Lettres sur les hommes d’État de France/05
Si vous avez un jour la fantaisie de quitter le parlement, et de venir assister à une séance de notre chambre des députés, pour peu que vous vous hâtiez, monsieur, vous pourrez voir encore au banc des ministres, un homme aux joues pâles et creuses, dont les yeux plongés dans leur orbite semblent des feux cachés au fond d’une caverne. Une de ses mains est habituellement glissée sous son gilet, et à ses mouvemens convulsifs on dirait un joueur qui se déchire secrètement la poitrine lorsque les chances du jeu tournent contre lui. Lord John Russel, si petit, si pâle et si faible, qu’il fallut l’étendre sur un sopha de l’avant-salle après son discours sur la réforme parlementaire, peut vous donner une idée de ce personnage ; mais celui dont je parle ne laisse pas, comme lord Russel, s’éteindre dans le vide ses périodes à demi prononcées. Sa phrase traînante et incisive est un instrument qui tranche et qui déchire à la fois ; sa voix profonde et presque funèbre ajoute encore à l’expression lugubre de sa physionomie, et quand il emploie la forme du sarcasme, ce qui lui arrive rarement, il est vrai, cette moquerie violente a toujours quelque chose d’effrayant. C’est une gaîté inaccoutumée qui contraste tellement avec la disposition sérieuse, je dirai presque imposante, des muscles de la face qu’elle agite, qu’on se sent saisi d’une impression funeste. On se dit que la colère ou la tristesse irait mieux à ce visage. En effet, dès qu’il reprend son expression sombre et rêveuse, on y trouve quelques nuances de douceur qui avaient disparu, une sorte d’aménité qu’on n’eût pas soupçonnée, et qui pourrait bien se développer dans le cercle d’une société intime.
En voyant à la tribune cette longue figure puritaine et ces yeux irrités, en entendant cette voix sépulcrale, en écoutant les anathèmes qu’elle lance contre les mauvaises passions qui troublent le repos des gens honnêtes, en observant avec quelle véhémence et quelle rudesse elle prêche le calme et la soumission, vous songerez involontairement à Jean Calvin, dont vous admiriez le portrait à Genève. C’est bien lui tel que nous le vîmes, prêchant son fameux discours « contre la secte fantastique et furieuse des libertins, » dressé dans sa chaire théologale, l’œil animé de l’esprit de domination, le coin de sa bouche contracté par un trait inflexible, le front jauni et dépouillé par ses veilles, large et plein, annonçant un jugement étendu et une fidèle mémoire, la tête orgueilleusement rejetée en arrière, et tout prêt à dire les paroles qu’on lisait sur le cadre du tableau : Non veni mittere pacem, sed gladium ; « je ne suis pas venu pour apporter la paix, mais l’épée. » Devise qui convient aussi bien à Calvin qu’à M. Guizot.
M. Guizot n’a pas rapporté ces formes extérieures de Genève, car il est né à Nîmes ; mais il semble en avoir rapporté son esprit. Ses premières années se passèrent en effet à Genève, il y fit les fortes études philosophiques et historiques qu’il a appliquées plus tard avec tant de succès à ses travaux. Il y apprit cette rigoureuse manière d’apprécier et d’enchaîner les faits, particulière à l’école de Genève. Il y puisa ce goût pour l’aristocratie bourgeoise, cette fierté et cet orgueil plébéiens qui éclatent dans tous ses écrits et dans tous ses discours. Dans ce coin du monde où se sont réfugiés les débris du patriciat roturier et de la tyrannie des communes, qui tinrent si long-temps tête à la noblesse et opprimèrent pendant tant d’années les classes inférieures en France, en Allemagne, M. Guizot étudia, peut-être involontairement, l’art de gouverner despotiquement le peuple en déclamant contre le despotisme des classes élevées, de marcher pas à pas et d’un grand air de franchise à un but secret, de reculer à propos devant la force, de revenir à propos encore, d’avancer toujours et de ne lutter ouvertement qu’à la dernière extrémité ; petites choses et petits moyens qu’on sait à merveille dans ce petit gouvernement, si faible que le moindre brin d’herbe y est un obstacle qu’on ne peut surmonter qu’à force d’habileté. M. Guizot, esprit méditatif et sérieux, dut certainement recevoir du tableau que lui offrait l’ancien état politique de Genève, une impression bien forte, et c’est à elle qu’il doit sans doute certaines nuances d’habileté et de finesse qui semblent quelquefois incompatibles avec un génie aussi absolu que l’est le sien, et avec l’aspérité dogmatique de son esprit.
La jeunesse de M. Guizot fut celle de beaucoup d’entre nous. Il était pauvre, actif et laborieux. On lui avait dit, en sortant de son collége, que le monde entier était ouvert devant lui, que la révolution française avait déblayé tous les chemins sous les pas des hommes intelligens, que l’empire, dont l’aurore se levait, avait besoin de toutes les âmes fortes, de toutes les têtes éclairées qui consentiraient à se laisser conduire. Il savait qu’il était docte et intelligent, qu’il avait une ame énergique ; les idées de liberté qu’il avait conçues dans la république de Genève, ne le rendaient pas sauvage et indomptable, il le savait aussi. Il vint donc, plein d’espoir, d’entrain, de bonne volonté, et de confiance dans l’avenir qui ne lui a pas fait défaut, comme on sait. Il n’en fut pas ainsi du présent. Les connaissances philosophiques et le savoir du jeune étudiant genevois ne le menèrent à rien. Ces routes vers la fortune, ouvertes par la révolution et par l’empire, toutes larges qu’elles étaient, se trouvaient encombrées par la foule, et ses rêves d’avenir se terminèrent par un pénible réveil. Il lui fallut, non pas même accepter, mais solliciter une humble place de précepteur dans une famille suisse qui habitait Paris, et pour laquelle, je dois le dire, il a toujours professé le dévoûment et la haute estime que méritent ses vertus vraiment patriarcales.
Rien ne se perd en ce monde pour les esprits tels que celui de M. Guizot. Tout leur profite, tout les retrempe. Il dut faire là comme un second apprentissage politique. Soumis à une condition qui eût été un peu humiliante ailleurs, courbé sous des distinctions hiérarchiques qui pesaient, il est vrai, bien légèrement sur lui, il se peut qu’il se soit fortifié, à cette époque, dans ses idées d’organisation de la société qu’il a plutôt laissé entrevoir que développées depuis, et d’après lesquelles le premier soin d’un gouvernement bien constitué serait de retenir avec sévérité chaque individu à la place où le sort l’a jeté. M. Guizot ne peut avoir conçu de telles idées qu’après avoir reconnu, par lui-même, qu’on peut vivre très heureux dans une situation tout-à-fait subalterne. La portée philosophique que je lui attribue ne me permet pas d’assigner une autre cause à sa pensée. La société qu’il médite de régénérer, il l’a sans doute vue de son propre point de départ, auquel se rattachent peut-être des souvenirs heureux. Il ne peut en être autrement, car il faudrait désespérer de l’esprit humain, si ses progrès et son perfectionnement ne menaient qu’à l’égoïsme, si les hommes supérieurs, glorieusement parvenus au faîte de l’échelle sociale, n’apercevaient autre chose, à cette élévation, que la nécessité de repousser du pied tous ceux qui tendraient à s’élever en suivant leurs traces.
