LETTRES
SUR L’ISLANDE.

ii.

LE GEYSER ET L’HÉCLA.


À MONSIEUR VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE.

En arrivant à Reykiavik, notre intention était de n’y passer d’abord que quelques jours. Nous voulions profiter des vraies semaines d’été pour faire notre excursion dans les districts les plus éloignés de l’Islande. Mais un voyage ici ne s’organise pas si facilement. Il n’y a pas de bureau de diligence où l’on puisse aller retenir sa place pour partir le lendemain, pas de grandes routes où l’on conduise tout à son aise voiture et bagage, pas de village où l’on espère s’arrêter de temps à autre. Il faut, avant de partir, tout prévoir et tout disposer, comme si on s’aventurait à travers une contrée entièrement déserte. Il faut emporter sa tente et ses provisions ; car, passé Reykiavik et quelques pêcheries danoises, situées sur la côte, on ne trouve plus que de loin en loin le pauvre bœr, étroit et sale, et dénué de ressources. Au commencement de juin, il est toujours assez difficile de se procurer ici de bons chevaux. Pendant l’hiver on ne leur donne qu’une chétive ration, ils dépérissent jusqu’à ce qu’au printemps on les reconduise dans les pâturages, et il faut qu’ils y restent quelques semaines pour reprendre leurs forces. Cette année la disette de fourrage avait forcé les paysans à en tuer plusieurs, et ceux que l’on nous présenta étaient d’une maigreur à faire pitié. Enfin, après nous être adressés à plusieurs marchands, nous finîmes par réunir le nombre de chevaux de selle et de bagage qui nous étaient nécessaires, et le 20 juin nous étions en route pour le Geyser.

Je ne fatiguerai pas votre attention par le détail journalier de notre voyage ; mais je voudrais pouvoir vous peindre, comme je l’ai vue, cette nature étrange et souvent grandiose. Certes, pour celui qui est habitué aux divers aspects d’une terre plus civilisée, pour celui qui veut voir des villes, des monumens, de grandes masses de peuples réunis sur un même point, cette contrée serait triste à parcourir ; mais une fois qu’on a fait abstraction des choses qui, ailleurs, nous sembleraient d’une nécessité absolue, une fois qu’on est décidé à prendre l’Islande telle qu’elle est, à la chercher là où elle existe réellement, à l’étudier dans ses misères et ses beautés, elle présente à chaque pas une source féconde d’observations. Ainsi, lorsque, dans le cours du voyage, nous avions fait les haltes nécessaires pour le peintre et le géologue, c’était pour nous un singulier plaisir de nous en aller chevauchant à travers ces landes sauvages, de noter l’un après l’autre tous les changemens d’aspect qui s’offraient à nos yeux, et tous les accidens de la journée. Tantôt nous nous trouvions jetés au milieu d’une plaine marécageuse où l’on ne découvrait pas une trace de chemin, sur un sol fangeux et vacillant, où quelquefois nos chevaux enfonçaient jusqu’au poitrail. Tantôt nous marchions sur des couches de lave, ou sur un sol couvert de cendre que le vent chassait par tourbillons. Dans quelques-uns de ces champs de lave, les vieillards du pays se souvenaient encore d’avoir vu des pâturages verts et des habitations ; mais une nuit le volcan avait éclaté, et le lendemain tout était enfoui sous des blocs de pierre et des monceaux de cendre. Autour de ce lieu de dévastation, on apercevait de longues lignes de montagnes stériles, sillonnées par des bandes de neige qui descendaient sur leurs flancs rocailleux. Nous marchions ainsi pendant plusieurs heures sans découvrir un seul vestige de culture, sans rencontrer un être vivant, un arbuste, un brin d’herbe. Mais quelquefois, au milieu de cette enceinte de rochers volcaniques, nous étions tout à coup arrêtés par l’aspect d’un lac bleu enfermé dans cette terre aride, comme une coupe d’argent pour l’oiseau des montagnes qui vient y rafraîchir son aile, pour le voyageur qui y trouve une eau pure et limpide. Quelquefois aussi nous apercevions, à une assez longue distance, l’enclos vert et les murs de gazon du bœr. Nous nous dirigions à la hâte de ce côté ; notre guide frappait, avec le manche de son fouet, trois coups à la porte, et le paysan venait nous recevoir, et la jeune fille islandaise, timide et curieuse, s’avançait, avec ses cheveux blonds sur l’épaule, pour nous offrir une jatte de lait. C’était un de nos délassemens de voyage d’entrer dans le bœr, si pauvre qu’il fut, et de causer avec le paysan, assis sur une tête de cheval dans sa cuisine enfumée. L’intérieur de ces habitations est d’ailleurs curieux à observer. Comme elles sont toutes éloignées l’une de l’autre et, pendant plusieurs mois de l’année, privées de communications, il faut que le propriétaire fasse en sorte d’avoir dans son étroit domaine ce dont il se sert habituellement. Ainsi sa demeure est divisée en cinq ou six compartimens rangés sur la même ligne. Dans l’un est la cuisine et la chambre où il couche avec ses domestiques, dans un autre la laiterie, dans un troisième la forge, les instrumens de menuiserie. C’est lui qui ferre ses chevaux, qui fabrique ses meubles. On a remarqué que les Islandais ont une aptitude particulière pour tous les ouvrages d’industrie. Cette aptitude a dû se développer par la nécessité où ils sont de pourvoir sans cesse eux-mêmes aux choses dont ils ont le plus pressant besoin. Avec la corne fondue, ils fabriquent des boucles pour leurs brides et des cuillères. Avec la laine ils tissent leurs draps, ils tressent leurs cordes. Dans la même chambre, une femme carde, foule et teint la laine destinée à faire une pièce de drap. Ils fabriquent, avec des os de baleine, des aiguilles, des boutons, des manches d’instrumens. Un morceau de lave leur sert de marteau, et un bloc de pierre, d’enclume. Dans les premiers mois d’hiver, avant le temps de la pêche, la plupart des paysans passent leurs longues veillées à ces travaux mécaniques. Il en est qui, à force de patience, parviennent à faire des sculptures en bois et des œuvres d’orfèvrerie remarquables. Nous avons vu un meuble islandais sculpté par un paysan avec un rare talent. L’œuvre finie, l’artiste avait écrit un nom au bas ; mais le bœr où il vivait l’a seul connu : combien d’hommes doués de grandes facultés restent ici sans développer leur génie, et meurent sous un de ces toits de gazon sans être connus !

