LETTRES POLITIQUES.

I.
DE L’ORIENT.

Londres. Tottenham-Court-Road. 9 juin 1839.

Je consens volontiers, mon très cher monsieur, à continuer avec vous, par écrit, nos conversations de l’hiver dernier, sur les affaires publiques, telles qu’on les pratique aujourd’hui en Angleterre et en France. Je n’y mets que deux conditions. C’est que vous vous rappellerez de temps en temps que je suis un reste de tory mitigé, ou pour mieux dire renforcé par un assez long séjour dans les états constitutionnels du continent, si vous me permettez d’appeler ainsi la rue de Rivoli à Paris, et la place du Parc à Bruxelles, où j’ai passé alternativement ces huit années. Vous ne vous étonnerez donc point si mes opinions ne sont pas les vôtres, car je suis Anglais avant tout ; et ceci m’amène tout de suite à la seconde condition que je mets à notre correspondance. Je veux parler de l’indulgence que je réclame pour mon style, que je ne m’engage nullement à traduire selon la mode parisienne, ni à plier à ce que vous nommez maintenant, je crois, les formes gouvernementales, mot tout neuf pour une chose bien vieille : la dissimulation de sa pensée.

Je reviens à ma première condition, car il est bon de s’entendre tout de suite et de rédiger son programme ; ce qui est aussi un mot tout-à-fait à la mode de votre côté de l’eau (on your side of the water). Or, de même que mes phrases seront souvent anglaises, et que je ne pourrai les tourner en agréables gallicismes, il me sera bien difficile de me conformer à tous les ménagemens que vous prenez, entre vous, pour vous dire vos opinions. J’ai appris, tout comme un autre, quand je résidais à Paris, la multitude de choses convenues qui forment le fonds de votre langue politique, et qui sont en quelque sorte le chiffre à l’aide duquel on peut lire vos journaux ; mais je les ai déjà oubliées pour la plupart, et il m’arrivera quelquefois de me tromper, surtout quand je parlerai de vos affaires intérieures. Il vous suffira alors simplement de me rectifier, et je vous autorise de tout mon cœur, mon cher monsieur, à remplacer mes expressions par d’autres qui vous sembleront plus convenables. Par exemple, s’il m’arrive de vous annoncer que nous avons appris à Londres que tel personnage songe à pourvoir un sien parent de quelque emploi d’importance, vous serez maître de dire que le bien de l’état a exigé cette nomination, ou si vous voulez la critiquer à la manière gouvernementale, que les vues politiques qui ont motivé la nomination et l’élévation dudit parent, vous semblent contraires au système politique qu’on veut établir, etc. Enfin, monsieur, je vous laisse libre de revêtir mes idées d’un costume décent, de circonstance, et de les traiter comme on traite au sérail les chiens de chrétiens envoyés par nos augustes souverains à l’audience du grand-seigneur, qu’on revêt de caftans, et à qui l’on fait chausser des babouches par-dessus leurs bottes et leur costume d’Europe. Et comme nous voilà à Constantinople, je vais vous parler tout de suite des affaires de l’Orient, si vous n’en avez déjà trop entendu sur ce chapitre.

Les dernières nouvelles d’Orient étaient assez rassurantes ; je ne parle pas de celles que vous avez lues sans doute dans les journaux anglais qui regardaient la guerre entre le pacha d’Égypte et la Perse comme imminente, attendu la prise de Bagdad et de Bassorah par les lieutenans d’Ali-Pacha. Nos journalistes n’auraient eu qu’à ouvrir les contes des Mille et une Nuits, pour voir que le commandeur des croyans passait déjà, en ce temps-là, les nuits à rôder dans les rues de Bagdad, pour y surveiller l’exécution de ses volontés. L’affaire serait donc infiniment plus grave si les lieutenans du vice-roi d’Égypte s’étaient emparés de deux villes considérables qui appartiennent, non au schah de Perse, mais au sultan, ce qui serait une invasion à l’Irak-Araby. Heureusement, il est à peu près certain que ces nouvelles, déjà si peu géographiques, ne se confirmeront pas.

