Lettres sur les hommes d’État de France/06
Il y a bien des années que je gravis, pour la première fois, les innombrables degrés d’un sombre hôtel garni, situé au fond du sale et obscur passage Montesquieu, dans l’un des quartiers les plus populeux et les plus bruyans de Paris. Ce fut avec un vif sentiment d’intérêt et de curiosité que j’ouvris, au quatrième étage, la porte enfumée d’une petite chambre qui vaut la peine d’être décrite. Une modeste commode et un lit en bois de noyer composaient tout l’ameublement, qui était complété par des rideaux de toile blanche, deux chaises et une petite table noire, mal affermie sur ses pieds ; une porte communiquait à une chambre voisine, mais cette porte était fermée, et dans son embrasure, on avait placé quelques tablettes où se trouvaient un très petit nombre de livres, et une mauvaise gravure encadrée, qui représentait la tête de Corinne, d’après le tableau de Gérard. Je décris fidèlement, car l’aspect de cette chambre ne s’effacera jamais de mes yeux.
La chambre voisine était à peu près semblable. Dans ces deux chambres où je fus reçu avec une sorte de bienveillance qui s’adressait à la fois à ma profession d’écrivain et à mon extrême jeunesse, vivaient deux amis qui n’ont été séparés depuis, comme tant d’amis, il faut le dire à leur louange, ni par un sort divers, ni par les révolutions où ils ont figuré, ni par les succès de l’un ou de l’autre, et qui, étroitement serrés alors, afin d’être plus forts contre la mauvaise fortune, ont continué de marcher fidèlement ensemble dans la prospérité.
Ils étaient nés tous deux dans la même ville, sous le doux ciel du midi. Leurs parens, et c’est encore une louange que je leur adresse, leurs parens appartenaient à la classe la plus pauvre et la plus inférieure de la société. Sans doute les habitans de la belle cité d’Aix, en Provence, se souviennent d’avoir aperçu souvent, au seuil d’une modeste maison, les têtes blonde et brune de deux enfans qu’on vit bientôt étudier ensemble, grandir ensemble, et remporter à la fois des prix certainement bien gagnés, car ni le rang ni le nom ne les arrachaient pour eux à la déférence et à la faveur. Les deux écoliers étudièrent le droit, se firent recevoir avocats le même jour, concoururent à la fois pour le prix d’éloquence qu’obtint l’un d’eux, sans que l’autre en ressentît la moindre jalousie ; et à peu près orphelins tous les deux, privés du moins de l’exemple, des conseils salutaires, de l’appui providentiel que d’autres reçoivent de leurs parens, ils saluèrent pour la dernière fois la vieille et paisible ville d’Aix, ainsi que sa voisine, la ville d’Orient, l’opulente Marseille, et, fuyant la pauvreté natale, vinrent résolument à Paris chercher la fortune, qui ne les a pas fait attendre long-temps.
C’était au temps où la restauration était dans tout son éclat et dans toute sa force. De son côté, le parti libéral avait une puissance non moins réelle. Benjamin Constant, Casimir Périer, le général Foy, le général Sébastiani, M. Laffitte et tant d’autres, lui servaient d’organes à la tribune. La lutte était arrivée au plus haut degré de la violence. L’ancien régime, réveillé dans toutes ses prétentions, ne tenait aucun compte des résistances, et ne dissimulait plus la volonté de revenir au point de départ de la révolution en 1789, et même de supprimer les libertés que l’opinion publique avait arrachées à l’ancien gouvernement avant la convocation des états-généraux. Tous les intérêts anciens, toutes les ambitions nouvelles étaient déchaînés, et se faisaient une guerre qui devait finir par être mortelle à l’un des partis. Le choix des nouveau-venus dans la mêlée fut bientôt fait ; ils virent tout de suite où était leur place, à eux jeunes gens laborieux et obscurs, esprits actifs et intelligens. Ils allèrent frapper à la porte de Manuel, leur compatriote, et grâce à lui, ils furent bientôt installés dans les rangs du parti libéral, où un incontestable talent leur réservait une belle place.
Manuel venait d’être expulsé de la chambre, et n’en était que plus puissant. Les deux amis le trouvèrent entouré de députations, près d’une table chargée d’adresses de félicitation et de couronnes. Manuel, homme froid et sec, les accueillit cependant avec beaucoup d’affabilité, et ce mot ne paraîtra pas exagéré si l’on songe à la haute et triomphante position où il se trouvait alors. Grâce à la recommandation de Manuel, et d’un ami de Manuel, M. Pellenc, ancien secrétaire de Mirabeau, les deux amis se virent introduits dans les salons de M. Laffitte, où se réunissaient les membres les plus influens du côté gauche et les principaux rédacteurs des journaux de l’opposition. M. Thiers, le plus hardi des deux, se fit bientôt remarquer par son esprit causeur et la vivacité de son imagination méridionale. La petitesse de sa taille, l’expression commune des traits de son visage, à demi caché sous une vaste paire de lunettes, la cadence singulière de son accent qui faisait de sa conversation une sorte de psalmodie d’un effet tout nouveau, le sautillement continuel auquel il se livrait, le balancement si étrange de ses épaules, un manque absolu d’usage, remarquable même dans la cohue mélangée qui encombrait les salons de M. Laffitte, tout contribuait à faire de M. Thiers un être à part qui attirait d’abord l’attention. Une fois accordée, M. Thiers savait bien la retenir, car rien ne lui semblait étranger, ni les finances, ni la guerre, ni l’administration, et il discutait sur toutes ces matières d’une façon assez spécieuse et assez spirituelle pour séduire les banquiers, les anciens fonctionnaires de l’empire et les généraux qu’il abordait sans façon. Aussi, peu de mois après son arrivée à Paris, M. Thiers était-il devenu le commensal assidu de M. Laffitte ; et sa place était marquée à la table du baron Louis, qui a toujours exercé une grande influence dans le monde politique. M. Mignet, l’ami de M. Thiers, avait été admis parmi les rédacteurs du Courrier Français, où figuraient alors, entre autres, Benjamin Constant et M. Kératry ; et M. Thiers lui-même participait à la rédaction du Constitutionnel.
Le Constitutionnel représentait fidèlement l’esprit du parti libéral en France ; on y continuait l’œuvre des encyclopédistes. Condorcet, Helvétius, Voltaire, mais Voltaire surtout, étaient les dieux qu’on y révérait. Quand les idées philosophiques se faisaient jour à travers les discussions politiques du Constitutionnel, elles apparaissaient sous l’autorité de Cabanis, de Garat, de Volney et de Destutt de Tracy. L’école sensualiste du xviiie siècle s’était bâti là une immense citadelle d’où elle foudroyait le spiritualisme qui commençait timidement à lever la tête dans les brefs et rares écrits de M. Royer-Collard et de M. Cousin. L’histoire était représentée par M. Dulaure, cet antiquaire pessimiste, à qui les monumens nationaux inspiraient, non des regrets et des souvenirs, mais de la fureur et de la rage ; qui portait l’esprit de destruction révolutionnaire dans la science dont il espérait sa gloire, et qui s’appliquait à abattre la religion des ruines, comme Cabanis à détruire la religion de la pensée. Les armes que fournissaient ces doctrines étaient, il est vrai, les seules qui fussent appropriées au combat qui se livrait. La restauration détournait la tête avec dégoût quand on lui parlait des droits inscrits dans la Charte ; elle semblait trouver trop amer ce calice que lui avait présenté le peuple, et chaque jour elle faisait un pas en arrière, vers les idées et les principes antérieurs à la révolution. Quand les écrivains du Constitutionnel virent que le gouvernement de la restauration se plaçait sur le terrain de l’ancien régime, ils l’imitèrent et vinrent se poster fièrement vis-à-vis de lui sur le vieux champ de bataille de l’Encyclopédie, ou plutôt ils comprirent qu’eux seuls étaient propres, en ce moment, à soutenir la guerre qui se faisait ; car, quels que soient l’orgueil et la jactance des hommes, il est à remarquer que c’est toujours une nécessité impérieuse, et non leur propre volonté, qui les fait sortir des rangs et les place hors ligne. L’homme le plus capable et le plus intelligent n’a de valeur réelle qu’au jour où la nécessité le marque de son signe lumineux, qu’elle efface bientôt pour l’inscrire sur un autre front, et créer un nouvel instrument pour ses desseins.
Grâce au Constitutionnel, les débats politiques et religieux du xviiie siècle semblaient avoir recommencé. Dans ce journal, chaque jour Voltaire attaquait les prêtres et demandait à grands cris qu’on écrasât l’infâme ; Diderot étalait la turpitude de la vie claustrale et démontrait la nécessité de supprimer les couvens ; Helvétius et Condillac s’acharnaient aux vices de l’enseignement et de la méthode ; D’Holbach proclamait le néant des cultes ; Champfort riait des distinctions sociales ; La Chalotais taillait de nouveau son cure-dent pour écrire contre les jésuites, et Beaumarchais sa plume pour se moquer de tout. En ce temps, l’autorité et l’opposition retardaient toutes deux de cinquante ans.
Toutefois les hommes d’expérience et d’études pratiques se trouvaient en grand nombre dans les chambres vermoulues de cette vieille maison voisine de l’Arche-Marion, où siégeait la puissance, formidable alors, qu’on nommait le Constitutionnel. On voyait, côte à côte, des débris blanchis de la convention, des innocens et crédules amis de Robespierre, qui fournirent à M. Thiers des renseignemens précieux ; des secrétaires du directoire, que l’insouciant Barras n’appelait qu’à l’heure de son dîner et de ses fêtes ; des fonctionnaires et des académiciens de l’empire, dont les souvenirs étaient encore tout frais et tout vivans ; et puis n’était-ce pas quelque chose que de vivre au point central d’où partait tout le mouvement de résistance que le génie de la révolution imprimait au pays, et d’être soi-même, tout jeune, tout inconnu, tout obscur encore, une de ces mille barrières qui s’élevaient sur la route rétrograde où cherchait à s’élancer la royauté ? L’ambition de M. Thiers n’était encore qu’à son premier pas, et je vous assure, monsieur, qu’elle se trouvait amplement satisfaite de ce titre de journaliste qu’elle dédaigne tant aujourd’hui.
Le talent et la verve du jeune écrivain, la nouveauté de ses aperçus, lui donnèrent bientôt une certaine autorité parmi ses collaborateurs, tous plus âgés que lui. On l’écoutait déjà avec quelque déférence, quand la grande question de la septennalité entraîna la dissolution de la chambre. Les élections de 1824 furent le signal d’une multitude de dissentimens qui germaient dans ce qu’on nommait l’opposition légale, mais qui éclatèrent en cette circonstance. Le résultat de la guerre d’Espagne avait donné un démenti aux journaux de l’opposition, et principalement au Constitutionnel, où M. Thiers et ses amis prédisaient d’affreux désastres à notre armée engagée dans cette expédition. M. de Villèle profita de ce moment de triomphe pour lui, de confusion pour le parti libéral, et se hâta d’appeler ses adversaires devant les colléges électoraux. Les journaux de l’opposition furent un moment interdits de cette mesure, et ils se divisèrent entre les deux fractions du parti, dont l’une voulait repousser la candidature de Manuel et le remplacer par Benjamin Constant. Selon les membres de la réunion qui s’était formée chez M. Delaborde, Manuel et Grégoire avaient compromis l’opposition par l’imprudence et l’audace de leurs paroles ; ils avaient eu le tort irrémissible de dire hautement dans la chambre ce que tout le parti avait au fond de l’ame, quand l’heure de parler n’était pas encore sonnée. Les passions révolutionnaires de Manuel s’accordaient mal, disait-on, avec les principes de la monarchie constitutionnelle et de la liberté progressive que le parti avait inscrits sur son drapeau ; et on résolut de briser l’idole populaire, encore ceinte de toutes les couronnes d’or et d’argent qui lui avaient été votées par la dévotion patriotique des départemens. Pour la première fois, M. Thiers dut se trouver embarrassé entre ses sentimens politiques et la reconnaissance qu’il devait à son protecteur, le patron qui avait tendu une main secourable au pauvre avocat provençal quand il errait dans Paris, sans guide et sans appui. Mais le Constitutionnel qui était tout-puissant, et M. Thiers qui n’était pas sans puissance dans le Constitutionnel, tenaient avant tout aux principes. Les principes l’emportèrent donc sur les sentimens, et Manuel ne fut pas élu !
Vivant avec ces hommes et voyant ces choses, M. Thiers se mit à travailler avec ardeur à cette histoire de la révolution que vous avez lue plusieurs fois sans doute, monsieur. M. Mignet, son ami, commença une histoire de la révolution en même temps que M. Thiers. Chaque soir, ils se communiquaient leur travail. Celui de M. Thiers devint immense. M. Mignet, esprit philosophique et droit, se hâtait de chercher la fin des évènemens, afin d’en expliquer les causes et d’en déduire une théorie qu’il trouvait toujours avec sagacité. M. Mignet a fait en quelque sorte l’histoire des motifs de la révolution française, et ces motifs il les a demandés aux grandes catastrophes qui ont précédé celle qu’il traçait. Un fait, pour lui, n’est jamais que le père d’un autre fait. On croit quelquefois lire cette longue généalogie qui sert comme de préface et d’introduction aux saints évangiles où les générations successives, depuis Abraham jusqu’à Joseph, ne sont mentionnées qu’en vue de faire savoir qu’elles ont produit le Christ, c’est-à-dire l’évènement qui a sauvé le monde. L’histoire de M. Mignet est le résultat d’une grande et haute pensée. Dans son respect pour l’humanité, M. Mignet n’a pas voulu qu’il fut dit que le hasard avait présidé à cette étrange distribution de crimes et de vertus ; que le désordre des idées et le déplacement des rangs avaient produit ces bizarres alternatives d’héroïsme et de lâcheté, ces excès de grandeur et de mesquinerie, ces pauvretés honorables et ces fortunes scandaleuses, tout ce mélange de choses grandes et basses, bouffonnes et sublimes, ces exemples de frénésie et d’abnégation, ces succès imprévus, ces inexplicables déroutes, ce néant affreux d’où sort une gloire si immense, ce long évènement enfin qui semble toujours marcher à pas de géant, et en même temps revenir sans cesse sur lui-même, qu’on nomme la révolution. Cette pensée qui dominait M. Mignet a abrégé sa tâche, tant il se sent pressé de dire son dernier mot, et de placer la lumière au sommet de son édifice. Dans un tel ordre d’idées, les évènemens sont à peine quelque chose, et les hommes ne sont rien. Aussi M. Mignet ne s’arrête pas long-temps à tracer des caractères, à narrer des batailles, à déplorer les fautes d’un tribun ou d’un général. Qu’importe ? Était-il au pouvoir du général de bien ou de mal diriger ses troupes ? L’orateur devait-il trouver d’autres paroles que celles qu’il a dites ? N’étaient-ils pas dominés, conduits, garottés tous deux par la nécessité d’obéir à l’impulsion de l’évènement de la veille ? Pouvaient-ils se soustraire à l’influence des faits qui marchent en silence et en harmonie comme les étoiles marchent mystérieusement dans le ciel ? Bossuet, qui courbait aussi la tête devant une force inconnue, n’a pas fait un long ouvrage en écrivant l’Histoire universelle. Oh ! que M. Mignet eût fait un beau livre s’il eût osé donner à l’empire des faits le nom qui lui convient, son nom véritable ; s’il l’eût décoré du nom de Dieu !
Pour M. Thiers qui n’était encore qu’un nouveau-venu dans un monde presque nouveau comme lui, ses oreilles avaient été frappées, pendant toute son enfance, du nom de Napoléon ; tout jeune qu’il était, il avait vu partir deux ou trois générations pour ces grandes armées qui ne sont jamais revenues ; son esprit avait fermenté à tout ce bruit de victoires qui se faisait autour de lui, et comme toutes les ames vives et ardentes, il s’était épris d’adoration pour le héros de ce temps.