Dans quelques parties de l’Islande, on découvre d’heure en heure des habitations de paysans rangées au bas d’une colline ; dans d’autres, nous passions des jours entiers sans en apercevoir une seule. Tout, autour de nous, avait l’aspect du désert ; tout était morne, sombre, et l’on n’entendait que le cri aigu du pluvier, ou parfois le bruit d’une troupe de cygnes qui s’envolaient à notre approche. Dans ces plaines abandonnées, on éprouve un vrai sentiment de joie, quand, par hasard, on vient à rencontrer une autre caravane. Alors les paysans islandais descendent de cheval et vont s’embrasser, puis ils s’asseoient sur une pierre et se racontent les nouvelles du pays. Celui qui vient de l’intérieur sait si la pêche est bonne, si les chevaux ne sont pas malades. Celui qui vient de Reykiavick est un personnage important. Il sait le prix courant des marchandises, et quel est le marchand danois le plus accommodant. Il sait ce qu’on pense de la paix et de la guerre, ce que fait l’évêque et ce que dit le gouverneur. Il répète de point en point tout ce qu’il a appris, et voilà le journal en plein air, la gazette officielle de l’Islande.

Ce qui varie à chaque instant le paysage dans une contrée où il n’y a ni forêts, ni champs de blé, ni prairies, ce sont les montagnes qui tantôt étendent leur longue chaîne jusqu’au bord de la mer, tantôt s’élèvent par grandes masses comme des forteresses, ou s’élancent dans les nues comme des flèches de cathédrale. Leur couleur change sans cesse, selon le ciel qui les couvre, et l’heure à laquelle on les observe. Le matin on les voit surgir comme des vagues bleues au-dessus de l’horizon ; le soir, le soleil les inonde de ses rayons, et les fait resplendir comme des dômes dorés. Souvent après une longue journée de marche, soit par un effet de mirage, soit par l’effet de notre imagination, nous voyions ces montagnes se dessiner devant nous comme les remparts qui entourent une ville de guerre, et oubliant qu’il n’y a dans ce pays ni ville ni remparts, nous avancions avec un indicible mélange de joie et d’inquiétude. Déjà nous distinguions la pointe des clochers, le faîte des maisons ; il nous semblait entendre la rumeur de la foule, quand tout à coup notre cheval allait se heurter contre une pierre, et nous n’apercevions plus devant nous qu’une masse de lave.

Du sommet de ces montagnes nous redescendions dans les champs de sable volcanique, le long des grandes rivières que nos chevaux traversaient à la nage, ou sur la grève, auprès des baies où viennent aborder le bateau pêcheur et le navire marchand, et chacun de ces changemens de site nous offrait un nouveau tableau et de nouvelles impressions. Un matin nous côtoyions ainsi les bords de la mer. Les vagues se déroulaient sur la grève comme des nappes d’argent, et venaient baigner les pieds de nos chevaux. Un peu plus loin elles s’élançaient avec impétuosité contre une ligne de brisans, et faisaient jaillir dans l’air des gerbes d’eau perlée, des flots d’écume étincelans. Toute la plage était déserte, mais l’hirondelle, dans son vol gracieux, rasait du bout de l’aile les vagues du rivage, et l’on voyait briller au-dessus de l’eau les yeux chatoyans du phoque, cette meermaid du moyen-âge. À quelque distance de là s’élevait la chapelle en bois construite sur la dune. C’était un dimanche. Les pêcheurs, réunis autour du prêtre, avaient entonné leur chant religieux, et ce chant arrivait à notre oreille comme le son d’une voix plaintive et solennelle, et c’était une admirable chose que le calme de cette frêle église au bord de la mer agitée, l’aspect de cette croix au milieu de la solitude, et l’harmonie de ces voix religieuses passant à travers le bruit des vagues, et les sifflemens du vent.

