Nelson, Éditeurs (p. 11-26).

LEURS FIGURES
Séparateur


CHAPITRE PREMIER

UN ROI QUI SE FORME


EN 1892, la France souterraine, sous-parlementaire, a perdu sa pente : avec le boulangisme. elle courait droit à ses destinées (on ne les voyait pas, mais on sentait l’élan) ; après la mort du Général, tout redevient un vague marais. Seulement, de temps à autre, montent à la surface des fusées de haine, des gaz malsains, pareils à ces cloches qui viennent crever sur la Seine stagnante, à la hauteur de Clichy.

« Les temps héroïques sont clos », répète volontiers le député Renaudin, et une preuve entre mille, c’est que ce « traître » coudoie impunément ses anciens compagnons boulangistes.

Dans cet affaissement général, la petite société formée depuis douze ans, depuis le lycée de Nancy, par les jeunes Lorrains, élèves de Bouteiller[1], se fût elle-même dissoute sans la volonté de Suret-Lefort qui s’appliquait systématiquement à garder ses relations. Il appuyait dans les ministères les protégés que Saint-Phlin lui recommandait depuis le Barrois ; il venait d’aider à la nomination de Rœmerspacher, chargé d’un cours d’histoire à l’École des Hautes-Études. Le mariage avec la politique, ou, comme préférait dire Sturel, la prostitution parlementaire, réussissait au jeune député de Bar-le-Duc : un peu sec de naissance, il avait acquis en trois ans de l’optimisme verbal, un ton chaud, une souplesse en quelque sorte physique. Si sévère que fût François Sturel pour un habile qui avait pris le boulangisme comme marche-pied de l’opportunisme, c’est à Suret-Lefort qu’il demanda quelques menus conseils, en juin 1892, quand, perdu de désœuvrement et pour plaire à sa mère, il se fit inscrire au barreau.

À travers le Palais, Suret-Lefort guida Sturel, fort maussade dans son jupon. Ce jour-là M. Prinet, conseiller chargé de l’instruction du Panama, venait d’en remettre le dossier complet à M. le procureur général Quesnay de Beaurepaire. C’était pour tous ces avocats l’occasion d’énumérer les difficultés amoncelées par les politiques afin de créer un déni de justice contre les porteurs de titres. Ils citaient les députés qui, à plusieurs reprises, avaient porté la question à la tribune, tandis que, de mois en mois et d’années en années, le gouvernement se dérobait. Ils rappelaient avec dérision les échappatoires successivement inventées par les ministres : d’abord un débat public leur semblait inopportun, tant que des essais pouvaient être tentés pour achever l’œuvre malencontreusement interrompue ; puis, aucune société ne se constituant, ils avaient invariablement répondu aux interpellateurs que la Justice recherchait les causes de la catastrophe, et qu’il fallait lui laisser le temps de terminer son enquête… Autour de Suret-Lefort et de Sturel, dans la salle des Pas-Perdus, les gens de basoche, avec cette pointe d’admiration que leur inspirent toujours d’habiles canailles, concluaient unanimement que les parlementaires ne laisseraient jamais ouvrir un procès où ils pouvaient sombrer.

— Bah ! dit Sturel avec un âpre accent d’orgueil, si Boulanger nous avait écoutés, il n’y avait plus de parlementaire qui tînt : nos papiers faisaient tout sauter.

Suret-Lefort regarda son ami de l’œil le plus brusque, lui coupa la parole, et l’attirant à l’écart, le gronda de cette indiscrétion.

— Quelle prudence ! dit Sturel, avec mépris. Cette « note[2] » sur Arton, sur le baron de Reinach, que nous préparions l’an dernier pour le Général, c’est toi, maintenant, qui devrais la porter à la tribune.

— Non seulement je ne la publierai pas, mais je trouverais absurde qu’on la publiât.

— Tu m’y poussais autrefois…

— Nous avions Boulanger pour utiliser un scandale, mais aujourd’hui quel bénéfice à détruire les parlementaires ?

— Mon bénéfice, dit Sturel, en s’échauffant sur ce vilain mot, c’est de venger Boulanger.

Il s’entêtait à nourrir des rancunes et des chimères politiques qui le faisaient peu sociable et pareil à un exilé.