C’est avec ce sentiment qu’il a commencé son histoire, et il l’a conservé jusqu’à ce jour, avec des modifications que je vous ferai connaître bientôt. Mais un autre sentiment, une passion bien autrement active, dominait le jeune écrivain ; c’était la curiosité. En effet, M. Thiers n’est pas un philosophe, il n’est ni systématique ni enthousiaste dans son histoire ; ses premières liaisons littéraires le font pencher vers le xviiie siècle ; ses études le portent vers l’art classique ; son admiration s’adresse de préférence à Bonaparte et à Voltaire ; mais avant tout, M. Thiers est un curieux, un homme avide de spectacles nouveaux, qui se plaît à tout, qui s’enquiert de tout, qui bat des mains aux états-généraux, à l’assemblée nationale, à la constituante, à la convention, oui, même à la convention ! Et pourtant il aime le directoire, quand vient le directoire, parce que c’est un monde qui lui reste à connaître, des hommes qu’il n’a pas vus, des connaissances à faire. On sent qu’il eût été l’ami du consulat et de l’empire, s’il eût fait leur histoire. Tous ceux qui vivent ont raison auprès de lui, on n’a jamais qu’un tort à ses yeux, c’est d’être mort. M. Thiers ne s’arrête pas, comme M. Mignet, à rechercher les causes des grandes catastrophes ; il a bien assez à faire avec les résultats, vraiment ! Que de choses à apprendre, à voir et à conter dès qu’il les sait lui-même ! D’abord, les intrigues de la cour, les corruptions secrètes, les démarches près des membres des états-généraux, les causes de leur résistance et de leur faiblesse ; puis les salons, puis la vie de l’émigration, l’administration, les finances, la guerre ! M. Thiers est inépuisable quand il s’acharne sur un sujet. Tour à tour il a voulu savoir, des fournisseurs du temps, quel mode on suivait pour l’approvisionnement des troupes, combien de rations de fourrages, combien de solde et combien de chaussures avait consommés cette campagne ; il a passé des journées à écouter patiemment les vieux diplomates de la révolution, et il a dévoré des flots de paroles pour recueillir quelques lumières sur les négociations de l’Allemagne et de la Vendée ; pour connaître le système financier de Cambon, il est allé frapper à vingt portes, avec une curiosité et une envie de savoir que rien ne pouvait lasser ; un jour même, il faillit se mettre en route pour relancer jusqu’à Saint-Pétersbourg le général Jomini, cet habile stratégiste, qui seul, disait-on, pouvait lui faire comprendre les plans de la première campagne d’Italie. Heureusement, le général arriva à Paris au moment où M. Thiers faisait sa provision de cartes militaires et de fourrures.
En ce temps-là, M. Thiers essayait de tout, dans la vie réelle comme dans l’histoire. À peine connaissait-il l’aisance, et déjà il tâtait, sous toutes les formes, des jouissances du luxe, avec beaucoup d’inexpérience, il est vrai, et une inaptitude qui faisait rire à ses dépens. C’est en vain que sa petite taille et la faiblesse de son tempérament opposaient sans cesse des obstacles aux goûts nouveaux qu’il s’imposait ; on le voyait lutter avec une mâle énergie contre ces désavantages, et il disait, comme Horace, à des compagnons plus exercés que lui : rapiamus, amici, occasionem de die dumque virent genua ! Quelquefois, au sortir de table, où l’eau avait cessé d’être sa boisson unique, et après une bruyante soirée, M. Thiers, accablé de son plaisir, et pliant sous la joie qu’il s’était donnée, jurait de se renfermer dans sa vie sérieuse et occupée ; d’autres fois, quand son cheval pie, qu’il montait en cavalier peu habile, l’avait laissé gisant sur la voie publique, il se promettait bien de ne plus prétendre à l’adresse d’un Centaure ; mais la tête débarrassée et libre, le corps guéri, la meurtrissure fermée, M. Thiers se reprenait à tout, et retrouvait l’ardeur qui l’avait excité. Cette passion si avide, nourrie par de bonnes études, et étayée par une intelligence rare, firent de M. Thiers l’homme et l’écrivain que vous savez. Elle le soutint durant le long enfantement de sa volumineuse histoire, pendant lequel il trouva encore le loisir de composer sur les arts des articles, médiocres, il est vrai, mais qui attestent de laborieuses recherches : tant ces yeux sans cesse ouverts, tant cet esprit éveillé et chercheur, avaient besoin de pâture et d’aliment !
Il y a souvent un écueil pour les hommes pauvres et obscurs qui viennent, au nom de la supériorité de leur esprit, demander à la société qui les a déshérités, tous les avantages dont les a privés l’humilité de leur naissance. La société n’est que trop disposée à rester sourde à ces prières, et à se révolter contre ces prétentions. Elle les repousse toujours d’abord, et si ses dédains s’adressent à un caractère fier, à une ame dont les émotions sont délicates et profondes, une lutte, terrible souvent, s’ensuit entre la société et l’homme qu’elle écarte, entre la société qui est éternelle et l’homme qui finira demain, à moins que cet homme ne s’appelle Cromwell, Mirabeau ou Napoléon ; et alors c’est la société qui succombe pour se relever sous une autre forme et combattre d’autres prétendans moins heureux et moins habiles. M. Thiers, qui ne souffrirait pas sans doute que je le comparasse aux hommes que je viens de nommer, si j’en avais la folle pensée, était, à son début, un de ces esprits sans humeur et sans rancune, qui ne viennent pas frapper à coups de massue aux portes de la société, mais qui tâchent adroitement de les entr’ouvrir. Tout nu et dépouillé qu’il était, quand l’âge vint pour lui de se chercher une place dans l’ordre social, il ne se regarda pas d’abord comme engagé dans un duel où l’un des deux adversaires, c’est-à-dire la société ou lui, devait périr. C’était d’un bon esprit, la suite l’a fait voir. Il voulait bien effrayer un peu le pouvoir, mais non lui faire trop peur, et ce fut encore une des pensées qui l’animèrent quand il prit la plume. Dès la première page de son livre, il promet de se dépouiller de tout sentiment de haine ; et je dois lui rendre ce témoignage, il ne hait pas. — « Je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, dit-il, animé d’une juste ambition, je voulais acquérir ce que l’orgueil des hautes classes m’avait injustement refusé ; ou bien qu’élevé dans les palais, héritier d’antiques priviléges, il m’était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès-lors je n’ai pu m’irriter ; j’ai plaint les combattans, et je me suis dédommagé en admirant les ames généreuses. »
Il faudrait être bien désintéressé dans la société pour remplir un tel programme ! Aussi M. Thiers n’en a-t-il rempli que la moitié. Il n’a haï personne ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, monsieur, il a aimé successivement tout le monde. Et pourtant, vous conviendrez qu’il y avait quelques hommes à flétrir dans cette immense révolution ! Les fautes ont-elles donc été si communes à tous, que tout le monde doive en subir le blâme ? Non, M. Thiers n’a pas été juste, il n’a même pas daigné l’être ; il a été seulement indifférent, et la raison de cette indifférence, puisqu’il faut la dire, je ne crois pas me tromper, c’est que la révolution n’avait rien arraché ni rien donné à M. Thiers ; donc il ne lui portait encore ni amour ni rancune. Si j’ai tort en ceci, monsieur, il faut s’en prendre à M. Thiers lui seul, et dire ce que l’historien de la révolution française disait de Mirabeau : « Le cynisme de ses paroles autorise tous les propos. » — M. Thiers ajoute : « Et toutes les calomnies ; » mais rien n’autorise jamais la calomnie.
Suivrons-nous dans cette histoire de la révolution l’historien de la fortune et du succès ? Louis xvi lui plaît d’abord. Louis xvi est sur le trône, c’est un prince négligemment élevé, mais il est équitable, modéré dans ses goûts, et porté au bien par un penchant naturel. D’ailleurs il aimait son peuple ; et ce fut le désir du bien qui l’animait, qui le décida à confier l’administration à Turgot. Turgot, Necker et Calonne se succèdent. M. Thiers loue tour à tour Necker, Calonne et Turgot ; mais quand Necker tombe, ce n’est plus qu’un banquier genevois sans portée ; Calonne et Turgot ne sont plus, au moment de leur chute, le premier, qu’un homme léger et insouciant ; l’autre, qu’un esprit lent, dépourvu d’énergie et de force. Vient Mirabeau. Comment ne pas admirer Mirabeau ? À peine M. Thiers s’aperçoit-il de ses vices et de sa corruption, non, pour me servir de la belle expression d’un grand écrivain, non parce que Mirabeau n’avait pu vendre à la monarchie autre chose que ses passions, mais parce que M. Thiers est ébloui de ses prestiges, et que la tête du monstre l’a fasciné. Aussi quel homme que Mirabeau dans l’assemblée nationale, quand il prononce pour la première fois les mots de liberté, d’égalité et de droits du peuple ! Comment lui résister quand il se place courageusement en face de cette monarchie encore si enracinée et si puissante ? M. Thiers, qui avait déjà essayé du métier d’avocat, et qui pressentait dans l’avenir les émotions de la tribune, semble entendre la grande voix de Mirabeau, quand il le montre s’enflammant à la vue de ses contradicteurs ; confus d’abord, hésitant, les chairs palpitantes ; mais bientôt pressant et clair, présentant la vérité en images, ou frappantes ou terribles, et entraînant l’assemblée à des résolutions magnanimes, par un cri, un mot décisif, et l’invincible ascendant de sa tête effrayante de laideur et de génie. Mirabeau est-il accusé d’être l’agent soldé du duc d’Orléans, de s’être vendu à la cour, M. Thiers déclare qu’il n’en est rien ; mais il défend son héros chéri d’une façon singulière : La cour s’y était pris gauchement, dit M. Thiers. D’ailleurs, Mirabeau ne voulait pas faire le sacrifice de ses principes ; tant qu’on se tiendrait à la constitution, on trouverait en lui un appui inébranlable ; mais il fallait préalablement payer ses dettes, afin de rendre sa situation honorable et indépendante. Honorable et indépendante ! c’est M. Thiers qui a prononcé ces paroles auxquelles il n’ajoute pas un mot. On voit que la plume dont se sert M. Thiers pour écrire l’histoire est celle que cherchait Quintilien ; il l’a taillée, non pour prouver, mais pour dire, et l’indignation ne l’arrête pas en chemin. Enfin, M. Thiers résume la courte et prodigieuse mission de Mirabeau par ces paroles : « Après avoir attaqué audacieusement les vieilles races, il osa retourner ses efforts contre les nouvelles qui l’avaient aidé à vaincre, les arrêter de sa voix, et la leur faire aimer en l’employant contre elles. » Vous voyez, monsieur, qu’en ceci du moins, M. Thiers a tâché de marcher dans la trace des pas de Mirabeau ; mais le pied du géant n’est pas facile à suivre, et M. Thiers s’est arrêté au commencement du chemin.
M. Thiers a écrit cette note curieuse sur Mirabeau, curieuse surtout parce qu’elle a été écrite par M. Thiers : « Il partit de Provence avec un seul projet, dit M. Thiers, celui de combattre le pouvoir arbitraire dont il avait souffert, et que la raison, autant que ses sentimens, lui faisaient regarder comme détestable. Arrivé à Paris, il fréquenta un banquier alors très connu, et homme d’un grand mérite. Là on s’entretenait beaucoup de politique, de finances et d’économie publique. Il y puisa beaucoup de connaissances sur ces matières, et il s’y lia avec ce qu’on appelait la colonie genevoise. Cependant Mirabeau ne forma aucune liaison intime. Il abordait tout le monde, et semblait lié avec tous ceux auxquels il s’adressait. C’est ainsi qu’on le crut souvent l’ami et le complice de beaucoup d’hommes avec lesquels il n’avait aucun intérêt commun. L’aristocratie ne pouvait songer à Mirabeau, le parti Necker ne s’est pas entendu avec lui. Le duc d’Orléans a pu seul paraître s’unir à lui. On l’a cru ainsi, parce que Mirabeau traitait familièrement avec le duc, et que tous deux, étant supposés avoir une grande ambition, l’un comme prince, l’autre comme tribun, paraissaient devoir s’allier ; la détresse de Mirabeau et la fortune du duc d’Orléans semblaient aussi un motif réciproque d’alliance. »
La séparation de l’assemblée constituante, premier fait accompli sur lequel M. Thiers se trouve avoir à prononcer, lui laisse peu de regrets. Il est vrai que c’est un pouvoir qui s’en va, et M. Thiers est tout occupé de saluer celui qui s’avance, l’assemblée législative avec la fameuse Gironde. L’intérêt de l’historien se partage alors entre la Gironde qui voulait la république avec tous ses prestiges, avec ses vertus et ses œuvres sévères, et la royauté qui attendait du temps la restitution du pouvoir qu’elle avait perdu. On ne sait plus alors qui blâmer, qui accuser des troubles et des dissensions du royaume. L’assemblée veut respectueusement et fermement le bien du pays, le roi de même ; l’assemblée députe au roi M. de Vaublanc pour lui remontrer que les rassemblemens d’émigrés sur les frontières entretiennent la défiance du peuple, et pour l’inviter à dissiper le camp de Condé par la persuasion ou par les armes ; mais le roi est plus blessé que personne de ces rassemblemens, et, à en croire l’historien, il n’est d’efforts qu’il ne fasse pour les détruire. Tous ceux qui se partagent le pouvoir sont droits, honnêtes et de bonne foi ; le pouvoir est une purification pour ceux qui le tiennent, la justification suffisante de leurs actes et de leurs pensées ; les coupables, les traîtres, les criminels, en ce moment, ce sont les émigrés qui ne tiennent compte des injonctions du pouvoir royal qu’ils reconnaissent encore, et les écrivains fougueux qui figurèrent depuis dans la convention, et que nous verrons absous à leur tour quand le pouvoir leur écherra.
Bientôt le parti vraiment démocratique commence à poindre. On voit paraître aux Jacobins et aux Cordeliers les terribles têtes de Robespierre et de Danton ; et l’on sent déjà leur influence au ton cavalier que prend M. Thiers en parlant des girondins. Encore une fois, on cherche où est le mal, où est le crime, où est le génie funeste qui appelle sur la France tant de calamités, où sont les furieux qui frappent le trône, qui détruisent tous les liens, où sont les égoïstes qui excitent le peuple à demander ses droits et un sort qu’ils ne veulent pas lui donner ? Lafayette est pur et sans tache, tout le monde le sait ! Roland est un homme droit, austère, mené par sa femme, il est vrai ; mais Mme Roland est une âme si belle ! Dumouriez sauverait le trône au péril de sa vie, et la patrie est son Dieu ! Qui donc trouble tout ? Est-ce Pétion ? Pétion est un honnête homme, un homme sensé ; ses ennemis ont pris pour de la stupidité une apparence de froideur et de calme, et ses détracteurs eux-mêmes n’ont jamais attaqué sa probité. C’est donc Santerre ? Mais M. Thiers ne trouve pas un mot de blâme pour Santerre. Danton ? Danton avait des passions violentes et une audace extraordinaire, mais il était généreux. Robespierre n’était encore que peu de chose, et Marat n’était rien. Cependant la France était soulevée, le roi en fuite et en déchéance, tous les intérêts ruinés, l’ennemi aux portes, et dans la capitale, on montait à l’assaut du château royal, on assassinait ses défenseurs, et on portait des têtes humaines au bout des piques ! À voir toutes ces choses, il est bien évident qu’il se commettait çà et là quelques petites fautes de conscience ; mais vous en chercheriez vainement les traces dans l’histoire de M. Thiers qui se borne à dire : Hélas ! pourquoi faut-il que dans des temps de désordre la raison ne suffise pas ! —
« Ne blâmons pas trop Dumouriez, dit M. Thiers, au moment où il venait d’être nommé commandant en chef des armées du Nord et du Centre, cet homme flexible et habile avait parfaitement deviné la puissance naissante. » Ne blâmons donc pas Dumouriez, et attendons avec M. Thiers, pour le juger rigoureusement, que le pouvoir lui échappe.
Passons rapidement, avec M. Thiers, sur les massacres de septembre et la commune de Paris, dont les expressions commençaient à s’adoucir, après qu’elle eut demandé des forces pour essayer de réduire les prisonniers qui se défendaient ! M. Thiers fait comme tous les honnêtes gens de ce temps-là, il se sauve dans les camps, et, respirant à l’aise dans la belle forêt de l’Argonne, il reprend paisiblement son rôle de curieux. C’est alors que M. Thiers discerne parfaitement les inhabiles et les coupables, les ames courageuses et les esprits timides ; il sait, à point nommé, pourquoi telle chose s’est faite, qui l’a conseillée et qui l’a exécutée ; il vous révélera le secret du moindre mouvement, et la main rigide de l’histoire distribue à chacun, avec exactitude, la justice qui lui revient. M. Thiers ne vous apprendra pas par quelles voies secrètes la royauté se trouva désarmée au 10 août, il ne vous dira pas qui paya Danton, qui solda les assassins de septembre ; il ignore qui servait d’intermédiaire entre Louis xvi et l’émigration, d’où vinrent les espérances données à la coalition ; mais il vous décrira, si vous voulez, en arpenteur consommé, le pays de Sedan, où se mouvaient Dumouriez et les Prussiens ; il vous dessinera les cinq défilés qui traversent l’Argonne, savoir celui du Chêne-Populeux, de la Croix-aux-Bois, de Grand-Prey, de la Chalade et des Islottes. N’oubliez pas que deux routes s’offrent pour se rendre à Grand-Prey et aux Islottes ; que l’une est derrière la forêt et l’autre devant ; l’une plus sûre, mais plus longue ; l’autre plus courte, mais, prenez garde, elle est plus exposée aussi ! Dillon se retrancha aux Islottes, et fit des abattis ; Dumouriez s’établit à Grand-Prey, sur des hauteurs, au pied desquelles se trouvaient de vastes prairies ; l’ennemi était d’un côté de l’Aire, nous de l’autre, et faisant bonne contenance contre lui.
…… Sans m’enfler de gloire,
Du détail de cette victoire,
Je puis parler savamment.
La rivière est comme là,
Ici nos gens se campèrent,
Et l’espace que voilà,
Nos ennemis l’occupèrent.