Tout ce qu’il y a de grave et de poétique dans ces diverses contrées de l’Islande, s’accroît encore si l’on y passe avec les divers souvenirs historiques qui s’y rattachent ; car chacune de ces baies, de ces vallées, de ces montagnes, a sa place marquée dans les anciennes sagas, ou dans les annales modernes. Souvent cette histoire est triste ; c’est le récit d’une éruption de volcan, le tableau d’une famine, d’une épidémie et de tous ces fléaux qui ont traversé l’Islande à chaque siècle. Mais en remontant plus haut, elle se revêt d’un caractère héroïque qui lui donne un singulier prestige. C’est le temps des Jarls et des Scaldes, le temps des mythes religieux et des combats à main armée. Ici Ingolfr, le premier colon de l’Islande, retrouve les pénates qu’il avait jetés à la mer pour lui indiquer le lieu où il devait aborder ; là vivaient les Sturlungr ; ailleurs est la montagne célèbre dans la saga de Nial. Dans cet humble bœr qu’on trouve auprès du Geyser, Arae Frode, le premier historien de l’Islande, écrivait son Landnama Bok et ses Schedœ. Dans cet autre, non loin de Breidabolstad, Sœmund chantait l’Edda. Il n’y a plus ici, il est vrai, de monumens primitifs ; les uns ont disparu avec le temps, les autres ont été transportés à Copenhague. Mais l’histoire est là qui indique à chaque pas l’endroit qu’il faut voir et le nom qu’il faut y chercher.

Le lieu le plus célèbre de l’Islande, c’est Thingvalla[1]. C’est là que, dans les premiers temps de la république, les principaux habitans du pays avaient organisé un gouvernement central ; c’est là que chaque année se tenaient ces assemblées générales, ces althing, espèces de champ-de-mars, où l’on venait délibérer sur les affaires publiques, et promulguer les nouvelles lois. Là, en l’an 1000, le christianisme fut adopté à la majorité des voix. Là venaient les grands juges, et les deux évêques, et les chefs des différens districts. On réglait les impôts, on lisait à haute voix les principaux contrats de vente et de mariage, car c’était à la fois une assemblée politique et une assemblée de famille. Quand le langmand avait parlé pour tout le pays, le sysselmand parlait pour son canton. Les prêtres tenaient leur synode, le tribunal supérieur jugeait les procès criminels. Non loin du tertre de gazon où il venait siéger, est le rocher où l’on décapitait les hommes, le lac où l’on jetait dans un sac les femmes condamnées à mort, et le bûcher où l’on brûlait les sorciers. Les assemblées de Thingvalla commençaient ordinairement au mois de juillet et duraient quelques semaines. Les deux chefs de l’althing occupaient une petite maison en pierre dont on voit encore les vestiges ; les autres campaient sous des tentes. Pendant le temps de la république, les présidens de l’assemblée étaient les langmand élus par le peuple. Plus tard, quand l’Islande fut réunie au Danemarck, le gouverneur nommé par le roi s’empara successivement de leurs différentes attributions, et il ne leur resta plus que le caractère d’homme de loi et leur droit de juridiction. Les comices de l’althing ont duré huit siècles. Elles ont passé tour à tour par le paganisme Scandinave et le christianisme, par la ferveur catholique des premiers temps et la réformation, par la république et la monarchie. Une ordonnance du roi de Danemarck les a supprimées en 1800. Le tribunal supérieur, le gouverneur, l’évêque, sont aujourd’hui à Reykiavik.

C’est dans le fond d’une coulée de lave, entre les masses gigantesques de rochers que se tenaient les séances de l’althing. À voir ce vallon étroit, isolé au milieu des montagnes, resserré par ces lourdes murailles de pierre, on dirait que la nature avait disposé ce lieu exprès pour les orageuses assemblées d’un peuple de pirates et de guerriers. Lorsqu’on arrive à Thingvalla, par la route de Laxelv, on descend dans ce vallon comme dans un abîme, par une pente tortueuse, par un sentier rompu qui ressemble à un lit de torrent. À droite, les rochers s’inclinent vers le lac, comme s’ils suivaient encore la pente que leur imprimait le volcan enflammé ; à gauche, ils s’élèvent comme de hauts remparts, et se dessinent à l’horizon sous les formes les plus étranges. D’un côté, le vallon est fermé par ce chemin où l’on n’avance qu’avec peine, de l’autre par une cascade. Tout autour on n’aperçoit que des montagnes rouges, une plaine semée de quelques arbustes chétifs, un grand lac, et au bord du lac la pauvre église de Thingvalla. Le soir, quand tout ce paysage est éclairé par les doux reflets d’une lumière argentée, quand tout est calme, et qu’on n’entend que la chute de l’eau, et le léger frôlement de quelques touffes de mousses chassées par le vent, c’est l’un des lieux les plus romantiques qu’il soit possible de voir, et si, au milieu de cette solitude profonde, on se représente les grandes réunions d’autrefois, les tentes blanches dressées dans ce vallon, les juges assis sur les blocs de lave, les chefs de chaque cohorte marchant sous leur bannière, et le peuple dispersé à travers les rochers, je ne sache pas de tableau plus digne d’occuper le pinceau du peintre, et la plume de l’historien et du romancier.

