LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
Monsieur,

J’avais raison de penser, quand je vous ai adressé ma première lettre, que la question belge n’aurait pas fait en quinze jours assez de progrès pour absorber toute notre attention, et qu’en attendant l’ouverture de la conférence, nous pourrions tourner les yeux d’un autre côté. Effectivement, les plénipotentiaires des cinq puissances ne se sont pas encore mis sérieusement à l’œuvre. On s’occupe, à Londres, plus encore de fêtes que de négociations, et, dans les réunions fréquentes qui la rassemblent autour d’une même table, la diplomatie européenne ne songe guère à rédiger des protocoles. Cependant, comme dans ce monde élevé qui gouverne les hommes et décide du sort des nations, les plaisirs ne nuisent pas aux affaires, soyez sûr, monsieur, qu’au milieu de ces fêtes on a souvent parlé du traité des 24 articles, repassé la question territoriale, et discuté le chiffre de la dette belge. Soyez sûr que chacun a déjà répété son rôle, essayé la force de ses argumens, annoncé son opinion, tenté de faire prévaloir son avis, le tout en langage de salons, avec une exquise politesse, sans l’ombre de caractère officiel. Mais on n’en est pas moins sérieux pour cela, et sous ces fleurs se cachent, non pas des serpens, des épées encore moins, je l’espère, mais de belles et bonnes réalités, des affaires, en un mot, et les plus grandes de toutes.

J’aurai donc peu de chose à faire pour vous tenir au courant, car je n’ai pas la prétention de savoir ce qui se dit à l’oreille dans les embrasures des fenêtres d’Apsley-House, du palais de Buckingham, des hôtels de France ou de la magnifique maison de campagne de M. Rothschild. J’ai tout simplement à vous faire remarquer un nouveau nom parmi ceux des plénipotentiaires qui doivent former la conférence de Londres. C’est le nom de M. le baron de Senfft-Pilsach, ministre d’Autriche à La Haye. M. de Senfft est arrivé à Londres il y a une quinzaine de jours. Sa cour le destine à doubler M. le prince Esterhazy, et les circonstances lui donneront peut-être le premier rôle à jouer dans les négociations qui vont s’ouvrir, M. le prince Esterhazy devant figurer au couronnement de l’empereur son maître à Milan, tandis que la conférence sera en pleine activité. M. de Senfft y apportera sans doute des dispositions plutôt favorables que contraires au roi de Hollande. Il est permis de penser que, d’après sa position, officielle à La Haye, on trouvera en lui un arbitre fort éclairé, fort instruit de tout le différend. J’aime à croire, de plus, que cette position, à laquelle il aura dû ses lumières, ne portera aucune atteinte à l’impartialité de son jugement. Dans les négociations de 1831 et 1832, le second plénipotentiaire de l’Autriche était M. de Wessemberg, esprit droit, juste et parfaitement modéré, qui avait bien compris la mission pacifique et conciliatrice de la conférence. Les mêmes nécessités, dans une situation meilleure, imposent à son successeur les mêmes devoirs, et aucun des juges du procès ne changera de rôle avec les avocats naturels des parties. Au reste, le personnel de la conférence est à moitié renouvelé. À M. de Talleyrand a succédé M. Sébastiani ; pour la Russie, M. de Lieven est remplacé par M. Pozzo di Borgo, et, s’il y a un second plénipotentiaire, ce ne sera plus M. de Matuscewicz ; pour la Prusse, c’est toujours le respectable baron de Bulow, digne représentant d’un excellent souverain ; et quant à l’Angleterre, les honneurs de Downing-Street continueront d’être faits en son nom par lord Palmerston. Je puis vous assurer à ce propos que l’alliance anglaise est plus que jamais une vérité, que le cabinet de Saint-James et le cabinet des Tuileries s’entendent à merveille, et qu’il y a lieu d’espérer de cet accord, favorisé par les dispositions générales de l’Europe, les meilleurs résultats.

