LETTRES
SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.

i.
Monsieur,

La politique paraît destinée à ne rien perdre de son activité pendant l’intervalle qui doit séparer les deux sessions. Mais cette activité changera de but et de caractère ; elle s’exercera dans une autre sphère et sur un théâtre différent. Deux questions de la plus haute importance, qui se sont réveillées en même temps, occuperont le ministère, plus maître de ses mouvemens en l’absence des chambres, et rendu à toute la liberté dont il a besoin, pour se livrer plus complètement à l’étude silencieuse et à la froide discussion des intérêts qu’elles mettent en jeu. C’est de la question d’Orient et de la question belge que je veux parler. Quand le ministère, dans l’affaire de la conversion, opposait à l’impatience des partisans de cette mesure et de son exécution immédiate, des raisons d’inopportunité qu’il aurait pu indiquer avec moins de réserve, la mauvaise foi des partis refusait d’en tenir compte. On affectait de n’en pas croire ses plus solennelles assurances ; on feignait une confiance toute nouvelle dans le maintien d’une sécurité que jusqu’alors on avait si souvent représentée comme mensongère et précaire ; on renonçait, pour un moment, à évoquer le fantôme des coalitions du Nord ; on ne voulait voir, dans l’état de l’Europe, que garanties de paix, que promesses de calme et de stabilité. Du ministère ou de l’opposition, qui était le plus sincère dans son langage ? De quel côté se trouvaient la vérité, la raison, la juste appréciation des chances prochaines de l’avenir. Ce n’est pas que nous voulions, à notre tour, rien exagérer en sens contraire. Nous n’irons pas ainsi parler d’avance le langage que s’apprête à tenir l’opposition. Nous laisserons l’exagération du danger à ceux qui ont exagéré la sécurité ; car on ne manquera sans doute pas maintenant d’annoncer tous les jours la guerre pour le lendemain, et d’exploiter tous les incidens, toutes les phases que les deux questions récemment soulevées ont encore à traverser, pour accuser le gouvernement d’imprévoyance, pour représenter le système de la paix comme à la veille de sa chute, et toutes les hostilités dont on avait conjuré l’explosion comme prêtes à éclater contre la France. Nous essaierons, pour notre compte, de garder l’équilibre entre des craintes prématurées et une confiance imprudente que l’état des affaires ne justifie pas suffisamment, envisageant la situation avec calme et donnant beaucoup aux puissans motifs qui, à travers tant de complications, ont maintenu la paix générale jusqu’à ce jour, sans méconnaître les dangers que pourraient lui faire courir des intérêts rivaux et des passions vainement contenues pendant quelques années, si l’on ne parvenait à concilier les uns et à réfréner les autres.

La conférence de Londres est sur le point de reprendre sa difficile et pénible tâche pour l’arrangement de la question hollando-belge. Voyons d’abord au juste dans quel état elle doit la retrouver après une aussi longue interruption de ses travaux. Les relations actuelles de la Belgique et de la Hollande reposent sur une convention, celle du 21 mai 1833, qui n’est à vrai dire qu’un armistice d’une durée indéfinie, qui n’a point reconnu de droits, qui n’a constaté qu’un fait, et par laquelle la Hollande s’est engagée à respecter ce fait, comme la Belgique à ne point en dépasser les limites. Sous le rapport du droit, il n’y a donc pas autre chose entre la Belgique et la Hollande ; il n’y a donc pas d’autres engagemens qui soient communs aux deux états. La Belgique, il est vrai, a signé un traité, mais seulement avec les puissances qui se sont portées arbitres du différend ; la Hollande, au contraire, n’a contracté d’engagement ni avec l’Europe, ni avec la Belgique ; la Belgique et l’Europe ne connaissent d’elle que des protestations multipliées contre l’ensemble du traité des 24 articles. Voilà pour les relations des deux parties principales, et nous allons tout à l’heure déduire les conséquences de cet état de choses. À l’égard des autres parties intéressées, la démarche même du roi de Hollande prouve qu’il a obtenu le consentement de ses agnats de la maison de Nassau à l’échange d’une portion du Luxembourg contre la portion cédée du Limbourg, et que pour indemniser la confédération germanique, il s’est enfin résigné lui-même à fédéraliser le Limbourg, destiné à devenir hollandais, moins la place de Maestricht, et il est encore permis de supposer qu’il s’est assuré éventuellement de l’adhésion de la diète de Francfort à ces dernières combinaisons territoriales. Cette autre face de la question est aussi très grave, et il en découle immédiatement des conséquences de la nature la plus sérieuse.