Les goûts littéraires de M. Guizot le firent bientôt introduire dans le salon de M. Suart. Là se réunissaient tous les hommes qui brûlaient de se rattacher au mouvement des idées ou qui essayaient en secret de leur imprimer une direction contraire. On y voyait à la fois les cyniques du directoire, les représentans de la république, les dernières ruines de l’Encyclopédie et quelques débris du naufrage de l’émigration, qui avaient abordé le rivage de la France à la faveur d’un moment de calme et d’oubli. C’est déjà de cette époque que datent les liaisons de M. Guizot avec le vieux parti royaliste qui le porta aux affaires dès les premiers jours de la restauration. Chez M. Suard se trouvait aussi Mlle Pauline de Meulan, l’une des femmes les plus distinguées et les plus instruites de ce temps, dont l’esprit était assez solide et assez vif pour suffire à la dévorante activité que demande la profession de journaliste. Mlle de Meulan aidait à la rédaction de plusieurs journaux, et particulièrement du Publiciste, qui lui dut une partie de son succès. Elle exerçait dans cette feuille le rude métier de critique, et elle remplissait ses fonctions avec une vigueur et une énergie dont ne l’eussent pas soupçonnée ceux qui avaient pu apprécier la douceur et la bonté de son caractère. Il eût été toutefois difficile d’écrire avec plus de netteté et plus de charme. Seulement on remarque dans ses écrits de ce temps une certaine rigueur pédantesque qui se reproduisait, dit-on, dans sa conversation, où le sérieux journaliste faisait quelquefois tort à la femme aimable et bonne. Les travaux journaliers et multipliés de Mlle de Meulan avaient fini par altérer sa santé, et elle se vit obligée de prendre un repos qui lui était bien nécessaire, mais que l’état de sa fortune lui rendait bien fatal. Sa famille, dont elle était le soutien, était sur le point de se trouver sans ressource, lorsqu’un jour elle reçut une lettre d’une personne inconnue, qui lui offrait d’écrire pour elle dans le Publiciste jusqu’au moment où elle pourrait reprendre la plume. Cette lettre n’était pas signée, mais elle était conçue d’un ton de franchise et de bonne grâce, et elle renfermait un article fort bien écrit, fort bien pensé, dont, par une singulière délicatesse, les vues semblaient empruntées à Mlle de Meulan elle-même, tant elles étaient un reflet fidèle de sa conversation. L’article fut inséré dans le Publiciste, et Mlle de Meulan, touchée de ce procédé, ne fit pas difficulté d’y mettre l’initiale P qui la désignait. Dès-lors, presque chaque jour, et tant que dura sa maladie, Mlle de Meulan reçut des articles semblables. On pense bien qu’elle fit mille recherches ; dans le salon de M. Suard, on s’épuisa en conjectures, et personne ne soupçonna un jeune homme sérieux qui écoutait tous ces propos sans laisser échapper le moindre sourire. Enfin Mlle de Meulan se décida à écrire à l’inconnu, je ne sais par quelle voie, peut-être dans le Publiciste. Elle supplia l’écrivain anonyme de se faire connaître. Celui-ci obéit, et vint enfin se montrer et recevoir les actions de grâce qui lui étaient dues. C’était M. Guizot, âgé alors de vingt ans. Une noble amitié lia dès ce moment ces deux esprits distingués, et cinq ans après Mlle de Meulan devint Mme Guizot. Quinze années d’une union sainte et tendre furent le résultat de cet honorable et romanesque début. Leur séparation ne fut pas moins touchante que l’avait été leur rapprochement. Au milieu des souffrances d’une maladie lente, qui ne l’empêchaient pas de se livrer avec courage à ses travaux littéraires, Mme Guizot s’aperçut enfin que tout espoir était perdu. Elle fit ses adieux à son fils et à son mari, et pria celui-ci de la faire ensevelir selon le rit de l’église protestante, au sein de laquelle elle voulait mourir. Mme Guizot était catholique, mais son mari était protestant, et elle voulait, en fermant les yeux, emporter la pensée qu’ils seraient réunis un jour. Cela fait, l’esprit tranquille, heureuse de ce dernier sacrifice, le plus grand qu’elle pouvait offrir à son mari, elle le pria de lui faire une lecture. Il commença une oraison funèbre de Bossuet, celle de Madame Henriette ; mais il avait à peine lu quelques pages que sa femme était morte. Ces choses se passaient en 1827. M. Guizot, destitué, privé même de sa chaire d’histoire, luttait alors avec toute la jeunesse du pays, contre M. Villèle, pour la liberté. Ce fut son beau temps, son temps de malheur et de gloire !
Cette douce union fut semée de nombreuses traverses. Pendant ces quinze années, M. Guizot monta plusieurs fois au pouvoir, en descendit, essaya constamment de se faire jour par ses liaisons, par ses opinions et par ses écrits. On le vit occuper successivement, sous l’abbé de Montesquiou, sous M. Barbé-Marbois et sous M. Decazes, des emplois qui n’étaient pas sans importance, et revenir, ainsi que sa femme, à leur point de départ, dans la nécessité de travailler pour vivre, et d’user de toutes les ressources de leur esprit. À la chute de M. Decazes, M. Guizot, sorti pauvre de sa place de directeur de l’administration départementale, se remit à faire, comme autrefois, des livres, des pamphlets, et des articles de journaux. L’intérieur de la maison de M. Guizot offrit pendant long-temps un curieux spectacle. Son beau-frère, M. Devaines, préfet de la Nièvre, avait été destitué comme lui. Il revint à Paris avec sa femme et ses deux nièces, dont l’une, plus tard, épousa, à son tour, M. Guizot. D’un côté, Mme Guizot et ses nièces découpaient, refaisaient et annotaient la traduction de Shakspeare de Letourneur ; de l’autre, M. Guizot préparait ses recherches sur l’histoire de France ; plus loin quelques jeunes gens, élèves dociles du maître, fouillaient à coups de lexique dans le latin barbare d’Orderic-Vital ; d’autres traduisaient les mémoires de Clarendon, l’Eikon-Basilikê du roi Charles Ier et élevaient péniblement, pierre à pierre, le grand édifice de la collection des Mémoires de la révolution anglaise, décorée à son fronton de la signature de M. Guizot. Cette association de travaux était toujours dirigée par la pensée de M. Guizot, qui, indépendamment de ces grandes collections, produisait seul ses remarquables écrits sur l’histoire et l’état des affaires de la France. Elle exerça une heureuse influence sur la direction générale des lettres, et permit à M. Guizot de vivre avec aisance de la vie la plus honorable, en même temps qu’elle l’éleva à une haute réputation.
J’ai parlé à dessein de la vie littéraire de M. Guizot, avant que de parler de son existence politique. Il me resterait à le suivre dans la société de la restauration où l’introduisit M. Royer-Collard, et où n’avaient pas encore germé ces idées de liberté modérée qu’elle inscrivit plus tard sur sa bannière. Il faudrait encore le montrer protestant et calviniste au cœur même du catholicisme ; genevois au milieu des coteries de Paris ; dur, sombre et tourmenté par ses passions parmi les hommes les plus insoucians et les moins passionnés du monde ; un peu insociable, et sachant cependant se former un cercle ; naturalisant dans les salons ce ton dogmatique du professorat que Mme de Staël elle-même n’avait pu y faire supporter ; reformant l’agrégation qui s’était dispersée après elle, y établissant sa domination, et y maintenant si bien l’ordre et la discipline, qu’elle ne l’abandonna jamais, ne lui demanda jamais compte de ses actes souvent contradictoires, le suivit aveuglément au combat pour et contre la liberté, et, marchant docilement sur ses pas, arriva avec lui, par des voies détournées, au pouvoir où elle l’entoure encore, et partage ses jouissances ainsi que ses soucis. Mais ce serait pour moi une tâche impossible à accomplir. Il faudrait soulever trop de voiles et se jeter dans l’étude et l’examen d’une foule de petites influences et de petites intrigues, d’ingénieuses manœuvres, que M. Guizot n’a jamais négligées quand il a été question de faire triompher ses convictions. C’est une sorte de travail mécanique, qui accompagne toujours chez lui le grand travail intellectuel, et ses rouages sont si compliqués, que je me déclare, sans répugnance, incapable d’en suivre les mouvemens.
Nous trouverons des contradictions singulières dans la vie politique de M. Guizot, mais les hommes tels que M. Guizot veulent être jugés avec quelque ménagement ; on leur doit de chercher à se rendre compte des motifs qui les ont entraînés, et de s’efforcer, autant qu’il est possible, de trouver ces motifs dans un ordre d’idées élevées. En cette circonstance, l’explication la plus honorable, la plus bienveillante que je puisse imaginer, serait d’admettre, comme il y a lieu de le croire en effet, que M. Guizot, habitué par son éducation, et porté par la tournure de son esprit, à rassembler les faits pour en faire ressortir un système, à n’étudier une époque que pour en faire jaillir la pensée qui le domine, à manier à son gré et avec une sorte de despotisme les événemens historiques, à les plier, sans le savoir, sous sa volonté, en est arrivé, dès le commencement de sa carrière, à vouloir traiter de la même façon les hommes et les affaires. M. Guizot se serait créé à toute force un système chaque fois qu’il a été appelé à prendre part aux affaires politiques, ou à les diriger. Il se serait placé à un point de vue vrai ou faux, et il aurait rangé toutes ses idées de manière à ne pas s’écarter de ce point de vue unique. En un mot, la pensée éternelle de M. Guizot, bien que variable dans sa forme et dans ses résultats, est, ce me semble, de constituer ; et comme toutes les personnes qui poussent cette pensée à l’excès, il a du mépris et de la haine pour tout ce qui se constitue sans lui. Ces projets de reconstitution générale de la société ont été tentés par M. Guizot sous toutes les formes. Déjà vers les premières années de la restauration, il avait élaboré, sous l’aile de M. Royer-Collard, une charte composée de quelques milliers d’articles, tellement immense et compliquée, que la première objection qu’on lui fit, était qu’il eût fallu cinq années de législature, rien que pour la discuter. Si, à cette même époque, M. Guizot a signalé son passage dans plusieurs ministères par des projets de loi, des actes et des discours terriblement hostiles à la liberté, c’est encore, il faut le croire, parce que se trouvant placé à l’ombre d’un gouvernement tout jeune et visiblement ébranlé, il se dit que ce qui était à constituer dans ce moment-là, c’était le pouvoir, et alors il se mit consciencieusement à l’œuvre, sans s’apercevoir, dans son ardeur de construction, qu’il dépassait toutes les limites, et qu’il ensevelissait la liberté dans les fondemens de son édifice. C’est ainsi du moins que je m’explique la conduite de M. Guizot en 1814, quand ses talens lui valurent la confiance de l’abbé de Montesquiou, alors ministre de l’intérieur. Dans ce temps-là, M. Royer-Collard, chargé de la direction de la librairie, partageait avec M. Guizot la confiance de M. de Montesquiou, et sans doute cet esprit prépondérant dicta souvent ses opinions au faible et ignorant ministre.
