LETTRES POLITIQUES.

II.
DE L’ORIENT.

Londres. Tottenham-Court-Road. 26 juin 1839.

Vous voyez, mon cher monsieur, que Bagdad, ainsi que Bassorah, ces deux villes persanes, n’ont pas été prises par les lieutenans de Méhémet-Ali. La Russie n’a pas, non, plus, nolisé des bâtimens pour le transport de ses troupes dans la mer Noire, sa flotte ne s’est pas avancée entre Bourgas et Boujoukderé jusqu’à Anada ; la flotte turque n’a pas fait voile de Bamal-Bakcherch pour la côte de la Syrie, et sans doute l’armée du sultan n’a pas encore franchi la frontière du pachalik d’Alep pour attaquer Ibrahim-Pacha par le cours supérieur de l’Euphrate. Ainsi, la paix n’est pas encore très compromise, et, bien qu’on parle de l’occupation de quelques villages syriens par des détachemens turcs, je persiste à croire que le statu quo ne sera pas détruit, s’il est troublé quelques momens.

En fait d’hostilités, depuis ma dernière lettre, je ne vois que le discours de lord Dudley Stuart en faveur de la Pologne ou pour mieux dire contre la Russie. Pour moi, je suis charmé toutes les fois qu’il m’arrive d’entendre quelque petite sortie de cette nature, et c’est une joie toute patriotique que je ressens. Pendant beaucoup d’années, il n’était question dans les journaux du continent, tous modelés sur les vôtres, que de la scélératesse britannique et de la perfide Albion. Maintenant les imprécations publiques s’adressent à la Russie, aux barbares Moscovites, et j’en suis ravi ; car puisqu’il faut une bête noire à l’Europe, autant que ce soit la Russie que nous.

Ce que je reproche seulement à lord Dudley Stuart, à M. Fergusson, au docteur Hervey et aux antagonistes de la Russie, dans le parlement anglais en général, c’est, selon une idée que je vous ai déjà exprimée, de voir les choses moins graves qu’elles ne sont. Il faut donc que je me répète. En reprochant à lord Melbourne ses complimens de politesse au jeune héritier impérial, lord Dudley Stuart a sonné l’alarme dans toute l’Angleterre, au sujet de l’insouciante imprévoyance de notre premier ministre. Je ne sais jusqu’à quel point il mérite ce reproche, et je suis loin d’ajouter foi à l’Argus, une de nos feuilles qui, dans un facétieux dialogue entre le vicomte Melbourne et lord Normanby, représentait, il y a peu de jours, le premier ministre couché sur un sopha, les Mémoires de Grammont à la main, et se faisant attifer les cheveux en attendant l’heure de monter à cheval avec la reine. Quoi qu’il en soit, les inquiétudes de lord Dudley Stuart me semblent mal dirigées. Sir John Mac-Neill, après avoir écrit durant deux années à notre gouvernement que les routes à travers la Perse, vers Hérat et Candahar, sont à peu près impraticables, et que la communication jusqu’à l’Indus est une chimère, s’est tout à coup ravisé. Les dernières dépêches qu’il écrivit avant son départ de Téhéran annonçaient qu’une armée nombreuse peut traverser la Perse sans inconvéniens, et qu’elle trouverait sans nul doute de grandes facilités à gagner l’Indus. À mon sens, sir John Mac-Neill exagère encore, et lord Dudley Stuart conclut mal de ces observations. — Sachez donc, monsieur, pour ne pas tomber dans les mêmes erreurs, qu’une armée russe ou persane atteindrait difficilement l’Indus à travers l’Asie, et qu’une fois là, je ne sais en vérité ce qu’elle pourrait y faire. Descendre gaiement le grand fleuve pour aller conquérir l’Inde sur les traces de Bacchus et d’Alexandre-le-Grand ? Mais malgré tout l’avantage qu’il y aurait pour les Russes qui, une fois à l’Indus, n’ont qu’à le descendre pour venir à nous, tandis que pour venir à eux nous serions obligés de le remonter, je ne comprends pas le but de cette expédition ; et, si je le comprenais, je n’en verrais pas moins toutes les difficultés. Lord Dudley Stuart, encore une fois, n’a pas senti toute l’étendue et la gravité du danger, et, pour ma part, je trouve qu’il a été trop modéré dans ses imprécations de Free-Mason’s Hall, où il s’agissait, après tout et malgré les apparences, beaucoup moins de la Pologne et de la Russie que des intérêts commerciaux de l’Angleterre, comme partout où deux mille Anglais, plus ou moins, se mettent à manger, à boire ou à pérorer ensemble. Eh bien ! monsieur, les intérêts de l’Angleterre méritaient une colère et une indignation bien plus grandes que celles de lord Dudley Stuart, car qu’est-ce qu’une expédition militaire à travers l’Asie centrale, sinon un fait passager avec mille chances contraires, tandis que le mal dont souffre l’Angleterre est un fait permanent, qui a lieu chaque jour et qui s’accomplissait au moment même où parlait le noble lord ? Vous voyez bien que je parle des expéditions commerciales, qui s’opèrent sans cesse entre la Russie et cette partie de l’Orient.

Un de nos intrépides voyageurs a traversé récemment l’Asie centrale. Vous avez entendu parler de lui, monsieur. Sa relation est un document précieux. Ce voyageur est M. Alexandre Burnes ; alors lieutenant au service de la compagnie des Indes, et formé à sa mission, comme tous les jeunes gens qui se destinent à ce service, par l’étude de la langue persane, de l’hindoostani et de quelques autres dialectes de l’Orient. On lui donna toutes les facilités et on lui fournit tous les prétextes possibles pour remonter l’Indus. C’était un projet qui roulait depuis long-temps dans la tête du jeune officier, et, en cela, il avait devancé le gouvernement anglais. Employé comme officier d’état-major dans le Cotch, à l’embouchure même de l’Indus, il offrit, en 1829, de traverser tous les déserts entre l’Inde et les rives de l’Indus, et une fois arrivé par terre à la partie supérieure du fleuve, de le descendre jusqu’à la mer. Ce projet fut agréé par sir John Malcolm, gouverneur de Bombay, qui attacha le jeune officier à la partie politique du service, afin de lui donner un caractère public et plus d’autorité dans le pays qu’il devait traverser. Il venait à peine de partir quand une dépêche du gouvernement suprême de l’Inde le rappela, et ce ne fut qu’un an après qu’il reçut la même mission sous une autre forme. Il fut nommé pour porter les présens envoyés par le roi d’Angleterre à Rindjit-Sing, roi de Lahor, en remontant les rives de l’Indus jusqu’à cette capitale. Là, il jugea à propos de quitter son caractère public d’envoyé, et pénétra comme simple voyageur dans le Kondouz, dans la Boukharie et dans le Turkestan, d’où il se rendit en Perse. Permettez-moi de vous dire quelques mots de ce curieux voyage.