Tandis que nous étions campés sous notre tente au milieu du vallon, nous vîmes venir à nous un homme dont l’extérieur et les vêtemens portaient l’empreinte de la misère, qui nous demanda dans un langage barbare, mêlé de latin, de danois et d’islandais, si nous voulions acheter du lait et du poisson. C’était le prêtre de Thingvalla. Le sort des prêtres dans ce pays est triste, plus triste encore que celui des prêtres d’Irlande, sur lesquels on s’est si souvent apitoyé. Ils ne reçoivent rien du gouvernement. Ils ont pour tout bien la jouissance de la ferme qui appartient à l’église, et le quart des dîmes payées par leur paroisse. Si la veuve de leur prédécesseur vit encore, ils sont obligés de lui abandonner une part du produit de la ferme. Si la vieillesse ou les infirmités les empêchent de faire leur service, on leur donne un chapelain avec lequel ils partagent encore leur mince revenu. Ils ont une certaine taxe pour les diverses cérémonies du culte, mais cette taxe est très légère, et les paysans la paient avec du beurre et du poisson. Il y a certaines églises où le produit de la dime, du casuel et de la ferme ne rapporte pas plus de 20 à 30 thaler (60 ou 90 fr.) ; celle de Thingvalla est de ce nombre. Les prêtres ne peuvent plus exiger de corvées de leurs paroissiens. La seule prérogative dont ils jouissent encore, c’est de pouvoir placer à la fin de l’automne, dans chaque bœr, un mouton que le paysan s’engage à nourrir pendant l’hiver, et à leur rendre au printemps. Ne pouvant vivre avec ce peu de ressources, le prêtre est obligé de travailler comme le plus pauvre habitant de son district ; il cultive sa ferme, il ferre ses chevaux, il va à la pêche, il est, pendant six jours de la semaine, pêcheur et paysan. Le septième il revêt le surplis et prêche ses paroissiens. Le malheur est qu’avec cette vie de labeur, le prêtre finit par s’assimiler aux bateliers avec lesquels il passe une partie de son temps. En travaillant comme eux, il prend l’habitude de boire de l’eau-de-vie comme eux. Il oublie lui-même sa dignité de prêtre, et le dimanche, s’il prêche la patience et la sobriété, Dieu sait comment il doit être écouté.

La demeure du prêtre de Thingvalla était plus sale, plus misérable que toutes les demeures de paysans que nous avions visitées jusque-là. Dans une chambre obscure, humide, sur le sol nu, nous trouvâmes deux lits qui ressemblaient à des grabats. C’était le sien, celui de sa femme et de ses enfans. À côté, il y avait ses provisions qui se composaient de quelques pains de suif, d’un peu de seigle et de lait. Une vieille femme cardait de la laine dans une autre chambre, et un lépreux broyait le seigle sous une pierre. La lèpre est une maladie fréquente dans ce pays, mais les Islandais ne redoutent pas l’approche de ceux qui en sont affectés. Ils la regardent comme une maladie héréditaire, mais non contagieuse. Si le malheureux lépreux de la vallée d’Aoste était venu dans ce pays, il aurait pu y trouver des amis et une sœur.

Nous couchâmes le soir dans l’église. C’est le refuge habituel des voyageurs, qui, dans les mauvais temps, ne pourraient reposer sous une tente. L’église n’est du reste que comme un appendice de la ferme du prêtre. C’est là qu’il vient écrire, c’est là que sa femme étend la laine ; et le tribut que les étrangers lui paient pour y passer une nuit ou deux, il le garde pour lui.

Le lendemain nous étions en route pour le Geyser, et nous nous arrêtions avec surprise auprès du cratère de Tentron, dont le sommet, chargé de scories de lave, est comme une cheminée ouverte prête à lancer encore la flamme et la cendre. De là, on ne marche qu’à travers un sol dévasté, jusqu’aux sources chaudes de Langarvatn. Nous voyageâmes tout le jour et toute la nuit. Le matin au lever du soleil, nous passions sur une mauvaise planche la large cascade de Bruara, et deux heures après nous étions au milieu des vapeurs du Geyser. La température avait changé complètement. Le thermomètre était descendu de 12 degrés à 0, et un vent violent soufflait dans la plaine.

Les sources bouillantes du Geyser sont situées sur une colline, au-dessus d’une plaine marécageuse, fermée par une ceinture de montagnes noires qui donnent à toute cette contrée un caractère de deuil et de tristesse. Au milieu le mont Hécla lève sa tête blanche, et à l’extrémité apparaît le Blaafial, plus chargé de neige encore que l’Hécla. Le grand bassin du Geyser est entouré d’une croûte épaisse de silice, taillée par parcelles comme une écaille de tortue. Il a 16 mètres de largeur et 23 de profondeur. Près de là est le Strockr[2] qui partage avec le grand bassin l’admiration des voyageurs. Mais à chaque pas sur la colline, on rencontre une quantité d’autres sources, celles-ci larges et profondes, ouvrant leur bassin de silice rose, et leurs cavités bleues comme l’azur du ciel, celles-là commençant à peine à sortir de terre, et fumant à travers le gazon qui les recouvre à demi. De chaque côté, l’eau de ces sources se répand sur le sol qu’elle pétrifie, et la vapeur qui s’échappe de la chaudière ardente, s’en va comme des nuages de fumée à travers la plaine. Aussi je comprends maintenant la naïve pensée de ce vieil auteur du Kongs-Skugg-Sio[3], qui, ne sachant comment expliquer cette chaleur souterraine, écrivait, dans sa candide ignorance, que toutes ces sources étaient autant de fournaises où le démon faisait bouillir les damnés.