Comme Suret-Lefort marquait par un silence déférent que ce sont là d’honorables sentimentalités, étrangères toutefois à la politique, Sturel consentit à reprendre terre :

— Tu te plaignais, il y a un an, du vieux monde opportuno-radical qui te barre le chemin du pouvoir.

— C’est exact, mais aujourd’hui si je les attaquais, bien plus, si, attaqués, je ne les soutenais pas, je ne serais même pas réélu.

— Eh bien ! dit Sturel, c’est moi qui dénoncerai la corruption. La presse vaut bien la tribune… Prenons rendez-vous pour relire notre « note ».

— Sturel, je regrette que tu me confies tes intentions. Il y a des projets qu’on laisse ses amis ignorer, car les en instruire, c’est les obliger à une complicité qui contrarie peut-être leur ligne de conduite. Rappelle-toi donc que tu ne m’as rien dit, et quant à la « note » j’ai ta parole qu’en tout état de cause j’y suis étranger.

— Capon ! murmura Sturel, qui retrouva spontanément pour son ancien camarade leur argot de lycée.

Il pensait naïvement, à la française, que c’est toujours un tort d’avoir peur.

Cinq cent quatre-vingts personnes venues de tous les points du pays composent la Chambre des députés. Stendhal se vantait d’avoir pu observer, durant la retraite de Russie et dans la Grande Armée cosmopolite, une riche variété de tempéraments. Au Palais-Bourbon, le psychologue trouve une collection complète d’individus propres à lui rendre intelligible, région par région, la nationalité française. Ces médecins, ces avocats, ces industriels ne sont ni rares, ni exceptionnels, mais précisément par cette médiocrité qui leur permit de ne point offusquer l’électeur, ils nous donnent la moyenne de leur arrondissement.

Dans cette bigarrure, une seule chose d’abord est commune à tous : la combativité. Quelles ruses et quelle ténacité ne fallut-il pas au plus humble de ces élus contre ses adversaires, pour les vaincre, et contre ses amis, pour les évincer ! Le siège conquis doit être gardé ! Le député demeure toujours candidat. Jusque dans Paris il bouillonne des haines, des intérêts, de toutes les passions de son arrondissement. Toutefois, ces députés, ces petites bêtes de proie, aussi différentes entre elles que les cinq cent quatre-vingts parcelles de terre où elles furent nourries, adoptent rapidement des mœurs et une âme corporatives. Sous la discipline du Palais-Bourbon et par la force des choses, ils s’approchent d’un certain type parlementaire prudent et peureux, rusé, ennemi de tout héroïsme, appliqué seulement à prendre ses avantages.

L’aventureux Sturel qui, dans une exclamation, venait de trouver le mot de « caponerie » — mot péjoratif et par là peu impartial, — pour qualifier la moralité de Suret-Lefort, marquait par sa surprise même que les conditions de la vie parlementaire lui échappaient. C’est qu’au Parlement il s’était révolté, tandis que son ami s’adaptait.

En 1889, sitôt nommé député de la Meuse, Suret-Lefort avait d’abord attribué une grande importance à la salle des séances et aux manifestations qu’elle comporte. Il possédait de réelles facultés oratoires. Il les fit constater, puis il s’aperçut que l’autorité se conquiert lentement. Elle tient à l’importance de votre parti et à votre importance dans votre parti. Suret-Lefort n’était ni assez désintéressé ni assez vaniteux pour se contenter de la popularité. Il distingua bien vite où se trouvent les réalités. Dans la France organisée par le système parlementaire, il n’y a de solide que les bureaux. À eux seuls, ils constituent la France. Ils pensent et ils agissent pour trente-neuf millions de Français. Le jeune député s’ingénia à étudier diverses questions avec des chefs de service dans les ministères. Ce n’était pas mauvais, car il faut prouver sa capacité de travail et de décision. Il fit bien toutefois de ne pas s’y perdre et de soigner les couloirs. Les avocats ont acclimaté au Parlement leurs mœurs professionnelles, la confraternité du Palais. Si ardents en séance et dans les discours publics, ils ne se piquent dans les couloirs que de rendre hommage au talent, et, par là, ils rabaissent leurs professions de foi au rang de plaidoiries. Quelques-uns préfèrent s’assimiler aux militaires : « À la tribune et sur nos bancs, disent-ils, nous sommes de service commandé ; hors séance, nous redevenons des collègues. » Entre collègues, Suret-Lefort saisit cette loi dominante : qu’on ne vote jamais d’après son sens propre et sur la question présentée, mais toujours pour ou contre le ministère. Il s’appliqua dès lors à suivre, derrière les arguments de façade et la mise en scène des séances, l’élaboration des couloirs, et, sous les motifs étagés, il descendait de deux, de quatre degrés, jusqu’à la cause réelle.