Les présens consistaient en cinq chevaux gigantesques et un immense carrosse. Remarquez, mon cher monsieur, le choix de ces présens. Les chevaux venaient d’Angleterre ; d’après le conseil de M. Burnes, on y ajouta le carrosse, qu’on fit faire à Bombay. Les émirs du Sindhi ont toujours montré une grande défiance des Européens, et ils n’ont jamais permis à aucun de leurs ambassadeurs de remonter l’Indus, ou de se rendre par terre au-delà de Haïderabad, qui n’est pas à une longue distance de son embouchure. Or, des chevaux et un grand carrosse doré avec les chevaux, ne pouvaient voyager par terre sans que les uns devinssent fourbus, et que l’autre ne fût grandement endommagé ; et quant à l’envoyé, il avait ordre de remettre les présens en personne. Nonobstant ces bonnes raisons, la lutte fut bien longue pour pénétrer dans l’Indus ; le grand navire qu’il avait fallu introduire dans le fleuve pour porter le grand carrosse, avait un fort tirant d’eau, et il n’avait pas été choisi sans dessein ; mais les agens des émirs en conçurent de l’ombrage, et il fallut presque livrer bataille pour pénétrer plus loin. L’envoyé, parvenu à une certaine distance, fut obligé plusieurs fois de redescendre le fleuve jusqu’à son embouchure ; mais il ne se rebuta pas, et se présenta chaque fois à une autre bouche, et ainsi il en étudia presque toutes les branches.

Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, toutes les difficultés qu’éprouva ce pauvre jeune homme, même comme ambassadeur, et encore était-on bien loin de se douter que ce directeur d’un carrosse et de cinq chevaux était un habile ingénieur, muni de tous les instrumens nécessaires, chargé de reconnaître la profondeur des eaux de l’Indus, sa largeur, la direction de son cours, les facilités qu’il offre pour la navigation des bâtimens à vapeur, les qualités et la quantité de matières combustibles qui existent sur ses rives, ainsi que l’état des princes et des peuples qui vivent dans ces contrées, car telles étaient ses instructions. Il se présente à l’entrée du Gora, la bouche principale. À peine est-il à trente-cinq milles de la mer, que les soldats des émirs s’emparent de ses bâtimens, les visitent, et refusent de laisser passer outre le carrosse, qui leur semble une machine infernale, destinée à dévaster le Sindhi. On lui fait donc descendre l’Indus, défendu par quatre mille hommes, et on l’oblige à revenir au point de son départ, en lui expliquant dans le plus grand détail, et par écrit, l’impossibilité de naviguer sur l’Indus, où, lui dit-on, il ne peut passer que des barques, sans mâts ni voiles, et où, en beaucoup d’endroits, l’eau n’atteindrait pas au genou d’un homme. L’Indus sans eau ! Ces gens-là se figuraient qu’eux seuls connaissaient l’Indus, et ils ignoraient qu’ils avaient parmi eux des traîtres qui nous avaient déjà décrit ses eaux profondes et bouillonnantes, ainsi que leur cours terrible et majestueux. Vous savez aussi bien que moi, monsieur, que ces traîtres sont Arrien, Quinte-Curce, Néarque, et tous les historiens de l’expédition d’Alexandre-le-Grand.

Ainsi renvoyé de Gora, notre compatriote se présente à la bouche la plus orientale, mais là attendaient de nouvelles entraves et un autre écrit où l’on énumérait les rochers, les sables mouvans, les tourbillons, les hauts-fonds du fleuve. Au milieu de toute cette sollicitude perçait la pensée que l’envoyé était le précurseur d’une armée, et qu’il venait tracer la route pour une expédition d’une autre nature. Cependant tant de persévérance commençait à triompher, et l’on offrit au lieutenant Burnes de lui ouvrir la route de terre pour lui-même, pour ses gens, son carrosse et ses chevaux. Mais le lieutenant se récria vivement. Faire voyager par terre, sur leurs pieds, sur ses roues, les chevaux et le carrosse de sa majesté le roi de Lahor, c’était un sacrilége ! Il menaça tant de s’en plaindre à Rindjit-Sing, que, s’étant présenté au Hadjamri, l’une des onze bouches du fleuve et son embouchure centrale, on le laissa passer, en lui refusant un pilote toutefois, dans l’espoir qu’il périrait en franchissant la barre. Vous le croyez déjà sur l’Indus ? Nullement, monsieur. Arrivé à l’eau douce, on l’arrêta, en lui renouvelant la proposition de voyager par terre, et il y eut des conférences qui durèrent dix jours, après lesquelles on le laissa encore un peu s’avancer.

Je vous fais grace des autres difficultés qu’éprouva notre explorateur, qui nous a rapporté de ce voyage à Lahor une excellente carte du cours de l’Indus, que j’ai sous les yeux, et qu’il a relevée au milieu des volées de canon et des coups de fusil qu’on lui envoyait souvent sous divers prétextes. Le voilà donc au pied des monts Himalayas, à Lahor. Il a remonté l’Indus à travers mille obstacles, en échappant aux embûches sans nombre que lui tendaient les petits princes dont il traversait les états. Eh bien ! il n’est encore qu’au début de son voyage, et s’il veut aller toucher à la Perse ou à la rive de la mer Caspienne, opposée à la rive russe de cette mer, il lui reste à traverser le Kondouz, la Boukarie, le Turkestan, et l’affreux grand désert, où une caravane de cinq cents chameaux suffit pour mettre à sec tous les puits.

Il résulte de cette exploration de l’Indus que l’espace à parcourir entre ses embouchures et Lahor est de mille milles anglais. Après avoir reçu les rivières du Penjab, l’Indus ne baisse jamais, dans les temps de sécheresse, au-dessous de quinze pieds. Les plus gros bateaux qui naviguent sur l’Indus sont de soixante-quinze tonneaux anglais. Ils sont à fond plat, et les bâtimens à vapeur qu’on destinera à la navigation de l’Indus devront être faits sur ce modèle. Quinze jours suffiraient à un bateau à vapeur pour se rendre de l’embouchure de l’Indus, c’est-à-dire de l’océan indien, à Lahor. On pense qu’il existe des terrains houillers dans les cantons voisins du cours supérieur du fleuve ; mais, dans le cas contraire, le bois, qui est très abondant le long de ses rives, servirait d’aliment combustible. Il en est ainsi dans l’Amérique du Nord, où l’on emploie du charbon de bois pour les bateaux à vapeur. Quant aux ressources que pourrait trouver une armée, les bestiaux et les approvisionnemens de toutes sortes existent en abondance le long des rives de l’Indus. Enfin, pour terminer la nomenclature de toutes ces chances favorables, la population est impatiente de secouer le joug tyrannique des radjas, et d’après une prophétie bien populaire dans ces pays, les Anglais doivent les soumettre un jour à leur domination. Toutes ces notions, recueillies avec une capacité et une persévérance admirables par le lieutenant Burnes, ont été consignées par lui avec le plus grand détail dans ses divers mémoires. D’une autre part, les forces anglaises tiennent déjà les embouchures de l’Indus, et commandent sa navigation par l’occupation des provinces du Cotch, position qui nous donne une certaine sécurité pour cette frontière de l’Inde anglaise. C’est là le beau côté de l’Asie centrale, considérée du point de vue anglais. Je parle de la disposition des fleuves, et de la possibilité de les remonter avec de nombreuses embarcations ; car pour les dispositions des chefs et des peuples, malgré les prophéties, malgré les complimens flatteurs adressés à notre envoyé pour le gouvernement britannique, il existe parmi eux une haine profonde et une crainte sérieuse de la domination anglaise. Ne comptons donc que sur les choses, et réduisons à leur juste valeur les paroles séduisantes de nos voyageurs et nos écrivains. Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que j’ai lieu d’admirer l’excès de la crédulité, je dirai, si vous voulez, du patriotisme de mes compatriotes. Nous nous aimons tant en général, nous autres Anglais, que nous sommes très disposés à regarder les nations que nous ne connaissons pas comme animées des sentimens que nous éprouvons pour nous-mêmes. C’est ainsi que j’entendais dire, il y a peu de temps, en plein parlement, que toute la population de l’Asie centrale redoute la puissance russe, et cherche à s’appuyer sur l’Angleterre ; et cette pensée était fondée sur ce que l’Asie centrale consomme annuellement pour je ne sais combien de nos marchandises, en sorte que les sentimens de bienveillance pour l’Angleterre y augmentent en raison de l’étendue de nos communications. Or, je vous montrerai tout à l’heure, monsieur, quelle est la nature de nos communications, ainsi que celles des Russes, avec l’Asie centrale, et vous me direz après vous-même s’il peut s’ensuivre quelque bienveillance pour l’une de ces deux nations. Je crois donc très peu à tous ces sentimens prêtés aux Asiatiques centraux ; et s’il existe des pensées de ce genre dans ces populations, selon mon opinion très humble, les voici : les Turcomans et les Boukhares, plus voisins de l’empire russe, craignent la Russie, ainsi que les habitans de Lahor, du Penjab et du Beloutchistan redoutent la puissance anglaise, dont ils sont moins éloignés. Dans l’Asie centrale, en un mot, on se défie des infidèles selon qu’ils sont plus ou moins proches, et on les hait tous indistinctement.