Le Geyser ne jaillit pas régulièrement. Il est soumis à l’influence de la pluie, du vent, des saisons. Nous avions établi notre tente entre les sources mêmes, afin de voir l’éruption de plus près, et nous l’attendions avec impatience dès le moment de notre arrivée. Le jour, nous craignions de nous écarter, la nuit nous veillions chacun à notre tour, afin de donner le signal à nos compagnons de voyage. Plusieurs fois nous fûmes réveillés par les cris de celui qui montait la garde. Le bassin du Geyser commençait à s’agiter. On entendait un bruit souterrain pareil à celui du canon, et le sol tremblait comme s’il eût été frappé par des coups de bélier. Nous courions en toute hâte au bord de la colline ; mais le Geyser, comme pour se jouer de nous, montait jusqu’au-dessus de sa coupe de silice, et débordait lentement comme un vase d’eau qu’on épanche. Enfin après deux jours d’attente, nous fîmes jaillir le Strockr, en y faisant rouler une quantité de pierres et en tirant des coups de fusil. L’eau mugit tout à coup, comme si elle eût ressenti dans ces cavités profondes l’injure que nous lui faisions, puis elle s’élança par bonds impétueux, rejetant au dehors tout ce que nous avions amassé dans son bassin, et couvrant le vallon d’une nappe d’écume et d’un nuage de fumée. Ses flots montaient à plus de quatre-vingts pieds au-dessus du puits, ils étaient chargés de pierres et de limon ; une vapeur épaisse les dérobait à nos regards, mais, en s’élevant plus haut, ils se diapraient aux rayons du soleil, et retombaient par longues fusées comme une poussière d’or et d’argent. L’éruption dura environ vingt minutes, et deux heures après, le Geyser frappa la terre à coups redoublés, et jaillit à grands flots, comme l’eau du torrent, comme l’écume de la mer, quand le vent la fouette, quand la lumière l’imprègne de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Nous assistions alors à l’un des phénomènes naturels les plus curieux qui existent ; mais ce qui a rendu notre séjour au Geyser plus intéressant encore, ce sont les observations de géologie et de météorologie faites par deux de nos compagnons de voyage. M. Robert a recueilli autour de ces sources brûlantes des échantillons curieux de lave et de silice, et M. Lottin a fait une importante découverte. Jusqu’ici on avait cru que les sources d’eau bouillante ne s’élevaient pas au-dessus de cent degrés. En plaçant dans celles du Geyser trois thermomètres centigrades, M. Lottin s’est assuré qu’elles montaient à près de cent vingt-quatre, et le soin consciencieux, l’habileté avec laquelle cette observation a été faite doivent être une garantie pour tous ceux qui seraient tentés de révoquer en doute un tel résultat.

Une fois notre travail achevé, nous reployâmes notre tente, et nous partîmes pour Skalholt en saluant gaiement le Geyser, comme des moissonneurs saluent le champ où ils ont récolté.

Quand on parle de l’Islande, l’un des premiers noms sur lesquels se reporte d’abord la pensée, c’est celui de Skalholt. C’est la vieille capitale de cette fière aristocratie des Jarl, qui auraient voulu faire de chacun de leur village une capitale. C’est la véritable Athènes de ces landes du Nord, qui, dans les premiers siècles du moyen-âge, portèrent sur leur couche de pierre plus de fleurs de poésie que les contrées méridionales. Le premier siége épiscopal de l’Islande fut établi à Skalholt, ainsi que la première école. Là fut aussi, pendant une vingtaine d’années, l’imprimerie[4]. Là ont vécu des hommes justement célèbres, des orateurs, des philosophes, des historiens ; cet Isleifr qui commença, en l’an 1057, ses fonctions de premier prélat de l’Islande, par assembler autour de lui une troupe d’enfans, à qui il enseignait les belles-lettres ; ce Gissur, qui, au commencement du xiie siècle, avait visité les grands états de l’Europe, et parlait la langue de tous les pays où il avait voyagé, si bien qu’à son retour on lui donna le surnom de Flos Peregrinationis ; Tharlakr l’érudit, et Finnsen, le savant auteur de l’Histoire ecclésiastique. Deux fois l’église métropolitaine de Skalholt fut brûlée, et deux fois rebâtie à grands frais sur un plan plus large. L’évêque donnait alors des fêtes auxquelles il invitait huit cents personnes, et chacune d’elles, en s’en allant, recevait quelque présent. Plus tard, lorsque l’école de Hoolum fut fondée, celle de Skalholt conserva encore sa prérogative. En l’an 1100, on enseignait dans cette école le latin, la grammaire, la poésie, la musique. C’est plus qu’on n’en savait alors dans d’autres grandes villes du reste de l’Europe.