Deux hommes, fort différents de valeur et de situation, le baron de Nelles, un « rallié » avant le mot, et Bouteiller, radical de gouvernement, aidèrent beaucoup à son éducation.

M. de Nelles ne qualifiait jamais un collègue par son attitude politique, mais par les affaires où il le savait mêlé. En fumant un cigare avec Suret-Lefort, dans l’embrasure d’une fenêtre, il déballait ses éruditions : « Rouvier, oh ! celui-là !… Et ce brave Thévenet !… et l’excellent Jules Roche ! » Qu’on soit agent électoral dans un arrondissement ou chef de groupe à la Chambre, le maniement des hommes nécessite beaucoup d’argent : des dîners, des secrétaires, des journaux, et surtout de la générosité. C’est pour être généreux que tant de parlementaires sont malhonnêtes. Suret-Lefort qui savait, pour s’en être fait des succès dans les réunions publiques, que les concussionnaires abondent au Palais-Bourbon, fut tout de même interloqué d’apprendre petit à petit, et des membres de la majorité, que les fournitures de la Guerre, les Conventions avec les grandes Compagnies, la conversion des obligations tunisiennes, les rachats de Chemins de fer et la constitution du Réseau de l’État étaient des « affaires ». Il comprit que, depuis douze ans, pas une grande entreprise où les pouvoirs publics eussent à intervenir n’avait pu se dispenser de faire la part de la corruption. Ces manœuvres ne choquent que les conscrits, qui, d’ailleurs, y voient des circonstances atténuantes, dès qu’on leur permet de s’y associer. Les plus honnêtes gens ne vont point jusqu’à mêler leurs délicatesses privées à leurs combinaisons politiques. « Un tel, disent-ils, avec le rire de Nelles, oh ! c’est une fameuse canaille ! » Et de lui serrer tout de même la main, pour peu que ses opinions ne contrecarrent pas leur système constitutionnel. Au Palais-Bourbon, le vol, tant qu’il n’y a pas scandale, n’est qu’une faute contre le goût : quelque chose qui coupe l’estime sans délier les intérêts. Dans aucun parti on ne fait difficulté d’admettre un voleur, s’il a du gosier et de l’estomac, c’est-à-dire de l’aplomb et de la métaphore.

En écoutant M. de Nelles, Suret-Lefort devait attribuer cette complaisance générale à la veulerie, au scepticisme ou à quelque complicité. Éducation primaire ! À mesure qu’il se glissa dans la familiarité de Bouteiller, il distingua les vues d’un véritable homme de gouvernement.

Un jour, dans la salle des Conférences, repoussant un journal qui raillait le désordre et, pour tout dire, la saleté de sa personne, si différente de sa correction professorale à Nancy, Bouteiller s’écria :

— Eh ! comment voudraient-ils que je me préoccupasse de ne pas tacher ma redingote dans le même moment où je mets en équilibre le budget de l’État.

Cette vue, qu’on peut dire mystique, permettait à Bouteiller d’accepter des taches plus graves que de graisse. Il estimait qu’un homme de gouvernement n’est point un moraliste et qu’il faut gouverner avec les éléments que fournit l’humanité. Il eût volontiers endossé un mot vigoureux de Mirabeau à qui Lafayette avait témoigné de la mésestime : « Je leur montrerai qu’ils n’ont dans la tête ni dans l’âme aucun élément de sociabilité politique. » Bouteiller croyait, comme ce modèle des parlementaires, qu’il suffit d’avoir l’honnêteté professionnelle, c’est-à-dire de ne point trahir sa cause. Toutefois, capable de repenser le mot de Mirabeau, il ne l’eût pas prononcé. Enfant d’ouvrier, haussé jusqu’à l’École normale, preuve vivante de l’accessibilité des plus modestes aux plus hautes destinées, il démontrait l’excellence de la démocratie, et en même temps la décorait. Il avait le devoir de tenir la République pour la vertu totale et de préférer la qualité de républicain à chacune des autres qualités, comme le tout aux parties ; mais son type le forçait à être un austère.