Vous allez en juger. Le jeune Burnes était venu comme ambassadeur à Lahor ; il en partit sans caractère officiel, la prudence le commandait, et n’emportant d’autres instructions que celles qui lui avaient été données par M. Court, un de vos officiers français au service de Rindjit-Sing. Ces instructions se bornaient aux recommandations suivantes, faites par votre compatriote au nôtre : « Conformez-vous aux mœurs des pays que vous traverserez. — Dépouillez-vous de tout ce qui pourrait vous faire reconnaître pour un Européen, car vous seriez assassiné. — Ne faites aucune liaison sincère avec les Orientaux ; leurs paroles flatteuses cachent presque toujours de sinistres desseins. — Évitez toute conversation sur la religion. — N’écrivez qu’en secret. — Soyez toujours armé jusqu’aux dents. — Prenez l’apparence misérable d’un fakhir, et que Dieu vous fasse arriver à bon port ! » D’après ces instructions et d’autres verbales, l’officier anglais se couvrit de la robe des Afghans, se fit raser la tête, et quitta ses bottes pour prendre des pantoufles. Puis, ayant donné sa tente, son lit, ses malles, et n’ayant gardé que les instrumens nécessaires à ses observations, il partit pour traverser la moitié de l’Asie, n’ayant pour tout bagage qu’une couverture destinée à couvrir sa selle et à lui servir de lit, car il ne devait plus avoir désormais que la voûte du ciel pour abri. Voilà, monsieur, à quel prix les Européens, Anglais et autres, peuvent avoir des communications avec les habitans de l’Asie centrale. Vous verrez tout à l’heure jusqu’à quel point les sentimens de bienveillance pour l’Angleterre s’y animent et s’y répandent, pour parler comme nos écrivains de gazette et nos orateurs du parlement.

Grace à ces généreuses précautions de Rindjit-Sing, M. Burnes traversa heureusement le royaume de Lahor, et même, à Pechaïver, le sultan Mahmoud-Khan lui fit un bon accueil. Dans le royaume de ce prince, soumis par la terreur à Rindjit-Sing, on commence déjà à s’inquiéter des Russes et à parler d’eux sans cesse, comme on fait des Anglais dans le Beloutchistan. Il est vrai qu’une fois Lahor passé, on ne trouve plus personne qui craigne les Anglais, de sorte qu’on pourrait dire que les Russes auraient quelques chances de s’établir dans la partie de l’Asie voisine des possessions britanniques, et les Anglais dans la partie contiguë à l’empire russe ; encore l’occupation changerait-elle bientôt tout cela, et rendrait-elle à chacun des deux peuples la haine qui lui revient du côté des Asiatiques en ce moment. Mais continuons de suivre notre hardi missionnaire.

Avant de s’avancer plus loin, il se rendit près d’un saint personnage, et il obtint de lui des lettres de recommandations pour les principaux chefs du Turkestan. Outre ces lettres, il reçut du saint homme cette dernière instruction : « Ta réussite dépendra de tes soins à mettre de côté le nom d’Européen, et surtout d’Anglais, car les habitans de ce pays regardent les Anglais comme des intrigans politiques, qui possèdent de grandes richesses. » Muni de ces avis et de ces recommandations, il entra dans le Kaboul, et bientôt après commencèrent ses terribles misères. Dost-Mahammed-Khan, roi de Kaboul, lui facilita, il est vrai, le passage de ses états ; mais le voyageur ne révéla sa qualité d’Européen qu’au prince et à ses ministres, et il n’aurait pu pénétrer jusqu’à eux sans la connaissance parfaite qu’il avait des idiomes de l’Orient. Tantôt sous le titre de mirza (secrétaire), qu’on donne à ceux qui n’en ont pas et qui répond assez bien à notre esquire ; tantôt salué, malgré ses haillons, du nom d’agha, seigneur ; tantôt pris pour un horloger arménien, tantôt pour un marchand persan, ce qui n’est pas partout une recommandation ; se donnant tour à tour pour un Hindou, pour un Afghan, vêtu comme un mendiant, n’écrivant que la nuit à la lueur des étoiles et au fond du panier où il se perchait pour voyager sur un chameau, à demi aveuglé par la réverbération des neiges, brûlé par un soleil ardent, demi-mort de fatigue, sans cesse en danger d’être assassiné ou emmené en esclavage par les Ouzbeks, trouvant sur sa route les tertres qui recouvraient les restes de Moorcroft et d’autres voyageurs anglais, triste indice et présage de son sort, réduit à vivre avec les domestiques des pèlerins de caravane pour mieux se cacher, privé souvent d’eau, toujours de linge, atteint par la fièvre, mais complètement heureux, dit-il lui-même, grace à la nouveauté de tout ce qu’il voyait, Burnes arriva enfin à Boukhara. Vous vous attendez peut-être, peut-être s’attendait-il lui-même, à trouver là un port, un refuge. Sachez donc que Boukhara est une ville sainte ; on la nomme, dans l’Asie centrale, la citadelle de la religion et de la foi ; et on n’y laisse séjourner aucun infidèle, pas même les Persans, ou les mahométans qui sont comme eux schiites ou sectateurs d’Ali ; car les Boukhares appartiennent à la secte d’Omar et sont sunnites. Les Persans ne sont désignés dans toute cette partie de l’Orient que sous le nom de rafiz ou kizelbachi, c’est-à-dire hérétiques. Vous voyez qu’ils auraient grand’peine à frayer par leur crédit aux Russes la route des Indes par Hérat, Candahar, Ghazna et Caboul, et qu’il faudrait s’ouvrir le chemin sans compter sur eux.