Avant de quitter ce sujet, je vous dirai, monsieur, que le Journal de La Haye m’a fait l’honneur de reproduire ma première lettre, avec force réserves en note sur la question financière. Mais je n’en suis pas ébranlé le moins du monde ; plus j’y réfléchis, plus je crois que la prétention de faire payer à la Belgique les arrérages de la dette, et de laisser le chiffre de cette dette fixé pour l’avenir à 8,400,000 florins, est insoutenable. La Hollande a sur ce point son parti à prendre, son sacrifice à faire ; et si le traité des 24 articles ne recevait pas d’autre modification, elle devrait s’estimer fort heureuse de ne pas payer plus cher le plaisir qu’elle s’est donné de paralyser pendant sept ans la ferme volonté de toute l’Europe. Mais tout n’est pas dit là-dessus, et je suis persuadé qu’on ne négligera rien pour alléger le fardeau de la Belgique, pour sauver son honneur et celui de son souverain, pour diminuer ses sacrifices. Elle a dans le roi Léopold, gendre du roi des Français et oncle de la reine d’Angleterre, un excellent médiateur.

Maintenant, monsieur, je passe, sans transition, à un sujet différent, sur lequel je vous ai promis quelques mots. Ce n’est pas tout-à-fait ce que l’on appelle la question d’Orient, question immense et complexe qui en contient plusieurs autres ; mais c’en est un épisode considérable, ou, si vous l’aimez mieux, c’est une question d’Orient. Je la crois toujours flagrante. Il est vrai qu’on s’était un instant beaucoup moins occupé des projets d’indépendance de Méhémet-Ali et du grand mouvement que la première nouvelle en avait excité. Ce nuage semblait avoir disparu ; mais, si je ne me trompe, il n’a pas tardé ou ne tardera pas à se reformer et à menacer derechef la tranquillité de l’Europe.

L’indépendance du pacha d’Égypte ! voilà donc de quoi il s’agit, c’est-à-dire du troisième ou quatrième démembrement de l’empire turc, de l’établissement d’une souveraineté nouvelle sur une grande étendue du littoral de la Méditerranée, de l’introduction d’un nouvel élément dans le système général de la politique européenne ; car aujourd’hui l’Égypte et la Syrie ne peuvent plus en être séparées. À cette menace, tous les cabinets se sont émus, la diplomatie s’est consultée, les flottes se sont mises en mouvement ; on assure même que déjà l’empereur Nicolas a ordonné, dans la Russie méridionale, des concentrations de troupes, qui annoncent l’intention de porter rapidement ses forces sur Constantinople et l’Asie mineure. C’est, comme vous le voyez, une bien grosse question que celle qui excite tant d’alarmes, et change ainsi d’un moment à l’autre l’attitude de toutes les puissances. Examinons-la de plus près, et voyons ce que tout cela signifie.

Il y a ici, je vous prie de le remarquer avec soin, quelque chose de fort singulier. Je crois qu’il n’est pas un cabinet en Europe à qui l’indépendance de Méhémet-Ali ne soit en elle-même parfaitement indifférente. Au fond, quelques-uns pourraient même avoir des raisons de la désirer, et, ce qui est encore plus certain, c’est que pas un ne regarde comme possible de rétablir l’ancienne souveraineté de la Porte ottomane sur l’Égypte et la Syrie. D’où vient donc l’ébranlement qui se fait sentir au moindre symptôme de cette déclaration d’indépendance ? Cet ébranlement vient de ce que l’empire ottoman ne paraît pas assez solide pour essuyer impunément une pareille secousse, et, par-dessus tout, de ce qu’on veut empêcher la Russie de le protéger. La Turquie est pour l’Angleterre, pour l’Autriche, pour la France, un malade dont on ne désire pas la mort, parce qu’on ne le craint pas et qu’on n’est point avide de ses dépouilles ; mais, si l’on s’efforce de prolonger sa vie, c’est surtout, et plus encore, à cause des embarras prévus du partage de sa succession. Fort bien. Et si le malade est désespéré ! Aussi, que veut-on ? à quoi se réduisent tous les efforts, toutes les négociations ? quel est le but des démonstrations les plus hostiles ? le maintien du statu quo.