Disons-le tout de suite ici. Ce n’est pas du tout, comme on l’a prétendu, un malheur pour la Belgique que le traité des 24 articles ne contienne pas une clause fixant un délai de rigueur, passé lequel ce traité ne serait plus valable, s’il n’était pas accepté par la Hollande : à moins que cette annulation n’ait dû concerner que la Hollande seule, et que toutes les grandes puissances européennes aient dû rester liées par leur ratification. Car si l’on avait posé dans un article additionnel que le défaut d’acceptation de la Hollande annulerait tout simplement le traité, l’existence nationale de la Belgique, l’état belge, dans le droit des gens européen, eussent été remis en question ; et la Hollande, n’accédant pas au traité, aurait infailliblement conservé, aux yeux de certaines puissances, des droits que maintenant elle n’a plus la faculté d’invoquer vis-à-vis d’elles. En un mot, il y a un royaume et un roi de Belgique pour la Prusse, pour l’Autriche et même pour la Russie, tandis que dans l’autre hypothèse, il n’y aurait très probablement pour ces trois cours que des provinces méridionales et un prince Léopold à leur tête, comme on s’exprime officiellement à La Haye.

Si nous examinons maintenant quelles ont été les conséquences de ce défaut d’engagemens communs entre la Belgique et la Hollande sur le fond du droit, nous trouverons que la première a aussitôt annulé de fait les sacrifices auxquels elle avait consenti en signant le traité des 24 articles. Et en voyant ce que la Belgique a fait et ce que l’Europe a laissé faire, on est conduit à se demander si les cabinets, fatigués de négociations, n’ont pas volontairement fermé les yeux sur les difficultés qu’ils se préparaient pour l’avenir avec une pareille indifférence. En effet, comment la Belgique a-t-elle agi ? Elle s’était constituée en 1830, avant toute négociation, en dehors du droit diplomatique. En 1831, après diverses négociations, son existence est régularisée, elle est consacrée diplomatiquement ; le nouveau royaume, reconnu par l’Europe, mais reconnu sans la moitié du Limbourg et sans la moitié du Luxembourg, entre officiellement dans le système des états européens. Cependant la Belgique demeure organisée, après le traité, comme elle l’était avant le traité. Sa souveraineté continue à s’exercer tout entière sur des portions de territoire dont, à cette époque, et au moins pendant les premiers temps qui ont suivi son adhésion au traité du 15 novembre, elle devait être avec tristesse, mais avec une résignation sérieuse, disposée à se détacher. Il y a plus : aucun acte de sa part n’annonce aux habitans de ces provinces que le gouvernement qui reste chargé de leur administration ne considère cette situation que comme provisoire. Rien n’indique le désir ou la prévision d’un changement prochain, quoique ce changement dût mettre le dernier sceau à la formation de l’état belge et à sa complète reconnaissance par l’Europe ; rien n’est calculé pour disposer ces provinces à leur séparation d’avec la Belgique, et pour les empêcher de se croire indissolublement liées à ses destinées. Tout, au contraire, semble annoncer que la Belgique a cessé de regarder comme obligatoire le traité des 24 articles ; tout conseille aux populations du Limbourg et du Luxembourg de n’en tenir aucun compte ; tout invite les divers élémens de la nationalité belge à resserrer leurs liens, comme si la Belgique elle-même et son roi n’en avaient pas de bonne foi sacrifié une partie pour conserver le reste. On croirait enfin, et peut-être aurait-on raison de croire, que le gouvernement belge a multiplié les obstacles à dessein, pour rendre un jour impossible l’exécution des pénibles engagemens qu’il a été forcé de contracter. L’évènement permettra seul de juger si ce calcul aura été heureux et sage.