Sur un haut vers cet endroit
Était leur infanterie ;
Et plus bas, du côté droit.
Était la cavalerie, etc.
Je ne cite pas le monologue stratégique de Sosie pour diminuer le mérite des récits de bataille de M. Thiers. Sans doute un historien de la révolution ne pouvait se dispenser de rapporter ces prodigieuses et immortelles campagnes dont la gloire est sans mélange, et qui se firent sur nos frontières, sur le Rhin, en Italie et en Allemagne. Pour un homme qui n’a jamais vu la fumée d’un camp ennemi, M. Thiers a fait le tableau de ces guerres avec un talent qui n’appartient qu’à lui ; mais j’ai voulu bien constater que ses yeux sont toujours plus frappés du fait matériel que du fait moral, et que les évènemens, comme les hommes, sont pour lui des objets de froide dissection, d’attention passagère, tandis que, sous le regard de l’homme d’état véritable et de l’historien qui mérite ce nom, ils viennent se ranger comme les chaînons d’un cycle éternel, dont l’ensemble les mène à la contemplation des plus hautes vérités.
Je ne sais si M. Thiers se souvient des pages qu’il a écrites dans sa jeunesse, sur Robespierre et sa courte, mais décisive domination. M. Thiers et M. Mignet sont les premiers écrivains de cette époque qui aient osé montrer Robespierre sous son véritable jour. Seulement M. Thiers a été plus loin que son ami. À mesure qu’il retraçait les batailles de la révolution, qu’il se livrait à l’énumération des armées ennemies qui assaillaient notre territoire, des provinces qui se révoltaient dans l’intérieur de la France, plus il se pénétrait de toute l’horreur de notre situation ; plus ses études de chaque jour faisaient apparaître à ses yeux les funestes effets de la disette, de la misère et de la détresse publique, de la confusion des idées, de l’acharnement sanguinaire avec lequel les partis se poursuivaient ; plus il voyait l’exaltation de la Montagne, les soupçons haineux de Marat, les dangers suscités tour à tour au parti de Robespierre, par les Girondins, par la faction d’Hébert et par celle de Camille Desmoulins ; plus, en avançant dans cette effroyable histoire de la convention, il voyait tomber de têtes autour de Robespierre, et Robespierre, persévérant et impassible, lever fièrement la sienne ; et plus une invincible admiration s’emparait de lui et le prosternait, malgré lui, devant cet homme dont il ne dissimule cependant, au moment de sa chute, ni l’hypocrisie, ni l’astuce, ni la lâcheté. Mais aussi que de fois Robespierre a triomphé de ses ennemis, depuis la journée du 24 septembre 1792, où Barbaroux monta à la tribune pour demander sa tête, au nom de Marseille et de la France, jusqu’au 10 thermidor où il succomba enfin, et M. Thiers a un grand faible pour les hommes qui triomphent ! Il y a des momens même où, bien involontairement et à son insu peut-être, M. Thiers éprouve pour Robespierre le sentiment de respect qu’il porta plus tard à Napoléon. Il faut se hâter de dire qu’en ce moment-là, Robespierre relevait le dogme d’un Dieu, et faisait abolir le culte sauvage de la Raison. Plus tard, Robespierre s’écriait à la tribune de la convention que l’athéisme est aristocratique, ajoutant, dans une autre séance, que l’idée de l’être suprême et de l’immortalité de l’ame est à la fois sociable et républicaine. Robespierre parlant ainsi, et marchant processionnellement à l’établissement d’un culte religieux, commençait sans doute, aux yeux de M. Thiers, la tâche que Bonaparte acheva en faisant ouvrir les églises et en signant le concordat. M. Thiers l’a donc loué sans restriction de ces actes. Le jour où Robespierre proclama Dieu dans les rues de Paris, quand on n’y connaissait plus d’autre dieu que Lepelletier et Marat, ce jour-là Robespierre a été l’homme de M. Thiers. S’efforçant sincèrement de se mettre dans les circonstances où se trouvait le restaurateur de la religion et de la société, il l’a suivi avec admiration dans toutes ses tentatives d’ordre et de gouvernement. M. Thiers est homme d’état par ce côté ; quand il voit quelque part une idée d’organisation, même au milieu du sang, il court à elle et l’embrasse ; aussi, tant que Robespierre est debout, M. Thiers ne tarit pas, et les éloges vont leur train chaque fois que Robespierre prend la parole. Dans sa réponse à Barbaroux, Robespierre donne une leçon sévère aux brouillons ; quand il prend la défense de Danton, au club des jacobins, sa conduite est généreuse et habile ; quand il fait exclure de ce club Anacharsis Clootz, en l’accusant d’être baron, et de posséder cent mille livres de rentes, son énergie est digne d’éloges, et il intimide encore les brouillons ; en 1793, quand il poussait le comité de salut public à dénoncer quelques membres de la convention, agens de l’étranger, son énergie assurait le salut de la révolution ; dans l’examen public des écrits de Camille Desmoulins, rien n’a été plus sage et plus convenable que la parole de Robespierre. Enfin, Robespierre « avait passé des idées d’énergie patriotique à celles d’ordre et de vertu ; » voyant tous les vices soulevés contre la sévérité du régime républicain, « il conçut la république comme la vertu attaquée par toutes les mauvaises passions à la fois. » Le mot de vertu fut dès-lors mis partout par lui, remarque M. Thiers ; lui et son parti, ils proclamèrent Dieu, l’immortalité de l’ame, toutes les croyances morales. Il leur restait à faire une déclaration solennelle, à déclarer, en un mot, la religion de l’état ; ils résolurent de rendre ce décret. De cette manière, ils opposaient « aux anarchistes l’ordre, aux athées Dieu, aux corrompus les mœurs. Leur système de vertu était complet. » M. Thiers ne s’arrête pas là. « C’est la première fois, dans l’histoire du monde, dit-il, que la dissolution de toutes les autorités laissait la société en proie au gouvernement des esprits purement systématiques (car les Anglais croyaient à des traditions chrétiennes), et ces esprits, qui avaient dépassé toutes les idées reçues, adoptaient, conservaient les idées de la morale et de Dieu. Cet exemple est unique dans les annales du monde ; il est singulier, il est grand et beau ; l’histoire doit s’arrêter pour en faire la remarque. »
Essayez, monsieur, de vous reporter au temps où M. Thiers émettait ces idées, fort justes d’ailleurs, selon moi. Souvenez-vous de l’horreur qui s’attachait au nom de Robespierre, dont personne encore n’avait osé démêler les vues politiques, à travers les flots de sang dont sa mémoire reste souillée. M. Garat seul, dans un curieux mémoire sur Suard, avait osé parler de Robespierre avec une sorte d’estime et de respect ; il le comparait, je crois, à Jésus-Christ, qui naquit humblement, vécut dans l’indifférence, l’indigence, commanda le partage des richesses, appela les pauvres à lui, voulut fonder sa doctrine sur la vertu, et mourut accablé d’outrages. Mais M. Garat était un vieillard qui avait joué un rôle dans cette grande tragédie de la convention, près de Robespierre qu’il avait souvent combattu ; on attribua cet écrit à une certaine générosité d’adversaire, et l’on s’accorda à n’y voir qu’un souvenir infidèle d’une époque que l’âge lui avait fait oublier. Il paraît que les mémoires de M. Suard furent autrement jugés par M. Thiers et par M. Mignet. J’ignore si ce fut le désir de soutenir une thèse nouvelle, ou si ce fut la conviction qui produisit en eux ces deux livres ; toujours est-il que M. Thiers et son ami s’appliquèrent, dès ce jour, hautement, et avec plus d’enthousiasme que vous n’en trouverez dans leurs ouvrages, à réhabiliter la mémoire de Robespierre. C’est le grain qu’ils ont semé, qui a levé si abondamment sur le sol des clubs et de ces sociétés populaires que M. Thiers a violemment attaquées dans ses discours, depuis la révolution de juillet ! Un autre fait que je livre également à vos méditations, monsieur, c’est que M. Thiers, devenu ministre d’une monarchie qui se fait un devoir pieux de persécuter les partisans du comité de salut public, a trouvé bon de les combattre, dans la dernière session, par un discours de Robespierre lui-même. Je vous engage à relire ou à lire, si vous ne l’avez lu, le discours que Robespierre prononça à la convention, le 7 mai 1794, discours longuement et soigneusement travaillé comme celui où M. Thiers invoquait la Providence et l’appelait au secours du pays ; vous serez frappé de la ressemblance de ces deux morceaux. Tous deux tendent à prouver, et par les mêmes argumens, qu’on peut protéger la religion sans favoriser les prêtres, et que la liberté véritable n’est compatible qu’avec la morale religieuse ; mais pour être aussi juste envers Robespierre, que l’a été M. Thiers, je dois dire que le discours de 1794 l’emporte de beaucoup en raison et en éloquence véritable, sur le discours de 1835.
Tandis que M. Thiers portait aux nues le désintéressement et la pauvreté de Robespierre, la fortune commençait à se rapprocher de lui. M. Thiers passait sa vie dans les deux plus opulentes maisons de Paris, chez le baron Louis et chez M. Laffitte. La fréquentation de ces deux hommes était une source de prospérité et de crédit, et souvent M. Laffitte avait offert à M. Thiers de lui donner une de ces solides preuves d’amitié qu’il a répandues autour de lui avec une facilité dont il a eu souvent à se repentir ; mais la fortune ne devait pas venir à M. Thiers de ce côté. M. Thiers avait rencontré, en je ne sais quel lieu, un pauvre et obscur libraire allemand, nommé Schubart, qui passait pour un homme savant, mais qui, en réalité, connaissait seulement les titres d’une multitude de livres français et étrangers, science bien suffisante pour un libraire. Cet homme s’attacha avec un singulier empressement à la personne de M. Thiers ; il se fit son hôte, son intendant, son secrétaire ; il lui chercha partout des documens, il se mit en quête d’un éditeur pour son ouvrage, loua un logement plus convenable où il installa M. Thiers et son compagnon d’enfance, et ne les quitta plus un moment. Cet ami officieux et subalterne parlait souvent avec enthousiasme à M. Thiers du libraire Cotta, propriétaire de la Gazette d’Augsbourg, homme remarquable en effet, qui avait acquis, par une honorable industrie, l’immense fortune dont il faisait un noble usage ; libraire devenu grand seigneur et accepté comme tel par l’aristocratie la plus exclusive et la plus dédaigneuse de l’Europe ; simple prote admis dans l’intimité des grands princes et des grands hommes, du roi de Prusse, et de Goëthe, de Schilling, des rois de Wurtemberg et de Bavière, des Schlegel et des grands-ducs de Saxe ; qui s’était fait, par la Gazette d’Augsbourg, le dépositaire des confidences de tous les gouvernemens, qui signait des traités entre l’Allemagne méridionale et l’Allemagne du nord, et sur qui reposait toute la prospérité commerciale de son pays. Vers ce temps-là une action du Constitutionnel se trouvait vacante, et Schubart engagea M. Thiers à s’en rendre propriétaire, en lui promettant l’appui du baron Cotta. Il partit pour Stuttgard et revint bientôt. Cotta consentait à prêter tous les fonds nécessaires à l’achat, et à abandonner la moitié du revenu de cette action à M. Thiers, qui s’engageait à en remettre une petite partie à M. Cauchois-Lemaire. Le traité resta secret, et désormais M. Thiers se trouva jouir, dans le monde, de la grosse et considérable position que donnait le titre de propriétaire du Constitutionnel. On accusa M. Laffitte de cet acte de générosité dont M. Laffitte était bien capable. Pour Schubart, vous pensez bien qu’on s’avisa d’autant moins de soupçonner son intervention dans ce changement de fortune, que l’état de ses affaires empirait chaque jour, à mesure que s’amélioraient celles des deux jeunes écrivains. La progression a même été si constante et si soutenue des deux côtés, que l’an dernier, M. Thiers étant depuis long-temps au faîte de la grandeur et de la prospérité, je rencontrai, par une brûlante journée d’été, le long du Rhin, sur la route de Cologne, un pauvre homme que le chagrin et le délaissement avaient privé d’une partie de sa raison. On le ramenait tristement dans sa famille et dans sa ville natale. Cet homme, qui me regarda avec des yeux égarés et sans me reconnaître, lui que j’avais vu si souvent avec M. Thiers, c’était Schubart, le plus humble, le plus dévoué et le plus oublié des amis.
Mais déjà le Constitutionnel ne suffisait plus à M. Thiers, qui s’apercevait bien qu’il s’agirait prochainement d’autre chose que d’une lutte contre l’influence des curés et des desservans de paroisse, et qu’il faudrait des paroles plus puissantes et plus élevées que le texte ordinaire du vieux adversaire des jésuites. Un autre libraire, plus brillant, plus jeune et moins désintéressé aussi que le vieux Schubart, M. Sautelet, échauffa M. Thiers de la pensée de fonder un nouveau journal politique. Toute la jeunesse instruite et libérale que repoussait l’esprit exclusif et arriéré du Constitutionnel, et que le pédantisme étroit du Globe avait écartée, applaudit à cette pensée, et se mit en mouvement pour la faire fructifier. Comme on avait mis sur le compte de M. Laffitte l’achat de l’action du Constitutionnel que possédait M. Thiers, on ne douta pas qu’il ne fût l’un des principaux actionnaires du nouveau journal. Parmi les actionnaires secrets, on nommait M. de Talleyrand, quelques pairs influens du côté gauche, et un prince que le National a bien servi en effet, mais qui n’a pas plus contribué à sa fondation que M. le duc de Dalberg et le prince de Talleyrand. Pour M. Laffitte, il acheta une demi-action, dont il ne tarda pas, je crois, à se défaire. Cotta seul aida M. Thiers en cette circonstance, mais tous les bruits qui couraient, donnèrent une grande importance au journal nouveau.
Le nom de M. de Talleyrand se présente pour la première fois dans cette rapide et incomplète étude du caractère politique et des œuvres de M. Thiers. Vous pensez bien que depuis long-temps le nom et la renommée de M. de Talleyrand avaient frappé l’esprit de M. Thiers. C’était pourtant un grand supplice pour M. Thiers que de ne pouvoir contempler face à face l’homme qui avait fait trois gouvernemens, et qui, après en avoir défait deux, semblait se disposer à abattre le troisième ; l’homme qui avait osé rompre avec Napoléon et lui tenir tête ; l’homme qui avait été assez puissant pour ameuter une seconde fois l’Europe contre lui, et qui avait conservé sur l’Europe cette puissance dont il se réservait encore l’emploi ! Quel appât pour M. Thiers que l’espoir d’arracher à M. de Talleyrand ce dernier mot que M. de Talleyrand n’a jamais dit à personne, et qu’il tenait alors suspendu, comme une menace, sur la restauration ! Mais la maison de M. de Talleyrand ne s’ouvre pas à tout le monde, et M. Thiers était tout le monde en ce temps-là. Ce fut M. Laffitte qui conduisit M. Thiers chez M. de Talleyrand. Le prince le reçut dans ce triste et sombre salon vert, un peu fané, où il a reçu tour à tour, depuis trente ans, tous les empereurs, tous les rois, tous les princes de l’Europe, tous les ministres passés et présens, tous les hommes de talent et de capacité, tous les esprits distingués du monde entier. Sur un de ces fauteuils déguenillés où prit place M. Thiers, l’empereur Alexandre avait écouté les premières paroles qui lui avaient été dites en faveur des Bourbons ; là avait été créé le gouvernement provisoire ; là on avait arraché à la sainte-alliance, représentée par trois rois, quelques concessions en faveur de la France, et là encore devait se décider plus tard l’alliance de l’Angleterre et de la France, ce long rêve de M. de Talleyrand, qu’il a poursuivi à travers l’empire et la restauration, et qu’il a enfin réalisé sur les débris de tous les régimes qui avaient fermé l’oreille à ses remontrances. M. Thiers prêchait alors l’alliance avec la Russie ; mais M. de Talleyrand le détourna plus tard de cette idée, et de bien d’autres encore.