Voyez en effet ce qui se passe depuis la paix de Koniah, sous les yeux très ouverts et très vigilans de toute l’Europe. En même temps que Méhémet-Ali organisait à son gré sa nouvelle conquête, prenait possession du pays, transplantait une partie de la population virile, réprimait énergiquement toute tentative de révolte, il entreprenait d’élever dans les défilés du Taurus ces redoutables fortifications qui, aujourd’hui, presque entièrement achevées, bravent insolemment la puissance du sultan. Alors Méhémet-Ali ne parlait pas d’indépendance : il se contentait d’agir en souverain indépendant, d’enclore ses acquisitions récentes, comme un propriétaire bien décidé à ne plus les lâcher et à n’y plus laisser entrer personne. Et cependant, les puissances de l’Europe, que disaient-elles ? lui faisaient-elles des remontrances ? le sommaient-elles de renoncer à ces travaux, qui ne pouvaient s’accorder avec ses devoirs de vassal et sa position de gouverneur révocable ? Non, certes, bien que le divan se plaignît, criât à la violation des traités, se sentît humilié et menacé ! Méhémet-Ali a fait plus ; il n’a cessé d’augmenter son armée, de renforcer sa flotte, d’exercer l’une et l’autre de la manière et dans la mesure que bon lui semblait. Il a poursuivi la guerre d’Arabie ; il a continué à ne rendre compte au sultan d’aucun de ses actes ; il n’a exécuté ses firmans que lorsqu’ils touchaient les intérêts des puissances européennes ; il a payé son tribut, mais de mauvaise grâce, irrégulièrement et à la dernière extrémité. Peu importe : le statu quo était maintenu, on ne lui en demandait pas davantage ; l’Europe était contente de lui, et pour rien au monde on n’aurait permis au sultan de l’attaquer : c’est ce que Méhémet-Ali et le sultan savent fort bien tous les deux. Le statu quo et rien que le statu quo, voilà ce qu’on leur impose.

Cette situation, vous le comprenez, monsieur, est prodigieusement anormale, et, au premier coup d’œil, on est bien tenté de condamner la politique qui prétend l’éterniser. Reconnaître à un souverain des droits qu’on lui défend d’exercer, de venger et de rétablir ; maintenir un sujet dans la jouissance indéfinie d’un pouvoir qui doit élever ses idées plus haut, dans la possession d’une indépendance de fait qui laisse l’avenir sans garanties et prive le présent de sécurité, n’est-ce pas faire trop et trop peu à la fois, mécontenter en même temps celui qui a perdu et celui qui n’a pas assez gagné, s’exposer à des embarras sans cesse renaissans et entretenir le germe de continuelles perturbations ? Oui, sans doute ; et néanmoins, à juger froidement les choses, cette politique vaut mieux encore que toute autre ; si elle ne décide rien, elle ne compromet rien ; si elle n’affermit pas, elle n’ébranle pas non plus ; si elle ne contente personne, elle force tout le monde à la résignation De plus, elle est humaine ; elle permet à l’avenir de se développer naturellement et sans violence ; elle conserve tout pour tout préparer. Elle ne blesse ici que les passions de deux hommes, le sultan et Méhémet-Ali, et elle n’empêche ni l’un ni l’autre de faire le bien qu’ils sont appelés à opérer : le premier, de régénérer la Turquie, si la chose est possible ; le second, de retremper et de rajeunir l’islamisme en relevant la race qui l’a propagé, de faire refleurir l’agriculture et le commerce en Égypte et en Syrie, d’en extirper le brigandage, et d’y ramener la civilisation en rétablissant par ces contrées les antiques communications de l’Occident avec l’Orient le plus reculé.

Je vous disais tout à l’heure que le statu quo en Orient ne blesse que les passions de deux hommes, le pacha d’Égypte et le sultan. Ce n’est pas, croyez-le bien, que je ne tienne grand compte des passions des souverains et même des sujets dans toutes les choses de la politique ; je sais le rôle qu’elles y jouent, et je ne voudrais pas, à tout prendre, les en exclure. Les passions de Méhémet-Ali, aidées par une volonté et une intelligence si remarquables, lui ont fait accomplir une des plus belles œuvres de ce temps. Qu’il veuille la couronner par une déclaration d’indépendance, par l’établissement de sa race ; conquérant et organisateur, qu’il aspire à fonder une dynastie, je le comprends, je ne m’en étonne ni ne m’en plains. Livré à mon admiration pour un homme de cette trempe et rejetant toute considération étrangère empruntée aux nécessités du système européen, je serais même fort enclin à souhaiter qu’il y réussît. Mais je sacrifie cette inclination à des besoins d’un ordre supérieur, et je crois que l’Europe est bien forte en combattant la passion quand elle respecte les intérêts fondamentaux et la puissance réelle du pacha d’Égypte.