C’est donc seulement envers les puissances qui ont pris part à la conférence de Londres, comme signataires des traités de Vienne, que la Belgique est engagée. Mais quel est son titre auprès d’elles, si ce n’est le traité des 24 articles, et quels motifs invoquerait-elle aujourd’hui pour ne le point exécuter ? En ce qui les concerne, elles ont exécuté le traité. Deux de ces puissances ont même activement concouru, avec le consentement au moins tacite des autres, à effectuer la libération de son territoire ; elles l’ont reconnue et l’ont fait reconnaître de presque toute l’Europe : elles ont conclu avec elle des conventions, des alliances ; elles ont établi divers rapports entre leurs intérêts matériels et les siens, dans la forme ordinaire des relations internationales. Il est vrai qu’elles n’ont pas fait exécuter tout le traité du 15 novembre 1831 par la Hollande, comme elles s’y étaient engagées ; mais cette inexécution n’a porté préjudice à la Belgique en rien de fondamental. Tous les droits qui lui avaient été garantis sont intacts ; sa nationalité, dans les limites acceptées par elle, est restée inviolable. L’espèce d’incertitude que la non-acceptation du traité par la Hollande a pu entretenir, n’a d’ailleurs influé en rien sur la prospérité du nouvel état, qui a pris, au milieu de cette incertitude même, un essor inespéré. Commerce, industrie, manufactures, mouvement de la population, progrès matériels de toute nature, rien n’en a souffert, rien n’a été ni ralenti, ni entravé. Il est vrai encore, et c’est la seule ombre au tableau, que la Belgique, constituée neutre, s’est crue néanmoins obligée d’entretenir sous les armes, depuis 1831 jusqu’à présent, une armée considérable, hors de proportion avec ses ressources, le nombre de ses habitans et ses besoins ordinaires. Mais cela se résout en une question d’argent, et il n’est pas douteux que les arrérages accumulés de la dette ne doivent lui être abandonnés en dédommagement. Nous irons tout à l’heure plus loin sur ce chapitre.

Vous aurez sûrement remarqué, monsieur, que dans tout ce que je viens de dire, je pars du traité des vingt-quatre articles, je prends toujours ce traité pour base ; et le moyen, s’il vous plaît, que cela ne soit pas ainsi, dans l’intérêt même de la Belgique. Car elle ne voudrait pas apparemment que les choses fussent remises exactement dans l’état où elles se trouvaient avant le traité et avant l’incomplète exécution qu’il a reçue de la part de la France, par la délivrance d’Anvers. Lors du traité de Campo-Formio, le général de l’armée d’Italie pouvait s’écrier que la république française n’avait pas besoin d’être reconnue. Mais la Belgique, tandis que l’Europe traitait d’elle à Londres sans elle, ne pouvait en dire autant, et ce traité qu’elle rejette aujourd’hui lui a valu en Europe ce que la campagne de 96 avait valu à la république française. En 1831, la Belgique a fait sciemment à sa conservation le sacrifice d’une partie de ses élémens nationaux ; elle l’a fait avec douleur, on le sait, mais de bonne foi, on n’oserait pas le nier ; et aujourd’hui si la consommation de ce sacrifice lui paraît si dure, si les difficultés se présentent en foule, si le sentiment national se révolte, la Belgique doit bien un peu s’en prendre à elle-même. Quant à l’Europe, elle a maintenu contre les prétentions du roi de Hollande, contre ses regrets, contre ses répugnances, contre son orgueil de souverain en révolte, cet arrêt de 1831, qui, après tout, ne lui est pas si favorable, puisqu’il a fallu sept années et l’épuisement de son peuple pour vaincre sa résistance.

