Lettres sur les affaires municipales de la Cité de Québec/Chapitre I

Imprimerie de « L’Événement » (p. 3-6).

LETTRES
SUR LES
AFFAIRES MUNICIPALES
DE LA
CITÉ DE QUÉBEC


I.


Il est devenu presque de mode, d’accuser la Corporation de tout ce dont nous avons à nous plaindre. À en croire certains journaux et leurs correspondants, si l’on ne voit pas s’élever de constructions nouvelles, s’il y a des maisons qui ne trouvent pas de locataires, si la valeur de la propriété foncière a diminué, si les affaires sont stagnantes, si l’industrie de la construction des navires se meurt, si le commerce s’en va, c’est à notre régime municipal qu’il faut s’en prendre. Qu’un homme se fasse éclabousser, qu’une dame déchire la traîne de sa robe, qu’un individu se donne une entorse au pied, qu’un maladroit se fasse souffler son porte-monnaie, qu’un fier-à-bras noircisse l’œil à un charretier, qu’un voyou donne à un autre un coup de pied où vous savez, je connais une feuille qui ne manque jamais de s’écrier : jusqu’à quand, citoyens de Québec, endurerez-vous cette horreur de Corporation ?

À entendre les mêmes journaux, il suffirait de remplacer notre conseil municipal par deux ou trois commissaires de leur choix et bien payés, pour voir, sans que nous soyons taxés, notre police rendre des points à celle de Paris, nos chantiers remplis de navires en construction, une activité fièvreuse régner dans les affaires, notre commerce faire pâlir celui de Londres, et nos rues, éblouissantes de propreté, se garnir de palais qu’habiteraient des nabads dix fois millionnaires.

Tant que ce langage n’a été tenu que par des gens intéressés à faire croire à la mauvaise administration de nos affaires municipales, par des hommes qui nous voudraient sauver avec un désintéressement que leur passé a déjà mis au jour, par des individus qui ont un commissaire à nous offrir, il n’y avait pas lieu de s’alarmer outre mesure. Tout le monde savait à quoi s’en tenir, et notre crédit n’en pouvait être ébranlé. Mais, à force d’entendre répéter que nous sommes volés, que nous sommes ruinés, que nous nous en allons à la banqueroute, que sans des commissaires pour administrer nos affaires municipales, c’en est fait de nous, comme on chante machinalement un refrain qu’on a entendu souvent, nous avons fini par le dire à notre tour. Et nous voilà, à force de nous dire malades, en train de prendre la maladie.

En effet, rien n’est plus propre qu’une pareille conduite, à ruiner notre crédit, à nous abaisser et à nous perdre dans l’estime des étrangers. Que penseriez-vous d’un individu qui viendrait vous dire : « je suis incapable d’administrer mes propres affaires ; si vous ne vous en chargez pas, je suis entièrement ruiné ; je suis si maladroit dans le choix de mes employés, je les surveille si mal, qu’ils me volent et me pillent impunément ?. » Je n’ai pas besoin d’attendre votre réponse. Vous ne manqueriez pas de dire : voilà un homme qui me paraît avoir un excellent cœur, mais il a la tête mal meublée.

Telle est, pourtant, la conduite que nous tenons en face de tout le pays depuis quelques années. Nous sommes continuellement à dire que notre conseil municipal est une réunion d’escrocs et d’imbéciles, dont nous demandons qu’on nous débarrasse ; comme si ces escrocs et ces imbéciles n’étaient pas nos représentants, comme s’ils ne devaient pas passer aux yeux des étrangers, pour la quintessence de notre intelligence et de notre honnêteté, comme s’ils n’étaient pas choisis par nous, comme s’il ne dépendait pas de nous et uniquement de nous, de les nommer plus intègres et plus intelligents. Nos lamentations continuelles ne sont-elles pas un continuel aveu de notre impuissance à nous gouverner nous-mêmes ? N’est-il pas temps qu’elles cessent, que nous examinions notre situation, que nous nous demandions si elle est aussi mauvaise que nous l’avons cru et que nous l’avons dit, que nous en recherchions la cause, que nous voyions si nous sommes moins capables de gérer nos affaires que les citoyens, je ne dis pas de Montréal, mais du dernier village de l’Amérique du Nord, et si notre intelligence est tellement faible, qu’il faille nous interdire et nous mettre en curatelle ?

Après avoir, comme bien d’autres, déploré le mauvais état de nos affaires municipales sans en rien connaître, après l’avoir attribué, comme tout le monde, à la maladresse et à la négligence de ceux qui les administrent, après avoir même appelé de mes vœux, le remplacement du conseil électif que nous avons, par des commissaires nommés par le gouvernement, je me suis enfin posé les questions qui précèdent : j’ai étudié notre système municipal, j’en ai examiné le fonctionnement, je me suis demandé si nous avions beaucoup à gagner, à voir substituer à une administration qui nous doit rendre compte de tous ses actes, une administration sur laquelle nous n’aurions aucun contrôle. Et j’en suis venu à la conclusion que notre situation, sans être brillante, n’est pas désespérée, que notre administration municipale n’est pas plus mauvaise que celle de Montréal, et que mettre des commissaires à la place de notre conseil, ce serait, non pas faire cesser les maux dont nous nous plaignons, mais nous fermer les yeux sur eux ; ce serait faire comme l’autruche qui, croyant que le chasseur la perdra de vue si elle cesse elle-même de le voir, s’enfonce la tête dans le sable.

Il est facile, en effet, de se convaincre, que notre situation financière est encore solide, que notre conseil municipal est au moins aussi bien composé que celui de Montréal, et que ceux de ses membres qui sont des hommes distingués ailleurs, ne perdent pas la tête en y entrant, qu’ils administrent aussi bien sous le nom de conseillers ou d’échevins, qu’ils le pourraient faire sous celui de commissaires.