Toutefois l’administration publique était dans les mains de M. Guizot, de M. Guizot tout seul, qui exerçait la plus grande influence sur le choix des préfets et des fonctionnaires ; et l’on sait quels fonctionnaires et quels préfets furent nommés à cette époque. Sans doute M. Royer-Collard, homme mûr, blanchi dans les affaires secrètes, vieilli dans les missions difficiles de l’émigration, devait dominer de tout l’ascendant de son nom, et de sa grande et mystérieuse réputation, l’esprit d’un jeune homme inexpérimenté tel que devait l’être alors M. Guizot, mais non pas assez pour l’entraîner à écrire contre sa conviction ce cruel exposé de motifs de la loi contre la liberté de la presse que vint présenter aux chambres l’abbé de Montesquiou. Je ne prétends pas que la loi de la presse de 1814 ait été l’ouvrage unique de M. Guizot ; mais on sait qu’il l’avait élaborée avec M. Royer-Collard, et il importe peu de savoir lequel des deux imagina d’arrêter la publication libre de tout écrit au-dessous de trente feuilles, lequel donna aux censeurs le droit d’empêcher l’impression d’un ouvrage jugé dangereux à huis-clos, par eux-mêmes, de l’anéantir sans appel, sans l’intervention des juges que donne la loi à tous les coupables. Que M. Guizot ou que M. Royer-Collard ait été plus ou moins inventif, plus ou moins ingénieux dans cette affaire, toujours est-il que le premier acte politique de M. Guizot a été de lever une main cruelle sur la charte qui venait à peine d’être promulguée, que ce fut de sa plume que tombèrent les argumens captieux que l’abbé de Montesquiou vint niaisement débiter à la tribune contre la liberté d’émettre ses opinions que donnait la charte, mais qui, disait-il, n’entraînait pas le droit de publier les opinions des autres. « Proclamons-le avec vérité, disait M. de Montesquiou d’après M. Guizot, la censure est importante aux bonnes lettres. La censure devint importune à Rome lorsque les mœurs se corrompirent. De même lorsque les lettres se corrompent, on ne veut plus de censure littéraire. » — M. Raynouard était rapporteur de la loi ; dans son discours habilement conçu, le ministre s’adressa à M. Raynouard lui-même. « Je ne crains pas, ajouta-t-il, d’en appeler au rapporteur. Je lui demanderai s’il est utile de laisser un champ libre aux mauvais écrivains, à ceux qui ignorent les premiers principes ; enfin si ce n’est pas après de longues méditations, après des études laborieuses qu’il a pu produire ses excellens écrits. La censure, dit-on, détruit la liberté de la presse. Détruisez-vous la liberté de la parole parce que vous mettez un terme à la licence du théâtre ? Les journaux, sans doute, peuvent donner des leçons utiles, mais voulez-vous qu’ils soient indépendans ? Vous dites qu’on arrêtera leurs feuilles s’ils se livrent à des excès. De quel droit allez-vous punir vingt-cinq ou trente mille souscripteurs de la feuille qu’ils ont achetée par leurs abonnemens ? » L’exposé de motifs de M. Guizot serait vraiment curieux à reproduire. Ce projet, qui créait la censure, commençait ainsi : « Il faut conserver la liberté de la presse de manière à la rendre utile et durable. » — Il faut rentrer dans la charte, disait M. de Chantelauze dans l’exposé des motifs des ordonnances de juillet, qui offre plus d’un rapprochement avec l’exposé de la loi de 1814. — Enfin M. Guizot donna, autant qu’il était possible, sa sanction à cette loi, en s’inscrivant lui-même sur la liste des censeurs entre M. Ch. Lacretelle et M. Frayssinous.
Ce début politique mena M. Guizot où il devait le mener, lui et le gouvernement qu’il servait ainsi, à la fuite, à l’exil, à Gand, où nous le retrouvons chargé d’une mission près de Louis xviii, par les hommes modérés de la restauration, qui demandaient l’éloignement de M. de Blacas et un ministère présidé par M. de Talleyrand. M. Guizot avait-il déjà fait un retour sur lui-même ? la lourde chute de cette monarchie sous les faibles mains qui s’employaient avec tant de peine à la constituer fortement avait-elle ébranlé ses convictions, ou bien chercha-t-il à se prouver à lui-même, ainsi qu’aux autres, qu’il fallait attendre un temps meilleur ? Pour moi, monsieur, je n’étais pas à Gand, je n’y avais pas d’amis, et je ne saurais vous dire comment se termina la mission de M. Guizot ; mais vous savez, comme moi, que M. de Talleyrand fut revêtu de la présidence du conseil au retour de Gand, et que M. de Blacas s’éloigna. Les hommes qui avaient employé M. Guizot à cette négociation difficile ne paraissent pas s’être beaucoup empressés de le récompenser, car il ne fut rappelé aux affaires qu’après la dissolution du ministère de M. de Talleyrand.
M. Guizot reparut donc aux affaires sous M. Barbé-Marbois, qui l’appela près de lui, au ministère de la justice, en qualité de secrétaire-général. Depuis, par un singulier enchaînement de faits, M. Barbé-Marbois a été arraché en quelque sorte violemment de sa place de président de la cour des comptes sous le ministère de son ancien protégé. Il eût été digne de M. Guizot d’employer son éloquence dans le conseil, où il fait si souvent prévaloir ses opinions, à maintenir en possession de son honorable retraite ce vieillard, qui lui avait autrefois tendu la main pour l’aider à gravir les premiers degrés du pouvoir. Mais peut-être, en cette occasion, M. Guizot céda-t-il au cri de sa conscience, et se souvint-il des rigueurs qui signalèrent le ministère de M. Barbé-Marbois, rigueurs que M. Guizot vit de bien près, et dont il lui fallut se rendre complice. Destitutions de magistrats, circulaires effrayantes, mesures d’inquisition, ordonnances impitoyables, tels furent en effet les seuls actes qui émanèrent, en 1817, du ministère de la justice. Une loi contre les cris séditieux fut portée aux chambres par M. Barbé-Marbois, tandis que M. Decazes présentait une loi pour la suspension de la liberté individuelle, et le duc de Feltre un autre projet pour l’établissement des cours prévotales. L’exposé de motifs du projet de loi de M. Barbé-Marbois sembla le plus terrible de tous. L’action de pousser un cri séditieux y était traitée de crime, et bien punie comme telle. « Il y a quelques hommes dont l’unique morale est la crainte des peines, disait-on dans cet exposé. C’est contre des coupables de cette espèce que nos lois sont, à plusieurs égards, impuissantes. À la nécessité d’une loi positive sur ces matières se joignait celle d’une instruction rapide et d’une punition qui, pour être d’un exemple efficace, fut infligée très peu de temps après le délit. » Ce projet de loi et cet exposé de motifs étaient-ils de M. Guizot ? Il y a lieu de le croire, car en même temps M. Royer-Collard, son ami, son guide alors, venait à la chambre, en qualité de commissaire du roi, défendre la loi sur les cours prévotales. M. Guizot était certainement à cette époque, et fut encore long-temps sous l’empire d’une réaction morale contre la liberté, qui s’est renouvelée récemment en lui, mais, il faut le dire, avec moins de force. Sa présence dans les bureaux des ministères, sous l’abbé de Montesquiou comme sous M. Barbé-Marbois, comme sous M. Decazes qu’il servit ensuite, fut constamment signalée par des lois de rigueur et d’exception, et certes ce n’est pas le hasard qui fit cette remarquable coïncidence. Le caractère de M. Guizot l’explique de reste, et les esprits de sa trempe laissent peu à faire au hasard en pareil cas.
Je vous ai dit que M. Guizot se plaît à constituer, que c’est là sa manie, sa rage, son talent, si vous voulez. C’est une tendance que vous retrouverez dans tout ce qu’il a écrit, dans presque tout ce qu’il a fait ; il la pousse si loin, qu’en histoire comme en politique il a de l’humeur, de l’aversion et plus souvent du mépris pour toutes les choses qui se sont constituées sans lui, je veux dire contre celles qui ne s’adaptent pas parfaitement au système historique qu’il a créé, ou qui ne répondent pas aux nécessités politiques qu’il a établies. En continuant de suivre M. Guizot, nous verrons qu’il a voulu constituer le pouvoir, puis la liberté, puis le pouvoir encore ; nous le verrons rassemblant partout des élémens d’ordre et de discipline, organisant la hiérarchie jusque dans l’opposition, quand il vint s’y réfugier ; nous le verrons méthodique et pointilleux jusque dans l’insurrection. Nous nous expliquerons en quelque sorte, comme M. Guizot se l’explique sans doute à lui-même, ses passages fréquens et quelquefois si brusques d’un camp dans un autre, ses attaques successives contre le gouvernement et contre le peuple ; nous saisirons l’idée qui a fait couler de sa plume tour à tour l’encre rouge du censeur, les projets de loi furibonds des premières années de la restauration contre la liberté de la presse, et plus tard des brochures brûlantes de libéralisme et d’indépendance ; nous en viendrons même, avec quelques efforts, à comprendre comment il a pu, sans être taxé d’inconséquence, quitter le fauteuil de secrétaire-général de la chancellerie pour venir s’asseoir sur l’escabeau du président de la société populaire Aide-toi, le ciel t’aidera, et adresser ses circulaires électorales de 1830 à ceux qui avaient peut-être conservé les circulaires ministérielles de 1815. Mais pour le dernier mot de cette intelligence qui s’obscurcit de plus en plus en s’élevant, pour le but final qu’elle se propose, j’ai bien peur que nous ne les trouvions pas. Qui nous dira ce qu’elle veut établir après tant de mystérieux ambages ; quelle forme elle prétend imposer à la société après l’avoir enlacée de tant de doctrines ; qui nous dévoilera la devise qu’elle cache avec tant de soin ? Est-ce despotisme ou liberté ? Nous nous efforcerons cependant de la connaître, cette pensée qui se dérobe sous les plis d’un front soucieux. Nous n’y épargnerons pas nos soins, car c’est l’énigme du Sphinx : il faut la deviner sous peine d’être dévoré par celui qui la propose.
