corsets de nos belles et furieuses élues.

Deux jours plus tard, au cours d’une séance analogue, Brisson occupant la tribune, un honorable député tomba d’une crise épileptiforme et se prit à aboyer. Lamartine, dans son Histoire des Girondins, eût transposé cet incident pour renforcer le dramatique de cette « Journée de l’Accusateur » qui présenta les caractères d’une descente de police dans un bouge. Cet anachronisme ne fausserait pas l’aspect de cet après-midi où bien peu de représentants dominaient leurs nerfs. Deux de ces messieurs pleuraient. L’honorable M. Boissy d’Anglas faisait le jaguar et ses longs cris rauques affolaient la salle tandis que, courbé sur son banc, il cherchait parmi ses collègues de droite une proie où plonger ses griffes. On arrêta un questeur, l’honorable M. Guillaumou, qui, pris de délire, courait étrangler Delahaye.

Mais, surtout, nous nous souvenons de quel pas régulier et rapide, dans le brouillard où finit cette excédante séance, un petit homme gras et glacé escalada la tribune pour glorifier ses actes, auxquels il jugeait qu’on avait fait allusion. Il rappela qu’il avait poursuivi ses « calomniateurs »… « Les débats prirent toute l’ampleur possible et justice me fut rendue par un arrêt sévère… Je puis donc dire en descendant de la tribune que je suis de ceux qui ont su défendre leur honneur. »

C’était l’honorable M. Baïhaut. Il se proposait en exemple d’audace, mais, en dépit d’un prodigieux effort pour fournir dans ses moindres gestes une évidence de tranquillité, on distinguait sous cette glace les convulsions de la terreur.

À le voir, cette Chambre emballée sentit un insupportable malaise : amis et adversaires se turent, comme, après le duel, devant le cadavre.

Sturel rencontra dans la salle des Pas-Perdus Suret-Lefort. Ils ne vibraient pas au même diapason : le jeune député eût admis qu’on se débarrassât de quelques personnages encombrants, mais la campagne ainsi engagée l’inquiétait.

— Je te le demande, répétait-il, qui peut en profiter dans la Meuse ? Les seuls réactionnaires.

Sturel impatienté qu’on glaçât de si belles circonstances avec des soucis particuliers, s’en allait de boulangiste en boulangiste, répétant : « Tue ! tue ! » Et ses frères ivres de joie répondaient : « Assomme ! »

Il sortit avec Delahaye par la porte de la rue de Bourgogne. Ils furent rejoints par M. de Nelles, un peu nerveux, qui mit familièrement sa main de gentilhomme sur l’épaule de l’Accusateur et lui dit :

— Quelle imprudence ! mon cher ami. Dans quelle situation vous vous mettez par une telle campagne ! J’ai peur pour vous.

Delahaye lui répondit en pleine poitrine :

— Et moi aussi, j’ai peur pour vous, mon cher.

Sturel sentit trembler dans sa main la main de Nelles et il regardait avec une gêne extrême ce malheureux dont les yeux, sous un coup si brusque, avouaient tout et disaient : « N’est-ce pas, Sturel, vous blâmez ce furieux ? Vous, l’ancien ami de ma femme, je compte sur votre solidarité. » Ce fut l’affaire de trois secondes : il n’y avait plus ni baron, ni député, ni gentleman : rien qu’un gibier palpitant qui bavait.