En 1552, le roi de Danemarck établit un nouveau règlement pour ces deux écoles. Il donna aux évêques la jouissance de quelques biens que la réformation avait enlevés au clergé, et leur imposa l’obligation de pourvoir à l’entretien des élèves. Mais trop souvent les évêques, au lieu de remplir noblement leur devoir, s’abandonnèrent à un indigne sentiment de cupidité. Ils prenaient pour eux le revenu des biens qui leur étaient confiés, et dépensaient pour les élèves le moins possible. Plusieurs fois le roi leur écrit pour les rappeler à leur devoir. Finnsen rapporte, dans son Histoire ecclésiastique, une lettre qui montre dans quels minces détails il fallait entrer, et quelles précautions on était obligé de prendre pour garantir les pauvres élèves stipendiaires de l’avarice des prélats. Permettez-moi de vous citer quelques passages de cette lettre vraiment caractéristique, et pour le temps où elle fut écrite, et pour le pays auquel elle s’adresse.

« L’évêque, dit le chancelier, qui parle au nom du roi, entretiendra, pour l’amour de Dieu, une bonne école et vingt-quatre écoliers : il aura un professeur et un maître ; il donnera au premier 60 thalers par an (180 francs), en beurre, poisson, vadmal, ou argent, comme il voudra. Il lui donnera de plus quatre moutons vieux (4 gamle faar ; le chancelier avait sans doute peur que l’évêque ne donnât des agneaux), trois mesures de farine, une de sel, une de beurre, deux cents poissons et du lait.

« Il donnera au maître 20 thalers par an.

« Il sera obligé de donner aux élèves une bonne boisson et de bons alimens : aux plus grands, à chaque repas, le quart d’un gros poisson, ou la moitié d’un poisson ordinaire ; aux plus petits, le quart d’un bon poisson et du beurre.

« Les repas devront être préparés à une heure précise, de manière que les élèves ne négligent pas leurs leçons.

« Si Dieu voulait que quelques-uns d’entre eux devinssent malades, l’évêque devra les garder, pour en prendre soin, et leur faire servir du poisson frais, du lait et de la soupe.

« Chaque année, à la Saint-Michel, il fournira aux élèves des vêtemens : aux grands, dix aunes de vadmal ; aux autres, sept aunes.

« Il leur donnera de la lumière pour étudier le soir et pour se coucher. Il ne pourra, sous aucun prétexte, les détourner de leurs leçons pour les employer à quelque travail que ce soit, et sera obligé de les garder été et hiver. »

Malgré toutes ces précautions, les écoles ne furent pas mieux entretenues. Les maîtres et les élèves se plaignirent. Les évêques aussi se plaignirent de ne pouvoir satisfaire aux obligations qu’on leur imposait, et, en 1746, ils obtinrent une ordonnance, qui, tout en leur conservant le même revenu[5], réduisait à huit mois de l’année le temps des études. En 1797, la réunion des deux évêchés de Hoolum et de Skalholt en un seul entraîna celle des deux écoles. La nouvelle institution, basée sur de nouveaux règlemens, fut d’abord établie à Reykiavik ; de là elle a été transférée à Besesstad. J’espère vous en parler plus au long dans une prochaine lettre.

Nous arrivions dans la capitale primitive de l’Islande avec tous les souvenirs de son histoire, rêvant à ses riches évêques, à ses réunions de savans ; et lorsqu’au détour d’une colline le guide me dit : « Voilà Skalholt ! » je ne pouvais croire que le malheureux groupe de maisons que j’apercevais devant moi fût cette vieille cité dont je m’étais fait un autre tableau. C’était pourtant bien Skalholt : un pauvre bœr de paysans, habité par trois familles, qui se partagent la même laiterie et la même cuisine ; une église en bois, étroite et mal bâtie, voilà Skalholt. Le cimetière seul atteste qu’il y avait là autrefois une métropole. Il est tracé dans des proportions plus grandes que l’église et le bœr. Les morts ont mieux gardé que les vivans la place où fut le siège épiscopal. Près du cimetière sont les ruines de l’ancienne école, et l’endroit où le paysan a bâti sa triste cabane est celui même où l’évêque avait autrefois sa demeure. L’église aussi a été reconstruite sur un plan plus vulgaire, et dans des dimensions beaucoup plus petites. Elle a cependant conservé quelques restes de sa fortune première, plusieurs beaux livres, plusieurs ornemens d’autel précieux, des chasubles richement travaillées, et un calice en vermeil, qui, à en juger par ses ciselures, par ses médaillons peints sur émail, doit remonter aux premiers temps de la renaissance de l’art. Si je ne me trompe, c’est le calice dont il est parlé dans l’histoire ecclésiastique d’Islande, qui fut apporté à Skalholt par l’évêque Klangr, en 1153. Ce qu’il y a ensuite de plus remarquable dans cette église, ce sont des inscriptions de tombeau. Une, entre autres, m’a frappé par son expression poétique : elle fut faite pour la fille de l’évêque Vidalin, qui, lui aussi, peut être mis au nombre des hommes distingués de l’Islande[6].


Je vais dans la tombe profonde.
Heureuse épouse du Seigneur.
Mon nom n’était pas de ce monde,
Il est dans un monde meilleur.

La mort apporte à mon enfance
Le froid baiser qui fait souffrir.
Mais gaiement là-haut je m’élance,
Je revis pour ne plus mourir.

Adieu donc, lumière infidèle,
Pâle reflet d’un jour plus pur.
D’ici la lumière éternelle
M’apparaît dans ce ciel d’azur.