L’Europe ne consentira donc point à reconnaître l’indépendance de Méhémet-Ali ; elle est donc décidée à maintenir par tous les moyens le statu quo du traité de Koniah ; elle se dispose donc à réprimer l’ambition du vice-roi, s’il persiste dans ses projets, comme elle a, en 1834 ou 1835, contenu les impatiens désirs de Mahmoud ? J’ai tout lieu de le croire, monsieur, et j’espère que sa volonté, fermement exprimée, fera encore ajourner l’exécution des desseins conçus à Alexandrie. Cette politique sert mieux les intérêts de Méhémet-Ali qu’il ne le pense peut-être lui-même ; je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Dans l’état actuel des choses, Méhémet-Ali paie à la Porte ottomane un assez gros tribut. Il entretient une armée considérable ; il possède une marine assez puissante, et consacre beaucoup d’argent à son accroissement, à l’amélioration du matériel et des équipages, au perfectionnement des coûteuses institutions qui en dépendent ; enfin il a établi une administration civile, qui obéit à lui seul, ne relève que de lui, n’existe que par lui ; et comme il est à la fois gouverneur suprême et négociant monopoliste, ses opérations de commerce exigent des dépenses particulières, de la même nature que celles du dernier commerçant. Voilà donc les charges qui pèsent sur Méhémet-Ali, et encore ne payait-il le tribut qu’à sa convenance. Mais ces charges, cette armée, cette flotte, sont sa puissance même, et, sauf le tribut, qui est un dernier signe d’assujétissement, tout le reste, c’est l’indépendance. Méhémet-Ali se plaint des intrigues de la Porte en Syrie ; elle souffle, dit-il, la révolte des Druses ; elle entretient l’inquiétude parmi les populations. Je n’en sais rien ; mais supposons que cela soit vrai, les intrigues de la Porte prouvent sa faiblesse, et l’inutilité de ces intrigues démontre son impuissance à ceux-mêmes qu’elles séduisent un instant ; car Ibrahim-Pacha n’en a pas comprimé avec moins de rigueur l’insurrection des montagnards du Hauran, parce que les émissaires, l’argent et les promesses du divan s’y trouvaient engagés. Et ne voit-on pas que c’est là un grand triomphe moral remporté sur le sultan, que le pouvoir de Méhémet-Ali jette chaque jour de plus profondes racines en Syrie, à mesure que les populations, secrètement poussées à la révolte par la Porte, se sentent abandonnées par elle, et livrées sans défense ni diversion à leur impitoyable vainqueur ? En Égypte, Méhémet-Ali n’use et n’abuse-t-il pas, comme accapareur et unique marchand de certains produits, d’une souveraineté fort gênante quelquefois pour le commerce européen, et dont les firmans de Constantinople n’ont pu encore sensiblement affecter l’exercice ?