Voilà donc M. Thiers libre, pouvant désormais dire toute sa pensée, débarrassé de toutes les entraves dont on le gênait au Constitutionnel, maître de suivre son allure personnelle, et d’élever la voix du haut de cette tribune nouvelle, qu’il venait d’édifier. M. Thiers partit avec l’ardeur d’un jeune coursier, quand il voit s’abattre devant lui les barrières qui s’opposent à son pied impatient. La longue menace de Charles x venait de s’accomplir. M. de Polignac gouvernait la France, et chaque jour ses journaux annonçaient que le moment était venu de sauver la royauté. L’admirable instinct de M. Thiers, qui lui avait fait comprendre que ce n’était pas avec une vieille arme vermoulue comme était le Constitutionnel, qu’on pouvait se jeter avec quelque confiance dans une lutte si décisive et si violente, lui traça aussitôt son plan. Il sentit, d’après ses propres expressions, qu’il fallait enlacer le pouvoir dans cette charte où il s’agitait, l’y enlacer chaque jour davantage, jusqu’à ce qu’il y étouffât ou qu’il en sortît, n’importe comment. Dès-lors, en effet, chaque jour, il se mit à faire valoir tous les avantages du gouvernement représentatif, à prouver que la charte de 1814 où le pays n’avait pas trouvé d’abord toutes les libertés qu’il avait rêvées, avait cependant suffi jusqu’à ce jour, pour combattre toutes les usurpations du pouvoir, et pour le forcer à revenir au point de départ, quand il avait su s’emparer de quelques-unes des libertés publiques. — Le temps, en apportant chaque jour de nouvelles lumières, apprenait à mieux apprécier nos institutions ; il fallait s’en tenir uniquement à ces institutions, alors mises en péril par le ministère. Ces lois, disait-il chaque matin, et sous mille formes, ces lois composaient le gouvernement le plus calme et le plus libre, le plus balancé et le plus vigoureux. Quel autre ensemble de lois pouvait mieux convenir à un pays tel que la France ? Nous avions un roi héréditaire, inviolable, dépositaire du gouvernement, obligé d’en confier l’exercice à des ministres responsables, chargés de faire pour lui la paix, la guerre, d’administrer la fortune publique ; un roi placé au-dessus des traits de la haine, dans une région supérieure où ne pénétrait que l’amour des sujets, quand tout était bien, et le silence seulement quand tout était mal. Ce roi qui n’était pas impuissant comme on voulait le dire, car, en nommant ses ministres, il avait le pouvoir de manifester ses sentimens, de faire acte de sa volonté, et même de contrarier le vœu public, comme il le faisait alors ; ce roi n’était-il un roi véritable ? Cette organisation sociale n’était-elle pas une vraie royauté, sans ses abus, et aussi une véritable république sans ses orages ; une république avec ses mouvemens, ses passions, ses éclats d’éloquence, ses élévations, ses chutes subites, mais tout cela avec des formes plus belles ; une république où les César se nommaient Chatam, Pitt, Canning, où ils arrivaient, non à la tête des armées, mais à la tête des majorités, où on ne les poignardait pas, mais où on les envoyait à la chambre des pairs ; république où le génie s’élevait sans usurper, sans périr, sans bouleverser l’état ; monarchie où la vérité se faisait jour, où le cœur humain s’agitait, se satisfaisait, et où cependant régnait l’ordre ! —
Tout en s’attachant ainsi à la monarchie telle que les Bourbons l’avaient promise, tout en faisant valoir ses avantages sans nombre, chaque jour aussi M. Thiers comptait et étalait les armes que la charte fournissait à ses défenseurs contre ceux qui voulaient la détruire. La tribune d’abord, puis la presse, puis les colléges électoraux, puis la résistance légale, le refus du budget, le refus de l’impôt ensuite ; et enfin, M. Thiers le disait en termes assez clairs, l’émeute, l’insurrection, la guerre ! En même temps, M. Thiers frappait sans relâche sur tous les actes du gouvernement. Autant qu’il était en lui, il lui suscitait partout des entraves. On ne peut se figurer la violence et la fureur de ses attaques, qui se portaient sur tout sans distinction. Au nombre des avantages de la monarchie, M. Thiers avait placé l’inviolabilité du monarque ; mais quand M. Thiers voulait frapper fort, ne pensez pas qu’il s’abstenait de menaces et de déclamations contre la puissance de Charles x. M. Thiers exprime aujourd’hui tout son mépris pour la presse, quand elle tend, par des insinuations, à diviser le ministère ; mais M. Thiers n’avait pas alors une autre tactique, et sans cesse il cherche à isoler M. de Polignac de ses collègues. M. Thiers s’irrite aujourd’hui violemment contre les écrivains qui osent soupçonner les ministres de méditer des projets contre la charte ; mais M. de Polignac n’avait délivré de son autorité privée aucun prisonnier d’état, il n’avait pas mis Paris en état de siége, il n’avait changé ni la loi du jury, ni la loi de la presse, quand M. Thiers l’accusait hautement de vouloir renverser la constitution, et criait au pays de dérouiller ses armes et de s’apprêter à se soulever contre lui. Assurément M. Thiers faisait bien, quand il écrivait de cette sorte ; c’était son droit, et il en usait largement ; mais le droit qu’il exerçait, était un de ces avantages du gouvernement représentatif qu’il a si souvent vantés. Personne ne songeait à le traiter de vil folliculaire ou de misérable journaliste, quand il accomplissait la mission qu’il s’était bénévolement donnée, et qu’il a accomplie avec tant de talent, mais aussi avec tant de cruauté, tant d’insolence, tant d’animosité personnelle et tant d’audace.
Le jeune écrivain était bien exigeant alors envers le pouvoir qui régissait la France ! Il eût fallu mettre le monde en feu pour lui plaire et le contenter. M. de Polignac, on le sait, penchait pour l’Angleterre, et l’alliance avec l’Angleterre eut été une garantie pour la France contre les projets de despotisme du ministère Polignac. Cette pensée ne pouvait échapper à la raison éclairée de M. Thiers, à qui, d’ailleurs, M. de Talleyrand avait sans doute fait valoir tous les avantages de l’alliance anglaise. N’importe ! il fallait frapper sur M. de Polignac, et M. Thiers s’écriait bientôt : « Le monde est las de tous les despotismes. Des sommets de Gibraltar, de Malte, du cap de Bonne-Espérance, une tyrannie immense s’étend sur les mers ; il faut la faire cesser. » Tantôt, combattant la candidature du prince Léopold de Cobourg au trône de la Grèce, il s’efforçait de démontrer que cette élection achèverait d’asservir la Méditerranée, où nous aurions bientôt à combattre l’Angleterre. Sans cesse il prouve, à sa manière, que l’alliance avec l’Angleterre est nuisible. Il se moque du ministère, qui, se mettant en peine d’interdire la Méditerranée aux Russes, la laisse à l’Angleterre, et il cite Bonaparte qui disait avec raison que la Méditerranée est un lac français. M. Thiers, qui fait aujourd’hui partie d’un ministère fondé sur le principe de l’alliance anglaise, faisait alors de l’opposition systématique, de celle qui a forcé M. de Polignac à dire, comme M. Viennet : La légalité nous tue, et à périr sous les coups de cette légalité que ses successeurs trouvent à leur tour si pesante aujourd’hui.
Cette opposition de M. Thiers poursuivait le ministère sur tous les points du globe. Voulait-on constituer la Grèce ? M. Thiers était là pour s’écrier qu’on faisait jouer un rôle déplorable à la France. Elle avait sauvé la Grèce ; elle y avait envoyé une armée ; elle avait forcé les vainqueurs à l’évacuer ; elle avait réparé ses ruines, réuni ses habitans dispersés, rétabli, soldé son gouvernement et dépensé 80 millions pour cette expédition. Et le moment arrivé de tirer le fruit de son intervention, de placer un souverain de son choix, elle livrait la Grèce au prince de Cobourg, à une créature de l’Angleterre ! Il n’est pas de termes pour exprimer le mépris qu’inspirait à M. Thiers ce qu’il nommait la profonde incapacité et l’indigne soumission du gouvernement français. Depuis, M. Thiers ministre votait, dans le conseil, pour les subsides du roi Othon, le lieutenant de la Russie en Grèce.
L’expédition d’Alger se prépare. C’est une belle, une grande et noble guerre ! M. Thiers, qui a toujours montré un enthousiasme si vrai pour les hauts faits nationaux, M. Thiers devait voir avec une joie toute patriotique les préparatifs de cette flotte et de cette armée, destinées à affranchir la Méditerranée dont il souhaitait si vivement l’indépendance. D’abord M. Thiers s’adresse aux chambres. On sait bien, dit-il, qu’elles ne confieront pas 25,000 Français, des vaisseaux et des millions à M. de Polignac, même pour venger l’honneur de la France ! Voyant que la haine contre M. de Polignac ne l’emporte pas, dans les chambres, sur l’amour du pays, et que le ministère obtient ses vaisseaux et ses soldats, M. Thiers prend une autre marche. Il se jette avec un parti pris, sur les cartes marines et sur les livres de voyage, ne prenant note que des écueils, des rochers et des brisans, ne lisant que le récit des déroutes et des malheurs subis par les anciennes expéditions, et s’arrêtant aux descriptions les plus exagérées de tous les fléaux qui attendent les Européens en Afrique. Tremblez, hardis marins ! tremblez, soldats de Napoléon ! et vous, les enfans de ces soldats qui combattirent en Égypte, aux Alpes, sur les glaces de la Russie, entre les défilés de l’Espagne et dans les marais de la Hollande, il s’agit de franchir la Méditerranée et d’aller attaquer une place devant laquelle a échoué Charles-Quint ! Tremblez et apprenez, en lisant les articles de M. Thiers, général expérimenté, à connaître toutes les difficultés de cette campagne. — D’abord, il faut aborder, chose difficile ; — ensuite, on aura à se couvrir, et du côté de la place, et du côté de la campagne ; — on verra voltiger sans cesse sur ses derrières une cavalerie, non pas redoutable, mais des plus gênantes ! — Il faudra tout porter, artillerie de campagne, artillerie de siége, palissades de villes, etc. — Enfin, il faudra, outre les fourrages pour les chevaux, des vivres pour toute l’armée, et cette difficulté est immense. — Ajoutez que la côte d’Afrique est plate, battue par les lames et inabordable aux vaisseaux d’un grand tirant d’eau ; et vous aurez une faible idée des difficultés que M. Thiers amoncelait au-devant du seul acte national accompli par le ministère dont il s’était, à juste titre, constitué l’implacable ennemi.
On lève des matelots au Havre. M. Thiers s’oppose à la levée des matelots. La coupable folie du projet d’expédition le frappe plus vivement que jamais, à propos de cette levée. Il plaint de toute son âme ces malheureux matelots du commerce, qui, forcés, par la loi de l’inscription maritime, de se transporter sur les vaisseaux de l’état, quand ils en sont requis, n’auront plus que vingt-quatre francs par mois, au lieu de soixante qu’ils recevaient de leurs armateurs. Peu s’en faut qu’il ne les excite à s’opposer à cette espèce de tyrannie, qui pèse constamment sur eux. Nommer l’inscription maritime, cette belle institution qui assure l’avenir des marins, une espèce de tyrannie ! M. Thiers fera bien de ne pas devenir ministre de la marine.
L’expédition insensée continue de causer des insomnies à M. Thiers. Il examine tour à tour les côtes d’Afrique ; il lui semble impossible que nous débarquions jamais sur cette terre ennemie, et qu’une fois débarqués, nous puissions nous y maintenir. Bonaparte a dit, il est vrai, que la Méditerranée est un lac français (M. Thiers aime cette citation) ; mais les puissances nous permettront-elles de garder Alger ? M. Thiers ne le pense pas ; car le monde, dit-il, n’est pas prêt à déchirer le protocole de Vienne. D’ailleurs, les Turcs reviendront en Afrique. La piraterie se continuera malgré nous ; et au lieu d’une piraterie organisée, régulière, dirigée par un gouvernement (M. Thiers ajouterait, s’il l’osait, au lieu d’une piraterie honorable et paternelle comme celle du dey d’Alger), on aura la piraterie isolée, beaucoup plus redoutable. L’expédition coûtera 200 millions ; si vous avez trop d’argent, achevez Cherbourg, mettez nos places fortes dans l’état le plus formidable, fortifiez Lyon et Paris, les deux points essentiels de la France dans une guerre ! Employez vos millions comme vous l’entendrez, mais gardez-vous d’Alger surtout. Serez-vous plus heureux que Charles-Quint qui y perdit une armée et une flotte ; que Buckingham, que Blake, qui y vainquirent sans fruit ; que Duquesne qui dut le laisser après un chétif bombardement, ou que lord Exmouth qui a réussi à abaisser le pavillon barbaresque, mais qui a appris aux Algériens à défendre et à fortifier le point par lequel il avait serré leur ville ? Enfin, après une suite de prophéties effrayantes, M. Thiers prononce sur le sort de l’expédition ; si elle ne périt pas dans l’attaque, elle n’échappera pas aux dangers du retour ; conclusion terrible fondée sur un mois d’études et de travaux. Vous savez le reste. La flotte mit à la voile malgré M. Thiers ; nos soldats ne lurent pas ses articles et s’emparèrent d’Alger où ils se maintinrent malgré ses décourageantes prédictions, prédictions coupables, en ce que M. Thiers annonçait après l’embarquement de nos troupes et leur départ, c’est-à-dire quand tout retour était impossible, que l’Angleterre allait s’opposer à l’expédition, et que la Russie prenait parti contre nous dans la Méditerranée. Enfin, il fallut bien se rendre, et M. Thiers répondit au bruit du canon qui lui annonçait la prise d’Alger, par un article où il établissait que cette victoire n’était que le commencement d’un long désastre ! Hélas ! pourquoi M. Thiers n’a-t-il pas été aussi persévérant dans toutes ses opinions ?
La presse a été une arme bien meurtrière en ses mains, mais il en a frappé un ministère qui nourrissait des pensées coupables. Qui voudrait le désapprouver ? Loin de moi la pensée de blâmer M. Thiers de la vigueur de son opposition ; mais au moins qu’on ne nous dise plus, comme M. Thiers l’a dit à la tribune, que l’opposition du National était une opposition modérée, un modèle de discussion politique, où la raison, l’équité et les convenances étaient toujours observées, quand, au contraire, cette polémique était exclusive, absolue, violente et grossière souvent ; quand, dans sa haine, elle ne craignait pas d’effrayer le pays, de jeter le découragement au cœur de l’armée, d’inquiéter et de désoler les familles ; quand la passion l’aveuglait au point de méconnaître et de nier les faits les plus avérés, et quand, obéissant à des répugnances mesquines, elle renonçait à prendre sa part d’une des plus honorables et des plus glorieuses expéditions militaires de la France.
M. Thiers a dit aussi quelque part qu’il ne s’attaquait jamais aux personnes, mais toujours et uniquement aux choses. Le 4 février 1830, M. Thiers écrivait : « On a beau soutenir qu’un ministère ne répond pas des discours des oisifs. Les hommes se réfléchissent toujours dans les discours qu’ils excitent. Or, d’après tout ce qu’on dit sur le ministère depuis six mois, il est certain qu’il y a dans son sein des casse-cou et des passions. Il a été fait le 8 août, et le 8 août on était au désespoir des concessions faites. C’est le chapeau enfoncé sur la tête et la main dessus, que le ministère a été donné. Or, il a fallu y mettre des gens à coup de mains, des compagnons de George, des bilieux, des hommes à passer deux ou trois fois d’un camp dans un autre, etc. »
Ce qu’on va lire s’adresse plus haut : « Il serait commode peut-être que cette masse infatigable, agissante, innombrable, qui se compose de laboureurs, d’ouvriers, de soldats, de marchands, d’écrivains, d’artistes, et qu’on appelle le peuple, payât sans se plaindre ni demander compte ; mais elle ne le veut pas, et elle est capable, si on l’irrite sur ce point, de forcer à voyager pendant vingt-cinq ans quiconque lui parlerait de servitude. Elle pourra, si cela convient à son repos, improviser une royauté et une aristocratie qui feront illusion à l’Europe, etc. » (18 février.)
Ailleurs, M. Dudon est désigné sous le nom d’homme taré ; M. Thiers l’accuse en termes fort clairs et ne lui ménage pas les soupçons, sans doute en vertu de l’axiome : « Les hommes se réfléchissent toujours dans les discours qu’ils excitent. » La presse actuelle n’a jamais été plus loin. M. Thiers le sait bien. Je vous demanderai aussi, monsieur, si le Corsaire ou la Tribune ont jamais écrit des paroles plus dures que celles-ci, tracées dans le National, de la main de M. Thiers : « Que le ministère raisonne, qu’il prie, qu’il menace, on n’en tiendra compte. Il aura beau imiter une voix auguste et dire : Je suis le roi ! écoutez-moi ; on lui répondra : Non, vous n’êtes pas le roi ; vous êtes M. de Polignac, l’entêté, l’incapable ; vous êtes M. de Peyronnet, le déplorable ; M. de Bourmont, le déserteur ; M. de Montbel, l’humble dupe ; M. de Chantelauze, le jésuite, etc. » — Si c’est là une discussion modérée des principes, elle ressemble, à s’y méprendre, à celle de Cromwell, à la porte de la chambre des communes, quand, avant de mettre la clé dans sa poche, il faisait passer devant lui tous les membres du parlement, en les apostrophant, celui-ci du nom d’ivrogne, celui-là de l’épithète de débauché, en nommant les autres des imbéciles ou des fieffés coquins. Ce n’est pas ainsi que M. Guizot, qui était également journaliste à cette époque, entendait l’imitation de l’école anglaise.