À Boukhara, notre compatriote trouva cependant des Persans, et il y vit des Russes ; mais les uns et les autres, étaient esclaves. Oui, monsieur, esclaves ; telle est la manière, la seule manière dont les Russes et les Persans pénètrent dans le pays des Turcomans et des Boukhares, qui prennent même la peine d’aller les chercher. À Boukhara, sur le Reghistan, qui est une vaste place où se trouve le palais du roi, on aperçoit souvent assis près d’un esclave chinois, dont la queue est coupée et la tête coiffée d’un turban, quelque autre pauvre esclave, aux yeux bleus et à la barbe rouge. C’est un Russe, c’est un de ces conquérans, un de ces dominateurs de l’Asie centrale, que nous nous apprêtons à renvoyer chez eux, tant leur présence en Boukharie nous inquiète et nous effraie. Le marché aux esclaves se tient tous les samedis matin ; on y trouve des Russes, des Persans, des Chinois ; mais, grace à Dieu, pas d’Anglais, qui heureusement habitent trop loin pour être pris. Les Russes ont envoyé plusieurs fois des ambassadeurs en Boukharie, pour faire cesser le commerce d’esclaves ; mais ils n’ont pas été écoutés. Les envoyés russes n’ont même pas racheté les leurs, car la plupart d’entre eux s’étaient faits musulmans pour échapper aux mauvais traitemens qu’on inflige aux chrétiens. Et, d’ailleurs, disaient les Boukhares, les Russes achètent, sur notre frontière, des Kirghizkaïsaks, qui sont musulmans, et leur font abandonner leur foi. Ne sommes-nous pas fondés à en faire autant ? Burnes lui-même ne put séjourner à Boukhara qu’en rendant encore plus misérable son misérable accoutrement, en changeant son turban pour un chétif bonnet de peau de mouton le poil en dedans, en jetant son ceinturon pour le remplacer par un grossier morceau de corde, et en marchant pieds nus, comme il est ordonné à tous ceux qui n’ont pas l’honneur d’appartenir à la secte des sunnites. C’est avec ces avantages que voyagent dans l’Asie centrale les officiers de notre nation. On intima à celui-ci l’ordre de s’abstenir de l’encre et de la plume, de fumer, de boire du vin, d’aller à cheval dans la ville, de fréquenter les esclaves, moyennant quoi on lui permit de se reposer quelque temps à Boukhara. Il écrivait la nuit, à tâtons, accroupi sur sa natte et le corps entièrement couvert de son manteau !

Lisez, monsieur, lisez le récit que ce voyageur a ainsi tracé de ses souffrances et de ses périls ; suivez-le depuis Boukhara jusqu’à la frontière de la Perse, à travers le pays des Turcomans, le long de l’Oxus, dans ces terribles déserts où l’on souffre à la fois d’un froid semblable à celui de la Russie et d’une chaleur aussi brûlante que celle de l’Inde. Passez avec lui l’Oxus sur une étendue de glaces de deux mille pieds, et bientôt vous arriverez à l’extrémité de la Boukharie, où cesse toute civilisation et commence le grand désert, dont la solitude n’est troublée que par quelques bandes de brigands turcomans qui vont vendre de malheureux esclaves, russes et persans, à Boukhara. Notre jeune compatriote rencontra une expédition semblable dès son entrée dans ce désert, et il rapporte cet incident d’une manière touchante. — « Ces esclaves étaient persans, dit-il. Cinq d’entre eux étaient enchaînés ensemble, et s’avançaient au milieu des sables amoncelés. Un cri général de compassion s’éleva de notre caravane, quand elle passa devant ces pauvres misérables, et notre empathie ne manqua pas d’affecter ces infortunés. Ils poussèrent un cri et lancèrent un regard de regret quand les derniers chameaux de la caravane, allant dans leur patrie, se trouvèrent près d’eux. Celui que je montais faisait partie de l’arrière-garde. Je m’arrêtai pour écouter les tristes récits de ces captifs. Ils avaient été pris par les Turcomans à Ghaïn, peu de semaines avant, au moment où la culture de leurs champs les avait fait sortir de leurs maisons. Je leur donnai tout ce que je pus, un melon ; c’était bien peu de chose, mais il fut reçu avec gratitude, car les Turcomans ne leur fournissent de l’eau et des alimens qu’en petite quantité, afin que la faiblesse les empêche de s’enfuir. » — Dans la caravane même dont le voyageur faisait partie, se trouvaient quelques Persans qui avaient vécu en esclavage dans le Turkestan, et qui s’en retournaient à la dérobée, après avoir racheté leur liberté. Ils faillirent plusieurs fois être repris, et leurs craintes, durant ce voyage, n’en furent pas un des épisodes les moins intéressans. Quant à l’officier anglais, il passait alors pour un Hindou, et, sous ce titre, il échappa à tous les dangers qui le menaçaient. Il commença seulement à respirer à Meched, qui est la limite du pays occupé par les Turcomans nomades, et il put gagner de là Astrabad, sur la mer Caspienne, en passant par les montagnes et les défilés où s’exercent les brigandages des féroces Alamans. Le meilleur moyen de vous rendre compte de ce trajet, monsieur, est d’ouvrir la carte où le lieutenant Burnes a tracé, au moyen d’une ligne rouge, la route qu’il a suivie. En prenant un compas, et en fixant l’une de ses pointes sur Lahor, vous n’aurez qu’à le faire tourner, en traçant une circonférence, pour vous assurer que la distance de Lahor à Astrabad, sur le bord de la mer Caspienne, est plus que double de la distance de Lahor à Haïderabad, près de l’Océan indien. Quant aux difficultés de ce trajet, vous les connaissez maintenant : d’un côté, pour les Anglais, l’Indus à remonter, à travers des populations défiantes et belliqueuses ; de l’autre, pour les Russes, le grand désert à traverser, ainsi que la Boukharie ou l’Afghanistan. Voilà, monsieur, de terribles voyages, des espaces effrayans, et vous conviendrez que, si nous devenons ennemis de ce côté, les Russes et nous, ce ne sera par le motif de proximité, qui fait aussi souvent qu’on devient amoureux, comme le disait votre spirituel Benjamin Constant.

Vous allez sans doute me demander comment se font les importantes communications de l’Angleterre et de la Russie avec l’Asie centrale. Il y a eu de tout temps, monsieur, des marchands de l’Asie centrale qui sont allés chercher des produits étrangers, et exporter des marchandises du pays, en Égypte, en Perse, et dans les pays voisins de la mer Caspienne. Ce commerce de caravanes est de toute antiquité, et dans les grottes sépulcrales de l’Heptanomide ou de l’Égypte moyenne, on trouve encore des peintures qui représentent des caravanes de Namou, conduisant des animaux chargés de marchandises. Les hiéroglyphes indiquent expressément que ce sont des marchands, et on ne peut douter que ce ne soient les aïeux des marchands qui font encore le commerce extérieur de cette partie de l’Asie. J’ai vu moi-même nombre de ces marchands boukhares, et je les ai fréquentés pendant quelque temps. Vous ne pouvez vous figurer la patience, la sobriété, la persévérance, le courage et l’ardeur commerciale de ces gens-là. Dans l’espoir du moindre bénéfice, ils parcourent des distances dont vous seriez effrayé, et ils ont surtout la première des qualités des marchands, qui est de savoir risquer beaucoup pour gagner peu de chose. On ne peut comparer ces négocians boukhares qu’aux marchands russes qui sont esclaves, et qui vont commercer à Kiachta, sur les frontières de la Chine. C’est la même audace, la même intelligence, sous la même apparence de rudesse, de simplicité.

Ce ne sont donc pas les Russes qui pénètrent dans l’Asie centrale, mais leurs marchandises ; ce sont également les marchandises anglaises qui traversent l’Inde pour se rendre dans cette contrée, mais les Anglais ne dépassent jamais leurs frontières, et le voyage de M. Burnes nous prouve qu’ils ont raison. C’est donc, comme je vous le disais, une guerre de ballots et non une guerre d’hommes qui se prépare dans l’Asie centrale. La guerre qui se fait sourdement aujourd’hui n’a lieu que pour frayer la route à ces ballots. Il est vrai qu’à cette question se lie, à Constantinople, une question de politique plus directe, puisqu’il s’agit là de l’influence que la Russie cherche à acquérir depuis Pierre-le-Grand dans la Méditerranée. Il s’ensuit que, pour l’Angleterre et la Russie, la question est double, tandis qu’elle n’est qu’une pour les autres puissances maritimes, telles que la France. C’est vous dire assez franchement, monsieur, que, dans cette question de l’Orient, vous êtes en droit de ne suivre l’Angleterre que jusqu’à moitié chemin, c’est-à-dire jusqu’à Constantinople, où doit être maintenu l’empire ottoman, et que, passé Erzeroum et la Perse, c’est affaire entre les Russes et les Anglais.