Ne croyez pas cependant, monsieur, que M. Guizot soit de sa nature un homme de violences et de coercitions, un de ces caractères inflexibles de la Convention, qui posaient hardiment la nécessité de retrancher du monde une partie du genre humain, afin d’assurer le bonheur de l’autre, et marchaient résolument, sans le moindre trouble, à l’accomplissement de leur volonté. Les théories de M. Guizot ne sont pas cruelles, non, elles ne le sont pas, et la raison en est que M. Guizot n’a pas d’enthousiasme, même pour ses théories. Dans chacune des phases politiques auxquelles il a assisté, il a cherché à créer une doctrine des intérêts qui fût applicable à la circonstance, affaiblissant, afin de le faire passer, le principe qu’il embrassait. On l’a toujours trouvé d’abord doux, conciliant, modéré, facile à composer, admettant le droit de rejet et la liberté d’examen avec toute la largeur d’esprit que donne le protestantisme le plus éclairé ; mais comme il s’irrite au travail et se passionne facilement contre l’obstacle, il devient dur, violent et emporté à mesure qu’on lui résiste, et dans son ardeur à manier le pouvoir et à le retenir, il se pourrait, comme nous l’avons déjà vu, qu’il passât, dans un jour de crise, du ton persuasif de Luther à la sombre fureur de Bothwel, et qu’un de ses discours, en faveur de l’ordre et de la liberté, se terminât par une liste de proscription. C’est par les faiblesses que je viens de signaler que M. Guizot se laissa entraîner, pendant les premières années de la restauration, à des actes qu’il a sans doute amèrement déplorés, bien qu’il ait été plusieurs fois tenté de les renouveler depuis qu’il exerce le pouvoir. On m’a conté que la mère de M. Guizot était une de ces femmes fortes dont parle l’Écriture, et qu’on trouve encore au sein des vieilles familles protestantes, réfugiées dans les provinces les plus reculées de la France. Cette digne mère avait une noble ambition pour ses enfans ; il lui avait été révélé qu’ils seraient un jour riches et puissans, et elle tâchait d’aider, par une éducation solide et par des exhortations sérieuses et répétées, aux desseins qu’elle prêtait à la Providence. Ses projets d’avenir se fondaient plus particulièrement sur M. Guizot, comme on le pense bien, et souvent on la surprenait tenant son petit enfant sur ses genoux, et cherchant à l’animer par l’éloge des hommes fermes et persévérans que produisit en si grand nombre la lutte ardente de la réforme. — « Je tâche de donner de la fermeté et de l’énergie à mon pauvre François, » disait en ces momens-là cette bonne mère. Et il fallait en effet l’œil vigilant d’une mère pour découvrir que ce sont justement ces qualités-là qui manquent à M. Guizot, lui qui passe pour l’homme d’état le plus ferme et le plus inflexible, qui l’est souvent en effet, et à qui on attribue, non sans raison, les actes les plus violens du gouvernement de juillet.
M. Guizot a dit quelque part : « Pour se faire pardonner le pouvoir, il faut le garder long-temps, non y revenir sans cesse. De petites et fréquentes vicissitudes, dans une grande situation, ont, pour la masse des spectateurs, quelque chose de déplaisant et presque d’ennuyeux. Elles diminuent celui qui les accepte quand elles ne le décrient pas. » M. Guizot a très bien défini sa propre situation dans ces lignes, qu’il écrivait à l’époque de la formation du dernier ministère de M. Pasquier. Sans doute alors il ne connaissait pas aussi bien qu’aujourd’hui tous les charmes du pouvoir, il n’avait pas encore ressenti la peine qu’on éprouve à en tomber, et dans les postes inférieurs qu’il avait obtenus, il avait vu probablement d’un œil philosophique le désespoir et l’abattement des ministres dont la disgrâce entraînait la sienne. Devenu ministre à son tour, M. Guizot sentit que la place était au moins aussi agréable à reprendre que fâcheuse à quitter, il ne recula pas devant le ridicule des petites et fréquentes vicissitudes ; et, pour ne pas perdre de vue un seul moment la route du ministère d’où il sortait, il vint s’y placer sans rancune en vedette officieuse, et soutenir des successeurs qui l’avaient assez brutalement renversé. C’est ainsi que, sous le ministère de M. Périer, M. Guizot s’était fait, avec un rare désintéressement, l’orateur du cabinet et le premier commis de la présidence. Je sais que les immenses travaux qui furent faits par M. Guizot, pendant cette pénible session, ne restèrent pas sans salaire ; mais ce n’est pas par un traitement, quelque large qu’il soit, qu’on peut compenser la perte du pouvoir, et faire oublier l’humiliation qu’il y a de descendre à la seconde place quand on a occupé la première. Le véritable dédommagement que trouva M. Guizot dans cette situation, ce fut le simulacre de puissance qui lui resta, et l’espoir de ressaisir prochainement l’autorité elle-même, que M. Périer mourant laissa tomber en partie dans ses mains ; chose vraiment fâcheuse pour le pouvoir et pour M. Guizot, qui se nuisent aujourd’hui cruellement l’un à l’autre.
Aux affaires, M. Guizot se raidit. Cette vigueur factice qu’il s’est donnée ou qu’on lui a donnée dès l’enfance, il l’exagère encore. Il élève si haut le pouvoir et la force, qu’il estime qu’un ministre ne saurait jamais en avoir assez. Heureux de tenir enfin ce pouvoir qu’il a désiré si long-temps, il le manie à tout propos et à toute heure, et il conseille toujours d’en faire l’emploi le plus décisif. Dans le pouvoir, M. Guizot ne voit qu’un état de guerre, une guerre qui justifie tous les moyens, pourvu que l’on triomphe. Le pouvoir, selon lui, doit s’exercer au profit d’une classe d’intérêts, et combattre, ruiner, anéantir tous les autres. M. Guizot en est, pour le gouvernement de la France, à sa grande distinction historique des vainqueurs et des vaincus, des Francs et des Gaulois, de la race dominatrice et de la race dominée. M. Guizot, qui a dit et écrit tant de choses, a encore écrit ceci : « Le pouvoir s’abuse étrangement quand il se place hors du camp des vainqueurs. Il se trahit ainsi lui-même et ment à sa propre nature. Il quitte ceux qui veulent et doivent posséder l’empire pour aller à ceux qui ne peuvent réclamer que la liberté. » De cette sorte, dès que M. Guizot se trouve placé du côté du pouvoir, le droit n’existe pas. Il n’admet pas qu’un pouvoir puisse et doive protéger les intérêts du petit nombre, même si ce petit nombre a la justice pour lui. Avant tout, il faut être fort ; après cela, on sera loyal, équitable, généreux et honnête, s’il se peut. Aussi, une fois là, M. Guizot ne croit plus à la liberté ; il sourit quand on le somme de remplir les promesses du pouvoir qu’il représente ; à ceux qui lui demandent quand elles s’accompliront, il répond qu’il ne sait ; il ne renie pas ses paroles et ses écrits de l’opposition, alors il parlait et il écrivait de bonne foi ; il parle et il agit encore de bonne foi aujourd’hui, mais il était de l’opposition, et maintenant il est du pouvoir. Quand il demandait que l’opposition participât au gouvernement, qu’elle vécut d’autre chose que de discours et de beau langage, quand il voulait qu’elle eût une part restreinte, mais réelle, dans les affaires de la société, qu’on ne lui enlevât pas les moyens d’action légaux et réguliers qu’elle réclamait, M. Guizot vous dira sincèrement que son rôle était, en ce temps, de diminuer les forces du gouvernement et d’augmenter celles de l’opposition, tandis qu’en celui-ci son devoir l’oblige d’agir dans un sens tout contraire. C’est à l’opposition de faire ses affaires elle-même, à lui de l’amoindrir, et de rendre le pouvoir assez fort pour l’empêcher de redouter les attaques au moyen desquelles il le renversa autrefois.
Tel est, je le crois du moins, M. Guizot dès qu’il se trouve aux affaires. Je puis me tromper, mais je crains bien de l’avoir montré sous son véritable jour.