Mais la question territoriale se complique bien plus encore, quand on examine ces rapports que j’ai indiqués plus haut, de la confédération germanique avec le roi de Hollande, comme grand-duc de Luxembourg. Aujourd’hui, la diète de Francfort consent à l’échange d’une partie du Luxembourg contre une partie du Limbourg, en ce qui concerne ses droits fédéraux, et la base sur laquelle reposeront désormais les contingens en hommes et en argent du roi grand-duc. Il faut ne pas connaître l’Europe et le rôle que la confédération germanique y joue dans le système du congrès de Vienne, pour s’imaginer qu’à moins d’une révolution immense qui emporterait tout ce système, on pût faire renoncer, sans indemnité, la confédération germanique à une partie quelconque du territoire qui lui a été assigné et dont sa constitution lui impose la stricte obligation de maintenir l’intégrité. C’est par des atteintes portées aux droits et à la constitution de l’ancien empire germanique, que la vieille Europe a été entamée en 1792. Quand le moment sera venu de renverser sur elle-même l’Europe du congrès de Vienne, organisée tout entière contre la France, c’est sur la confédération germanique qu’il faudra commencer par diriger ses efforts. Dans une lettre publique à lord Palmerston, M. de Mérode, un des hommes d’état les plus honorables de la Belgique, est allé au-devant de cette objection, et il a dit : Qu’à cela ne tienne. Les Hollandais et les Prussiens occupent la forteresse fédérale de Luxembourg, qu’ils y restent, et que le plat pays continue d’appartenir à la Belgique ! La Belgique fournira toutes les facilités désirables pour l’entretien et le renouvellement de la garnison, et pour les communications des habitans de Luxembourg avec le reste de la province. Et cet expédient lui paraît si simple, qu’il fait à la Hollande la même concession pour Maëstricht ! En vérité, on ne saurait prendre de pareilles idées au sérieux. Quoi ! la province belge du Limbourg resterait indéfiniment dominée par les canons hollandais de Maëstricht, et contracterait à jamais envers la garnison de cette place une servitude militaire ! La province belge du Luxembourg souffrirait paisiblement au milieu d’elle une forteresse fédérale, dont elle nourrirait la garnison. Mais cette forteresse fédérale, c’est la capitale naturelle de la province, c’en est la ville de beaucoup la plus peuplée ; sa population est belge aussi, comme celle du reste de la province ; et cependant on la laisserait, sans hésiter, sous la domination de l’étranger, dans un état complètement anormal, sous l’empire d’un régime purement militaire ! Et là, du moins, le droit, ce droit qui devrait être inflexible, de la nationalité belge, plierait devant un fait brutal, le fait de l’occupation étrangère !

Voilà donc à quelles conséquences est arrivé M. de Mérode, en plaidant la cause de la nationalité belge auprès de lord Palmerston. Et ne croyez pas, je vous prie, qu’un homme de ce mérite n’ait pas été frappé de la bizarrerie de l’expédient qu’il propose. On ne saurait le penser. Mais M. de Mérode a été poussé à son insu par une conviction que partagera tout homme sérieux en Europe, et à laquelle j’essaierais inutilement de me soustraire, c’est que tous les sacrifices faits depuis 1830, par tout le monde, pour maintenir la paix européenne, seraient perdus le jour où l’intégrité de la confédération germanique serait attaquée par le démembrement du grand-duché de Luxembourg, et son adjonction au royaume de Belgique. Et alors, pour éviter la guerre générale qu’il ne désire pas et qu’il jugerait cependant inévitable autrement, M. de Mérode a imaginé cette combinaison, par laquelle Luxembourg resterait forteresse fédérale, au milieu d’un pays tout entier défédéralisé. Mais cette combinaison ne soutient pas un examen sérieux ; la Belgique ne devrait l’accepter ni pour sa sécurité, ni pour son honneur, et la confédération germanique elle-même la repousserait infailliblement comme insuffisante pour ses intérêts, et portant à ses principes constitutifs la même atteinte que le démembrement intégral de la province.