Je vous ai parlé des quatre routes commerciales de la Russie vers l’Asie centrale ; nous en avons un nombre égal, — par le cap de Bonne Espérance, — par Trébizonde et la Perse, — par la mer Rouge et l’isthme de Suez — et par le golfe Persique. Une de ces routes est à peu près abandonnée, et vous savez quels efforts nous tentons depuis quelque temps pour l’ouvrir de nouveau. Ces efforts sont motivés par ceux des Russes, et dus aux nouvelles idées qui se sont répandues en Angleterre au sujet du commerce de l’Asie. Nous avons long-temps méprisé, en Angleterre, le commerce des caravanes. En regardant nos navires de la compagnie des Indes, qui sont en général de douze cents tonneaux, et qui portent en conséquence vingt-quatre mille quintaux et soixante hommes d’équipage, le transport par chameaux nous semblait bien mesquin. Un chameau ne porte pas plus de six quintaux, il faut un homme au moins pour conduire dix de ces animaux ; ainsi la cargaison d’un seul bâtiment de la compagnie des Indes exigerait une caravane de quatre mille chameaux et de quatre cents conducteurs. C’est fort bien, mais nos marchandises parties par les vaisseaux de la compagnie ne pénètrent que dans la région méridionale de l’Asie centrale, et une partie bien importante de notre commerce avec l’Asie se fait forcément par la Turquie et la Perse. L’exportation anglaise qui a lieu de ce côté était dans ces derniers temps d’une valeur d’un million sterling et demi à deux millions, c’est-à-dire égale à la moitié de tout le commerce que nous faisons avec l’Asie centrale. Or, les derniers évènemens qui ont eu lieu en Perse sont bien faits pour nous donner des inquiétudes, et nous faire songer à reprendre l’ancienne route commerciale de l’Asie par l’Égypte. Nous avons déjà perdu, par l’occupation de la Géorgie, les facilités de transit que nous avions avant que la Russie ne fût en possession des passages de montagnes qui séparent cette province de l’Arménie : — Que serait-ce donc si la Russie s’établissait, non pas aux Dardanelles, ce qui serait une entreprise que l’Europe entière serait intéressée à combattre, mais à Trébizonde, dont elle n’est séparée que par une très petite distance ?

Permettez-moi, monsieur, de m’arrêter avec vous quelques momens à Trébizonde, qui est l’entrepôt du commerce anglais avec la Perse et l’Asie centrale ; car c’est là que se débat une question bien importante pour l’Angleterre en ce moment. Je vous ai dit, et vous savez que de Trébizonde à Erzeroum et d’Erzeroum à Tauris a lieu un commerce régulier de caravanes qui portent dans l’intérieur de l’Asie les marchandises expédiées, par nos navires, de Constantinople au port de Trébizonde. Ce commerce était très florissant depuis plusieurs années ; mais cet état de choses tenait surtout à une fausse mesure commerciale prise par le gouvernement russe. Il faut vous rappeler qu’autrefois un grand commerce de transit pour les marchandises étrangères à la Russie se faisait d’Odessa avec les provinces transcaucasiennes par Redout-Kalé. Un faible droit de transit avait été fixé, en 1804, par le gouvernement russe. La valeur entière des marchandises ou un cautionnement équivalent était déposé à l’entrée, et restitué, moins le droit de transit, au lieu destiné pour la sortie. En 1808, pendant l’armistice conclu entre la Russie et la Porte ottomane, après le traité de Tilsitt, ce transit s’éleva à vingt millions de roubles. La plupart des marchandises de l’Asie venues à Constantinople étaient dirigées sur Odessa, de là à Brody en Pologne, d’où les juifs les transportaient à la foire de Leipzig. En cette année, ce transit produisit à la Russie environ deux millions de roubles. À la paix générale, le commerce de transit diminua et ne reprit qu’en 1818, époque où Odessa fut déclaré port franc. Les négocians russes de première classe étaient admis par le gouvernement à fournir en hypothèque sur leurs immeubles le cautionnement qu’on devait déposer jusqu’à la sortie des marchandises. Cette mesure favorable aux Russes qui faisaient payer des intérêts considérables aux marchands étrangers, empêcha le transit de prendre autant d’essor qu’autrefois ; mais ce passage de marchandises était devenu important pour les provinces transcaucasiennes, et un oukase ayant donné de grands priviléges aux marchands de cette partie de l’empire, les marchandises étrangères y furent dirigées par terre. Les marchands de Leipsig se rendaient aussi à Trieste, d’où ils expédiaient leurs transports à Redout-Kalé ; mais les fabricans russes, grands amis des prohibitions, comme tous les fabricans du monde, réclamèrent, et des entraves furent mises à la circulation des produits étrangers. Toutes les marchandises expédiées en transit à Odessa furent soumises immédiatement aux droits, tandis qu’on ne les acquittait jusqu’alors qu’à la sortie, moyennant un cautionnement qui exigeait le paiement de quelques intérêts, mais non des avances considérables, et l’importation cessa de la sorte presque entièrement. Ce fut alors que le commerce étranger, particulièrement celui de d’Angleterre, prit la route de Trébizonde.

Le but des mesures de restriction prises par le gouvernement russe, en 1831, était d’ouvrir une voie aux produits des manufactures russes, en Perse, en Turquie et dans le midi de l’empire ; mais les fabriques russes produisaient encore peu et produisaient mal. Jadis les Arméniens venaient acheter des produits russes à Makarief ou à Novgorod-la-Neuve, en remontant la Volga depuis Astracan, et, la redescendant, ils gagnaient quelque port méridional de la mer Caspienne, d’où ils se rendaient, en peu de jours, par terre, à Tiflis ou à Tauris. Ces temps étaient passés, et on ne les vit pas revenir. Depuis que les ports transcaucasiens avaient été ouverts aux marchandises étrangères, les Arméniens s’étaient accoutumés à acheter de bonnes marchandises à bon marché, et ces infatigables marchands aimèrent mieux se rendre à Leipsig, et faire venir leurs marchandises par Trieste et Trébizonde jusqu’à Tauris. Les marchands russes eux-mêmes firent ce commerce, et le relevé des douanes de Tauris pour 1833 prouve qu’ils sont venus y vendre pour 433,000 roubles de marchandises de Leipzig, et 261,110 roubles de marchandises anglaises et autres achetées à Constantinople. Le port de Trébizonde est devenu ainsi très florissant par l’effet même des mesures prises par le gouvernement russe, et a été surtout fréquenté par les Anglais, qui y ont fait des établissemens considérables. On n’y payait jusqu’à présent que deux pour cent au profit des gardiens des magasins, et jusqu’à la frontière de Perse les marchandises n’étaient soumises à aucun droit. Le commerce de Trébizonde, fait principalement par l’Angleterre, s’élevait, il y a deux ans, à vingt-cinq millions de francs. C’est encore l’Angleterre qui approvisionne la Perse, l’Anatolie, et une partie de l’Asie centrale, de draps, d’indiennes, de papier, de sucre, de café, de verreries, de porcelaines et d’objets d’acier. Une seule caravane, partie de Tauris en 1834, était de six cent cinquante chameaux. Il est vrai qu’elle fut en partie pillée par les Kourdes. Il est également vrai que le port de Trébizonde est dangereux durant six mois de l’année, et que depuis le mois de septembre jusqu’au mois d’avril les bâtimens sont forcés de jeter l’ancre dans une anse mal abritée des vents ; mais le commerce a ses périls, et l’Angleterre fera l’impossible pour conserver l’usage libre de ce port, à peine abrité, ainsi que de cette dangereuse route, infestée par les Kourdes.