J’aime bien mieux M. Thiers quand il s’en prend des maux de la patrie, non pas à un homme, mais au parti tout entier. Que M. Thiers est éloquent alors ! Oh ! que c’est bien l’enfant du peuple qui défend sa vieille mère, la révolution, contre les dédains des nobles et des parvenus ! On dirait, passez-moi la comparaison, monsieur, un de ces jeunes et pétulans compagnons des faubourgs de Paris, tant sa parole devient vulgairement spirituelle, tant il y a de mutinerie, de joyeuses et mordantes saillies dans ses imprécations. Adieu l’historien, adieu l’homme d’état ! Il ne reste plus que le pauvre et insouciant prolétaire, qui nargue de son indépendance tous ces grands seigneurs, tous ces gentilshommes sans priviléges, toute cette arrogance aristocratique mise par la révolution au niveau de son humilité. Il n’est pas jusqu’aux fautes de langue, qu’on trouve çà et là dans ces apostrophes révolutionnaires, qui n’ajoutent à leur effet. — « Nous sommes des jacobins, s’écrie M. Thiers, et nous ne voudrions pas être autre chose ; nous sommes des gens du peuple et des jacobins avec Mirabeau, avec Barnave, avec Vergniaud, Sieyes, Hoche, Desaix et Napoléon ; c’est aussi de notre côté que se trouvent les jacobins qui moururent comme Bailly, et qui souffrirent tous leur captivité comme souffrit à Olmutz le patriote Lafayette. — Les jacobins et le parti révolutionnaire sont pour vous tous les hommes qui, depuis 1789 jusqu’à 1830, ont émis un aveu de liberté : eh bien ! nous sommes glorieux d’être du parti de cette révolution. Nous lui devons tout ce que nous sommes, et non seulement nous qui la soutenons, mais nos adversaires qui la diffament et la calomnient. — Il y a aujourd’hui lâcheté et ingratitude à abandonner la cause de la révolution, ajoute M. Thiers ; la maison régnante lui doit son indépendance de l’aristocratie de cour, la possibilité de régner qui n’existait plus à la fin du règne de Louis xv, un revenu de plus de quarante millions ; les nobles de l’ancien régime lui doivent une nouvelle existence par la pairie, des titres rajeunis, des dettes acquittées et un million ; les nobles du nouveau régime lui doivent tout, tout depuis le pain qu’ils mangent, jusqu’à leurs titres de ducs et de princes, quoique beaucoup paraissent l’oublier. Les libellistes qui la calomnient lui doivent cette liberté dont ils abusent contre elle ; leurs patrons lui doivent leurs portefeuilles ; car, sans la révolution, comme le disait un jour M. de Corbière, ni M. de Corbière, ni M. de Peyronnet, ni M. de Villèle, n’auraient été ministres. M. de Polignac lui-même serait-il ce que nous le voyons aujourd’hui sans la révolution ? L’espèce de faveur qui vint tout à coup surprendre sa famille, au grand étonnement de la cour, aurait-elle suffi pour le placer où il est ? »
Alors l’œil en feu et sublime de fureur, M. Thiers se dresse devant les royalistes, et leur renvoyant des accusations qu’ils ont lancées, qui a rendu la révolution inévitable, demande-t-il, si ce ne sont les royalistes ? « Qui a provoqué le renvoi de Turgot et de Necker ? Qui a provoqué le soulèvement du peuple, au 14 juillet, par des intrigues coupables ? Qui a fait, au 5 octobre, courir à Versailles la population de Paris, en se livrant à des faits tumultueux et en formant le projet d’enlever le roi ? Qui a fait périr le malheureux Favras ? Qui a conseillé le funeste voyage à Varennes ? Qui a résisté aux lettres pressantes de Louis xvi ? Qui l’a obligé de se compromettre en refusant de sanctionner la loi contre les émigrés ? Qui a fait le fameux manifeste de Brunswick ? Qui a provoqué l’assaut du 10 août ? Quels étaient les Français qui se trouvaient avec les Prussiens au camp de la Lune en 1792, et qui, en 1814, étaient avec les Russes devant Montmartre, tirant contre les gardes nationales de France ? Qui massacrait, qui arrêtait les diligences dans la Vendée ? Qui est-ce qui chargeait le Rhône de cadavres en 1795 ? Qui massacrait à Marseille au fort Saint-Jean ? Qui est-ce qui faisait égorger nos soldats pendant le siége de Kehl, désignait le point où l’ennemi devait tirer, et faisait écraser les Français sous les obus ? Qui est-ce qui soudoyait des assassins sous le consulat, et faisait sauter les rues de Paris ? Et, en 1815, qui massacrait dans le Midi ? Qui assassinait Brune ? Qui fusillait Labédoyère, Ney, Mouton-Duvernet ? Qui a troublé la France pendant vingt ans, empêché le paisible établissement de ses institutions, cherché d’abord à détruire la charte, puis, quand la détruire a paru impossible, à la fausser ? Ceux qui s’appellent royalistes. » — Mais voyez donc comme M. Thiers a retrouvé tout à coup le sens de l’histoire qu’il avait perdu quand il était historien, comme il démêle avec sagacité les fautes et les crimes des partis qui lui échappaient quand il traçait l’histoire de la convention. D’où vient cet excès de passion succédant tout à coup à cet excès de calme ? Pour moi, je ne me charge pas de l’expliquer.
Chemin faisant, M. Thiers continue à donner de bonnes leçons de gouvernement à M. de Polignac et à ses collègues. Dans une circulaire adressée aux officiers, à propos des élections, M. de Polignac avait dit : « On ne peut servir en même temps le gouvernement du roi et l’opposition ; la loyauté et le devoir exigent l’option. » M. Thiers combat cette maxime despotique avec une grande autorité de raisonnement. — « M. de Polignac prétend-il que, parce qu’on est dans l’opposition, c’est-à-dire parce qu’on le regarde comme un détestable ministre, on ne peut défendre la France sur le Rhin ? » dit M. Thiers. — Ailleurs, M. Thiers défend l’indépendance des fonctionnaires et des magistrats. — « Le percepteur, dit-il, le garde forestier, l’officier et le magistrat ne sont point placés dans leurs fonctions pour penser précisément comme M. de Polignac ou M. de Villèle, mais pour percevoir fidèlement les deniers de l’état, veiller avec intelligence et avec soin à la conservation des forêts, rendre la justice avec intégrité, discipliner les soldats et se battre vaillamment à leur tête. Quand tout cela est fait, et bien fait, leur engagement est rempli. » — Et récemment, M. Thiers a destitué, sans examen, un architecte du gouvernement, accusé faussement, par de honteuses dénonciations, d’avoir donné asile à Dieppe, pendant une nuit, à l’un des prisonniers évadés de Sainte-Pélagie. Je dois dire toutefois, pour la justification de M. Thiers, que dans cet article où il plaidait si éloquemment en faveur de l’indépendance des gardes champêtres, des percepteurs et des juges de paix, il n’est pas question des architectes, sorte d’hommes bien plus dangereuse, comme on sait.
Je veux citer un dernier trait de M. Thiers. Le 30 juin, le ministère annonçait dans le Moniteur qu’une dépêche d’Alger, qui aurait dû arriver en même temps que celle du 19, n’était parvenue à Paris que par le courrier du 29. M. Thiers, qui n’entendait pas raison en ce temps-là sur les dépêches cachées et retardées à dessein, entre aussitôt dans sa fureur ordinaire. — « Il faut tenir bien peu à la considération et se moquer bien hardiment du pays, pour publier une explication pareille ! s’écria-t-il. Cette explication doit inspirer beaucoup d’estime pour le ministère, et la France doit être bien honorée et bien satisfaite d’être gouvernée par des hommes d’état aussi francs ! Le retard de cette publication rend le ministère coupable, ou de négligence, ou de mensonge… Il n’est pas permis de laisser la France sans savoir ce qui est arrivé à son armée… Si le ministère avait reçu des nouvelles, qu’il songe à la grave responsabilité qu’il encourrait en les cachant.» — Que disent de cette diatribe les collègues actuels de M. Thiers ?
Ce qui me frappe dans l’esprit de la polémique de M. Thiers, c’est le ton de la menace qui y domine. Du jour où le nom de M. de Polignac a été prononcé, M. Thiers ne s’est pas contenté, comme ses collègues de la presse, de jeter un long cri d’alarme ; dès ce jour, il a provoqué la résistance du pays ; il a dénoncé le ministère qui était à peine formé, il l’a mis hors la loi ; tous les actes de ce ministère ont été couverts de ses malédictions ; il ne lui a même pas pardonné le peu de gloire qu’il a donnée à la France, et il l’a confondue avec tous les maux que ce fatal ministère a causés ; et quand ce ministère, comme pour échapper aux foudroyantes menaces de la presse, qui l’assaillaient chaque matin, se condamnait à une inertie profonde ; quand il essaya de se soustraire, par un repos absolu, aux poursuites de ses ennemis, M. Thiers le poursuivit encore, le provoqua de nouveau, le railla de sa faiblesse, le défia de réaliser ses projets, supposés ou réels ; il l’accusa de reculer lâchement devant sa tâche, et somma presque le pays de se soulever contre ces ministres criminels de ne rien faire, et coupables de ne pas vouloir accomplir les prophéties prononcées à leur avènement. Je ne sais, mais les provocations inouies du National contribuèrent peut-être à exaspérer le parti qui a fini par donner complètement raison à M. Thiers. Sans doute, on conspirait contre la liberté dans le ministère présidé par M. de Polignac, sans doute on y rêvait un coup d’état ; mais plus tard, quand M. Thiers faisait décider, dans le conseil, la mise de Paris en état de siége, il donnait aussi pour motif de cette mesure extra-légale les provocations insolentes de la presse ; c’est encore l’argument qui lui a servi dans la discussion des lois sur les journaux et le jury, et cependant si M. Thiers daignait relire quelques-uns de ses articles de 1830, il penserait certainement que le style des journaux d’aujourd’hui l’emporte autant en modération sur celui du National qu’il rédigeait, que le ministère actuel l’emporte en esprit de légalité, en morale, et en respect pour les institutions, sur le ministère de M. de Polignac !
Voici enfin le tocsin qui sonne, le peuple qui s’ébranle et qui court au combat ! Le sang coule déjà, les canons roulent sur le pavé de la cité royale ! M. Thiers a été entendu ; la monarchie, qui a déchiré son contrat, est déjà à demi renversée ; on n’attend plus qu’une voix, qu’un chef. Mais où donc est M. Thiers ? Où donc s’est cachée cette audace qui promettait la victoire à son parti, et qui attendait si impatiemment l’heure ? Qu’est devenu l’orateur populaire qui traçait si fièrement un cercle autour du pouvoir, et le défiait de faire un pas au-delà. Hélas ! comme Archiloque et comme Horace, M. Thiers, peu accoutumé au tumulte des batailles, avait senti fléchir son courage ; la faiblesse de son corps avait trahi la force de sa volonté, et il s’en était allé, sous les frais ombrages de Montmorency, se dérober à la fois aux dangers qui précèdent les victoires, et aux proscriptions qui suivent souvent les défaites. N’accusez pas M. Thiers d’un manque de cœur, monsieur ; le cœur lui défaillit ce jour-là, mais il avait défailli à beaucoup d’autres ; et M. Thiers a fait voir depuis, en courant avec une sorte d’ostentation aux barricades de juin, qu’il sait au besoin se donner les vertus guerrières. Que voulez-vous ? ce jour-là, M. Thiers n’était pas préparé au danger, et sa provision de courage militaire n’était pas encore faite. Peut-être aussi se disait-il que ce n’était pas aux intelligences d’affronter ainsi les hasards des rues ; peut-être aussi que cette longue étude de nos guerres qu’il avait faite, que l’admiration qu’il professait pour les soldats de la France, lui défendaient d’admettre que des garçons imprimeurs, des commis de boutique, commandés par des journalistes, que les gamins de Paris enfin, ne fussent pas écrasés par la puissance des forces régulières. M. Thiers se mêla hardiment à la lutte, tant qu’il ne fut question que de résistance légale ; il resta ferme à son poste du National jusqu’au dernier instant, je veux dire qu’il partit au moment où le vieux Benjamin Constant arriva, quand l’appel du tambour et le bruit de la fusillade lui donnèrent le signal de la retraite. Le premier jour de cette brusque révolution, M. Thiers rédigea une protestation pour les journalistes, tandis qu’ailleurs M. Guizot rédigeait une protestation pour les députés ; il fut de toutes les assemblées, de tous les conseils où l’on délibéra sur les moyens les plus propres à faire retirer les ordonnances ; l’avis qu’il ouvrait était de suspendre partout l’action civile ; il invitait les avocats à ne pas plaider, les juges à cesser de rendre la justice, les notaires, les officiers judiciaires à interrompre le cours de leurs fonctions ; il voulait, en quelque sorte, paralyser le pays et réduire le pouvoir à lui demander grâce. C’est ainsi, disait-il, que les choses se passaient quelquefois dans les anciens temps, quand la cour exilait les parlemens ; c’est ainsi qu’on la forçait à revenir sur ses décisions brutales. Mais tandis que M. Thiers rapetissait la lutte, et la réduisait aux proportions d’une querelle de cour et de parlement, elle grandissait à vue d’œil, et de Fronde que M. Thiers la voulait, elle se faisait Ligue, et quelque chose de mieux. C’est alors que M. Thiers fléchit ; l’affaire n’était plus à sa taille.
M. Thiers revint à Paris avec l’ordre et le calme. On a fait beaucoup de conjectures sur ses démarches extra muros pendant ces trois journées ; je pourrais aussi me faire l’historien de ce petit voyage ; mais à quoi bon, monsieur ? Le principal est que M. Thiers est revenu, et que nous le possédons encore à cette heure.
M. Thiers jeta de côté le National, ce second degré de sa fortune ; on le nomma conseiller d’état, et il demanda au duc d’Orléans et au baron Louis, devenu ministre des finances, l’autorisation de remplir, sans titre, les fonctions de secrétaire-général de ce ministère. M. Thiers s’était essayé, en fait de finances, dans une brochure sur Law et son système, qu’il avait publiée sous la restauration, et où il avait résumé, avec son habilité ordinaire, les vues qu’il avait recueillies dans la conversation des hommes versés en ces matières. On vivait alors dans une touchante union, et toutes les nuances d’opinions étaient confondues dans le ministère ; M. Molé, si vous l’avez oublié, était alors ministre des affaires étrangères ; M. de Broglie, qui ne saurait plus vivre avec lui, siégeait à son côté, au conseil, avec le portefeuille de l’instruction publique ; M. Guizot, chargé du ministère de l’intérieur, s’entendait avec les membres les plus ardens de la société aide-toi, le ciel t’aidera, pour le choix des préfets. M. Dupont de l’Eure administrait le département de la justice ; le maréchal Gérard, celui de la guerre ; M. Sébastiani se contentait modestement de la marine, et M. Laffitte, ainsi que M. Périer, ministres sans portefeuille, semblaient ne faire qu’un dans le conseil.
La seule énonciation de tous ces noms vous paraît étrange aujourd’hui, et je n’ai pas besoin de vous dire que ce faisceau, noué par des liens si mal assortis, ne tarda pas à tomber en pièces. M. Périer, M. Molé, le baron Louis et le maréchal Gérard se plaignaient du désordre qui régnait dans la hiérarchie ; je crois, sans l’affirmer, qu’une lutte s’engagea à cette époque entre M. Odilon Barrot, préfet de la Seine, et M. Guizot ; de leur côté, M. Laffitte, M. Dupont de l’Eure et M. de Lafayette, s’appuyant sur ce qu’on nommait l’opinion populaire, voulaient qu’on fît des concessions, au lieu de demander des mesures de répression ; en un mot, dans le conseil même s’étaient organisés la résistance et le mouvement. Le mouvement emporta la résistance. M. Laffitte devint président du conseil, ministre des finances ; M. Périer se retira dans sa maison ; M. de Montalivet remplaça M. Guizot ; le maréchal Maison prit la place de M. Molé, et le baron Louis quitta, pour la dixième fois, les affaires.
Durant tout ce ministère, M. Thiers avait peu marqué. Il attendait dans l’inaction et dans l’étude assez stérile des cartons du ministère des finances, où il vivait. Le baron Louis, vieillard plein de verdeur, cloué chaque jour, dès six heures du matin, sur les rapports et les états de ses chefs de division, rompu au métier de ministre des finances, qu’il avait pratiqué si long-temps et si souvent, ne laissait à M. Thiers qu’un rôle subalterne. Le vieux ministre, habitué à le traiter comme un jeune homme intelligent quand il l’admettait autrefois à sa table, le nommait encore, d’un ton de paternité, mon enfant, et ne se gênait pas pour rire quand M. Thiers émettait un avis qui trahissait son inexpérience financière. Il n’en fut pas ainsi quand M. Laffitte arriva. D’abord M. Laffitte était président du conseil. Jugez si un seul homme pouvait suffire alors à diriger la politique et le mouvement financier de la France, amenée bien près d’une banqueroute et d’une invasion ! M. de Villèle y eût péri en vingt-quatre heures. M. Thiers sentit bien vite quelle importance il y avait à gagner pour lui dans ce moment. M. Laffitte était encore plus étranger que lui au ministère des finances, car enfin, M. Thiers y vivait depuis quatre mois. M. Laffitte, son protecteur, son ami, devait infailliblement jeter les yeux sur lui, qui était là, avec sa réputation d’homme capable et d’esprit flexible et fin. M. Thiers ne donna pas sa démission, car il n’avait pas de titre, mais il persista à sortir avec le baron Louis. M. Laffitte se vit obligé d’aller au château déclarer qu’il ne pouvait se charger du fardeau qu’il avait accepté, si M. Thiers le laissait seul aux finances, et il fallut qu’un commandement exprès du roi vînt décider M. Thiers à garder sa place, sa place, je me trompe, car il fut nommé sous-secrétaire d’état au département des finances. Ce fut le résultat de son dévouement au baron Louis !