J’ai beau étudier cette situation sous ses divers aspects, je ne rencontre que ce tribut et ces firmans de Constantinople, si peu compris par le vice-roi, qui m’expliquent, dans l’ordre des intérêts sérieux, le désir d’indépendance qu’il vient de manifester. Pour les passions, il est convenu que nous les mettons de côté. Car je suppose, monsieur, que l’Europe laisse faire Méhémet-Ali, et qu’elle s’accommode de son indépendance. Pourra-t-il réduire son armée ? Renoncera-t-il à élever son nouvel empire au rang de puissance maritime sur la Méditerranée ? La conquête et la soumission de l’Arabie en deviendront-elles plus faciles ? Évitera-t-il ces inévitables révoltes des Druses et ces intrigues de la Porte chez lui, dont il se plaint avec tant d’amertume ! Évidemment non. Il faudra qu’il conserve sur pied des forces aussi imposantes que maintenant ; il continuera d’augmenter sa marine ; il aura long-temps encore à vaincre, dans ces populations récemment soumises, ces vieilles habitudes de liberté sauvage et de brigandage, qu’il s’est noblement imposé la tâche de détruire ; et ces populations continueront à s’appuyer sur les ressentimens de la Porte ottomane. Méhémet-Ali ne veut pas que le fruit de ses sueurs passe à d’autres qu’à ses enfans ; que son fils et ses petits-fils soient étranglés ou exilés après lui ; qu’un favori du sultan, envoyé de Constantinople, vienne au Kaire jouir de son œuvre ou la détruire. Il veut, en un mot, avoir semé et travaillé pour les siens. Rien de mieux assurément, et c’est là une noble ambition. Mais, je vous le demande, trouvera-t-il au moins dans une déclaration d’indépendance les garanties qu’il cherche pour son avenir et pour celui de sa race ? Non, monsieur, c’est à d’autres conditions, c’est par d’autres moyens qu’il assurera cet avenir, dont je le loue de s’occuper. Le secret, c’est qu’il reste fort, et que Mahmoud ne le redevienne pas ; car la force reprend tous les jours ce que la faiblesse a cédé. L’histoire du monde est tout entière dans cette grande vérité, malgré les traités les plus solennels qui se puissent imaginer. Eh bien ! Méhémet-Ali peut rester fort et se fortifier encore sous la souveraineté nominale de la Porte, en payant son tribut. Il peut continuer à préparer paisiblement la grandeur future de ses enfans, sans que l’Europe lui demande compte de son œuvre. Il peut confondre plus intimement que jamais les intérêts de sa puissance avec ceux des grands états européens. On ne l’empêchera point, par crainte de l’avenir, de transplanter dans les pays qu’il gouverne la civilisation de l’Occident. On ne fixera point le chiffre de son armée, le nombre de ses vaisseaux, la quotité des revenus qu’il devra tirer de contrées plus fertiles de jour en jour ; on ne lui conseillera point de rendre au sultan un seul village, ou de démanteler les fortifications du Taurus ! On jouira de tous ses triomphes sur le désert et sur la barbarie, et quand il mourra plein de jours et de gloire, quel que soit l’état de l’empire turc, Ibrahim-Pacha recueillera sans obstacle, de la part de l’Europe, l’héritage du pouvoir paternel.