L’Angleterre conservera long-temps de grands avantages sur la Russie par l’excellence et le bon marché de ses produits ; mais la Russie a déjà reconnu que ses mesures restrictives ont augmenté l’importance du commerce anglais, en même temps qu’elles ont privé le commerce russe du bénéfice du transit, et elle a modifié ses dispositions. De plus, elle améliore chaque jour ses produits, en faisant venir d’Angleterre nos meilleures machines, qu’elle s’applique à imiter, et enfin elle cherche à s’attirer la prépondérance en Perse, dans un but tout commercial, et c’est ce qui nous inquiète le plus. Ajoutez, monsieur, que la Perse et la Russie ont un intérêt commun à pénétrer un peu avant dans le Turkestan et le Khiva, pour y mettre fin au commerce d’esclaves, qu’une expédition a même été déjà proposée par la Russie à la Perse dans ce dessein, et vous ne douterez plus que nous n’ayons quelque sujet d’être ombrageux en ce qui nous concerne au-delà de Constantinople et de la mer Noire. Je sais que l’industrie russe ne fait que naître ; mais il y a dix ans qu’elle marche d’un pas rapide, et dix ans de progrès semblables laisseront bien peu à faire. La Russie, comme le disait un de vos écrivains, M. de Bonald, est en ce moment dans des conditions convenables pour faire de grandes choses, car elle offre la réunion d’un gouvernement éclairé et d’un peuple barbare ; et j’ajoute qu’elle a affaire à des états qui sont, non pas dans des conditions contraires, mais dont les formes mêmes s’opposent à l’exécution rapide des conceptions politiques, et au secret que demandent certaines combinaisons.

Je veux seulement vous rappeler ce qui se passa à Constantinople au sujet du traité d’Unkiar-Skelessi, et vous me direz si notre gouvernement et le vôtre n’ont pas beaucoup à faire pour rendre la partie égale. Vous n’avez pas oublié qu’à l’époque où Ibrahim-Pacha menaça Constantinople, le divan s’adressa alternativement à l’Angleterre et à la France. Les politiques turcs, plus avec lui qu’on ne le pense dans nos pays respectifs, comprenaient très bien que la prudence voulait qu’on n’eût recours qu’à des puissances éloignées, et qui auraient intérêt à maintenir l’empire ottoman tel qu’il était. Vous savez comment l’Angleterre entendit alors ses intérêts. Elle refusa son appui, et cet acte lui fut, je le dis, plus funeste que la bataille de Navarin. La France imita l’exemple de l’Angleterre, et rappela son ambassadeur, qui avait eu la pensée de proposer à la Porte une convention toute semblable à celle que la Russie a fait signer depuis. La France ne jouissait pas alors de son libre arbitre ; elle n’était pas entièrement maîtresse de sa politique comme l’était l’Angleterre, et son système d’alliances, encore mal assis, pouvait l’empêcher de vouloir s’engager trop avant dans les affaires de l’Orient. Peut-être aussi s’exagérait-elle alors l’importance du pacha d’Égypte, et les avantages des bons rapports qu’elle entretenait si soigneusement avec lui. Toujours est-il, quels que soient les motifs, que la Porte fut abandonnée par ses deux alliés, et que la Russie fit avancer l’escadre de Sébastopol et un corps de troupes pour la secourir. C’est à cette époque que le comte Alexis Orloff, que nous venons de voir à Londres avec le grand-duc impérial, arriva à Constantinople. Le comte Orloff, que j’ai eu souvent l’occasion de contempler dans nos cercles, il y a deux mois, est, à mes yeux, la représentation vivante de la Russie. Sa taille gigantesque, sa force, sa puissance corporelle, répondent déjà à l’idée que nous nous faisons de l’empire russe, idée que complètent ses formes militaires. Son visage est ouvert, sa parole est nette, son accent porte un caractère de franchise, et cependant au fond de cette large poitrine, sous cette apparence si simple et si naturelle, se cachent profondément tous les secrets de la politique russe et les desseins inconnus que se transmettent tous les empereurs depuis Pierre-le-Grand. Un seul mot vous fera connaître l’importance du rôle que joue en Russie le comte Orloff. Sans portefeuille, sans ministère, n’ayant que le titre d’aide-de-camp-général de l’empereur, tous les papiers d’état de quelque importance, toutes les affaires, tous les traités lui étaient déjà communiqués avant qu’il n’eût remplacé le prince Lieven près de la personne du grand-duc héritier. Arrivé à Constantinople, comme plénipotentiaire et commandant du corps d’armée d’expédition, le comte Orloff déclara avec gaîté qu’il arrivait comme la moutarde après dîné. Ce sont ses propres termes. Tout était fini à Constantinople, disait-il ; il n’y avait plus qu’à attendre les ordres de Saint-Pétersbourg, pour repartir bien vite comme on était venu. Ces ordres arrivèrent, le comte Orloff se félicita publiquement d’être débarrassé d’une mission désormais sans but, et ainsi devenue insignifiante, et le 11 juillet la flotte russe mit à la voile. Le comte Orloff emportait avec lui le traité d’Unkiar-Skelessi ! Quelque temps après, un Irlandais, membre du parlement, M. Shiel, prononça un discours sur les affaires d’Orient, et parla d’un traité qui venait d’être signé, disait-il, par le sultan et la Russie, en vertu duquel la mer Noire se trouvait interdite aux vaisseaux anglais ; à quoi lord Palmerston ayant répondu par une dénégation vraiment sincère, M. Shiel lui envoya un journal, le Morning-Herald où se trouvait l’indication de ce traité. Ce fut la première communication que reçut notre ministère à ce sujet, et le vôtre apprit sans doute l’existence du traité par la même voie. Est-il donc bien sûr, monsieur, que nos ministres sachent ce qui se passe à Constantinople en ce moment ?

Le premier partage de la Pologne n’est pas si ancien qu’on puisse en avoir oublié les circonstances. Les cours de Russie, de Prusse et d’Autriche traitaient directement depuis plusieurs années du partage de la Pologne, et la France ni l’Angleterre n’en étaient instruites. Ce ne fut que cinq ou six ans après, lorsque ces projets étaient mûrs, et toutes les dispositions du plan bien arrêtées, qu’un jeune Alsacien, employé dans les rangs les plus inférieurs de la légation française, à Vienne, eut connaissance, par hasard, du plan de partage. Le Morning-Herald n’existant pas encore, l’ambassadeur d’Angleterre l’apprit le dernier ; pour la France, le duc d’Aiguillon, alors ministre, traita de visions les avis de l’envoyé français. Pendant ce temps, les trois puissances échangeaient une déclaration par laquelle elles s’engageaient à admettre le principe d’égalité dans le partage. C’était au mois de mars 1772, et au mois d’août suivant, le traité de démembrement était conclu à Saint-Pétershourg. Les résolutions des cours alliées ne furent publiées que deux mois après, à Varsovie, et la note tardive présentée au cabinet anglais par le duc d’Aiguillon qui proposait l’envoi d’une flotte anglo-française dans la Baltique, resta sans effet. Il est vrai, monsieur, que le département des affaires étrangères était alors remis, en France, au duc d’Aiguillon, qui était tout-à-fait incapable de le diriger, et que l’Angleterre éprouvait de grands embarras intérieurs, sans compter que l’Amérique septentrionale commençait déjà sa révolte, tandis qu’aujourd’hui, vos affaires extérieures sont entre les mains de M. le maréchal Soult, et que nous sommes parfaitement libres de soucis du côté des chartistes, des radicaux, et affranchis d’inquiétudes au sujet de l’Irlande et du Canada ! Aussi je n’établis pas la moindre similitude entre deux époques si différentes.

