Nelson, Éditeurs (p. 43-55).

CHAPITRE III

LE CABINET D’UN MAGISTRAT EN 1892

Cependant la Justice avec sérénité fonctionnait. Sans intelligence particulière de la situation et par la seule vertu de son organisme, l’administration judiciaire travaillait à résoudre ce désordre, à rendre ces complications claires et ces exceptions avouables, à les placer dans une catégorie régulière d’actes délictueux ou innocents, enfin à sortir, sinon de l’injustice, du moins de l’anarchie.

Le juge d’instruction convoqua Sturel pour l’entendre sur les faits et allusions contenus dans son retentissant article.

Introduit avec de grands égards dans le petit cabinet où Racadot et Mouchefrin jadis avaient passé des heures tragiques, le jeune homme répondit en substance : « Pourquoi m’appelez-vous ? Je n’ajouterai rien à ma déposition publique, j’ai tout mis dans cet article. Je ne vous apporte pas les preuves de la corruption parlementaire, mais j’ai mentionné des rumeurs sincères et je me félicite que vous les contrôliez auprès de MM. de Reinach, Cottu, de Lesseps. »

— Je désire, dit le juge, que vous m’indiquiez les sources de vos allégations.

Sturel avait donné à Suret-Lefort sa parole de ne point le mettre en cause.

— Ouvrez les yeux, dit-il. Je ne veux faire le procès de personne ; je ne suis point un magistrat, mais il y a trois cents cas connus de tous qu’il vous faudra examiner, en même temps que vous contrôlerez les explications des administrateurs et de M. de Reinach sur les fonds dits « de publicité ».

Le juge n’insista pas. Son inclination légère signifiait qu’il comprenait, qu’il attendait cette réserve. D’ailleurs, il déforma la réponse de Sturel en dictant au greffier :

« Déclare que les faits auxquels il a fait allusion ne sont pas de sa connaissance personnelle et qu’il ne leur trouve pas un caractère tel qu’il veuille assumer de mettre en cause leurs auteurs. »

Ce qui frappa vivement Sturel, c’est que ce magistrat, qui n’essayait pas de le faire parler, ne tentait rien non plus pour le dissuader. Le jeune homme se sentait approuvé dans son opinion sur la vénalité des parlementaires.

Un juge d’instruction dans son cabinet, quand il ne cherche pas à surprendre un secret au cours d’un interrogatoire, se délasse un peu, fait l’aimable maître de maison. Celui-ci était bien aise de causer d’une affaire qu’il étudiait avec quelqu’un qui la connaissait passablement. Et puis l’occasion lui semblait bonne de se documenter sur le but et sur les ressources des meneurs politiques de cette vaste machine.

Sturel voyait moins bien son propre rôle, puisqu’il ne pouvait pas produire les auteurs de ses renseignements et que la Justice, avec un sans-gêne éclatant, voulait ignorer ce que le juge lui-même savait. Il avait hâte de se retirer. Un huissier apportait une carte ; il se leva. Mais le magistrat lui dit :

— Vous ne voyez pas d’obstacle à ce que M. Charles de Lesseps soit introduit ? Ce n’est pas à proprement parler une audition contradictoire, et le greffier n’écrira rien, mais, pour mon usage personnel, pour la construction de mon enquête, je voudrais contrôler les renseignements de votre article par le témoignage de M. de Lesseps lui-même.

— Je n’ai aucune raison de m’y opposer, dit Sturel, bien que je sois un peu gêné de prendre la position de témoin à charge en face de M. Charles de Lesseps.

— Remarquez, dit le juge, qu’il s’agit de votre article et vous ne doutez point qu’il le connaisse déjà.

Il ajouta quelques phrases fort gracieuses sur le talent de Sturel.

On fit entrer M. de Lesseps. Il entendit lecture de l’article et de la déposition. Il ne contesta aucun point particulier.

— Ce sont des suppositions, dit-il, et puis, jusqu’à cette heure, il me semble, je ne suis pas poursuivi sur le chef de corruption.