Soyez-en convaincu, monsieur, tout arrangement de la question hollando-belge, qui n’indemniserait point la confédération germanique de la manière qu’elle veut être indemnisée, équivaudrait à la guerre, à cette guerre générale dont personne ne veut, et dont il me semble que la Belgique doit vouloir moins que personne, pour des raisons excellentes et que j’aurai le courage de vous faire connaître, afin que vous le redisiez à la Belgique. Or, la guerre générale, je ne la désire ni ne la redoute, et je ne pense pas qu’on doive tout faire ou tout souffrir pour l’éviter. Mais encore, monsieur, faut-il que la chose en vaille la peine ; et en conscience, ce qui reste à résoudre de la question belge, ce qui fait l’objet du débat entre la Belgique et la Hollande, ce que la Belgique réclamera auprès de la conférence de Londres, ne me paraît pas remplir cette condition. En affaires comme en poésie dramatique, il faut, permettez-moi ce souvenir classique, ut sit dignus vindice nodus. Je m’explique : en protégeant de tout son pouvoir la séparation de la Belgique d’avec la Hollande, la France de juillet a poursuivi un résultat, qui méritait que, pour l’obtenir, on courût le risque de la guerre. M. Molé ne s’y est pas trompé en 1830. Il s’agissait effectivement de rompre, sur une grande étendue de nos frontières, ce réseau de fer, cette ceinture compacte d’hostilités armées dans lesquelles nous avait enfermés le congrès de Vienne. Il s’agissait de détruire ou de neutraliser ces forteresses, bâties avec notre argent, et inspectées annuellement au nom de l’Europe, dont les canons n’étaient tournés que contre la France. Ce but a été atteint sans la guerre ; mais son importance aurait justifié la guerre elle-même, si elle était devenue indispensable. Aujourd’hui je vois bien encore à deux pas de notre frontière la forteresse fédérale de Luxembourg, et assurément ce serait un grand bonheur pour la France que de la pouvoir désarmer. Mais voilà que les Belges eux-mêmes en font très bon marché, qu’ils ne s’en inquiètent nullement, et qu’ils trouvent tout simple de laisser les Prussiens à quelques lieues de Metz. En vérité, M. de Mérode a eu raison de s’adresser à lord Palmerston pour une pareille combinaison ; car, je me trompe fort, ou l’idée d’exposer la France et l’Europe à un ébranlement général pour un aussi chétif résultat, aurait été fort mal accueillie par M. Molé. Oui, monsieur, il faudra peut-être un jour faire la guerre, mais croyez-moi, ce sera pour remanier profondément la répartition actuelle des territoires en Europe, et je veux que nous y trouvions notre compte et je vous laisse à penser si la Belgique y trouverait le sien. Pour moi, je ne le crois pas, et c’est même sous l’influence d’une conviction toute contraire que je vous écris. Les meilleurs amis de la Belgique, dans l’état actuel de l’Europe, seront ceux qui lui donneront le conseil de prévenir par-dessus tout une guerre générale et qui lui diront pourquoi : c’est qu’elle n’y survivrait pas. Elle possède aujourd’hui et elle a su mettre en œuvre tous les élémens d’une grande prospérité ; l’exécution des clauses territoriales du traité du 15 novembre 1831, quelque pénible qu’elle soit, ne porterait à cette prospérité qu’une faible et passagère atteinte. Elle vivra ainsi, libre, heureuse et riche, préservée de tout danger extérieur, pour bien long-temps peut-être, par ce système universel d’ajournement dont fort peu d’esprits ont deviné la puissance, le lendemain de notre révolution de juillet.

Après tout, monsieur, je ne sais pas ce qu’on va faire à Londres ; je ne sais pas quelles instructions peuvent avoir reçues les ministres de la conférence ; je désire qu’elles soient favorables aux prétentions de la Belgique. Mais j’en doute fort ; quant à la question territoriale, je sais toute l’Allemagne très animée contre elle ; je ne puis croire que la Russie veuille imposer au roi de Hollande des conditions plus dures que celles du traité, et l’on m’assure que le changement de dispositions qui s’est manifesté dans le cabinet anglais ne s’étend pas au-delà des modifications purement financières que réclament la justice et l’équité. Sans doute, les dispositions de la France permettraient de compter bien plus fermement sur son appui dans la conférence de Londres ; mais il faudrait ou que la France ne fût pas seule, ou qu’elle fût résolue à jeter au besoin son épée dans la balance. Mais elle ne le fera pas, et j’ajouterai, monsieur, que, si la question ne change point de nature, elle ne doit pas le faire. Je ne parle pas de la foi des traités, et cependant, c’est bien quelque chose ; car n’oubliez pas que la France est engagée envers le reste de l’Europe. Je parle de l’intérêt national, de l’intérêt français, qui ne me paraît pas, en cette circonstance, commander la guerre ; vous me pardonnerez, monsieur, cet égoïsme national ; c’est le droit de chaque nation d’être égoïste, et c’est le devoir de chaque gouvernement. La Belgique exerce son droit et accomplit son devoir, en cherchant à se soustraire aux conséquences du traité des vingt-quatre articles. Ne méconnaissons pas le nôtre, comme nous y sommes trop enclins ; car j’ai entendu avec autant d’admiration que de surprise, il y a quelques jours, dans la chambre des pairs, un fort éloquent discours qui avait le grand tort de sembler fait bien plus pour le sénat de Bruxelles que pour la tribune du palais du Luxembourg.