Il y a, mon très cher monsieur, trois choses auxquelles je ne crois pas pour le moment : ce sont l’invasion de la Turquie par une armée égyptienne, l’invasion de Constantinople par une armée russe, et je n’ai pas besoin d’ajouter l’invasion de l’Égypte par une armée anglaise ou même française, ce dont je vous demande bien pardon. J’ai lu la dernière appréciation que vous avez faite de la situation des puissances européennes, en Orient ; elle m’a paru juste, surtout en ce que vous montrez combien le statu quo est nécessaire à toutes les puissances, et j’approuve particulièrement la confiance avec laquelle vous annoncez qu’il ne sera pas troublé. C’est aussi l’avis de quelques hommes fort sensés, en Angleterre, qui veulent que notre gouvernement prenne ses mesures, comme vous voulez que le vôtre prenne les siennes de son côté ; mais qui estiment que l’état de choses actuel durera encore long-temps. Je vous montrerai tout à l’heure que nous pourrions bien avoir deux ans devant nous, un peu moins peut-être, mais, selon toute apparence, rien de plus. Vous voyez que vous avez le loisir de vous préparer à la conquête de l’Égypte, si vous comptez nous la disputer, en cas d’évènement. Deux ans ! Bonaparte n’y mit que quelques mois, — et nous la lui reprîmes en aussi peu de temps.

J’entends parler, depuis quelques jours, de la vigueur que la France veut montrer en Orient. Vous pensez bien, monsieur, que les dix millions de francs que le gouvernement français a demandés aux chambres n’ont pas fait grande sensation dans notre pays, accoutumé aux demandes de subsides, en livres sterling, de M. Pitt. Nous verrions sans déplaisir, malgré nos habitudes de surveillance, votre pays prendre une attitude un peu forte dans cette affaire d’Orient, et vos flottes traverser la Méditerranée, en compagnie des nôtres ; mais votre situation politique ne nous paraissant pas changée, nous en concluons que votre attitude extérieure sera la même. Pour des démonstrations, soit en Orient, soit sur la côte d’Espagne, vous en ferez, nous n’en doutons pas ; mais peut-être le dernier ministère était-il plus libre de faire quelque chose de réel que celui qui dirige vos affaires maintenant. S’il ne s’y trouvait que des hommes d’opinions différentes, il y aurait moyen de s’entendre sur un certain nombre de questions, et, une fois vos ministres d’accord, nous pourrions nous attendre à les voir agir ; mais il me semble, autant que j’en puis juger de loin, que les paroles et quelques vaines mesures pourraient bien remplacer ici l’action. Je vois en effet, dans le cabinet, quelques ministres qui y sont entrés en empruntant à leurs amis une popularité qu’ils vont tâcher maintenant de ne pas leur restituer ; et cette pensée peut les mener à parler par les fenêtres du conseil, comme faisaient quelques orateurs libéraux dans vos chambres de la restauration. Je sais (vous effacerez cette phrase, s’il vous convient), je sais que, dans un gouvernement constitutionnel, il y a toujours la part des tréteaux (of the hustings) ; mais on y monte plus ou moins souvent, selon le besoin où l’on se trouve de se faire applaudir, et je ne m’étonnerais pas si les grandes mesures annoncées par vos journaux n’avaient pas un autre but. En un mot, je crois que les négociations suivront leur ligne ordinaire en Orient, et que les côtes d’Espagne et les Pyrénées ne seront ni mieux, ni plus mal surveillées que par le passé. Pour les croisières projetées et les manœuvres, je ne doute pas qu’elles aient lieu ; mais votre brave marine bleue ne passera les eaux de Candie et l’Archipel, elle ne courra des bordées le long des côtes de Catalogne et du royaume de Valence, que pour donner, croyez-le, une couleur de centre-gauche à votre ministère sang-mêlé.