M. Guizot sort-il des affaires, mais tout-à-fait, sans espoir d’y rentrer, oh ! alors il est admirable. Le voilà qui prend sa plume et qui écrit de ce ton de prophète et de croyant qui lui est naturel. Toutes les forces et l’influence qu’il enlevait au pouvoir quand il le secondait, il les apporte à l’opposition lorsqu’il se joint à elle. Dès lors il devient aussi doux qu’il était violent. C’est l’homme du monde le plus modéré et le plus facile. Mais cette modération demande sans cesse, elle veut plus que l’avidité la plus résolue, elle menace plus haut que la violence la plus ouverte. Comme les yeux de l’écrivain se sont ouverts tout à coup en descendant de la région des nuages ! Comme il comprend bien les relations du peuple et du pouvoir ! Ce sont maintenant deux puissances amies, qui doivent discuter paisiblement de leurs intérêts, et non plus se mettre le pistolet sur la gorge pour s’arracher la bourse ou la vie. Voyez comme le pouvoir gagne dès que M. Guizot passe à l’opposition ! Il l’usait, ce pouvoir, à force de s’en servir ; il le meurtrissait, tant il l’employait à frapper les autres : maintenant il l’entoure de soins et de tendres précautions ; il lui désigne d’avance la place où il le frappera, il lui assigne chevaleresquement sa part du terrain et du soleil, il n’entre en lice qu’avec des armes loyales ; en un mot il n’a plus que les qualités et les vertus des pauvres et des vaincus, lui qui n’avait pris des conquérans et des vainqueurs que leur dédaigneux orgueil et leurs vices. En vérité, M. Guizot et le pays n’ont qu’à perdre par l’accession de M. Guizot au pouvoir ; ils n’ont, au contraire, qu’à gagner par sa présence dans l’opposition.
Écoutons-le parler dans ces rangs où il est si bien : « Pour que l’opposition soit efficace, il faut qu’elle ait quelque chose à faire. Quand les peuples qui veulent être libres ont acquis le droit de dire qu’ils ne le sont pas, ils le deviendront, mais ils ne le sont point encore. Et tant qu’ils ne le sont pas, la liberté et le pouvoir demeurent également faibles, également incertains. C’est l’état où nous sommes et dont se plaignent tour à tour le pouvoir et la liberté. Ils ont raison l’un et l’autre ; car, dans la nécessité d’exister en commun, ni l’un ni l’autre ne possède de quoi s’exercer et se garantir. Nous l’avons vu. Que le pouvoir soit menacé au centre, que l’opposition paraisse voguer sur lui à pleines voiles, et près de le couler bas, il est partout atteint de paralysie ; ses fonctionnaires, ses amis, les lois, les revenus publics, tous les moyens, toutes les armes dont il dispose, tout est toujours là, et tout est sans vie. L’opposition n’a fait que parler, elle peut tout. Que la chance tourne ; que le pouvoir, n’importe comment, ait repris le dessus au centre, tout est dans ses mains ; il peut tout à son tour. La liberté n’a plus ni forces ni garanties, l’opposition parle encore, et même plus violemment, mais sans effet. La société semble devenue un vaste désert où règne un morne silence, où le pouvoir circule en tous sens, sans être nulle part interrogé ni contredit, où quelques voix s’élèvent en un point, criant aux armes ! c’est-à-dire invoquant, pour ressaisir quelque chance, la destruction de la société. Cette situation ne vaut rien, ni pour rien ni pour personne. Il n’est jamais bon que le pouvoir puisse tout, jamais bon que, pour lui résister, on soit poussé à le détruire. Or, tant que l’opposition, cantonnée à la tribune, n’est rien d’ailleurs dans les affaires, n’influe en rien sur l’exercice du pouvoir ni sur les destinées de la société, la question se pose ainsi, et le but du système représentatif n’est point atteint. »
M. Guizot ne s’en tient pas à ces vagues généralités. Il précise, il formule ses demandes. « Que si l’on demande par où et comment pourrait avoir lieu cette participation de l’opposition au gouvernement même qu’elle combat, je dirai que sa place est partout clairement indiquée. Si l’indépendance du jury était garantie, si les citoyens intervenaient réellement dans l’administration locale, nous ne verrions pas tous les conseils généraux, tous les conseils municipaux, unanimement silencieux ou complaisans. Si le corps enseignant avait des droits, nous n’entendrions pas sans cesse parler de professeurs arrachés à leurs élèves, d’élèves arrachés à leurs professeurs. Vous voulez chasser de partout l’opposition ; c’est la réduire à tout risquer pour vous chasser vous-même. Vous lui avez fait une part dans les chambres ; vous avez senti la nécessité de lui laisser là la parole, c’est-à-dire le genre d’action que comporte le lieu. Eh bien ! croyez-vous que tout le parti de l’opposition dans le pays, toute cette minorité du moment, qui peut-être n’est pas la vraie minorité, puisse demeurer les bras croisés, écoutant cinq ou six orateurs qui parlent pour elle, du reste partout annulée, partout absente, partout placée sous la domination, mise, pour ainsi dire, hors du territoire, du moins hors des affaires de la société, en attendant que, par l’éloquence ou par le désordre, elle puisse ressaisir l’empire, et, à son tour, imposer aux autres la même condition ? Quelle folie ! quelle ignorance des droits de la liberté et des intérêts du pouvoir ! Savez-vous pourquoi la liberté existe en Angleterre, pourquoi le pouvoir y surmonte tant d’orages ? C’est que le ministère et l’opposition ne s’y livrent point, ne peuvent s’y livrer une semblable guerre. L’opposition a beaucoup plus que des organes dans les chambres ; elle a dans le pays des magistrats qui pensent comme elle ; elle intervient dans les conseils municipaux, dans les cours de comté, dans une partie des fonctions et des affaires publiques, et là où elle domine, elle les règle comme elle les entend. Enfin la nécessité de ne point exclure de tout l’opposition, d’accepter partout sa présence et son influence, est là si bien sentie, que dans les comités des deux chambres, sur le théâtre même des triomphes de la majorité, des membres de l’opposition sont toujours appelés à siéger avec elle, à soutenir leur opinion et à donner leur voix. »
On ne se lasserait pas de citer des passages semblables. Partout éclate ce vif sentiment de la justice et de la liberté. C’est un langage presque nouveau introduit dans le libéralisme, une sorte de gouvernement qui s’y organise, et qui fait encore plus honteusement ressortir le désordre qui règne dans le gouvernement véritable. Quelle prudente et sérieuse indignation ! C’est la colère d’un homme d’état qui n’a véritablement qu’un reproche à faire à ses ennemis, à savoir qu’ils lui prêtent trop le flanc et donnent trop de force à l’opposition qui les bat en brèche ; on dirait d’un général qui craint d’entrer d’assaut dans la ville qu’il assiège, de peur de ne pouvoir arrêter la fureur de ses soldats, et qui n’use de ses moyens d’attaque que pour proposer une capitulation honnête. Il y a plaisir à relire tous ces beaux pamphlets de M. Guizot. On sent que le ministère Villèle en mourra. Et il en est mort en effet, de cette chose et de bien d’autres encore. Mais à M. Guizot revient l’honneur de l’avoir combattu savamment, et d’avoir fait cesser les cris qui s’élevaient des bancs ministériels contre l’indiscipline sauvage et l’esprit destructeur de l’opposition du dehors. M. Guizot, qui avait appris patiemment les formules du pouvoir sous les ministères successifs qu’il avait servis, enseigna ce langage nécessaire à toute cette jeunesse ardente et dévouée, qui ne savait encore que conspirer, pousser des cris de révolte, vivre noblement dans la disgrâce, se traîner sans plainte dans l’exil ou mourir sur l’échafaud. Ce fut une grande et belle influence que celle qu’exerça alors M. Guizot. Par ses soins et par ses paroles, les ventes de carbonari, qui étaient répandues sur tous les points de la France, et qui, depuis quinze ans, avaient à peine causé quelques ébranlemens passagers au gouvernement des Bourbons, se changèrent en comités paisibles, publics et tolérés en dépit de l’article du code que M. Guizot invoquait récemment pour détruire ce genre d’associations. Les membres de la haute vente, du conseil principal de conspiration et d’insurrection, se réunirent autour de M. Guizot, dans le comité central de la société Aide-toi, le ciel t’aidera, dont il fit partie si long-temps. Tous les jeunes membres de la congrégation particulière de M. Guizot avaient été versés par lui dans cette société, et prenaient une part très active à ses travaux, qui consistaient à provoquer des pétitions contre les abus existans, à publier des brochures pour inspirer aux citoyens de toutes les classes le sentiment de leur droit, pour les préparer à refuser l’impôt dans le cas où le ministère prendrait des mesures illégales, et surtout à correspondre avec les électeurs des départemens, et à les exhorter à faire de bons choix. Dans ce comité figuraient les jeunes écrivains du Globe qui se sont répandus depuis dans toutes les parties de l’administration, entre autres MM. de Rémusat, Duchâtel, Duvergier de Hauranne, Dejean, Dubois, Montalivet, etc. Près d’eux, autour de la même table, marchant au même but et unis en apparence, mais profondément séparés par leur vie passée et par leurs rêves d’avenir, se trouvaient d’autres jeunes gens que leur vie agitée et périlleuse avait déjà vieillis, et qui réprimaient quelquefois un sourire de dédain en voyant avec quelle activité leurs collègues s’appliquaient à de petites choses, avec quelle minutie ils se mettaient en règle contre les attaques du pouvoir, avec quelle prudence ils travaillaient à le renverser. C’était un spectacle tout nouveau pour eux qui n’avaient jamais su modérer leur haine et leur bouillante indignation, et qui, si jeunes encore, avaient déjà blanchi dans les prisons, et avaient, pour la plupart, essuyé l’honorable flétrissure d’une condamnation capitale. Ces derniers sont aujourd’hui ce qu’ils étaient alors, peut-être courent-ils à cette heure les mêmes dangers. C’étaient Carrel, Cavaignac, Bastide, Thomas, Marchais, et d’autres à qui les leçons de M. Guizot ont peu profité !