Sa gravité et sa solitude, cette sorte de magistrature démocratique qu’il exerçait au Parlement, donnèrent d’autant plus de poids à la scène mémorable qu’il fit en ce mois de juin 1892, le jour même où M. Prinet remit à M. Quesnay de Beaurepaire le dossier du Panama et comme Suret-Lefort revenait du Palais de Justice où il avait causé avec Sturel. Dans les couloirs, un groupe de députés discutaient comme un problème théorique, et peut-être en souvenir du boulangisme, dont tous les esprits demeuraient ébranlés, quelles conditions permettraient d’exécuter avec succès un coup de main. « Il faudrait agir du gouvernement même, disait-on ; des ministres obscurs, parce qu’ils seraient dans la place, auraient infiniment plus de chances que le personnage le plus populaire démuni de pouvoir officiel. » On concluait, d’ailleurs, à l’impossibilité d’un coup d’État. Un député dit alors avec tranquillité :

— Je vous demande pardon ; il y a un procédé, et fort simple.

Et comme on le pressait de donner son secret, il baissa la voix :

— M. Christophle, depuis quinze ans et de toutes les façons, a fait du Crédit Foncier la Bourse de l’opportunisme. Si j’étais le ministre de la Justice, je ferais sur-le-champ arrêter M. Christophle et, par là, j’exécuterais ou domestiquerais tout le personnel parlementaire, sans qu’un soldat eût à bouger.

Chacun allait s’émerveiller de cette forte solution, quand Bouteiller fit un scandale. Le bras tendu, avec une admirable énergie qui ameuta cinquante députés dans ce coin de la salle Casimir-Perier :

— Monsieur, dit-il, entendez-le bien, sous aucun prétexte, le parti républicain ne laissera toucher au crédit de la France, et le représentant, quel qu’il fût, assez traître à son pays pour rêver de donner un semblant d’exécution à une pareille idée, pourrait être étranglé ici même par le plus infâme de ceux qu’il s’apprêterait à livrer : à cet infâme le pays reconnaissant devrait une statue !

Fort déconcerté, le malencontreux parleur jura qu’il ne donnait son imagination que pour un badinage, et vingt fois il se rétracta. Mais l’incident fit un bruit anormal, et de tous les partis, ce jour-là et les suivants, on félicita Bouteiller. Le baron de Nelles, qui n’assistait pas à l’algarade, se la fit conter par Suret-Lefort. Il demanda force détails, parla peu contre son ordinaire et ne s’arrêta de questionner que sur l’étonnement de son jeune collègue. Suret-Lefort distingua que Bouteiller venait de prendre position et qu’il apparaissait désormais aux hommes tarés comme une garantie, encore qu’il évitât leur société. Le moins romantique des hommes, le député de la Meuse dut réfléchir et chercher ; il aperçut de profondes ténèbres et craignit de se compromettre.

Jusqu’à cette heure, la physionomie de Suret-Lefort au Palais-Bourbon alliait l’austérité politique à la courtoisie électorale. Toujours pressé, sa serviette de cuir noir sous le bras, saluant, s’effaçant d’un joli air devant des collègues importants, tous ses aînés d’ailleurs, ne voyant pas (car il était myope) les petites gens, il formulait avec autorité ses idées (la tête et tout le haut du corps rejetés en arrière), mais il usait de sa merveilleuse mémoire pour mêler à ses affirmations certains fragments des discours de ses contradicteurs et il leur en faisait gloire ; en même temps qu’il les réfutait, il développait les hautes raisons patriotiques et républicaines qui avaient pu induire en erreur leur générosité, et jusqu’au point de se permettre, lui si jeune, de distribuer des éloges à des sexagénaires. C’était déjà bien, mais du jour où il commença de tout redouter, où il pesa chaque mot et s’imposa de parler pour ne rien dire, Suret-Lefort vraiment s’adapta au système.

Bouteiller, au lycée de Nancy, lui avait enseigné les attitudes nobles et l’autorité du ton ; la vie de Paris, qu’il réduisait, tant était forte sa passion, à la Conférence Molé, venait d’en faire un être absolument étranger à la notion du vrai ; le Palais-Bourbon le compléta en lui donnant de la lâcheté. De ce jour, le Parlement s’augmentait d’un digne parlementaire et la France d’un roi.