Pour en finir de cette citation, que je vous laisse libre de supprimer, je veux encore vous faire souvenir d’une petite circonstance de ce temps-là. La Pologne, qui était une faible puissance et qui se savait telle, se voyant dépouillée de ses plus belles provinces, et ayant tourné ses regards tour à tour vers la France et vers l’Autriche, s’avisa de s’adresser à l’un de ses plus proches voisins, au roi de Prusse, et de conclure avec lui un traité de garantie réciproque du territoire des deux puissances. Ce traité ressemblait à celui d’Unkiar-Skelessi, et les termes en étaient presque les mêmes. « Si une puissance étrangère, quelle qu’elle soit, y était-il dit, réclamait de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Pologne, sa majesté le roi de Prusse s’engage à employer ses bons offices, pour prévenir les hostilités qui pourraient naître d’une telle prétention. Si ses bons offices demeuraient sans résultats, et si les hostilités contre la Pologne venaient à éclater, sa majesté le roi de Prusse, considérant un tel évènement comme un cas prévu dans le traité, prêterait assistance à la république, conformément à la teneur de l’article 14 du présent traité. » Deux ans après la Prusse envahissait une partie de la Pologne, et livrait aux troupes russes toute la ligne frontière qu’elle ne pouvait occuper. Voilà comment finissent quelquefois les traités de garantie réciproque.

Depuis ma dernière lettre, rien n’est changé en Europe, monsieur, les nouvelles ne sont pas plus positives, et le statu quo n’a pas été dérangé, à moins que vous ne preniez pour des évènemens militaires quelques engagemens entre les maraudeurs turcs et égyptiens que la faim et la soif poussent les uns contre les autres, pour se disputer quelques sacs de riz et des melons d’eau. Je vois cependant que les graves et sérieux organes de vos partis ont changé bien souvent de plan de solution. Un seul d’entre eux a proposé en quinze jours trois projets d’accommodement différens : une confédération orientale, la saisie de l’Égypte comme gage si le statu quo était détruit, et enfin le partage de la Syrie entre le pacha d’Égypte et la Porte. Vous conviendrez que, si votre gouvernement n’arrange pas les affaires d’Orient, ce ne sera pas faute de conseils. Vous n’aurez pas de peine à croire que de ce côté-ci du détroit on est plus sobre en fait de spéculations, et qu’on s’occupe beaucoup moins de l’équilibre européen que de la nécessité de conserver les débouchés ouverts aux marchandises anglaises. À défaut de solution anglaise à vous envoyer en échange des vôtres, en voici une dont je vous dois certainement communication, car elle a été mise en circulation en ma présence, par un de vos compatriotes, qui a la réputation de ne parler jamais sérieusement, mais qui pourrait bien avoir dérogé cette fois, à ses habitudes. — Que peut-il arriver de plus fâcheux ? disait-il. Un conflit entre le sultan et le pacha d’abord, puis une expédition de la Russie pour soutenir le sultan à sa façon, et enfin un conflit de l’Angleterre et la Russie pour déloger celle-ci des Dardanelles ; car les Anglais ne peuvent, en aucun cas, souffrir l’établissement des Russes à Constantinople. Or, la France n’a rien à perdre, et peu de chose à faire surtout, dans ces trois cas ; car, ou la Turquie redeviendra une puissance en écrasant le pacha, et l’équilibre sera rétabli en Europe, ou l’Angleterre et la Russie auront à lutter pour l’Orient, et l’Europe sera forcée de prendre part pour l’Angleterre, et peut-être de choisir la France pour arbitre. Ainsi le rôle de la France est toujours le meilleur, et ses intérêts sont les moins compromis. Cette boutade a un côté vrai, je le dis avec mon impartialité ordinaire. La France est intéressée au maintien de l’empire ottoman sous le point de vue politique, tandis que l’Angleterre a un intérêt politique et un intérêt commercial immense à la conservation de cet empire. La France, il faut le dire, a le beau rôle ; nous verrons si elle saura le jouer. Elle seule peut-être, parmi les quatre grandes puissances, n’est pas intéressée pour l’heure à éviter le démembrement de l’empire ottoman, et, toute épigramme à part, je suis sûr que c’est elle qui s’y opposera le plus sincèrement. La Russie a pris aux Turcs tout ce qu’elle pouvait leur prendre sans s’exposer à donner envie à l’Europe de faire une croisade en faveur des infidèles. Elle leur a enlevé une partie de la Tartarie, la Crimée, les forteresses des provinces turques septentrionales, les côtes d’Abasie, la domination de la mer Noire, le commerce de la Perse ; elle s’est créé, par la protection, des sujets au sein même de l’empire turc ; elle l’a forcé de recourir à une réforme qui affaiblit les sentimens religieux et nationaux, sauvegarde de cet état ; enfin, récemment, elle a fermé la mer Noire aux flottes des autres puissances. Que peut-elle vouloir de plus ? La possession de Constantinople, la clé de sa maison, comme disait l’empereur Alexandre ? Mais les avantages qu’acquiert une puissance doivent toujours être mis en balance avec les inconvéniens qui peuvent en résulter pour elle. La Russie s’ouvrirait, par Constantinople, l’entrée de la Méditerranée ; mais elle réunirait par cela même, contre elle, toutes les puissances méditerranéennes, en tête desquelles figurent la France, l’Autriche et l’Angleterre, et une foule d’états secondaires qui seraient entraînés. Je ne sais si la Russie voit assez froidement sa situation pour raisonner ainsi ; mais assurément aujourd’hui ce serait son meilleur calcul. Pour l’Autriche, l’Orient lui est ouvert, sous le rapport commercial, par deux voies, le Danube et les Dardanelles. Ses produits nombreux débouchent par les deux seules ouvertures de la mer Noire, et elle fait dans cette mer un double commerce, italien et allemand. Les produits de cet empire industrieux s’avancent même par ces voies dans l’Asie centrale, et l’Autriche figure avec avantage dans le tableau des exportations qui se font par Trébizonde. En un mot, comme puissance méridionale, l’Autriche est intéressée commercialement à la conservation de l’empire turc, et, comme puissance du Nord, elle est obligée de maintenir ce poids dans la balance politique de l’Europe. Quant à la Prusse, elle se trouve déjà trop anéantie par le voisinage de la Russie, pour ne pas arrêter de tous ses efforts le développement ultérieur de cette puissance colossale, colossale surtout relativement à la Prusse et à l’étroite voie qu’elle dessine entre les états de l’Allemagne, depuis la frontière de la Russie jusqu’à la frontière de France. Je pourrais ainsi, monsieur, vous exposer successivement toutes les raisons qu’ont devers eux les différens états de l’Europe, même les plus petits, pour concourir au maintien de l’empire de Turquie ; et plus j’examine, plus je vois que la France seule n’a pas un intérêt aussi majeur à contribuer à la durée de cet état de choses. Le commerce direct de la France avec le Levant n’est pas très étendu, il diminue même chaque jour ; ses relations avec l’Asie centrale sont nulles, la présence d’une puissance maritime de plus dans la Méditerranée ne peut que diviser l’empire de cette mer, et empêcher, dans l’avenir, l’Angleterre de s’en faire la dominatrice exclusive, comme il arriva dans la guerre contre Napoléon. Enfin, n’importe quel serait l’état d’assoupissement où se trouverait plongée la politique française, au moment du partage de l’empire ottoman, on ne pourrait y procéder sans donner des dédommagemens à la France ; et, si la France ne dormait pas ce jour-là trop fort, ces dédommagemens ne pourraient être moins qu’une île ou deux dans l’Archipel, un port en Égypte, ou le Rhin. Peut-être même diriez-vous : Et le Rhin. Vous voyez bien, monsieur, que vous serez des héros de désintéressement, en prêchant une croisade en faveur de l’empire ottoman.