Vous me demanderez maintenant, monsieur, en quoi les dispositions favorables de la France pour la Belgique serviront à Londres la cause belge, s’il est vrai, comme je le crains, que la question territoriale soit irrévocablement jugée ? Je l’ai indiqué plus haut et je vais vous développer ma pensée. Le traité des vingt-quatre articles contient des stipulations financières que la conférence de Londres avait trop légèrement arrêtées, qui, dans le principe, n’étaient pas entièrement justes, et dont le rigoureux accomplissement serait bien autrement injuste aujourd’hui. D’abord, le partage de la dette n’a pas été fait sur des documens d’une exactitude irréprochable, et la conférence de Londres paraît même s’en être défiée au moment où elle en faisait usage pour ses calculs. Effectivement, on a prouvé que les charges particulières de la Belgique, antérieurement à la réunion, avaient été exagérées dans le travail de la conférence, que sa part dans la dette commune avait été fixée, pour ainsi dire, arbitrairement, sans tenir compte de tout ce qu’elle aurait dû porter en déduction, et qu’enfin on lui avait imposé, pour des avantages problématiques dont elle ne se soucie pas ou qu’elle ne veut pas acheter aussi cher, une charge additionnelle qu’elle a certainement le droit de repousser. Vous avez eu raison, monsieur, d’insister spécialement, dans une autre partie de ce recueil, sur cette marine hollandaise, créée presque tout entière après 1815, avec de l’argent belge pour les trois quarts, et dont la Belgique n’a rien conservé. Je trouve un grand sens et une grande valeur à la statistique ainsi faite, et soyez persuadé que ces chiffres, donnés pour la première fois, ont produit ailleurs une forte impression. Voilà donc, monsieur, ce qui est à réformer dans le traité des vingt-quatre articles, à modifier essentiellement en faveur de la Belgique. Voilà sur quoi doivent se porter, dans le cours des négociations nouvelles qui vont s’ouvrir, les efforts de ses amis, parce que c’est sur ce chapitre de la dette qu’ils seront heureux, n’en doutez pas, si la Belgique ne commet point de fautes. Je me rappelle ici que dans le premier plan de traité entre la Belgique et la Hollande, les arrangemens territoriaux étaient seuls considérés comme fondamentaux et irrévocables, tandis que les arrangemens financiers étaient qualifiés de propositions. Je crois que la conférence de Londres pourrait en revenir là, et je vais vous dire deux raisons qui me feraient espérer le succès des démarches que l’on tenterait dans ce but.