Maintenant voulez-vous que nous tournions sans transition une page de la vie de M. Guizot ? La révolution de juillet s’est faite par lui, pour lui, avec lui ou sans lui, je ne veux pas discuter cela encore ; toujours est-il que M. Guizot est ministre pour la seconde fois, après avoir un peu cessé de l’être, et qu’il est gravement assis à la chambre, au banc où mourut de fatigue et d’efforts le fougueux Casimir Périer. Vous savez comme tout-à-l’heure M. Guizot réclamait des places et des emplois pour l’opposition, de l’indépendance pour les fonctionnaires, et surtout pour les membres du corps enseignant. Je ne vous ai même pas tout dit, car j’ai craint de vous fatiguer en vous répétant les longs et énergiques anathèmes qu’il lançait alors contre Jacques ii, qui eut l’indignité de destituer Locke de sa place de l’université d’Oxford. « Ce fut un des griefs publics contre lui, disait M. Guizot ; l’histoire s’est crue obligée d’en éterniser le souvenir. » Et il ajoutait, en s’adressant aux ministres de la restauration qui destituaient les fonctionnaires : « Vous ne voulez l’opposition si faible, que parce qu’au fond elle est encore trop forte contre vous ; vous ne lui enlevez si soigneusement les moyens d’action directs et réguliers qu’elle devrait avoir, que parce que, si elle les avait, vous, ministres, vous ne tiendriez pas devant elle. Si le jury, l’administration municipale, l’instruction publique, tant d’autres institutions étaient réelles et investies de l’indépendance qui leur appartient, des voix s’élèveraient de toutes parts pour accuser votre système, et il tomberait ! » Eh bien ! M. Guizot, l’auteur de ces paroles, est justement ministre de l’instruction publique, et en face de son banc, l’œil chargé de reproches, et le regardant avec plus de compassion que de douleur, se trouve un membre de l’université, un ancien ami de M. Guizot, un de ceux qui l’ont le plus fidèlement servi au milieu de tous les combats pacifiques qu’il livra pendant la restauration, dans le Globe et au sein de la société Aide-toi, le ciel t’aidera, contre les philosophes du xviiie siècle et les ministres des Bourbons, un de ceux qui l’ont aidé le plus efficacement à abattre tour à tour M. Corbière et Diderot, Voltaire et M. Villèle. Cet ami, ce compagnon de travail, vient d’être destitué par M. Guizot, ainsi qu’un conseiller d’état, pour avoir parlé la veille, l’un et l’autre, à la tribune, dans un sens opposé aux vues du ministère, et à quelles vues encore ! M. Guizot, ministre du gouvernement des barricades, a privé de l’emploi qui lui donnait du pain, ce savant et modeste professeur qui avait eu l’audace de demander, en sa qualité de député de la Vendée, la suspension indéfinie des pensions accordées aux chouans par la juste reconnaissance des Bourbons. Et M. Guizot se justifie de la sorte du rude coup qu’il vient de porter : « Il n’y a rien, dans ce que j’ai cru devoir faire à l’égard de M. Dubois, qui lui soit moralement personnel, rien qui, dans ma propre pensée, porte atteinte à l’estime que je lui ai toujours gardée, et que je lui garde aujourd’hui comme hier. Quant à l’administration de l’instruction publique, l’inamovibilité n’est pas concédée à ses membres ; l’inamovibilité implicite qui se trouve dans les statuts de l’université se rapporte aux fonctionnaires de l’enseignement, et non pas aux fonctionnaires de l’administration. Si l’on apportait à cette tribune des exemples de fonctionnaires de l’enseignement destitués, je serais le premier à les répudier ; mais pour les fonctionnaires de l’administration, pour les proviseurs, les inspecteurs généraux, les recteurs, la pratique et la jurisprudence nous prouvent qu’ils n’ont jamais eu le caractère d’inamovibilité. J’arrive à la question d’indépendance. Ce n’est plus ici une question universitaire seulement, c’est une question de politique générale. Je veux la liberté du vote, du vote personnel, mais du vote silencieux. Les exemples ne nous manqueraient pas ici comme au dehors pour prouver que telle est notre doctrine. Les honorables députés sur lesquels a porté la mesure que je défends, ne sont pas les seuls qui ont attaqué le gouvernement, ils sont pourtant les seuls qui aient été frappés. »
Malheureusement pour M. Guizot, au pied même de la tribune où il parlait, se tenaient deux autres députés, M. Duboys-Aimé et M. Dulong, qui s’écrièrent ensemble qu’ils avaient été destitués par le ministère pour crime de vote silencieux, et qui s’avancèrent comme un double démenti vivant aux paroles que venait de prononcer le ministre. Et ses propres paroles d’autrefois, ses cris jetés aux ministres de Charles x, qu’il voulait forcer d’écouter, sans se plaindre et sans sévir, les voix qui s’élèveraient de l’administration, du jury et de l’instruction publique pour accuser leur système, n’était-ce pas là un démenti encore plus fatal que des actions, répréhensibles sans doute, mais commises peut-être dans un de ces accès de fièvre de pouvoir, qui obscurcissent souvent l’esprit le plus juste et faussent les intelligences les plus saines ?
Il faut rendre justice à M. Guizot. On ne le trouve jamais incomplet. Il se livre au mal et au bien avec la même ardeur. En cette circonstance, ce n’est pas seulement le philosophe qui mit en oubli ses principes politiques les plus clairs et les plus arrêtés, le protestant rigide foula aux pieds cette maxime évangélique sur laquelle repose toute sa foi : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, et l’homme religieux marcha sur son crucifix avec l’insouciance et le dédain d’un matelot de Batavia qui s’en va commercer avec les idolâtres. Vous ne sauriez même vous figurer combien M. Guizot, esprit grave et rassis, se tira lestement de cette position difficile. À ceux qui le prièrent de vouloir bien se rappeler avec quelle brutalité un ministre de l’instruction publique l’avait fait autrefois descendre de sa chaire, il répondit qu’il savait fort bien qu’il avait été destitué, qu’il avait trouvé l’action toute simple, qu’il ne s’en était pas étonné, ni plaint, et qu’il engageait ceux qu’il destituait à l’imiter dans sa patience et sa résignation. Quelle patience, bon Dieu, que la patience de M. Guizot ! quelle résignation que celle qui éclate en paroles semblables à celles que j’ai citées ! Je ne sais ce que M. Guizot nomme des plaintes, mais vous trouverez sans doute, monsieur, que dix gros pamphlets et quelques centaines d’articles virulens, entassés dans le Courrier Français, dans le Temps, dans le Globe, et dans la Revue Française, sont des plaintes assez compactes, et sinon coupables, du moins faites pour ôter à celui qui les a poussées le droit de prétendre à la mansuétude de Job ou de Socrate. La philosophie de M. Guizot n’appartient certainement ni à l’une ni à l’autre de ces écoles dont les chefs périrent, comme vous savez, par excès de bonhomie et d’abnégation.
Comment M. Guizot en était-il arrivé là ? De petit en petit, comme dit Montaigne. Depuis long-temps, M. Guizot avait vu l’impossibilité de s’entendre avec la restauration ; il avait compris que le parti des prêtres et des grands seigneurs ne lui pardonnerait jamais son protestantisme, ses façons de Genève, son enveloppe de professeur, ses manières tranchantes, et par-dessus tout, les concessions qu’il avait faites, dans sa chaire, aux idées libérales ; il se jeta donc dans les régions moyennes, et vit bientôt, avec sa sagacité ordinaire, quelles forces immenses on pouvait tirer des classes intermédiaires. Ce fut à elles qu’il s’adressa ; il se fit, il redevint ce qu’il était originairement de sa nature, un homme des communes, un centenier du temps de la ligue, un de ces turbulens caractères d’échevins qui tendaient leurs chaînes jusque devant la porte du palais du roi. Il n’entrait certainement pas dans ses desseins de renverser la légitimité : tout au contraire, on l’a vu depuis bien embarrassé et bien empêtré de sa chute ; mais, sans doute, il voulait, chose fort louable, amener la restauration à choisir exclusivement ses ministres dans l’ordre d’idées qu’il prônait, et par conséquent dans le petit nombre d’opposans modérés, dans le noyau d’aristocratie bourgeoise dont il s’était fait le centre. Il y avait d’ailleurs des antécédens historiques favorables à ses desseins dans la vieille monarchie capétienne, et il espérait faire comprendre cela à ces princes qui ne vivaient que de traditions. Louis xi ne s’était-il pas appuyé sur la classe bourgeoise ? Louis xiv, dans un autre système, n’y avait-il pas pris presque tous ses ministres, et quels rois ont exercé en France un pouvoir moins contesté que Louis xi et Louis xiv ? Mais les leçons historiques de M. Guizot, quoique proclamées si haut et avec tout le retentissement possible, n’arrivèrent pas aux oreilles un peu sourdes et d’ailleurs fort bien gardées auxquelles il voulait les faire parvenir. La patience commença à lui manquer ; il força la voix, se fit plus durement prophétique, parla d’un ton plus acerbe, et sans le vouloir, s’éloigna de plus en plus du but où il tendait. L’existence passive d’écrivain lui pesait cependant chaque jour davantage ; il voyait avec peine s’écouler ses années de vigueur loin du pouvoir qu’il avait abordé avec tant de facilité jadis ; il trouvait bien pénible de vivre, à son âge, de beaux discours, comme il s’en plaignait si vivement pour le compte de l’opposition, et il sentait bien qu’il ne pouvait rien fonder sur ses jeunes disciples, qui, moins avancés et moins désillusionnés que lui, n’en étaient encore qu’aux plaisirs du professorat et de la parole. Ce fut alors que, jetant les yeux autour de lui, il avisa ces jeunes gens mâles et vigoureux, restes tout verts et encore frémissans des conspirations de Béfort, de Saumur, de La Rochelle et de l’expédition libérale de la Catalogne sous Pachiarotti et Mina. L’alliance de la force timide et précautionneuse dont il disposait, et de ces forces courageuses et un peu brutales, lui parut devoir produire les meilleurs effets. L’idée se trouva juste. De part et d’autre, on s’enhardit et on se modéra. La force du levier appliquée à l’endroit convenable, le pays fut bientôt en branle, beaucoup trop pour M. Guizot qui, un matin, se réveilla, non pas membre du conseil de Charles x, comme il l’espérait, mais ministre improvisé par une conspiration, je veux dire par une révolution qu’il avait mise en train, et qui venait de tout abattre.