Nous visitâmes tout Skalholt et toutes ses ruines, et chaque pas que nous faisions sur ce sol poétique ajoutait à nos déceptions. Nos rêves du passé furent interrompus par un incident qui ne pouvait guère les égayer. Le cheval qui portait nos provisions avait pris une autre route que la nôtre. Nous demandâmes du pain au propriétaire du bœr ; mais les Islandais ne mangent pas de pain. Pour le remplacer, la femme du paysan nous fit, avec de la farine de seigle, une espèce de galette, comme on en prépare ici dans les occasions extraordinaires, une galette qui n’est ni pétrie ni cuite. Quand nous en eûmes mangé, nous fûmes tous malades ; mieux valait encore faire diète ; et nous partîmes tous de Skalholt plus affamés qu’en y entrant.

De là à l’Hécla, nous avions une longue journée à faire, et deux larges rivières à traverser ; mais, de distance en distance, nous voyions la tête blanche du cratère se dessiner comme un croissant entre les brunes sommités des autres montagnes, et alors nous redoublions le pas et nous marchions avec ardeur. Si le long de notre route nous avions été frappés de toutes les traces sinistres des éruptions de volcans, quand nous arrivâmes aux environs de l’Hécla, il nous sembla que nous n’avions rien vu. C’est là qu’il fallait venir chercher l’aspect de la ruine et de la désolation. Partout le sol bouleversé, partout la terre enfouie sous ce déluge de feu ; des blocs de lave comme des murailles, des montagnes de cendre engendrées par le cratère, et vomissant à leur tour d’autres montagnes, voilà ce que nous contemplions avec un sentiment d’effroi et de stupéfaction. Cette fois, nous ne pouvions plus suivre en droite ligne notre chemin. Il fallait passer autour des masses de pierres, se glisser entre les rochers, éviter les crevasses. Nous courions des bordées sur cette terre de volcans, comme un navire qui a le vent contraire, et qui marche vers le port en le perdant de vue. À chaque pas, un rempart de roc, une rivière formée par la neige des montagnes, ou un marais baigné sans cesse par la rivière. Nous regardions de temps à autre l’Hécla, dont le soleil dorait alors la robe blanche, et qui, du haut de sa crête glacée, semblait se moquer de notre fatigue et de nos efforts. Enfin, après avoir fait de longs détours dans le même cercle à travers la cendre et la pierre calcinée, nous arrivâmes dans une jolie vallée, abritée entre des rochers, coupée par un ruisseau. Au fond, nous aperçûmes une ferme, un enclos de gazon. C’était bien un Eldorado au milieu d’une terre aride, une oasis dans le désert, si jamais il en fut. Nous établîmes là notre tente, après seize heures de marche. Nous étions au pied du cratère.

Le lendemain, nous partîmes avec un homme du pays pour faire cette ascension de l’Hécla, qui, dès notre arrivée en Islande, avait été notre rêve le plus beau. Le temps était sombre, mais nous craignions qu’un autre jour il ne devînt plus sombre encore. Nous gravîmes à cheval les premières aspérités. À mesure que nous avancions, nous pouvions suivre, de distance en distance, tous les élémens d’une éruption : d’abord la pierre ponce, poreuse et légère, qui monte à la surface du cratère, comme l’écume à la surface de l’eau, et s’envole au loin comme la cendre chassée par le vent ; puis la scorie broyée, tordue entre les masses de lave dont elle s’échappe ; comme la crasse des lingots de fer ; puis la lave plus ferme et plus compacte ; puis le basalte serré, luisant, poli comme le marbre ; puis enfin l’obeidien, noir comme le jais, brillant comme le verre, dégagé de tout alliage étranger, et sortant du cratère pur comme l’acier.

Après deux heures de marche, nous mîmes pied à terre, et alors vint la fatigue. Comme il avait fallu nous précautionner contre la neige et le froid, nous portions de grosses bottes et de lourds vêtemens. Le chemin était escarpé, raboteux, montant en droite ligne ; nous marchions en courbant le dos, et en nous appuyant sur nos genoux. Bientôt nous arrivâmes au pied d’une montagne hérissée de pointes de basalte et de blocs de pierre détachés du sol. Là, rien ne soutenait nos efforts ; quand nous posions le pied sur un roc, il s’écroulait sous nous ; quand nous croyions marcher en avant, nous redescendions avec les pierres qui suivaient l’ébranlement que nous leur donnions, et nous entraînaient dans leur chute. Pas un arbuste n’était là pour nous servir d’appui, pas une plante à laquelle nous pussions nous cramponner. Tout ce roc escarpé était comme une muraille nue et vacillante, qui semblait s’en aller en morceaux quand nous essayions de la gravir. À chaque instant, il fallait nous arrêter pour nous reposer et reprendre haleine. Quelques-uns de nos compagnons de voyage qui avaient été sur des montagnes beaucoup plus élevées, nous disaient n’avoir jamais éprouvé une telle fatigue. Pour moi, je me couchais tout au long sur les rochers de basalte, et en étendant les jambes sur cette pierre froide, j’éprouvais une douleur comme si on me les eût brisées. Lorsque enfin nous fûmes arrivés au sommet de cette pointe aiguë, nous en vîmes s’élever une seconde devant nous, et après celle-ci une troisième, car toute la montagne n’est qu’une longue suite de pics escarpés étagés l’un sur l’autre, et fuyant comme des gradins.