Pour l’Orient, il ne faut pas le juger avec les idées de 1832. L’empire turc ne résista alors que bien faiblement aux forces du vice-roi d’Égypte ; mais songez, mon cher monsieur, que le pays venait d’être civilisé ; et c’est là une opération très douloureuse, dont la Turquie entrait seulement en convalescence. Le sultan venait de se défaire de ce que je ne sais quel écrivain nommait les états-généraux de la Turquie, lesquels étaient de belles et bonnes troupes régulières, braves comme les Suisses que vous aviez jadis à votre service, mais exigeans comme eux avant et après le moment de verser leur sang. Quant au reste de ses troupes, le grand-seigneur n’avait que des milices nouvelles encore mal habituées à leurs vestes et à leurs shakos, et qui avaient grand’peine à se décider à marcher, comme elles le font aujourd’hui, au son de la musique de Donizetti. Parlons sérieusement, monsieur. Les réformes religieuses et sociales de Mahmoud avaient produit, comme toutes les réformes, un grand mécontentement dans son armée et parmi ses sujets, et le pacha vint à propos pour profiter de ces dispositions. La Syrie accueillit avec empressement Méhémet-Ali et Ibrahim-Pacha ; elle n’avait pas goûté de la domination égyptienne, et elle ne connaissait encore que les inconvéniens du régime turc. Elle peut maintenant peser le joug de ces deux pays. La Roumélie, l’Anatolie et tout ce qu’il y avait de pachas mécontens de la perte de leurs vieux usages dans ces provinces, aidèrent aussi à l’entreprise de Méhémet-Ali. Aujourd’hui, la Syrie, accablée de taxes, dépeuplée par des levées continuelles, est prête, au contraire, à se soulever contre le pacha, qui épuise ses états pour entretenir sa flotte, et que l’Orient, où l’on commence à raisonner, regarde comme un des plus grands obstacles à sa tranquillité. Bref, le pacha n’est pas, comme vous croyez, le maître absolu d’aller camper dans le grand cimetière de Scutari, et de menacer, de la mosquée du sultan Sélim, la pointe du sérail, si les Russes ne l’arrêtent en chemin. Il faudrait livrer d’abord deux ou trois batailles, et Allah seul sait qui les gagnerait.

L’Égypte du pacha a été l’objet de l’enthousiasme français comme l’ont été les nouvelles républiques de l’Amérique, comme l’a été la Grèce, comme le serait peut-être demain la Turquie, si les Russes la menaçaient sérieusement. Quant aux Anglais, leur tête est plus froide, et ils voient dans l’Égypte un point du globe qui n’est pas sans importance pour eux, par l’emploi qu’ils peuvent en faire dans leurs intérêts, et par l’emploi qu’on peut en faire contre eux. Mais l’Angleterre fait aussi quelquefois des fautes en politique, et elle a tout-à-fait oublié son rôle le jour où elle a signé le traité du 6 juillet 1827, qui a amené celui d’Andrinople, Il est vrai que la France a répondu à cette faute en prenant le parti du pacha, ou du moins, en refusant d’exiger sa soumission, et qu’elle a ainsi amené le traité du 8 juin. À nous deux, je ne parle ni de vous ni de moi, mais de nos pays respectifs, nous avons donc remis la Turquie toute garottée dans les mains des Russes. C’est à nous de l’en tirer maintenant. Y parviendrons-nous, et le voudrons-nous de bon accord ? C’est encore un de ces secrets d’avenir que nul ne sait. En attendant, l’Angleterre se met en règle le mieux qu’elle peut du côté de la logique. Tout ce qui parle et tout ce qui écrit en Angleterre avertit l’Europe de ce que l’Europe ne sait que trop bien, et lui montre le danger de laisser l’empire turc à la merci des Russes. À l’Autriche, nous montrons le Danube, qui lui deviendra inutile quand il ne mènera plus qu’à un lac russe, et l’impossibilité où elle sera de former des matelots dans les mers du Levant, quand la Russie sera maîtresse du Bosphore et intéressée à dominer la Méditerranée ! Prononcer ce nom de Méditerranée, c’est s’adresser à la France, qui ne serait pas assez forte, même unie à l’Angleterre, pour balancer une puissance maritime qui aurait à la fois la clé du détroit du Sund et celle du détroit des Dardanelles ! L’Angleterre aura assez à faire de défendre Malte et les îles Ioniennes, la France de faire respecter ses possessions d’Alger et de se fortifier du côté du Rhin ; car la Russie, couverte alors depuis Riga jusqu’à Astrakan, aurait une partie de ses forces de terre à la disposition de ses volontés ! Il n’est pas de paquebot anglais qui ne répande, sous le cachet du four-pence timbre, ces alarmes dans toute l’Europe, et je suis trop loyal Breton pour chercher à les calmer. Il est vrai cependant que, de son côté, la Russie a quelques bonnes raisons à donner à ses alliés, et qu’elle peut leur faire comprendre que son nouvel établissement maritime lui permettrait de mieux surveiller les mouvemens révolutionnaires de la France, et de marcher au besoin, sans traverser l’Allemagne, « par Constantinople sur Paris, » comme l’a dit un jour innocemment un journal russe ou moldave. À coup sûr, monsieur, je suis un rapporteur charitable, et je ne dissimule les raisons ni les projets de personne. Quant à ceux que peut avoir la France, si vous les connaissez, je vous serai sincèrement obligé de m’en informer.