Il fit une sorte de profession de foi :

— Mon Dieu, j’ai mené mon affaire comme chacun y est obligé maintenant. Nous avons construit Suez avec nos propres forces, sans syndicats, sans banquiers et sans autres dépenses de presse que des annonces. Les mœurs ont bien changé. Maintenant, pour réaliser une émission, il faut la presse et le syndicat de garantie… Parlons d’abord de la presse. La subvention aux journaux a été inventée par un homme très honorable qui avait fondé un petit journal financier répandu dans les banques. Chaque fois qu’on annonçait une émission, il rendait visite aux intéressés : « Jamais je ne vous attaquerai, leur disait-il, je ne suis pas un maître-chanteur, mais, si vous ne me donnez rien, je ne parlerai pas de vous. » Alors, on lui donnait des petites sommes, qui, cinq mille francs, qui, six mille, et il finissait par se faire d’assez gros bénéfices. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus lourd. À chaque émission il faut servir de très fortes sommes à la presse. Le gouverneur actuel du Crédit Foncier a encore aggravé le mal. Il ne se contente pas, lui, de donner de l’argent au moment des émissions : il subventionne les journaux continuellement ; il a inventé les mensualités. Ce n’est pas notre système ; nous versions aux journaux seulement pour les émissions. Il s’est fondé des feuilles qui ne tiraient qu’à un numéro et que nous faisions disparaître. Il y en a qui acceptèrent cinquante francs, vingt-cinq francs. J’avoue que, même dans les intervalles des émissions, nous avons fait en sorte que la presse nous fût favorable… En plus des journalistes, nous avons dû satisfaire quantité de gens. On y pourvoyait par les Syndicats de garantie. Aujourd’hui, pour lancer une émission, il faut grouper les grandes sociétés de crédit (Société générale. Crédit Lyonnais, etc.), un certain nombre de gros et de petits banquiers, et leur attribuer une commission, un tant par titre. Ils touchent ainsi une grosse somme. C’est très légitime, me direz-vous, puisqu’ils courent un risque en garantissant l’émission. Sans doute, mais ils ne courent aucun risque et ne garantissent rien du tout ; ils se contentent de toucher une commission. Nous sommes obligés de subir leurs exigences, car toute la clientèle leur appartient et, s’ils n’ouvraient pas leurs guichets, notre souscription ne serait pas couverte. Aussitôt une émission annoncée, c’est à qui fera partie du « Syndicat de garantie ». Une procession de gens venaient vous dire : « Je vaux tant, donnez-moi tant. » Et non seulement des banquiers, mais des gens du monde, des gens très connus, très haut placés, prêts à louer ou à éreinter l’opération dans leur milieu, suivant qu’on leur accordera ou refusera la somme demandée. Des cyniques, ceux-là, et, par comparaison, j’ai toujours trouvé les journalistes très gentils !

La conversation était extrêmement lente, parce que, si le greffier s’abstenait, le juge d’instruction la prenait par écrit. En outre, M. de Lesseps ne prononçait pas un mot sans tout calculer, le notant immédiatement, puis le faisant répéter. Sturel observait avec émerveillement les positions de ces deux jouteurs. M. de Lesseps se gardait d’alimenter le procès. Mais chaque circonstance qu’on lui signalait, il s’appliquait à l’interpréter de manière à prouver que son activité et sa conscience en avaient tiré le meilleur parti. Quant au juge, il ne poursuivait pas la mise à jour de renseignements nouveaux, il cherchait simplement à dégager les points certains parmi les données qu’on l’obligeait à recueillir. Et cependant Sturel reconnaissait la valeur sociale de cette parodie d’instruction. Rien qu’à respirer l’air de ce cabinet où toutes choses se développaient selon une discipline traditionnelle, ceux qu’agitaient la haine, le sentiment de leur ruine, la méfiance de tant de mensonges, étaient obligés au calme, et le désordre général en était diminué, ce qui demeure, en somme, le but principal des institutions judiciaires.

Dans cette conversation, d’une prudence et d’une courtoisie si extraordinaires entre un juge d’instruction et un prévenu, Sturel remarqua avec gêne que son accent détonait. Bien que le plus désintéressé des trois, il contrariait par la rudesse et l’impétuosité de son article cette espèce d’escrime où se plaisaient les deux principaux partenaires. Il fut tenté de s’en excuser.