Pendant que nous accomplissions ainsi péniblement notre ascension, le ciel s’était assombri. Le vent sifflait ; la pluie tomba à flots, et, un peu plus haut, cette pluie était de la neige. Alors une brume épaisse enveloppait la montagne ; un rideau de nuages nous serrait dans ses sombres replis, et nous ne distinguions plus rien autour de nous. Notre guide, las et découragé, refusait d’aller plus loin. Nous n’étions encore que sur le premier cône de l’Hécla ; nous voulions continuer notre route jusqu’au bout. Après avoir employé toute notre éloquence de voyageurs, nous finîmes par le décider à nous mener jusqu’au pied du second cône ; là, nous demandâmes à aller au milieu, puis au-dessus, et enfin sur la cime de l’Hécla. L’orage avait cessé. Un rayon de lumière perçait à travers les brouillards ; mais c’était ce rayon de lumière qui ne sert qu’à faire mieux ressortir l’obscurité. Nous distinguions au-dessous de nous les montagnes comme des masses confuses, la plaine couverte d’une brume épaisse, et à travers cette brume, cette plaine, ces montagnes, le soleil voilé par les nuages projetait de loin en loin une lueur vague, une teinte blafarde. Et tout était morne, silencieux comme le désert, profond comme l’abîme. Pas un cri ne se faisait entendre ; pas un être vivant, pas une plante ne se montrait à nos yeux. On eût dit la nature morte, entourée par la nuit, plongée dans le chaos.

Tout à coup le rideau de nuages se déchire, l’azur du ciel reparaît, les rayons du soleil éclatent dans l’espace. Le long de la vallée, le vent balaie le brouillard, qui s’entr’ouvre, s’éclaircit, et s’en va par lambeaux, léger et transparent comme un voile de gaze. D’un côté, nous voyons reparaître toutes les montagnes qui environnent l’Hécla, avec leur crête rouge et leurs bords cendrés ; de l’autre, les Snœfial, qui portent dans les nues leurs épaules de neige et leurs pics de glace, brillans comme des pointes de lance aux rayons du soleil. À nos pieds, la plaine se déroule au loin avec les lacs d’eau limpide, qui parsèment sa robe verte comme des diamans, et les deux rivières qui la traversent comme des guirlandes. La montagne bleue, voisine du Geyser, s’élève au milieu de la vallée ; et devant nous, à l’horizon, nous apercevons comme une ceinture d’or la pleine mer, étincelante de lumière, et les îles Westmann.

Nous restâmes saisis d’un sentiment inexprimable d’admiration en face d’un spectacle si inattendu. C’était le jour de printemps de cette nature désolée ; c’était le fiat lux de cette nuit de chaos. Alors nous oubliâmes en un instant et la fatigue de notre excursion et le froid et la neige. Nous saluâmes d’un cri de joie enthousiaste ces solitudes lointaines, et notre vieux guide lui-même partageait nos transports. C’était la seconde fois de sa vie qu’il montait jusqu’au haut de l’Hécla, et pour la première fois avec des Français.

Ce jour-là, c’était la fête de M. Gaimard. Nous la célébrâmes gaiement avec le vin de Champagne que nous avions apporté, et nous nous en revînmes en récoltant sur notre route des échantillons de lave et de basalte. Nous avions quitté notre tente à neuf heures du matin ; nous y rentrâmes à minuit, riches de nos souvenirs, heureux de notre journée.


X. Marmier.
Reykiavik, 22 juillet 1836.
  1. J’emploie ici le mot mis en usage par les étrangers. Le vrai mot islandais est Thingvollr, au pluriel Thingvallr (Champs du Thing). Les Islandais écrivent Thing avec un caractère particulier qui manque aux autres alphabets, et qui se prononce en sifflant. C’est le th des Anglais.
  2. Geyser vient de Geys (Furens). Strockr en islandais signifie pyramide.
  3. Livre islandais curieux, écrit entre 1140 et 1270, traduit en latin sous le titre de Speculum regale, imprimé à Sorœ en 1768, in-4o.
  4. De 1685 à 1704. Elle était venue de Hoolum, elle y retourna. Entre autres bons livres imprimés à Skalholt dans ce court espace de temps, il faut compter le Landnama Bok, la saga du roi Olaf, les Harmonies évangéliques, la Grammaire latine, le livre de l’Althing. Nous rapporterons en France quelques-uns de ces livres, qui sont à présent, en Islande même, de vraies raretés.
  5. Ce revenu montait à 2, 500 thalers (7, 500 fr.) pour Skalholt, qui devait avoir vingt-quatre élèves, et 2, 000 thalers pour Hoolum, qui n’en avait que seize. C’était à cette époque une somme considérable pour l’Islande. Les évêques recevaient en outre plusieurs élèves riches qui payaient le prix de leur pension.
  6. Il a laissé plusieurs recueils de sermons, un recueil de discours et de poésies latines, et un livre de religion intitulé : Postilla evangelica, qui se trouve dans toutes les maisons islandaises. Il avait été d’abord professeur à l’école de Skalholt. Il mourut en 1720.