L’effroi de M. Guizot fut grand. Quel embarras qu’une situation si inattendue pour un homme qui ne s’aventure pas ordinairement dans les affaires, sans chercher à imprimer à leur marche une direction rationnelle ! Dans les comités de la société populaire qu’il présidait, pendant la dernière année de la restauration, le rôle de M. Guizot n’avait pas été difficile. Dans les premiers temps d’abord, il avait envahi les bureaux, avec ses jeunes amis du Globe, et leurs doctrines passaient sans opposition dans les brochures et les lettres aux électeurs, qui coulaient sans interruption de ce petit foyer. Tant qu’il n’avait été question d’ailleurs que de préparer les choix des collèges et d’influencer les votes, la plume de M. Guizot et celles de ses amis avaient été trouvées assez fermes et assez bonnes ; mais plus tard, quand la lutte s’engagea plus vivement, quand il fut question de protester, de refuser l’impôt, et peut-être d’agir d’une façon encore plus positive, le camp du Globe déclara que sa campagne était finie, et que puisqu’il pouvait être question, d’un jour à l’autre, de tirer l’épée du fourreau, il se devait, au nom de l’esprit de paix et de légalité qui l’animait, de se séparer de ceux qui méditaient une telle entreprise. Tous les membres de la société Aide-toi qu’on désignait sous le nom de doctrinaires, se retirèrent en effet. M. Guizot seul resta, et continua de venir, presque chaque soir, présider le conseil de cette association où ne siégeaient plus que les ennemis les plus fougueux des Bourbons. Il faut se hâter de dire que tout se passa dans les limites légales, et que, si on conspira la chute de la monarchie de Charles x en présence de M. Guizot, ce ne fut que par des vœux dont il reconnaissait la justice sans toutefois les partager.
Le trône une fois tombé, M. Guizot, soit qu’il eût désiré ou craint sa chute, se trouva poussé par le torrent révolutionnaire au milieu duquel il s’était lancé volontairement ; engagé, en quelque sorte, avec tous les jeunes gens ardens qu’il avait aidés, peut-être sans le vouloir, dans leur entreprise ; ses amis, ceux qui partageaient sa pensée véritable, restés loin de lui sur le rivage, et lui, emporté sur une barque périlleuse qu’il ne dirigeait plus. Il faut convenir que M. Guizot eut, en ces jours-là, toute l’intrépidité nécessaire dans sa situation. D’abord, loin de se séparer de la société Aide-toi, qui était toute puissante, il est vrai, il resserra encore ses liens avec elle, reçut journellement ses anciens amis du comité, prit leur avis sur les affaires, et fit plus, car il suivit souvent les avis qu’on lui donnait. Aussi tous les choix de préfets et de fonctionnaires nommés par M. Guizot se ressentirent de cette influence, et furent exclusivement faits parmi les hommes que M. Guizot désigne aujourd’hui comme « la mauvaise queue de la révolution. » Sur l’ordre du nouveau ministre, le comité populaire créé pour secourir les réfugiés espagnols, obtint du préfet de police des feuilles de route collectives et des indemnités pour les détachemens qu’on dirigeait vers la frontière, dans l’espoir d’opérer une révolution en Espagne. Enfin, l’esprit libéral le plus exigeant n’eût rien trouvé à reprendre aux actes qui signalèrent d’abord le ministère de M. Guizot, et ses nouveaux amis politiques ne furent pas moins étonnés que ses anciens amis de la restauration de découvrir en lui un révolutionnaire si franc et si fougueux. Pour moi, je crois avoir trouvé l’explication de la conduite de M. Guizot, homme en qui, je dois le croire, les intérêts de l’intelligence dominent toujours ceux de la matière, et qu’on pourra peut-être accuser d’inconséquence, mais jamais de duplicité. M. Guizot avait été porté si inopinément dans le tourbillon des affaires, la force populaire, à laquelle il s’était confié un moment, l’avait lancé tout à coup si haut ; il s’était trouvé si subitement transplanté d’une monarchie dans une autre, que toutes ses abstractions historiques en avaient été troublées, et que réfléchissant à ce qui venait de se passer, à l’effroyable commotion qui s’était faite, il se sentait enclin à la reconnaissance envers ceux qui, tenant de telles forces entre leurs mains, ne s’en étaient pas servis pour faire davantage, et le jeter plus loin encore qu’il n’était arrivé, à sa grande surprise. En un mot, il caressait d’une main un peu tremblante la république, enchanté qu’il était de la trouver si humaine et si bonne personne, après l’avoir crue prête à tout dévorer.
Un écrivain d’une rare portée a dit que M. Guizot était alors prêt pour la république comme pour la monarchie, et bien résigné à prendre un ministère, quelque régime que nous eût donné la révolution de juillet. Quant au ministère, je n’en doute pas non plus ; mais, sous l’un et l’autre de ces régimes, M. Guizot, revenu à lui, eût fait ce qu’il a fait, du pouvoir et de la résistance. Sans doute l’homme qui a écrit les lignes suivantes se serait rallié avec empressement à la république, comme il s’est rallié à la nouvelle monarchie : « La force a ses vissicitudes, celle d’aujourd’hui peut n’être pas celle de demain ; la plus prépondérante a des égaremens où il ne faut pas la suivre : mais quand elle se présente avec l’empire d’un arrêt de la Providence, quand elle a revêtu les caractères de la nécessité, il y a folie à se séparer d’elle, à prétendre s’établir hors de son sein. » Une fois donc que M. Guizot se sentit bien établi au sein de cette force vers laquelle l’attire une certaine puissance d’attraction, après que M. Périer eut fait renaître l’influence gouvernementale, dans un temps où personne en France n’avait le courage de faire du pouvoir, pas même M. Guizot, celui-ci revint à ses doctrines d’autrefois, et s’entoura de ses anciens disciples qu’il avait laissés depuis long-temps en arrière, et qui avaient vécu tristement dispersés comme ceux de Pythagore. À l’ombre de Casimir Périer, s’appuyant de son énergique volonté et de son humeur batailleuse, l’école doctrinaire retrouva une sorte de calme, et la sérénité qu’il lui faut pour professer ses vues. Blottie sous cette égide, elle se sentit de force à affronter les hommes des comités populaires qui l’avaient écartée, et à son tour elle les mit à l’écart sans façon. Engagé dans cette route, M. Guizot y marcha rapidement. Bientôt il inventa un blason pour la monarchie nouvelle, il lui forgea une légitimité bâtarde qui mit en repos sa conscience d’historien ; et s’échauffant dans ses conceptions, se raidissant contre les murmures de l’opinion, il ne tarda pas à se trouver presque à son point de départ de 1815, déclamant contre les théories et les rêveries d’améliorations politiques, et invoquant l’impopularité comme moyen de gouvernement. Dès lors, c’est à pas de géant que M. Guizot rétrograde. Vous connaissez la double faculté qu’il possède de s’occuper de petites manœuvres en même temps que de grandes théories ; il se mit donc à la fois à formuler en doctrines les boutades de colère de Périer, et à discipliner les centres, tout jeunes encore, qui apprirent sous lui les évolutions parlementaires à l’aide desquelles on enlève aujourd’hui si militairement un bill d’indemnité et un budget. Chaque jour plus enfoncé dans ses nouvelles convictions, M. Guizot a fait un nouveau pas en arrière ; chaque jour a ajouté quelque chose à l’humeur noire que lui fait éprouver le parti de la révolution. Lui qui a vu ce parti de si près, qui l’a flatté si long-temps, qui s’est si bien trouvé de l’avoir approché côte à côte, il en est venu sincèrement, je n’en doute pas, à se le représenter comme un monstre effroyable. Toute son expérience et son érudition ne lui ont pas appris à distinguer quelques folles déclamations des principes larges et généreux qu’il a professés lui-même pendant quelque temps. M. Guizot en veut, avec une curieuse bonne foi, à ce parti populaire qui a pris l’initiative sur la restauration, en le nommant ministre ; il en veut au peuple de tout ce qu’il a fait, et dont lui-même, homme du peuple, il profite ; il voudrait le lui faire expier, le museler pour en finir et assurer ainsi la sécurité de l’aristocratie bourgeoise et financière qu’il s’est mis en tête de fonder sur la ruine de toutes les autres, même de l’aristocratie de l’intelligence où sa place était si naturellement marquée. M. Guizot n’en est encore, il est vrai, qu’à la haine de 93 ; mais comme un esprit si violent ne s’arrête guère en chemin, il arrivera bientôt à la haine de 89, et il se jettera infailliblement, sans qu’il soit possible de l’arrêter sur cette pente, parmi les terroristes de modération, et les septembriseurs monarchiques, qui voudraient, s’il était possible, réparer les attentats révolutionnaires en traitant les nations comme les révolutions ont traité les rois.