En quittant le ministère de l’intérieur, M. Guizot avait dit à M. Thiers : « Je suis jeune, j’ai de la capacité, on le sait, je reviendrai. » M. Thiers en disait autant, et il ajoutait : J’arriverai. M. Laffitte ne s’occupait pas du ministère des finances, ou du moins il s’en occupait fort peu. C’était M. Thiers, en réalité, qui dirigeait ce département. On peut dire que M. Thiers faisait son apprentissage aux dépens de M. Laffitte, ou pour dire vrai, du pays. La première pensée d’un homme tout nouveau dans les affaires, et qui y apporte, comme faisait M. Thiers, un sentiment prononcé de sa capacité et de son mérite, c’est de renverser toutes les idées reçues, et de chercher un nouveau système, pensée bien dangereuse, en finances surtout. M. Thiers se souvint alors de deux ou trois lois du directoire et du consulat, qui étaient tombées sous sa main, dans le cours des études qu’il faisait en écrivant l’histoire de la révolution. Il exhuma un beau jour ces lois de deux ou trois époques, en fit un tout assez incohérent, et le présenta à M. Laffitte qui vint le lire à la chambre. Il y avait à peine quinze jours que M. Laffitte était ministre, et déjà M. Thiers avait renversé toute l’assiette de l’impôt. Il s’agissait tout simplement de convertir la contribution personnelle et mobilière, et la contribution des portes et fenêtres, d’impôt de répartition, en impôt de quotité. La France était bouleversée, l’émeute aux portes, l’inquiétude et l’effroi partout ; le Midi hésitait encore à se soumettre aux lois de 1830, la Vendée avait repris les armes, la ville de Lyon menaçait la France du soulèvement qu’elle a opéré depuis ; n’importe, l’ardent désir d’innover qui animait M. Thiers, l’emportait malgré lui. Ce que Napoléon, ce que les Bourbons n’avaient pas osé faire, l’un dans la plénitude de sa puissance, les autres dans la sécurité d’une profonde paix, M. Thiers voulait l’accomplir en 1830. La répartition des contingens de l’impôt était alors ce qu’elle était en 1791, quand l’assemblée constituante l’adopta. Sans doute, ces contingens pouvaient être mieux répartis, puisque les contributions furent fixées alors d’après les charges des anciennes provinces. Le plan de M. Thiers eut donc été bien conçu, s’il avait eu le dessein d’égaliser les charges, et d’empêcher, par exemple, que le département du Bas-Rhin ne payât la contribution personnelle immobilière que dans le rapport de quatre-vingt-quatorze centimes par tête d’individu, tandis que le Loiret la payait dans le rapport de un franc quatre-vingt-sept centimes ; mais telle n’était pas sa pensée. Ce qu’il voulait, c’était fouiller plus profondément dans toutes les bourses, lancer les agens du fisc dans les recoins les plus oubliés, et chercher partout, au moyen de cette loi, une nouvelle matière imposable. M. Thiers disait même avec beaucoup de bonhomie, dans la discussion de cette loi, que plus l’impôt serait varié, plus on atteindrait les fortunes, qu’il fallait poursuivre cette variété de l’impôt sous toutes les formes ; que l’impôt était un art qui se perfectionnait tous les jours, et qui arriverait bientôt, il fallait l’espérer, à sa dernière perfection. Par la nouvelle loi, un million de plus d’individus paieront l’impôt ! ajoutait M. Thiers. Un million d’individus que la restauration avait épargnés, allaient être atteints par cette loi. M. Thiers, l’ami du peuple, le défenseur du peuple, avait déjà trouvé cinq millions à glaner sur la tête des ouvriers et des prolétaires. En vérité, c’était leur faire payer un peu cher le joyeux avènement de M. Thiers au pouvoir de juillet !
M. Laffitte prononça encore à la tribune quelques discours rédigés par M. Thiers, et présenta quelques projets de sa façon ; mais c’était à la condition que M. Thiers ne viendrait pas les défendre, car le jeune sous-secrétaire d’état déplaisait à la chambre, à cause du ton d’insouciance et de légèreté qu’il affectait. Ses longs discours, remplis de faits inexacts, de chiffres contestables et souvent contestés avec succès, ressemblaient trop à une leçon apprise, et, en général, à des articles de journaux. En un mot, la chambre traitait M. Thiers comme un homme qui vient faire de la littérature ou de l’histoire de rhéteur à la tribune ; et, plusieurs fois, le ministre des finances fut obligé de promettre aux députés de la majorité que M. Thiers ne remplirait pas les fonctions de commissaire du roi dans la discussion des projets de loi qu’il était urgent de faire adopter. M. Thiers passa tout le temps de cette session à tâter le terrain de la tribune ; mais il y faisait mauvaise figure, et ses amis politiques commençaient à désespérer de sa gloire d’orateur politique.
Cependant toutes sortes d’embarras croissaient autour du ministère présidé par M. Laffitte. Quelques-uns de ces embarras venaient de la faiblesse du ministère, des ménagemens qu’il était forcé, par sa nature, de garder envers une fraction de parti avec laquelle pourtant il avait assez rompu, pour qu’elle l’attaquât à la chambre et dans les rues par l’émeute, et qui tenait cependant encore à lui par quelques liens. À l’extérieur, le ministère Laffitte ne voulait pas la guerre, mais il ne réprimait pas la propagande. Il envoyait les émigrés espagnols, à ses frais, aux frontières, et là, tantôt il les encourageait, tantôt il les faisait arrêter et revenir en arrière. Le défaut de ce ministère, c’était de vouloir ménager ses ennemis, et de ne pas reconnaître hautement ses amis. Il n’osait pas rompre avec M. Guizot, et il refusait de s’entendre avec M. de Lafayette ; il avait le pouvoir, et il n’osait pas être puissant, même pour bien faire ; en un mot, un caractère décidé lui manquait. Chaque jour aussi l’anarchie augmentait, et Casimir Périer, qui s’était placé en observateur sur le fauteuil du président de la chambre, voyait, avec une secrète joie, le moment où son vieux compétiteur de la chambre et de la banque serait encore une fois contraint de lui abandonner la première place.
M. Laffitte avait encore d’autres soucis qu’il ne disait pas. Ce n’était pas assez que le désordre et le discrédit s’attachassent à son administration, une main qu’il cherchait à ne pas reconnaître semblait tout brouiller autour de lui. Il était évident qu’on se cachait de lui, et que des affaires très importantes se traitaient ailleurs que dans le cabinet du président du conseil. Je vous ai conté, dans une de mes lettres, l’histoire de la dépêche remise directement au roi par M. Sébastiani. Cette circonstance n’ouvrit pas les yeux à M. Laffitte, il savait trop bien ce qu’il en était ; mais elle lui fournit un prétexte d’offrir sa démission, et il ne la fit pas attendre.
Deux jours avant cet incident, M. Thiers était venu trouver M. Laffitte et l’avait prié de faire agréer au roi sa démission de sous-secrétaire d’état des finances. Ce même jour, M. Thiers avait eu soin de faire annoncer sa retraite par les journaux. Les hirondelles ont le précieux don et la divine prévoyance de s’envoler à tire-d’ailes des édifices qui menacent de s’écrouler.
Un mois auparavant, M. Thiers avait déjà offert sa démission, mais par un plus louable motif.
Je ne sais si vous voudrez bien le reconnaître, monsieur, mais je crois vous avoir dit sans amertume les défauts du caractère politique de M. Thiers, et vous avoir exposé, sans envie, ses brillantes qualités. Un de ces défauts a dû lui causer d’amers regrets, je veux parler du cynisme de ses discours, qui le firent accuser d’actions que je n’hésite pas à déclarer indignes de son caractère. Pendant le court ministère de M. Laffitte, ces accusations le poursuivirent presque chaque jour ; chaque matin les feuilles légères lui lançaient, d’une manière détournée, des soupçons mille fois plus terribles que des accusations directes. Souvent les journaux politiques exposaient ces soupçons sous la forme du doute, et comme pour inviter le jeune fonctionnaire à s’en laver. Ces attaques publiques voulaient une réponse publique aussi, et cette réponse ne venait pas, au grand déplaisir de la chambre, qui voyait le ministère atteint dans un de ses membres, et au mortel chagrin des amis du jeune écrivain, qui ne doutaient pas de sa droiture. L’accusation est trop connue pour que je me fasse un scrupule de la reproduire. Disons tout, monsieur. On accusait M. Thiers d’avoir participé au trafic de quelques places qui dépendaient du ministère des finances. Ce ne fut pas par un de ses adversaires politiques que cette accusation vint pour la première fois à mon oreille ; elle me fut répétée, les larmes aux yeux et le front rouge d’une honorable colère, par le meilleur, le plus tendre et le plus ancien des amis de M. Thiers. Pour moi, j’avoue que le seul aspect de cette noble figure, ainsi bouleversée, eut dissipé tous mes soupçons, si j’en avais conçu. L’amitié de certains hommes est une attestation de probité.
Je rougirais moi-même d’avoir à défendre M. Thiers, et M. Thiers rougirait aussi sans doute, si je lui faisais l’injure de le protéger contre ces accusations. Je n’en parle même que parce qu’elles arrivèrent jusqu’à M. Thiers, et qu’elles troublèrent cruellement sa vie en ce temps-là. Son malheur était bien réel, et M. Thiers était sincèrement à plaindre, car on avait, en effet, tenté de trafiquer de quelques places en son nom ; et l’homme qui se livrait à ce honteux métier, portait un titre qui touchait de trop près à M. Thiers, pour que sa juste colère pût l’atteindre. En ame courageuse et résolue, qui ne balance pas entre la honte et la fortune, M. Thiers eut bientôt pris son parti. Renonçant aussitôt à tous ses rêves d’ambition et de grandeur, et regardant, non sans douleur, du faîte où il était arrivé, le point d’où il était parti, il se dit qu’il fallait descendre. Alors il alla trouver M. Laffitte, et lui conta tout son malheur avec ce ton de simplicité et de franchise qu’il ne retrouve plus qu’à de trop rares intervalles. Il était décidé, disait-il, à quitter le ministère, à se consacrer à la vie laborieuse qu’il avait menée avant sa fortune de juillet, et, dans l’impossibilité où il était de démentir publiquement les soupçons qui s’attachaient à lui, il voulait au moins les faire cesser par sa retraite. En cette circonstance, M. Laffitte agit envers son jeune ami comme s’il eût été l’honnête et bon père qui lui manquait ; il le consola ; il lui donna les moyens d’arrêter le honteux négoce qu’on osait faire de son nom, et lui rendit le courage dont il avait grand besoin à cette heure. Le roi fut instruit de cette démarche et se joignit au président du conseil pour effacer de l’esprit de M. Thiers les derniers nuages qui y restaient. Voilà, monsieur, tout ce qu’il en est ; il m’a fallu aussi quelque courage à moi pour tracer cette page de ma lettre, et je ne l’ai fait que dans l’espoir qu’un jour elle se retrouvera auprès des accusations qui m’ont décidé à l’écrire. Mais, encore une fois, ne m’attribuez pas la pensée d’avoir voulu justifier M. Thiers de ces imputations ; Dieu merci, je ne suis pas homme à l’injurier, et ma sollicitude serait un outrage.
À l’époque où Casimir Périer se résigna à se laisser revêtir de la dignité de président du conseil, qu’il convoitait depuis si long-temps, M. Thiers fit un voyage dans le midi, et se rendit à Aix, pour assurer son élection, dans laquelle il fut soutenu par le ministère. Je parle, non pas du ministère de M. Laffitte, comme vous pourriez le croire, mais du ministère de M. Périer, cabinet tout différent par ses principes, par ses allures et par son système, mais qui soutenait déjà M. Thiers, l’un des membres les plus actifs, et l’un des faiseurs du cabinet précédent. Durant le ministère de M. Laffitte, M. Thiers, plus avancé dans le mouvement que ne l’était M. Laffitte lui-même, M. Thiers ne parlait que d’aller sur le Rhin, et de déployer, en Italie, les vieux drapeaux de Napoléon. On avait beau lui opposer le déplorable état de nos finances qu’il savait mieux que personne, il répondait que Bonaparte était entré en campagne sans argent, et que du haut des Alpes, il avait montré à ses grenadiers leur solde étalée sur les riches guérets des plaines de la Lombardie ; lui disait-on que le matériel était épuisé, sa réponse était encore prête, ce n’était pas la première fois que l’Allemagne aurait vu arriver nos soldats vainqueurs, sans souliers et sans caissons. M. Thiers avait tout prévu, jusqu’aux plans de campagne, et on l’entendait souvent professer la stratégie révolutionnaire aux vieux généraux qui fréquentaient encore le salon de M. Laffitte. À son retour, M. Thiers avait subi une transformation complète. Selon lui, le pays ne pouvait se sauver que par la paix, et Casimir Périer, qui repoussait avec sa dureté et son despotisme habituel, tous ceux qui osaient émettre des pensées belliqueuses en sa présence, Périer se trouvait dépassé par M. Thiers, dans son système d’alliance étrangère et de pacification. Vous me demanderez peut-être, monsieur, si M. Laffitte ne jugea pas à propos de s’enquérir de ce changement auprès de son jeune et spirituel collaborateur, car c’est ainsi que s’intitulait M. Thiers, sous le ministère de M. Laffitte, quand il parlait, à la tribune, du président du conseil. Je pense bien qu’il n’y eût pas manqué, et que les bonnes raisons n’eussent pas manqué non plus à M. Thiers ; mais il fallait se rencontrer, et M. Thiers avait cessé de voir M. Laffitte ! Je vous dirai même à ce sujet une petite circonstance qui peint assez bien M. Thiers. Deux portes menaient de la salle des séances de la chambre au salon des conférences, et il fallait forcément entrer par l’une de ces portes. De temps immémorial, la place de M. Laffitte, dans la chambre, a été marquée au banc le plus inférieur, à l’extrémité de la gauche, près du couloir. Avant de siéger au banc des ministres, et après y avoir siégé, M. Laffitte occupait constamment cette place. Dans la première de ces deux périodes, M. Thiers entrait toujours par la porte de la gauche, et s’arrêtait long-temps devant le banc de M. Laffitte. Mais quand M. Laffitte alla reprendre sa place, après son ministère, on vit aussitôt M. Thiers arriver par la porte de la droite, et s’arrêter au banc de M. Duvergier de Hauranne, de M. Mahul et de M. de Rémusat, placés de ce côté. Jamais, depuis, la porte de gauche n’ouvrit son battant pour M. Thiers. Il eût fallu passer devant le banc de M. Laffitte !
Le 5 avril, M. Thiers reparut à la tribune, en qualité de député, pour appuyer les demandes du gouvernement. Plus tard, il vint déclarer à la chambre que l’on ne pourrait tenter de réunir la Belgique à la France sans s’exposer à une guerre générale. Cela, disait-il, était une idée insensée. Il fallait songer à ne pas faire une conquête qu’il n’était ni sage ni prudent de faire aujourd’hui. Il prouva que toutes les puissances étaient à la paix, que c’était leur intérêt, que c’était l’intérêt de la France. Pour la paix, s’écriait M. Thiers, il faut se résigner aux traités de 1815, traités déplorables ! Mais pour en appeler de ces traités à la victoire, ne serait-il pas beaucoup plus sage d’attendre une époque où les défiances politiques seraient calmées ? La France ne pouvait accepter la question de territoire qu’après deux, trois, quatre ans de calme, de sage liberté. Tout le discours de M. Thiers fut de ce ton ; vous voyez qu’il ajournait avec beaucoup de résignation ses projets de conquête sur le Rhin. Il est vrai que M. Périer n’aurait pas entendu de cette oreille.