— Une chose, dit-il, me soulage beaucoup, c’est que M. de Lesseps n’a pas infirmé un mot de ce que j’ai écrit ; il vient de nous bâtir le cadre où se placent tout naturellement les crimes que j’ai signalés.

Le juge et M. de Lesseps se regardèrent, et celui-ci répondit avec une imperceptible ironie :

— Vous poursuivriez donc toutes les affaires d’aujourd’hui ? Vous êtes impitoyable !

— Comment ? l’argent des souscripteurs se distribue à des syndicataires qui ne participent pas aux risques de l’émission ! On craint de le leur refuser parce qu’ils desserviraient l’opération ! Ce sont des maîtres-chanteurs, et certainement des récidivistes entêtés. Cette conversation me confirme dans mon idée que Panama peut être le moyen d’une véritable cure sociale. Qu’on ose une rafle comme la police en exécute parfois dans un repaire signalé : on nous débarrassera des individus qui imposent partout ces pratiques de corruption.

— Dans le nombre, dit Lesseps, vous condamneriez de fort honnêtes gens, car il peut arriver que de bons administrateurs soient réduits à jouer tel et tel rôle, contre leur gré, mais en conscience et dans l’intérêt de leurs mandants.

— La Justice, répliqua le jeune homme, examinera les responsabilités. À cet instant, le juge d’instruction désigna les dossiers liasses, amoncelés derrière lui, et d’une voix tranquille :

— C’est difficile. Il y a cinq ou six cents personnes dont nous avons les noms avec les sommes reçues jusqu’au dernier centime. Nous ne pouvons pourtant pas les poursuivre.

— Pourquoi pas ? dit Sturel en se levant.

Mais il sentait bien que M. de Lesseps avait amené le juge à penser : « Ce procès est impossible », et qu’il leur paraissait un innocent et un fanatique.

M. de Lesseps, allant jusqu’au bout de sa tactique, s’adressa alors au juge :

— Soit ! je paierais volontiers d’un an de prison la liquidation de toutes ces façons d’agir. Si on faisait la lumière, on verrait que je me suis défendu en honnête homme. Qu’on me frappe, si cela doit faire cesser une situation générale vraiment épouvantable.

Cette phrase, toute de menace sous les dehors les plus honnêtes, remplit Sturel d’admiration. Il se rappela que dans ce même cabinet, devant un même juge, Racadot s’était débattu ; mais inadapté à la vie parisienne, mieux armé pour les querelles de cabaret, qui se règlent avec le poing et le couteau, que pour les diplomaties complexes, il avait été de ces ennemis de la société sur qui la Justice applique rigoureusement ses principes et non de ceux avec qui elle transige. Le jeune homme s’enivra de cette profondeur nouvelle ouverte à son regard.

Le juge reconduisit ses deux hôtes jusqu’à sa porte, et ceux-ci durent marcher, l’un suivant l’autre, dans le long couloir, puis ils descendirent l’escalier. M. de Lesseps se décida :

— Monsieur, je suis vis-à-vis de vous dans une situation bien gênante, car vous ne poursuivez rien moins que ma condamnation. Sturel répondit :

— Pas du tout, monsieur. Votre condamnation m’importe très peu. Je vois dans votre affaire un moyen de jeter bas les parlementaires qui ont sans doute exploité la Compagnie de Panama comme ils exploitent la nation entière.

— Oui ! nous avons été exploités ! Moi-même, si j’avais à discuter devant le public, c’est ce point de vue que j’adopterais, parce qu’il est le vrai.

Et, retenant Sturel, il redoubla la sorte de menace qu’il avait eue contre les parlementaires :

— Je désirerais, vous le comprenez, répondre à toutes les attaques dirigées contre moi. Si je m’abstiens, c’est pour ne pas sembler prendre l’initiative de certaines choses qui seront terribles, mais ce que je racontais au juge d’instruction, il ne serait pas mauvais que le pays le sût.

Ils se saluèrent au bas de l’escalier.