Aucune éducation ne transforme un être : elle l’éveille. Fils d’un homme d’affaires, ingénieux et véreux, Suret-Lefort — à l’encontre de Bouteiller, fils d’ouvrier — ne possède pas un esprit religieux. On voit bien ce qu’un Bouteiller ne ferait point et, par exemple, qu’il ne trahira jamais son parti : rien ne serait plus indifférent à Suret-Lefort. Il est déraciné de toute foi ; il subit simplement l’atmosphère, les fortes nécessités du milieu ; il ne devient pas, comme Bouteiller, le Parlement même, mais il se compose « à l’instar » du Parlement. De la même manière qu’une Suissesse ou une Luxembourgeoise, si elle se fait servante à Paris, sans devenir Parisienne, prend les pâles couleurs et abandonne son tempérament propre, le jeune député si brillant, remarquable jusqu’à cette heure par sa confiance en soi, commence de pâlir et de trembler.

La peur ! Elle entre toujours dans la maison des hommes avec la fortune. Que ce soit à l’Institut, au Collège de France ou dans les hautes administrations, la peur fait le dernier chapitre de toutes les vies. Les hommes âgés et considérables sont uniformément caractérisés par leur timidité en face de toute résolution. Ils hésitent, s’éternisent en paroles, remettent au lendemain. Leur grande pratique des intérêts et l’autorité de leurs services, tout cela, la peur le paralyse. Mais les plus apeurés, ce sont les politiques. Chez tous ces parlementaires qui pérorent si haut et qui grouillent si dru, il y a des parties réservées, le coin de la peur.

Peur de quoi ?

Un peu de peur, le matin, en ouvrant leur courrier, les journaux de leur arrondissement, les lettres de leur comité ; un peu de peur, dans les couloirs, s’il faut refuser tel vote, s’aliéner celui-ci, se différencier de celui-là ; un peu de peur, même chez l’orateur le plus habile, quand il s’agit de prendre position à la tribune. Mais suffisent-elles, ces palpitations, à expliquer que tous les hommes politiques meurent d’une maladie de cœur ?

À Suret-Lefort, jeune homme sans imagination, qui n’admet pas qu’il y ait quelque chose derrière les nuages et qui, pour tout dire, n’a jamais remarqué les nuages, cette législature réservait une démonstration, sensible comme des coups de bâton et irréfutable comme des pièces de cent sous, que dans cette époque de liberté de la Presse, de liberté de la Tribune et d’enquête permanente, il y a des secrets d’État et des mystères. S’il ne fut pas donné à Suret-Lefort, non plus qu’à la France, de contempler face à face ces forces de ténèbres, du moins il prit conscience de leurs puissants mouvements, dont le rythme, pour l’ordinaire, est insaisissable parce qu’il se confond avec la respiration de ce gouvernement, mais qui, contrarié un instant, faillit, dans un spasme, jeter bas tout l’organisme.

  1. Voir les Déracinés et l’Appel au Soldat.
  2. La voici, cette note, que se rappellent les lecteurs de l’Appel au Soldat :
    « Dans les rapports de la Compagnie de Panama avec le gouvernement, on doit distinguer quatre catégories de distributions :
    « Des chèques furent remis par le baron de Reinach. Nul doute que celui-ci n’en possède les talons et que, par ailleurs, le banquier payeur n’ait gardé pour sa décharge le papier présenté.
    « Il y eut des sommes versées directement par les administrateurs et le plus souvent, semble-t-il, de la main à la main, sans chèques ni reçus.
    « Le nommé Arton, délégué par la Compagnie et plus spécialement par le baron de Reinach, se vante d’avoir dispersé un million trois cent quarante mille francs entre cent quatre députés. Il cite les noms et les chiffres, qui variaient suivant la résistance et l’importance du personnage. Il est monté jusqu’à deux cent cinquante mille francs en faveur de Floquet, pour les besoins du gouvernement ; il descendait parfois à mille francs.
    « Enfin, la Compagnie consentait à certains journaux, dirigés par les parlementaires, des prix de publicité en disproportion avec leur tirage. Parfois même elle fournit le journal à tel politicien qu’elle prenait ainsi à sa charge. »