Le nouveau député monta souvent depuis à la tribune où il fut l’apôtre de la paix, appuyant toujours ses discours des paroles et des actes de Napoléon, et donnant souvent de rudes entorses à l’histoire. Je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les inexactitudes qui lui échappèrent pendant cette session ; je n’en citerai qu’une seule. Un jour, c’était le 21 septembre, M. Thiers ayant épuisé ses argumens contre la guerre dont personne ne voulait plus que lui, s’avisa de dire qu’on ne pouvait soutenir la guerre contre l’étranger sans élever au dedans des échafauds, et recommencer le régime de 95. C’était là sa thèse favorite depuis quelque temps ; et il ne s’inquiétait guère de ceux qui se demandaient si 1814 et 1815 avaient vu s’élever des échafauds quand il avait fallu défendre la France. — Quand la guerre fut déclarée, s’écria M. Thiers, quand la révolution française, cette révolution dont chacun de nous admire les grands résultats, commença ses guerres, ce fut après le 10 août ; ce fut seulement quand la famille royale était au temple, que les Prussiens marchèrent sur Paris. Voulez-vous employer les mêmes moyens de vous défendre ? — Malheureusement, M. Thiers avait mieux appris aux autres l’histoire de la révolution qu’il ne la savait lui-même, et il eut beau opposer d’opiniâtres dénégations à M. de Lafayette, le vieux héros de la révolution lui prouva, son livre à la main, que le renvoi de M. de Chauvelin, ambassadeur à Londres, avait été antérieur au 10 août, et que le manifeste du duc de Brunswick, ainsi que le traité de Pilnitz, avaient précédé de long-temps l’établissement des mesures révolutionnaires. M. de Lafayette ne s’en tint pas là, et lui fit cette admirable réponse : La nation qu’il avait fallu pousser à la défense du territoire par les terribles et sanguinaires mesures que M. Thiers et ses amis nommaient des crimes nécessaires, disait-il, était le produit de l’éducation de l’ancien régime, et la nation actuelle était bien différente de celle-là. — Pour moi, disait le vieux général, je repousse de toutes mes forces cette idée, que dans le cas où nous serions attaqués, nous aurions besoin de moyens extrêmes. La liberté ne veut ni de l’anarchie ni de la tyrannie ! — Cette distinction entre les deux nations de 1795 et de 1830, était à la fois simple et profonde. M. Thiers, l’homme de la nation nouvelle, n’y avait pas songé.
Je dois vous dire, monsieur, qu’à cette époque M. Thiers était très décrié dans la chambre, non pas à cause des rumeurs qui s’étaient répandues faussement, mais surtout à cause de l’ardeur avec laquelle il avançait des faits controuvés, et de son cynisme quand on lui prouvait ses erreurs, je me sers d’un terme honnête. En matière d’administration, M. Thiers ne procédait que par des chiffres et des documens. Comme on savait que les bureaux lui étaient ouverts, et que tous les renseignemens étaient à sa disposition, on l’écouta d’abord avec une crédulité dont il dut souvent rire. Je me souviens d’un jour où il écrasa l’opposition par les faits qu’il lui opposa, dans une violente discussion au sujet des fonctionnaires placés et destitués par la révolution de juillet. Il compta le nombre des préfets et des sous-préfets nommés, conservés ou mis à la retraite ; pas un seul n’était oublié, et si M. Thiers connaissait aujourd’hui à fond le personnel du ministère de l’intérieur comme il semblait alors le connaître, il serait assurément un grand ministre. L’opposition ne sut que dire ; les centres applaudirent avec fureur, et M. Périer fut dans l’allégresse du triomphe de M. Thiers. M. Périer, homme d’état véritable, se plaignait souvent de la jactance, de l’étourderie et de la légèreté du jeune député ministériel, il trépignait souvent de colère quand il l’entendait dire à la tribune, nous, en parlant du ministère ; et un jour que M. Mauguin avait désigné M. Thiers, dans un discours, sous le nom d’orateur du gouvernement, M. Périer, hors de lui, s’était écrié d’un air de dédain, et assez haut pour que M. Thiers put l’entendre : « Ça un organe du gouvernement ! M. Mauguin se moque de nous ! » Et M. Périer avait tort, car M. Thiers recevait de lui deux mille francs par mois, sur les fonds secrets ; mais cette fois il l’avoua, et hautement. Eh bien ! le jour suivant, l’opposition, ayant consulté sa correspondance et pris des renseignemens dans les bureaux du ministère, il se trouva que les faits avancés par M. Thiers étaient faux. Les journaux et les hommes du temps sont là pour le dire. Dans une autre séance, M. Thiers eut à parler des forces de la France. Il s’agissait de combattre quelques argumens du général Lamarque, d’ordinaire si bien instruit des forces de toutes les puissances ; qui entretenait une correspondance si active ; qui disait à point nommé où cantonnait tel régiment autrichien, combien de canons garnissaient telle forteresse de l’Italie ou de la Prusse. M. Thiers, toujours armé de documens authentiques, arriva à la chambre, avec une longue pancarte qui couvrait tout le banc des doctrinaires, où il était venu chercher un refuge. Puis, il monta lentement à la tribune, jetant des regards moqueurs sur les bancs de l’opposition, et il se mit à lui compter sur ses doigts de combien il s’en fallait que la France fût aussi redoutable que les généraux de la gauche semblaient le croire. Tant de régimens étaient sur le Rhin ; peu de régimens, de faibles régimens, de petits régimens, et sans artillerie encore ! Ce n’était pas la peine d’en parler. Il énuméra toute l’armée prussienne depuis Aix-la-Chapelle jusqu’à Magdebourg ; il ne laissa pas une compagnie de landwehr sans la mentionner ; et le tout se montait à si peu de chose ! Comment pouvait-on se faire un épouvantail de cette armée ? La gauche, mise en défiance par l’affaire des sous-préfets, lui adressa bien quelques petits ricanemens d’incrédulité ; mais M. Thiers triompha encore. Personne ne répondit. Le lendemain, il fut reconnu que l’armée de M. Thiers n’avait rien de commun avec l’armée du roi de Prusse ; mais c’était le lendemain, et M. Thiers est un homme qui se moque du lendemain, au moins autant que s’en moquait le cardinal de Retz quand il fabriquait des citations latines de Cicéron, pour apaiser les débats de la grand’chambre.
Le véritable début de M. Thiers dans la chambre date de la discussion sur l’hérédité de la pairie. M. Périer était venu présenter aux chambres un projet de loi, où il abandonnait l’hérédité de la pairie ; mais en même temps il déclara l’abandonner avec douleur, et céder, malgré ses convictions, à une manifestation populaire. Rien de plus curieux que ce singulier exposé de motifs, lu à la chambre, par M. Périer. On savait déjà que le ministère avait renoncé à maintenir le principe de l’hérédité de la pairie, sur lequel, au moment des élections, il avait été indécis au point d’embarrasser les candidats ; mais quatre mois d’examen devaient lui avoir formé une conviction ; et puisque la loi consacrait le principe de la pairie à vie, il était naturel de penser que le ministère, dont les membres penchaient autrefois pour un avis contraire, avait subitement changé d’opinion. Nullement ; M. Périer était toujours pour l’hérédité ; seulement il venait proposer à la chambre de faire une loi dans le sens opposé. Il reconnaissait que la théorie, que l’expérience étaient pour ce principe, qu’il était l’appui le plus solide de la royauté, le meilleur garant de la liberté. C’étaient là ses termes ; sa conviction était bien arrêtée en faveur de ce principe, et pour conclusion, il l’abandonnait. Cette étrange abdication de volonté plaçait les partis dans une situation bien bizarre. Le mot était donné aux orateurs ministériels ; ils devaient attaquer le projet, tandis que l’opposition s’apprêtait à le défendre. Selon le président du conseil, qui prononça à ce sujet un discours fort spirituel, qu’on attribue à M. de Rémusat, il n’agissait pas d’après sa propre conviction ; c’était un acte de résignation dont il fallait l’applaudir. Les partisans de l’hérédité lui devaient surtout des actions de grâce, puisqu’il leur fournissait les moyens de soutenir cette question sans passer pour des ministériels ; et de son côté, l’opposition ne lui devait pas moins de remerciemens, car il lui donnait l’occasion de soutenir ses principes, sans avoir à combattre contre lui. Ainsi cette étrange doctrine n’admettait pas qu’il y eût une conviction quelque part. On faisait des projets de loi, on les portait à la chambre, on les défendait, on les faisait soutenir ou attaquer, le tout comme on fait une partie d’échecs, pour gagner quelques points à son adversaire. Cette morale politique convenait admirablement à M. Thiers. Aussi se présenta-t-il le premier pour remplir son rôle dans cette comédie.
Le discours de M. Thiers avait été annoncé huit jours d’avance à la chambre et aux journaux. On savait que M. Thiers travaillait à une pièce d’éloquence, et la représentation était fixée au lundi ; mais elle n’eut lieu que le lendemain. M. Thiers arriva de bonne heure à la chambre, contre sa coutume, ce qui fit prévoir que son discours serait long. Il avait une toilette recherchée, et il portait des gants ! Il était évident que M. Thiers voulait produire une profonde impression. Enfin, il monta les degrés de la tribune, mais d’un air de négligence affectée, comme un homme qui se dispose à faire une chose qui l’embarrasse peu et lui semble facile. Long-temps il resta muet, essayant d’imposer à la chambre, par son calme et son attitude, un silence qu’elle semblait peu disposée à lui accorder. Quelques amis officieux l’aidèrent dans cette tâche, et le silence se fit. Dès les premières paroles, on remarqua que M. Thiers parlait sans notes et sans manuscrit ; son débit, ses gestes, son attitude ordinaire, tout avait changé. On vit tout de suite que M. Thiers essayait d’un nouveau genre d’éloquence à la chambre, et qu’il tentait de remplacer les grandes déductions de l’histoire, et les argumens de rhétorique, qu’il avait employés jusqu’alors, par le ton de conversation et de familiarité qui règne dans le parlement anglais. En un mot, M. Thiers voulait faire de la causerie au lieu de l’éloquence classique qui lui avait si peu réussi. Il chercha même à faire entrer la chambre dans cette petite combinaison littéraire, en lui disant que dans l’enceinte où il était, le forum des anciens s’était changé en un salon d’honnêtes gens. Dépouillant donc la toge dans laquelle il s’était drapé à cette tribune jusqu’à ce jour, il se mit à son aise et causa. Son discours avait été écrit, on n’en pouvait douter, car le dessin était complet et correct ; l’argumentation se déroulait avec une régularité que dissimulait mal le ton de conversation dont M. Thiers cherchait à le couvrir, ainsi que les épisodes, les historiettes dont il l’ornait. M. Thiers parla quatre heures, et sa voix faible se trouva si épuisée vers le milieu de son discours, qu’il se vit contraint de faire une longue pause. M. Thiers ne s’empara cependant pas de l’esprit de la chambre ; c’est qu’il n’avait pas encore appris de M. Guizot et de quelques autres maîtres en fait de tactique parlementaire, l’art de ne dire que ce qu’il faut, de s’attacher à une pensée unique qui retentit dans un plus grand nombre d’intelligences, de la reproduire dix fois en ayant l’air de la cueillir sur les lèvres de ceux qui écoutent, de sacrifier à propos un trait d’esprit et un mot brillant, et surtout de ne suivre qu’une seule idée dans plusieurs discours, au lieu d’en développer plusieurs dans un seul. M. Thiers ne savait que faire de l’effet, qu’obtenir un succès pour lui seul et non pour sa cause ; son discours, qui avait été composé dans ce but, amusa tout le monde, mais il ne persuada personne. Il est vrai que, pour lui, c’était déjà beaucoup que d’être écouté.
Il subtilisa sur les intérêts de la société, fit des distinctions ingénieuses sur la valeur des idées, qui augmente, en littérature, quand elles appartiennent à peu de gens, et en politique, seulement quand elles deviennent la propriété de tout le monde. On attaquait surtout la chambre héréditaire par cet axiome que les lumières ne se transmettent pas ; mais lui répondit qu’il y a deux à trois cents familles dans la pairie, et que ce qui ne vient pas à l’une vient à l’autre, car, ajouta-t-il gaiement, permettez-moi de vous le dire, si les gens d’esprit sont exposés à faire des sots, les sots sont aussi exposés à faire des gens d’esprit. Puis, il cita les Médicis et lord Chatam que son fils Pitt avait surpassé en célébrité ; et à ce propos, il débita une longue histoire du petit Pitt, qu’on plaçait, à six ans, sur une table, et qui récitait des morceaux de tous les orateurs anglais. Et parlant ainsi, en débitant sa longue leçon, M. Thiers, dans sa petite taille, qui permettait à peine d’apercevoir sa tête au-dessus du marbre de la tribune, avec sa parole enfantine, et son accent provençal, qui terminait chacune de ses phrases par un chant monotone, M. Thiers ressemblait lui-même au petit Pitt, monté sur une table, et émerveillant les auditeurs par les prodiges d’une mémoire inouie. Mais la ressemblance s’arrête là, car le petit Pitt est descendu de sa table pour devenir un grand ministre, et je ne crois pas qu’il en arrive jamais autant à M. Thiers. Je vais m’expliquer.
Ce qui manque au talent de M. Thiers, c’est l’élévation. Un homme ne domine les autres hommes que par cette qualité. L’effet de la parole de Benjamin Constant n’était-il pas universel ? ses discours ne firent-ils pas une vive impression sur les masses ? Qui s’élevait plus haut par la pensée que Benjamin Constant ? Qui ouvrait une plus large perspective que lui, quand il abordait un sujet ? Pendant vingt ans, Benjamin Constant a été l’homme du parti populaire ; il n’est pas une seule des questions qui s’agitent aujourd’hui, qu’il n’ait traitées dans ses écrits et à la tribune, et partout il a porté la lumière de son génie ; il s’est emparé doucement des esprits qu’il enseignait ; il les a conduits dans tous les détours de la science politique ; il les a enlevés sur les hauteurs de la pensée où il vivait lui-même, sans qu’ils aient jamais été éblouis de cet excès de clarté. M. Royer-Collard a prononcé quelques discours qui ont été lus de toute la France. Ce que la logique a de plus concis, de plus nerveux et de plus profond, se déroulait dans sa puissante parole ; aussi toute la France a compris les discours de M. Royer-Collard, et les sept élections dont il a été salué le même jour, prouvent qu’il n’était resté obscur pour personne. Vous chercheriez vainement dans les discours de M. Thiers les traces de ces nobles et grandes écoles. Sa personnalité domine dans tout ce qu’il médite et dans tout ce qu’il écrit. Il se flatte, il se mire ; s’il veut vous convaincre, il en appelle à lui ; combat-il l’aristocratie, il vous dit qu’il n’a pas de penchant pour elle, parce que moins qu’un autre il voudrait la trouver sur son chemin ; s’il veut vous effrayer de la guerre, ce ne sont pas les terreurs de l’invasion qu’il vous retrace, ni ses suites terribles ; il vous déclare que, pour lui, il a plus besoin de la paix que tout autre, car elle convient à ses études, à ses loisirs et à ses goûts. C’est ainsi qu’il procède ; tout part de sa personne, et tout revient aboutir à cette personne dont il est si préoccupé. Quand M. Thiers, jeune avocat ignoré, passait son temps à écrire l’histoire, n’ayant aucun titre pour se mettre en relief, il daignait encore procéder par la philosophie et la morale ; son ame se plaçait quelquefois au niveau des vastes et mémorables évènemens qu’il avait à retracer ; mais à mesure qu’il est monté, son esprit est descendu dans de plus basses régions ; plus le théâtre où il s’agitait s’est élargi, plus sa vue s’est resserrée ; et l’historien qui jugeait avec froideur, avec trop de froideur peut-être, les hommes et les intérêts qui devaient le plus le froisser, a fait place à un ministre qui n’a déposé, au seuil du pouvoir, aucune inimitié, quelque petite qu’elle soit, qui conserve continuellement, au milieu des tracas des affaires de l’état, de petites répugnances, des haines mesquines, toutes les passions et toutes les tristes vanités de la vie pauvre et disputée qu’il menait autrefois. Le jeune homme qui travaillait pour l’avenir, était quelquefois à plaindre de sentir ainsi ; le ministre est coupable d’apporter ses secrètes passions là où l’on ne doit avoir que la passion du bien public ; et quand il se sert du pouvoir dont il est dépositaire pour satisfaire à ses aversions ; quand il poursuit de ce pouvoir ceux dont il ne devrait voir, lui ministre, que les talens et la capacité, il commet plus qu’une faute, il se rend coupable d’une lâcheté indigne, et d’une lâcheté d’autant plus honteuse, qu’elle restera impunie ; car personne n’aura jamais le droit de lui en demander compte.
Je le sens, monsieur, c’est avec répugnance que je vais suivre M. Thiers dans sa vie de ministre, car c’est un tableau affligeant que celui de l’abus de l’intelligence et de l’esprit. Que la vie de l’homme public est belle quand elle part, comme celle de Canning, d’un point obscur et caché, difficile d’abord, contestée, laborieuse et souffrante, s’élevant par mille détours que nécessitent les obstacles, comme un sentier lumineux sur le flanc d’une noire et aride montagne ! Mais le but est en vue de tous, on sait où va cet homme qui monte ainsi ; plus il marche, et plus la bannière, qu’il porte, et où sont inscrits ses principes, se déploie et resplendit au vent de la fortune, et à la clarté du soleil levant. La liberté et l’humanité forment le but dont on le voit sans cesse approcher davantage ; cette figure croît, s’élargit et s’agrandit toujours à mesure qu’elle gravit, car elle ne s’éloigne pas de ceux qui l’entouraient au point de son départ ; elle ne s’est mise en route que pour leur faciliter le trajet et leur aplanir la terre. Ce n’est pas un homme qui triomphe alors, c’est l’idée qui le porte, et le monde se trouve amplement payé, par sa fortune et sa célébrité, de l’appui qu’il lui donne. Mais, quand ces idées de liberté et d’amélioration sociale tirent un homme du néant, le portent d’abord à la réputation, puis au pouvoir et à la richesse, et que cet homme, au lieu de représenter la pensée qui l’a fait éclore, se montre aussi insouciant du peuple que s’il n’avait jamais connu le peuple, aussi dégoûté de la liberté que s’il n’avait jamais souffert du mépris du pouvoir pour la loi, aussi épris du monopole et du privilége que s’il ne lui avait pas fallu vingt ans de sueurs et d’efforts pour briser les barrières qui l’arrêtaient, alors il vaudrait mieux détourner les yeux que de s’arrêter à l’examen de cette vie, et on devrait fermer le récit de cette histoire qui n’est plus qu’un livre immoral.