Remarquez, en premier lieu, que ce n’est plus là une question de principes, de passions politiques, de système européen. On n’ébranle rien, on ne compromet rien, en réduisant la part de la Belgique, dans la dette commune, à 4 ou 5 millions de florins, au lieu de huit. Et si, comme j’en suis convaincu, ce résultat peut être atteint au moyen d’une révision rigoureuse de tous les élémens du compte, vous avouerez que cette circonstance fortifie singulièrement la probabilité du succès. Ma seconde raison, c’est la facilité même de l’exécution. En ce point, le roi de Hollande se trouve sans intermédiaire vis-à-vis du gouvernement belge, et comme le recours aux armes est interdit à l’un et à l’autre, tout l’avantage est du côté de la Belgique. Dans la question territoriale, le roi de Hollande s’est long-temps retranché derrière les droits de la confédération germanique, et aujourd’hui qu’il a épuisé ce moyen dilatoire, il peut s’adresser à elle pour être mis en possession des territoires que la confédération et lui ont un intérêt commun à faire rentrer sous sa domination. Mais, dans la question financière, rien de pareil n’est possible ; il n’y a pas à solliciter l’intervention d’un tiers ; il y a un consentement à donner, une nécessité à subir, à moins de rompre encore une fois toute la négociation, de rentrer dans le provisoire, dont on prétend vouloir sortir, de perpétuer les dépenses sous lesquelles on succombe, de ranimer les mécontentemens auxquels on a cédé, de laisser indéfiniment les Belges à Venloo et dans toute la province de Luxembourg ! Si c’est de bonne foi que le roi de Hollande a rétracté ses protestations antérieures contre le traité du 15 novembre, il ne peut se refuser à une négociation que tout le monde juge nécessaire ; et une fois cette négociation ouverte, le résultat n’est pas douteux.

Il suffit, au reste, de jeter les yeux sur le traité pour voir qu’une négociation nouvelle est indispensable dans l’état actuel des choses ; les engagemens qu’il consacre n’existent d’une part qu’entre les cinq puissances respectivement, et de l’autre, qu’entre les cinq puissances et la Belgique. Mais le traité devait être inséré mot pour mot dans l’arrangement définitif entre la Belgique et la Hollande, dont l’acceptation était supposée devoir immédiatement suivre. Or, il serait aujourd’hui impossible d’exécuter cette clause de l’insertion mot pour mot, qui se rapporte à une hypothèse non réalisée. Ceci est surtout important pour la question de la dette, et conséquemment pour celle des arrérages ; et la rédaction des articles 13 et 14 devra être considérablement modifiée. Mais ici, la forme emportera le fond, et il faudra bien à l’occasion des mots aborder les choses, c’est-à-dire examiner jusqu’à quel point la Belgique, obligée, par l’attitude hostile que gardait le roi de Hollande, à entretenir son armée sur le pied de guerre, doit les intérêts de sa part de la dette, à partir du moment où, par sa ratification du traité, elle a mis son adversaire en demeure. Il est certain que la question des arrérages n’est nullement préjugée par le texte du traité, que c’est une question toute neuve à débattre, et que là encore peuvent s’exercer avec avantage pour la Belgique les bienveillans efforts des puissances amies de sa cause. Mais il ne faut pas, monsieur, que la Belgique gâte sa position, embarrasse ses amis, et donne à ses ennemis, si elle en a, la moindre apparence de griefs à faire valoir contre elle.

Je vous ai exposé sincèrement, monsieur, mon opinion sur les droits et les prétentions de la Belgique. Je la crois fondée sur une interprétation exacte des engagemens qu’elle a contractés et que l’Europe a contractés envers elle, sur une juste appréciation des nécessités générales, et, en ce qui concerne la France, sur le droit, que son gouvernement ne peut abdiquer, de consulter aussi l’intérêt français. Je ne suis pas insensible au sort des populations du Limbourg et du Luxembourg destinées à redevenir hollandaises ; et si l’on m’indiquait un moyen de les soustraire à cette nécessité, qui fût compatible avec la justice et le droit, je l’embrasserais avec ardeur. Mais, jusqu’à ce qu’on ait découvert ce moyen, je pense qu’on sert mal ces populations en les soulevant d’avance contre une destinée qu’il leur faudra peut-être subir, et que la Belgique elle-même leur a laissé imposer, quand elle a autorisé le roi Léopold, par la loi du 7 novembre 1831, à signer le traité des vingt-quatre articles.

Si vous me le permettez, monsieur, je reviendrai avec vous sur ce sujet dans quelque autre lettre, et je vous tiendrai au courant des négociations de la conférence. Elles ne marcheront pas si vite, que, dans l’intervalle de deux protocoles, je ne puisse vous parler à loisir du fait inattendu qui a ramené la question d’Orient sur le tapis, et de ce qui en a été la suite.


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