Prêchez-la donc bien haut, car vous ne pouvez être suspects. Depuis que vous avez renoncé à la chevalerie féodale que vous exerciez, sous Napoléon, quand vous détroussiez les rois sur les grandes routes de Vienne, de Berlin ou de Moscou, vous avez embrassé les véritables principes de la chevalerie espagnole, qui consistait à combattre pour l’honneur, et l’Europe en a eu des preuves assez fréquentes pour ne pas douter de votre sincérité. L’Europe tout entière, et à sa tête l’Angleterre avec son aristocratie, ont déposé l’armet et la lance pour s’asseoir paisiblement dans le comptoir, l’aune à la main ; la France seule fait encore passer ses sentimens avant ses intérêts. C’est une noble conduite qui ne vous enrichira pas, mais qui ne manquera pas de vous faire beaucoup d’honneur ; et c’est toujours une grande satisfaction que de vivre en gentilshommes dans cette sordide Europe de marchands. Je vois, par un rapport qui vient d’être fait à votre chambre des députés au sujet des affaires d’Orient, que vous comptez encore ne pas déroger en cette circonstance. Vous avez, comme le dit très bien ce rapport, le double avantage d’être puissans et de n’être pas suspects dans cette affaire d’Orient. Non, monsieur, vous n’êtes pas suspects ; quant à nous du moins, nous ne vous suspectons pas le moins du monde de songer à vos intérêts commerciaux, et c’est là ce qui fait que nous vous admirons. La commission que vous avez nommée, et dont émane ce rapport, entend admirablement cette politique, et nous accepterons, pour notre part, avec un vif empressement la combinaison qu’elle prescrit à votre gouvernement. Il s’agit d’intervenir pour que la paix soit maintenue, et de forcer la Porte ottomane à signer, avec la France, l’Angleterre et l’Autriche, un traité de garantie réciproque tout semblable à celui qu’elle a contracté avec la Russie. L’Autriche proposait en 1829, comme je vous l’ai dit, à la France, le partage de la Turquie ; mais long-temps avant, le 14 mars 1812, elle avait signé avec la France un traité qui garantissait l’intégrité du territoire de l’empire ottoman, et elle est libre de revenir à l’un ou à l’autre de ses antécédens. L’intervention est donc possible, et pour nous autres Anglais, elle est infiniment préférable au maintien pur et simple du statu quo, accompagné seulement de l’espoir d’empêcher la Porte ottomane de renouveler le traité d’Unkiar-Skelessi, cet engagement que l’Europe ne peut admettre. Toutefois il faut s’entendre. Si la Russie persiste à demander l’exécution provisoire de son traité, si l’Autriche hésite entre ses idées de 1812 et ses idées de 1829, si la Porte, craignant de ne pas être soutenue suffisamment, refuse de déchirer le traité du 9 juin, une fois la nécessité de leur intervention proclamée, la France et l’Angleterre seront forcées de faire la guerre, et de détruire le statu quo, afin de maintenir le statu quo. Va donc pour la guerre. Toutes les guerres finissent par des traités, et pour l’Angleterre particulièrement, par des traités de commerce. Nous consentirons donc à faire la guerre avec vous, pour nos intérêts s’entend.

La France joue ici, monsieur, permettez-moi de vous le dire avec ma franchise habituelle, le rôle de ces hommes accusés de faiblesse, et qui cherchent une occasion quelconque de montrer de l’énergie. Nous devons assurément être très satisfaits en voyant cette énergie se manifester dans la commission de votre chambre, au sujet d’une affaire qui nous tient tant au cœur ; mais n’est-ce pas dépasser le but ? Pour moi, je ne crains pas pour les intérêts de l’Angleterre, et s’il m’arrivait quelque inquiétude de ce genre, il me suffirait d’entrer dans la chambre des séances du parlement. Le sang-froid avec lequel s’y traitent nos affaires ne manquerait pas de me rassurer. Je ne craindrais rien de ce côté, même si la France traitait ses affaires avec le même calme. Je crois même que la sécurité générale y gagnerait, et qu’il serait de l’intérêt de tout le monde que la France eût, comme nous, une politique commerciale au lieu d’une politique d’enthousiasme. Oui, monsieur, je mets en fait que si depuis neuf ans vous vous étiez occupés particulièrement de traités de commerce, si les affaires de vos colonies, si vos tarifs de douanes, si vos voies de communication, chemins de fer et canaux, si votre marine marchande, si vos débouchés lointains, qui diminuent chaque jour, avaient absorbé exclusivement les méditations de vos chambres et de vos ministres, la France n’éprouverait plus d’embarras intérieurs à l’heure qu’il est, et elle ne serait pas, par conséquent, un sujet d’inquiétude pour l’Europe. C’est une réflexion qui vous paraîtra singulière dans la bouche d’un Anglais ; mais je suis de ceux qui pensent que l’Europe (l’Angleterre comprise) a tout à redouter des radicaux, et d’ailleurs le cœur me saigne en voyant une nation brave, ingénieuse, active, spirituelle et laborieuse à la fois, pourvue de tout, de la douceur du ciel et de la fertilité de la terre, comprendre si mal la destinée que tant d’avantages lui réservaient. Interrogez ceux qui se plaignent, ceux qui se révoltent en France. Que demandent-ils, qu’exigent-ils ? Une existence occupée, du travail. Ceux-là même qui ont d’autres désirs, qui veulent renverser l’état social pour en créer un autre, quel moment choisissent-ils pour exécuter leurs projets ? Une époque de misère et de malheur, et ils s’adressent à ceux qui manquent de pain et de travail ? Le gouvernement anglais a tenté tous les moyens d’accroître l’industrie et le bien-être du pays ; son œil vigilant a pénétré dans les ports, dans les marchés du monde entier, pour s’assurer s’il pouvait s’y trouver un mouillage nouveau pour nos navires marchands, et un magasin de plus pour nos produits. Quelle serait actuellement la situation de l’Angleterre, si son gouvernement n’avait été si exclusivement préoccupé de ses intérêts ? Cette politique de boutiquiers a donné plusieurs fois à l’Angleterre l’empire du monde, et il ne lui est disputé aujourd’hui que par les nations qui commencent à s’élever au rang de peuple boutiquier. La France a plus que l’empire du monde à acquérir par une politique semblable ; elle peut conquérir ainsi la paix intérieure, abattre les factions, ôter tout prétexte aux cris furieux de ses républicains et de ses légitimistes, qui offrent à la partie souffrante de la nation un avenir qu’ils ne pourraient lui donner, mais que le gouvernement actuel de votre pays réaliserait en peu d’années, s’il visait à la proie, au lieu de s’élancer, comme il le fait, vers l’ombre. Voici, monsieur, les conseils d’un ami et non d’un allié, et surtout d’un allié anglais ; c’est un peu malgré moi que je vous les donne ; mais je ne puis garder pour moi seul ces pensées charitables en voyant la manière dont vos députés et vos publicistes entendent l’alliance anglaise. Croyez-moi donc votre sincèrement dévoué.