Le 11 octobre 1831 fut un grand jour pour M. Thiers. Il fut nommé ministre ce jour-là. Le maréchal Soult avait accepté la présidence du conseil, M. Humann les finances ; M. Guizot restait relégué au ministère de l’instruction publique, et M. de Broglie avait le portefeuille des affaires étrangères. Il y eut comme une lutte entre M. Thiers et M. d’Argout qui prétendait au ministère de l’intérieur, lutte assez grotesque, car on proposa de les faire tirer au sort, et M. Thiers, comptant sur son étoile, se soumettait de bonne grâce à ce genre d’élection ; mais le roi, qui entendait mieux la dignité de sa couronne, s’y opposa. M. d’Argout, étant le plus ancien, eut le choix, et prit tout ou à peu près. M. Thiers fut ministre de l’intérieur, il est vrai, mais toutes ses attributions passèrent au ministre du commerce et des travaux publics. On laissa à M. Thiers la police, le télégraphe et les fonds secrets.
Pour la police et les télégraphes, vous savez ce qu’en fit M. Thiers. L’arrestation de la duchesse de Berry fut le premier acte de son ministère, et pour les fonds secrets, M. Thiers étant dispensé d’en rendre compte, nous n’en parlerons pas.
Ce ministère dura long-temps. Vous avez suivi, dans le temps, monsieur, ses transformations successives. M. Thiers passa au département du commerce, et revint au ministère de l’intérieur, mieux doté cette fois, quand il eut fait choir son collègue, M. d’Argout, lequel tomba très mollement, comme vous savez, sur le lucratif emploi de gouverneur de la Banque. Puis vinrent les dislocations successives. Le maréchal Soult succomba à son tour sous les insinuations de M. Thiers qui minait le terrain devant ses pas. Le maréchal avait eu le tort irrémissible, il est vrai, d’accoler au nom de M. Thiers une épithète à la fois comique et brutale, bonne tout au plus dans les camps, mais qui malheureusement restera. D’ailleurs, le maréchal faisait sentir trop lourdement sa domination à son jeune collègue. M. Thiers mit à sa vengeance une ténacité profonde ; chaque jour sa voix s’insinuait plus profondément dans l’esprit du maître et de ses collègues. Il parlait sans cesse du mauvais effet que produisait le mystère des fournitures, des embarras que préparait au ministère le goût du maréchal pour les dépenses que les chambres n’avaient pas votées ; et il est notoire que la police du ministère de l’intérieur fut alors chargée de recueillir des notes sur l’effet produit dans toutes les garnisons et dans toutes les places de guerre, par l’administration du maréchal Soult. Le maréchal lui-même eut bientôt connaissance de ces démarches ; il vit qu’on ne cherchait qu’une occasion de rompre avec lui, et l’opposition qu’il mettait à la nomination de M. Decazes à la place de gouverneur d’Alger, servit de prétexte. La séance du conseil ressembla ce jour-là à une scène de pugilat. M. Thiers reprocha au maréchal Soult jusqu’à l’exil du général Excelmans, en 1815, et son ingratitude envers M. Decazes, qui l’avait lui-même rappelé de l’exil, contre l’avis du duc de Richelieu. La bataille se termina à l’avantage de M. Thiers, et le vieux vainqueur de Toulouse se retira à Saint-Amand.
Ce fut le tour du maréchal Gérard. L’ascendant de M. Guizot avait beaucoup grandi dans le conseil ; mais il était encore loin d’être tout-puissant. M. Thiers se rapprocha de M. Guizot. Il avait eu quelques velléités de faire alliance avec M. Dupin ; mais il vit bientôt que le moment n’était pas favorable, et il remit à un autre temps ce rapprochement qui se fera quelque jour ; car M. Thiers ne renoncera jamais à cette habitude qu’il a contractée, de brocanter tous les portefeuilles ministériels, à l’exception du sien, dès que le moindre ébranlement se fait sentir.
Le maréchal Gérard devint bientôt un embarras pour M. Thiers. Les journaux, qui ont leurs jours d’habileté, avaient adopté une singulière façon de faire la guerre aux ministres. Ils louaient à outrance le maréchal Gérard. Le maréchal avait destitué quelques employés du ministère de la guerre, accusés de prévarication : on se mit à vanter avec enthousiasme cet acte d’intégrité ; mais en même temps, on disait qu’en sa qualité de président du conseil, il devait ordonner une semblable enquête dans tous les départemens du ministère, et particulièrement dans le ministère de l’intérieur. En plaçant le maréchal aussi haut, on ne manquait pas d’attaquer M. Thiers sur la facilité de ses principes, et sur les désordres que sa complaisance aveugle souffrait autour de lui. De son côté, ce qu’on nommait le tiers-parti avait accès près du maréchal, grâce à de vieilles liaisons ; on le décida à plaider la cause de l’amnistie, et l’amnistie servit à M. Thiers contre le maréchal Gérard, comme la nomination au gouvernement d’Alger lui avait servi contre le maréchal Soult. Le président du conseil prit sa retraite.
M. Thiers eut alors une de ces occasions, fréquentes depuis, où il montra tout son savoir-faire. Il s’adressa d’abord à M. Molé et lui offrit la présidence avec le ministère de la marine, la présidence sans portefeuille, le ministère des affaires étrangères sans présidence ; il disposa en maître du portefeuille de tous ses collègues ; et enfin, ne pouvant réussir, ni près de M. Molé, ni près de M. Dupin, il se décida à abandonner sa place. De son côté, M. Guizot se retirait parce qu’on n’avait pas voulu porter à la présidence du conseil M. de Broglie, qui effrayait beaucoup M. Thiers. Je ne raconterai pas l’histoire de toute cette intrigue ministérielle, histoire bien connue, sans intérêt maintenant, et qui se termina par ce rêve de trois jours, qu’on nomme le ministère du duc de Bassano. La comédie finie, le ministère se constitua sous la présidence du maréchal Mortier, et M. Thiers reprit sa vie habituelle, c’est-à-dire qu’il ne s’occupa pas plus des affaires de son ministère qu’auparavant, car M. Thiers n’est un ministre actif et vigilant qu’au jour où il s’agit de défendre son portefeuille.
Quand cette sourde guerre ministérielle, qui se fait sans cesse, après avoir désarçonné deux maréchaux, eut épuisé les forces du malheureux maréchal Mortier qui demandait à grands cris sa retraite, M. Thiers se remit en campagne et tâcha de se débarrasser de ses collègues, mais particulièrement de M. Guizot. Vous me dispenserez encore, je l’espère, du récit de cette querelle qui dura quinze jours. Le débat roulait sur la présidence. M. Guizot proposait encore M. de Broglie, et M. Thiers, qui savait que M. de Broglie c’était M. Guizot, se débattait de toutes ses forces pour éloigner cette nomination. Enfin, le roi, fatigué de ces tristes débats, fit venir M. Thiers et M. Guizot, et les invita, avec beaucoup de dignité, à terminer ce scandale public, en s’entendant pour former un nouveau ministère. Il était onze heures. À midi M. Thiers et M. Guizot furent amis ; M. Thiers acceptait la présidence de M. de Broglie, deux heures après M. Thiers avait encore changé. Mais je ne puis vous expliquer ces tergiversations, sans vous parler encore de M. de Talleyrand, ce dieu, souvent impénétrable, de M. Thiers.
M. de Talleyrand différait d’avis avec M. Thiers, au sujet de l’Espagne. M. de Talleyrand voulait qu’on ne s’occupât point de l’Espagne, qui, disait-il, serait soumise à la France pendant cinquante ans, à cause de son peu de civilisation et de ses guerres civiles. D’accord en cela avec M. de Talleyrand, M. Guizot se montrait tout-à-fait opposé à l’intervention en Espagne. M. Thiers, au contraire, voulait faire marcher une armée au-delà des Pyrénées, et il demandait cette expédition avec la même ardeur qu’en 1830, quand il demandait la guerre sur le Rhin. Cependant M. de Talleyrand ne frayait alors qu’avec M. Thiers. Il avait le dessein de former une alliance contre la Russie, d’accord avec M. de Metternich, alliance dont le premier article était de s’opposer à l’établissement des Russes à Constantinople ; car alors la navigation du Danube échapperait à l’Autriche. M. Guizot et M. de Broglie voulaient faire entrer l’Espagne dans cette coalition, et M. de Talleyrand, qui, je ne sais pourquoi, ne voulait pas entendre parler de l’Espagne, se jeta du côté de M. Thiers.
Il entre toujours deux vues dans les projets de M. de Talleyrand : l’une générale, et l’autre particulière. Il songeait à conclure à la fois l’alliance de la France, de l’Autriche et de l’Angleterre, et le mariage de la fille de Mme la duchesse de Dino avec un magnat hongrois, le prince Esterhazy. Ce fut à cette époque qu’on annonça la nomination de M. de Talleyrand à l’ambassade de Vienne. À cette époque aussi, l’idée vint à M. Thiers, soutenu sans doute par M. de Talleyrand, de se faire nommer ministre des affaires étrangères ; qui sait ? peut-être président du conseil ! À cet effet, M. Thiers entra complètement dans les vues de M. de Talleyrand, et le projet d’alliance faisait déjà tant de progrès, que, sur l’inspiration du vieux prince, le comte Appony se rendit près du roi, et lui déclara que S. M. l’empereur d’Autriche, ainsi que M. de Metternich, verraient avec plaisir la nomination de M. Thiers au ministère des affaires étrangères. Tout allait bien jusque-là, mais cette démarche perdit tout. D’un mot, M. Thiers comprit que la recommandation des puissances étrangères, en sa faveur, paraissait suspecte, et il se hâta de renoncer à des prétentions qui commençaient à devenir publiques.
Il revint donc à M. Guizot, et consentit à reconnaître M. de Broglie comme régulateur de la diplomatie. Cependant il se débattit encore pour ne pas accepter sa présidence. Ses amis, disait-il, se moquaient de son excès de condescendance ; on l’accusait de se soumettre à l’influence des doctrinaires, et de se résigner à n’être que le prêcheur et le bavard du ministère, toujours prêt à monter à la tribune pour défendre des actes qui n’étaient pas les siens. La réponse de M. Guizot fut à la fois orgueilleuse et digne : « J’ai donné, dit-il, mon nom à un ministère ; j’ai refusé deux fois le portefeuille de l’intérieur avec toutes ses attributions ; je me suis confiné dans l’étroit département de l’instruction publique, et je n’ai pas cru déroger. L’homme fait sa position, la mienne sera toujours assez importante et assez belle. » On pense bien que M. Thiers ne se rendit pas à cette réponse ; il se retira dans la maison de sa belle-mère, parla de traduire Tite-Live, d’écrire l’histoire du consulat, et prit plaisir à voir l’embarras de ses collègues. La chambre était assemblée, et la majorité, moins insouciante que M. Thiers, voyait avec terreur le ministère s’écrouler une troisième fois. On s’assembla chez M. Duvergier de Hauranne, et de là chez M. Fulchiron. M. Piscatory eut alors l’idée de nommer dans cette réunion des commissaires de la majorité, qui devaient notifier à M. Guizot et à M. Thiers la nécessité où ils se trouvaient de s’entendre et de s’embrasser. M. Jacqueminot, M. Benjamin Delessert et M. Fulchiron furent les plénipotentiaires de cette assemblée ; grâce à eux, M. Thiers rentra au ministère de l’intérieur, et renonça encore pour quelque temps à ses nouveaux rêves d’ambition.
Est-ce là, me direz-vous, le tableau de la vie d’un homme d’état ? et je vous vois d’ici très mécontent des maussades intrigues que je vous conte. Hélas ! monsieur, je n’ai pas d’autres récits à vous faire ; c’est là toute l’histoire du ministère de M. Thiers, et je pourrais vous parler long-temps sur ce ton ; mais je respecte trop votre esprit et votre rang pour arrêter votre attention sur de pareilles misères. Cette jeune ame si active et si avide de prendre part aux grandes affaires, si éprise de l’austère figure des génies organisateurs de notre révolution, voilà donc tout ce qu’elle a produit et ce qu’elle sait faire ! Pour moi, je l’avais pressenti, et je ne m’étonne point. M. Thiers l’historien et M. Thiers le ministre sont bien le même homme. Le métier de l’historien n’est-il pas de chercher la grandeur de ceux qui n’ont pas rempli tout leur mérite, pour me servir d’une heureuse expression du cardinal de Retz ? N’est-ce pas à lui de montrer ce qu’ils eussent fait dans une circonstance favorable, d’examiner la capacité qui a réussi, et de récompenser par son éloge celle qui n’a pas pu se produire ? Le peuple seul est aux genoux des heureux. Comme historien, M. Thiers n’a rien fait de tout cela. Il admire Napoléon après Arcole et les pyramides ; s’il eût fait l’histoire de l’empire, il le dédaignerait sans doute après Waterloo. Comme ministre, M. Thiers est tout aussi incapable de découvrir un homme qui n’a pas réussi ; à la chambre, il n’a de paroles flatteuses que pour l’orateur qui vient d’avoir un succès ; s’il échoue, il oublie à la fois son influence et son mérite, et il lui tourne le dos.
En un mot c’est un sens grossier et vulgaire qui le dirige ; et son approbation même est offensante, car elle s’adresse au bonheur et non à la capacité. M. de Villèle reconnaissait les supériorités où elles se trouvaient. M. Guizot, qui est un homme d’un esprit bien autrement élevé que celui de M. de Villèle, affecte d’apprécier partout le mérite et de le distinguer. M. Thiers le hait au contraire. Il en est, je ne dis pas jaloux, mais blessé, et il semble que son propre mérite suffise à tout. M. Thiers a surtout deux prétentions très contradictoires : il y a des jours où il se figure qu’il représente l’aristocratie du régime nouveau, et il en est d’autres où il se croit le type de la démocratie de la révolution de juillet. Pour cette dernière vanité, elle lui vient chaque fois qu’il entend dire que M. Guizot et M. de Broglie représentent la restauration. Dans la discussion, au conseil, des lois du 9 septembre 1835, M. Thiers l’a emporté sur M. Guizot et M. de Broglie, qui se refusaient à toucher à la loi du jury ; n’importe, M. Thiers est l’homme de juillet ; M. Thiers, l’ennemi le plus ardent de la presse, qui tient les détenus politiques dans une captivité si rigoureuse, M. Thiers qui défendait l’hérédité de la pairie, qui prouvait que l’indépendance de l’Italie et de la Pologne est une chimère, M. Thiers est l’homme de la révolution de juillet, comme il a été l’homme de Mirabeau, l’homme de Turgot, de Necker, de Camille Desmoulins, de Robespierre, de Napoléon ! Quand ce qu’on nomme les opinions de la gauche triompheront (si jamais elles triomphent), il dira à leurs partisans : Je suis oiseau, voyez mes ailes ! Ne suis-je pas du peuple comme vous ? n’ai-je pas loué Robespierre ? n’ai-je pas défendu pied à pied, contre Charles x, le terrain de la révolution ? J’aurais beau couvrir mes épaules plébéiennes de deux ou trois manteaux de pair, ils ne cacheraient pas mon origine et le sang d’où je sors. —
Voilà ce que fera M. Thiers : il suivra le flot de la fortune et de la puissance, comme il l’a suivi, de Manuel à M. Laffitte, de M. Laffitte au baron Louis, du baron Louis à Casimir Périer, et de Périer à M. de Talleyrand. Il passait par la porte de droite ; tout le changement qui se fera dans sa vie et dans sa conscience, consistera à passer de nouveau, comme autrefois, par la porte de gauche. Pourvu que cette porte mène au banc des ministres, n’est-ce pas tout ce qu’il veut ? Mais je m’arrête, monsieur, car je n’ai pas le dessein d’écrire la vie de M. Thiers. Je n’en veux pour preuve que le silence que j’ai gardé sur l’intérieur du ministre, sur son entourage, sur les influences qui dominent auprès de lui, sur le célèbre dîner de Grand-Vaux, et sur une foule d’autres circonstances que je m’abstiens même de citer ; je ne me suis prescrit que la tâche de vous exposer rapidement le caractère politique de M. Thiers, et je crois que je l’ai remplie sans sortir de mes limites. Publica sunt hœc negotia, non privata, comme dit le vieux Flodoarden parlant de Hugues Capet.
- ↑ Voyez le tome ii de la 3e série de la Revue, du 15 mai 1834.