C’était quatre heures. Sturel excité par ce puissant spectacle courut à la Sorbonne. Il savait y trouver Rœmerspacher ; il voulait reviser ses impressions avec cet ami qu’il ne voyait plus guère, mais qu’il estimait toujours le plus sûr et le plus judicieux. Le jeune professeur faisait sa conférence sur le procès Fouquet. « Nous ne prétendons pas, disait-il, apporter la lumière complète dans le procès Fouquet, mais nous présenterons la question dans son état actuel, c’est-à-dire que nous assemblerons, coordonnerons et interpréterons tout ce qu’on peut, à cette date, produire sur ce sujet. Connaître un problème dans son état le plus récent, voilà le but de la vraie recherche scientifique, telle que nous l’entendons ici… Au reste, il semble certain que nous n’arriverons jamais à posséder le fond d’un procès où était compromise toute la société : Louis XIV a fait brûler les pièces, une fois le jugement rendu. »

Sturel admira la concordance de cette conférence et de ses préoccupations. Les deux amis sortirent ensemble.

— J’ai un rendez-vous, dit Rœmerspacher. Sturel l’accompagna et commença de raconter avec une grande animation son entrevue chez le juge.

— Euh ! disait Rœmerspacher, Louis XIV jugeait à huis clos et brûlait la paperasse. Eh bien ! Louis XIV, aujourd’hui, ce sont nos parlementaires. Ils agiront à peu près comme lui. Calme-toi et compte modérément sur Lesseps qui ne parlera pas plus que Fouquet.

Il tendit la main à Sturel devant les magasins du Printemps et chercha à le quitter. Mais l’autre pressait le pas et répétait qu’après en avoir appelé inutilement au soldat, il fallait en appeler au juge.

— Parlons-en de ton juge ! Il t’a laissé bien volontiers faire ton instruction. Tu ne vois donc pas qu’il tremble en face des parlementaires et que le pauvre cherche à renseigner par toi l’opinion pour qu’elle le soutienne, le contraigne.

— Le pays va se soulever.

— Et quand il se soulèverait et quand quelques honnêtes députés réclameraient la lumière ? N’avons-nous pas vu le pays tout entier boulangiste ? N’y avait-il pas sur les bancs de la Chambre une majorité prête à restituer le ministère de la guerre à Boulanger ?… Au revoir, Sturel.

Mais Sturel s’étonnait de cette indifférence. Il cherchait à ressaisir son ami, le retenait debout sur ce trottoir, et puis enfin lui demandait un rendez-vous pour étudier la marche à suivre.

Alors l’autre éclata.

— Recauser de tout cela ! À quoi bon ? Sturel ! Nous n’examinons pas les choses du même point de vue. Mon père, mon grand-père ne se mêlaient pas de gouverner les hommes ; je travaille ; je répète avec eux qu’avant de monter dans la barque il faut savoir où est le poisson. Qu’est-ce que tu cherches ? Je ne veux pas être un conspirateur. Me mêler d’affaires où je ne puis rien et d’affaires qui m’irritent, c’est me créer peu à peu une âme d’anarchiste. Adieu, adieu, Sturel.

Sturel, interdit de ce refus et plus encore de ce ton dur, demeura quelques secondes immobile en haut de l’avenue de Messine. Il vit Rœmerspacher traverser le parc Monceau et se diriger chez Mme de Nelles.

À ce nom, à cette image, il rougit et comprit enfin quel gêneur il venait d’être.

Rœmerspacher s’éloignait-il par jalousie d’amoureux ? Et cet amour le liait-il aux intérêts de Nelles fort compromis dans le Panama ? Cette hypothèse attrista Sturel, car il n’acceptait pas encore que les hommes transportassent leurs intérêts privés et leurs passions particulières dans des questions d’intérêt général. En même temps il revit le luxe, la peau parfaite et toute cette jeune femme, telle qu’il l’avait tenue frémissante dans ses bras. Mais ces caresses, ces agitations et puis ces longs repos parfumés lui parurent des bagatelles, bonnes si l’on pouvait vivre deux vies, fades auprès des alcools d’une conspiration.