Les événemens de juin trouvèrent M. Guizot dans cette disposition. La monarchie de juillet eut grand peur ce jour-là que le flot de l’insurrection qui l’avait portée sur le trône ne l’emmenât dans un reflux terrible. On sait comment se termina cette tentative qui malheureusement ne fut pas la dernière, et qu’une autre, plus déplorable encore, a suivie récemment. La frayeur qu’elle inspira dut être bien grande, car la réaction fut bien violente. Dans le conseil, M. Guizot, soutenu par M. Thiers, à qui la peur fait toujours faire beaucoup de chemin, se montra pour les mesures les plus exagérées. Il fallait tout exterminer, en finir pour jamais avec tous les factieux, même avec ceux qui n’avaient pas bougé ; on ne parlait que de suspendre indéfiniment la charte, d’essayer d’un 18 fructidor contre la presse libérale, la mauvaise presse, comme la nomme pédagogiquement M. Guizot. On ne fit pas tout ce qu’on se promettait de faire ; mais l’état de siége, les arrestations, les conseils de guerre et les ordonnances de rétroactivité qui les instituaient, furent des pas assez décisifs, et montrèrent assez clairement où tendait le pouvoir. M. Guizot était déjà bien loin du temps où, du fond du cabinet de M. Périer, il essayait de faire de la force, mais comme l’entendait M. Périer lui-même, sans sortir de la charte et des lois. De telles idées lui paraissaient alors mesquines, il mit son habileté au service de sa colère, et il exploita avec un art infini, et sans ménagement, l’émeute qui venait d’échouer.
On se sent douloureusement ému en voyant une haute intelligence, comme celle de M. Guizot, se rétrécir et s’user dans de semblables combinaisons. Quand M. Guizot professait avec tant d’élévation la reconnaissance de tous les droits ; quand il posait des bornes invariables au pouvoir ; quand il déclarait que rien ne peut justifier ses empiètemens sur les droits du peuple, qui eût dit qu’un jour, monté au pouvoir par ses prédications, il serait lui-même un de ces ministres subtils et envahisseurs qu’il flétrissait avec tant d’énergie, aux applaudissemens de toute la jeunesse accourue pour l’entendre ? Qui eût dit aux lecteurs des beaux pamphlets de M. Guizot, qu’un jour viendrait où il prononcerait à la tribune ces tristes paroles : « Le parti que nous combattons est la mauvaise queue de la révolution ; c’est un animal immonde qui vient traîner sur les places publiques sa face dégoûtante, et y exposer les ordures de son ame. » Ainsi dans cette malheureuse transformation qu’ont subie le caractère et le talent de M. Guizot, son style même a changé, et avec ses vues hautes et graves, il se trouve avoir perdu aussi la belle simplicité et l’élégance antique de sa parole. Autrefois les adversaires de M. Guizot commettaient des erreurs, ils avaient de faux principes ; il relevait avec esprit et dignité leurs inconséquences ; il signalait sérieusement la fragilité de leurs théories : aujourd’hui tout ce qui ne pense pas comme lui doit être rayé de la liste des gens honnêtes, c’est son mot, et il l’applique à ses seuls partisans ; tous les autres sont livrés à de basses et criminelles pensées, et dévorés par de mauvaises passions. Les mauvaises passions ! c’est là surtout son injure favorite ; les mauvaises passions sont toutes celles qui ne mènent pas l’homme qu’elles dominent, à une parfaite obéissance aux volontés du pouvoir, celles qui lui enseignent qu’il pourrait bien n’être pas à sa place, et que son talent ou ses vertus l’appellent à monter plus haut ; les mauvaises passions consistent également à se plaindre de la prodigalité, de la corruption et du monopole, à défendre les intérêts menacés ; les mauvaises passions sont tout ce qui cause une agitation quelconque dans la société que M. Guizot voudrait voir sereine, immobile et sans une ride à sa surface, depuis qu’il est placé à son sommet. M. Guizot avait donc aussi des mauvaises passions quand, pauvre précepteur, il cherchait les moyens de sortir de sa médiocrité obscure ? Il avait des mauvaises passions quand sous le ministère Richelieu il écrivait pour le ministère Decazes ; il avait de plus mauvaises passions encore quand il s’acharnait dans les journaux contre M. Villèle ; quand dans la chaire du Collége de France, il faisait des allusions à la révolution de 1688, en présence d’une jeunesse innocente qu’il familiarisait avec les idées de révolte et de perturbation ? Et quelles passions, si ce ne sont les plus mauvaises selon lui, que celles qui le menèrent au milieu de la société Aide-toi, le ciel t’aidera, d’où s’éleva le premier cri d’insurrection contre le gouvernement légitime !
Faut-il donc dire à M. Guizot que la pire de toutes les passions, c’est de n’en avoir plus aucune, c’est d’être tiède et désorienté dans ses convictions, d’être insouciant du bien, de ne plus savoir où l’on va, ou plutôt de se proposer un but qu’on n’ose avouer hautement ? M. Guizot ne sait-il pas que les mauvaises passions ne sont point seulement celles qui troublent la société, et que la passion du repos égoïste, de la domination fondée sur de faux principes et sur le mépris des masses, est plus condamnable encore ? Nous savons, comme M. Guizot, qu’il y a beaucoup de mauvaises passions dans la multitude qui souffre, qui paie, et qui s’aigrit en voyant qu’on ne s’occupe pas d’alléger ses souffrances et son fardeau ; mais celles-là sont-elles moins pardonnables que les mauvaises passions des hommes enrichis, satisfaits et puissans, qui se font une arme contre le pays des murmures qu’ils lui arrachent, et qui aggravent le mal à leur profit ? À ceux-là j’adresserai les justes reproches qu’un écrivain de quelque valeur adressa autrefois à un gouvernement qui se servait de moyens pareils : « Vous accusez les masses des dispositions que vous propagez vous-mêmes dans leur sein ; nous repoussons votre accusation comme votre ouvrage. Vous nous traitez toujours d’imprudens ; souffrez que nous vous traitions d’insuffisans. C’est une dure alternative, j’en conviens, que d’avoir à choisir entre l’habileté de quelques hommes et l’aveuglement d’un peuple. Mais permettez-nous de disposer plutôt de vous que de la France, et laissez-nous croire, quand le présent est si peu sûr avec vous, que l’avenir ne serait pas sans ressources, si vous n’en étiez plus chargés. » Ces paroles sont de M. Guizot.
N’allez pas vous alarmer pour la France que vous aimez tant, monsieur. Elle secouera son flanc, et elle renversera les doctrinaires et ceux qui s’accommodent avec eux du pouvoir, comme elle a renversé tant d’autres gens inhabiles qui voulaient la gouverner, ne la connaissant pas. L’école doctrinaire en est encore là. Fondée en quelque sorte dans une pensée monastique comme l’était la congrégation, elle a vécu en elle-même, avec un profond dédain et une indifférence moqueuse pour tout ce qui n’est pas elle, indifférence encore augmentée par l’éclectisme commode que le maître avait arrangé pour son usage. Depuis qu’elle a passé aux affaires, cette indifférence est devenue de la rouerie, et l’on peut dire avec certitude qu’il n’y a plus, à cette heure, aucune théorie dans l’école. Comme on n’y a jamais étudié les besoins de la France et qu’on y méconnaît ses véritables sentimens, on marche en pays inconnu, faisant un pas chaque jour et laissant un jalon derrière soi pour marquer la route, ou, pour mieux dire les doctrinaires ressemblent à ces navigateurs dont Solis a fait l’histoire, qui s’en allaient découvrir des terres au nom du roi d’Espagne, et qui, arrivés au haut d’une montagne, étaient tout à coup éblouis au spectacle d’une mer immense et nouvelle et d’une contrée sans fin. Leur premier mouvement était alors de planter un drapeau pour prendre possession de ces eaux et de cette contrée avant de les connaître, avant de savoir si cette mer était navigable, si cette terre était habitée, sans nul moyen de les conquérir et de les dominer. Beaucoup de ces hardis aventuriers réussirent ; mais ils suivaient des chefs qui manquent, heureusement pour nous, aux doctrinaires. Croyez-moi, ceux-ci n’ont parmi eux ni des Christophe Colomb, ni des Fernand Cortez, ni même des Pizarre.