Voilà, monsieur, ce que je dirais à Méhémet-Ali, si j’étais chargé de lui faire entendre que l’Europe ne peut en ce moment reconnaître son indépendance, et je lui parlerais aussi d’un élément qui lui manque pour fonder en ce moment une souveraineté durable. Je lui dirais qu’il a créé une armée, mais qu’il n’a point de nation, et qu’il bâtira sur le sable, s’il ne prend pas une nationalité pour base de sa puissance. Cet élément, il l’a sous la main, et avec du temps, il le rendra propre à l’accomplissement de ses vues : mais il faut du temps. Et ici, je vous l’avouerai, si j’avais pareille mission à remplir, je ne serais plus parfaitement sûr que le vieux pacha me comprît, malgré l’étendue de son intelligence. J’aimerais mieux, si tout ce que l’on en rapporte est vrai, avoir affaire à Ibrahim-Pacha, à celui qui a dit en 1832 : « J’irai aussi loin que l’on me comprendra en arabe. » C’est donc à vous que j’adresse les observations suivantes, à vous, et à ceux qui n’auraient pas vu tout d’abord comment la grandeur de Méhémet-Ali et de sa race peut gagner à l’ajournement de ses projets d’indépendance. Vous savez que le pacha d’Égypte, né Turc, exerce par des Turcs son autorité sur les Arabes. Le pouvoir, dans la plupart de ses applications, est presque exclusivement aux mains des premiers ; les autres obéissent, travaillent, exploitent et fécondent le sol, mais s’élèvent peu dans la hiérarchie du commandement. À la plus belle époque de l’empire ottoman, il en était ainsi en Égypte, en Syrie, dans les régences barbaresques, en Grèce ; avec cette différence néanmoins, que les Turcs ne demandaient alors aux races conquises que soumission et tribut, tandis que maintenant Méhémet-Ali emploie les Arabes dans ses états, comme instrumens actifs d’une prodigieuse révolution matérielle, politique et sociale. Ai-je besoin d’ajouter, que ce ne sont pas à beaucoup près les conditions les plus favorables pour la stabilité d’un empire, et que Méhémet-Ali a quelque chose de plus à faire pour identifier désormais les destinées de sa race avec celles de l’Égypte et de la Syrie ? Je ne lui reproche pas d’avoir procédé autrement dans l’origine ; je n’accuse ni son despotisme, ni les moyens violens qu’il a employés pour relever l’Égypte de sa décadence. Mais je crois que maintenant, l’impulsion donnée, il lui serait possible et salutaire de modifier ses anciens erremens, de relâcher un peu les liens de fer qui étreignent les populations, de donner au travail des mobiles différens et de montrer comme but à la race arabe, dans un avenir plus rapproché, l’égale accessibilité aux priviléges sociaux. C’est ainsi que Méhémet-Ali et son fils élargiront la base de leur puissance, et qu’au lieu de gouverner par une minorité étrangère, ils régneront sur un grand peuple par des élémens nationaux. La nécessité de ce changement dans le système gouvernemental de Méhémet-Ali, ou du moins la nécessité d’y tendre et de fortement marquer cette tendance, a frappé tous les bons esprits qui se sont occupés de la question et qui ont pu l’étudier sur le théâtre même des évènemens ; car on sent bien aujourd’hui que la force d’un état réside dans l’étroite alliance, dans la complète solidarité de tous les intérêts qui se meuvent en son sein ; et le pacha d’Égypte ne saurait échapper à cette loi. Quels que soient ses préjugés de vieux Turc, il n’en est pas à ignorer que la cause principale de l’affaiblissement de l’empire turc en Europe, est précisément cette lutte intestine, cet antagonisme des races diverses dans ses entrailles ; que par là, une fois passée la première ardeur de la conquête, il a donné prise à l’action destructive de l’étranger et que c’est là le mal auquel il succombe.

Vous me demanderez peut-être combien de temps exigerait ce travail d’assimilation et de fusion que je crois si nécessaire, cette élévation graduelle de la race arabe au pouvoir, sans laquelle Méhémet-Ali n’aura point de nation pour base de sa puissance et ne donnera point à son œuvre la meilleure de toutes les garanties de durée. Je ne sais, monsieur, mais je vois que la communauté de religion aidera grandement au succès, et je pense qu’il ne faut pas ménager le temps, quand on a la prétention de travailler pour l’avenir d’une dynastie.

J’ai cherché à vous démontrer, monsieur, que les intérêts du pacha d’Égypte ne souffriraient point de la continuation du statu quo, et que si l’Europe exige de lui le sacrifice momentané de ses ambitieux projets, il aurait tort de se regarder comme opprimé par elle. J’ai insisté sur ces considérations, parce que j’aime et admire ce grand homme, parce que je désire le succès de son œuvre et que je serais désolé de le lui voir compromettre par des résolutions intempestives. La France doit partager ces sentimens ; car elle a puissamment contribué à son élévation, et elle partage avec lui la gloire de ce qu’il a fait. Ne croyez pas que la préférence qu’il semble maintenant témoigner à l’Angleterre et aux Anglais ait eu la moindre influence sur l’opinion que je développe ici. C’est une modification que les circonstances expliquent trop bien pour que je m’en inquiète. Les Anglais y gagnent et nous n’y perdons rien. La situation sera toujours plus forte que les dispositions changeantes des hommes, et Marseille continuera de nous commander une étroite union avec Alexandrie, si le vice-roi se convertit à de plus saines maximes d’économie politique. Du reste, quels que soient les capitaux qui fécondent la terre d’Égypte, les bras qui creusent ses canaux, les ingénieurs qui dirigent un chemin de fer à travers le désert, ce sera toujours la France qui en tirera le plus grand profit, et en aucun cas elle ne doit être jalouse de l’influence qui pourra concourir avec la sienne à la réalisation de ces progrès. Mais enfin, peut-être ne donnera-t-on pas à Méhémet-Ali toutes les belles raisons que je vous ai déduites, et si on les lui donnait, peut-être refuserait-il de s’y rendre, sous prétexte qu’il apprécie mieux que personne les nécessités de son avenir. Il faut donc que je vous dise le dernier mot, le mot politique de l’affaire. Ce n’est vraiment pas un grand secret, et tout le monde le pressent. Ce mot, le voici.

À la première nouvelle des intentions manifestées par le vice-roi d’Égypte, on a vu et on a répété de toutes parts que, si la rupture avait lieu, ce serait le casus fœderis prévu par les traités entre la Russie et la Porte ottomane. Cette conclusion a paru si évidente que déjà on annonce que le sultan adresse au cabinet de Pétersbourg une demande formelle de secours ; et dans la persuasion où l’on est que la Russie peut seule désirer une collision en Orient, on a imaginé des intrigues secrètes de cette puissance auprès de Méhémet-Ali, pour le provoquer à se déclarer indépendant. Je n’ajoute foi ni à l’un ni à l’autre de ces bruits, mais je vous les rapporte comme caractérisant parfaitement la situation. Eh bien ! le vrai motif est là. On ne veut pas, et on a raison de ne pas vouloir, que l’empereur Nicolas ait une nouvelle occasion de faire reprendre le chemin de Constantinople à son armée de la Bessarabie et à sa flotte de Sébastopol : c’est assez de l’expédition de 1832. Il s’agit de neutraliser, en le rendant inutile, ce traité d’Unkiar-Skelessi, contre lequel l’Angleterre et la France ont vainement protesté, et la meilleure de toutes les protestations, c’est de faire que le sultan n’ait pas besoin de l’invoquer. Mais si le vice-roi d’Égypte se déclare indépendant, la guerre paraît inévitable entre le sultan et lui, et la guerre entraînerait nécessairement une seconde intervention russe, que l’Angleterre, l’Autriche et la France veulent éviter par-dessus tout. Aussi ces trois puissances sont-elles d’accord pour exiger du cabinet d’Alexandrie le maintien du statu quo. Je crois même, entre nous, que la Russie, tout intéressée qu’on la suppose à une rupture en Orient, tiendra de bonne foi le même langage. La Russie ne précipite rien ; elle sait attendre ; et quelle que soit l’ardeur de son souverain, elle sent que la guerre de Circassie réclame la plus grande partie de ses forces.

J’aurais voulu, monsieur, pouvoir, en terminant cette lettre, vous dire pourquoi, par quelles suggestions, à quel propos, Méhémet-Ali a parlé d’indépendance, il y a deux ou trois mois. C’est une question que vous vous êtes faite sans doute, et que je me suis adressée tout d’abord ; car je ne voyais, dans la sphère des intérêts de l’Orient, aucun évènement grave et de nature à provoquer si tôt de sa part une pareille résolution. Aujourd’hui encore je ne saurais trop comment l’expliquer ; mais je soupçonne que le pacha s’est un peu laissé enivrer par l’enthousiasme des derniers voyageurs européens qui ont parcouru l’Égypte, le prince Puckler-Muskau et M. Bowring, ce dernier surtout. Déjà très fier de son rapprochement avec l’Angleterre, il aura mal interprété l’admiration que M. Bowring, membre du parlement, et chargé d’une mission du gouvernement anglais, a témoignée pour ses prodigieux travaux, et il se sera facilement persuadé que le cabinet de Saint-James ne mettrait plus d’obstacles au développement de son ambition, et que l’assentiment de l’Angleterre entraînerait celui de la France. Avec le caractère que l’on connaît à Méhémet-Ali, cette explication, que je n’avance pas au hasard, est très plausible. Je ne vous la donne cependant, monsieur, que pour ce qu’elle vaut, et je me réserve de la modifier ou de la maintenir, selon que les indices qui m’ont conduit à l’adopter viendront à se fortifier ou à s’affaiblir. Comptez sur ma vigilance pour suivre toutes les phases de cette grande affaire.

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F. Buloz.