J’ai bien lu dernièrement, dans un de vos meilleurs journaux, un judicieux examen des affaires d’Orient, qui se terminait par la proposition de former une confédération orientale, composée de tous les états secondaires, où figureraient quelques parties détachées de l’empire turc, avec la Grèce et l’Égypte. Le plus court séjour en Orient vous démontrerait bien vite l’impossibilité et le romantisme de ce projet. L’empire turc n’a subsisté jusqu’à ce jour que parce qu’il a été seul ; et en cela il a un rapport très intime avec l’empire russe, qui n’a acquis son unité que depuis le temps où Pierre-le-Grand s’est fait le chef de l’église. Or ce titre de commandeur des croyans, de chef de la religion, le grand-seigneur en est investi depuis des siècles. C’est à l’aide de cette force que les sultans ont maintenu leur pouvoir despotique, et c’est par cette seule influence de son isolement au-dessus de tous, que Mahmoud est parvenu à obtenir l’obéissance de ses sujets même aux idées de réforme si opposées à l’esprit de la religion. Cette unité, qui est dans tous les esprits musulmans, serait bientôt détruite, si le maître de l’empire n’était plus que le membre le plus influent d’une confédération politique, et une sorte d’empereur d’Allemagne. Ce serait affaiblir l’islamisme, qui est encore bien puissant, quoi qu’en disent ceux qui jugent des populations turques par celle de Constantinople ; et l’islamisme peut seul lutter contre l’unité religieuse des Slaves, placée dans la personne du czar. Il me semble que ce peu de mots vous en dit assez pour vous montrer que, sous le rapport de l’organisation politique, la devise des Turcs doit être celle sous laquelle les révérends pères jésuites ont péri : Soyons tels que nous sommes, ou ne soyons pas.

Encore une fois, monsieur, la question n’est pas mûre ; et si Méhémet-Ali, pensant que sa barbe blanche ne lui permet pas d’attendre, voulait prendre l’initiative des hostilités, il en serait empêché par les puissances, même par la Russie. Vous recevrez sans doute en même temps que cette lettre les nouvelles d’Orient. Elles vous apprendront que les consuls-généraux sont venus en corps trouver le pacha à son retour du Delta pour l’exhorter à la paix, et que le consul-général de Russie, M. de Médem, a insisté particulièrement sur une note venue de son gouvernement, par laquelle le pacha est invité à faire retirer ses troupes dans l’intérieur de la Syrie, et à payer le tribut arriéré qu’il doit au grand-seigneur. Cette exhortation est sincère en ce moment, croyez-le bien, même de la part de la Russie, qui n’a pas oublié la note que le pacha présenta, en 1835, aux cours d’Angleterre, de France et d’Autriche, où il proposait à ces trois puissances de mettre sur pied une armée de cent cinquante mille hommes, qu’il tiendrait à leur disposition contre la Russie, si on consentait à reconnaître son indépendance. Ces cabinets se bornèrent à répondre comme vient peut-être de faire la Russie à une proposition analogue, et firent dire au pacha ces paroles, qui reviennent aujourd’hui comme un vieux refrain : « Payez votre tribut, et évacuez Orfa ; » car le pacha se fortifiait alors dans le Diar-Modzar, comme il se fortifie aujourd’hui à Alep, en Syrie.

Nous en sommes donc, et nous en serons encore quelque temps à la question de prépondérance, comme vous le disiez fort bien ; mais vous savez que ce n’est là qu’un état transitoire, et que, dès qu’il y aura une rupture quelque part, il ne sera plus question de prépondérance. On ne fera pas la guerre pour avoir de la prépondérance, mais bien pour avoir du terrain, des ports, des détroits maritimes et des points de défense permanens. Est-ce à dire qu’un petit bout de guerre en Orient allumera aussitôt toute l’Europe, et répandra d’un bout du monde à l’autre un vaste incendie ? Il y a vingt-cinq ans, M. de Metternich avait prédit que l’édifice du congrès de Vienne durerait bien vingt ans, et il y a des gens qui s’étonnent de trouver les prévisions de M. de Metternich en défaut ; mais le chancelier de maison, de cour et d’état de sa Majesté Apostolique a un esprit trop supérieur pour ne pas savoir lui-même que sa prédiction s’est accomplie. Que reste-t-il du monde politique tel que le congrès de Vienne l’avait organisé, s’il vous plaît ? Des rois qui ont changé de peuple, et des peuples qui ont changé de roi, des états qui se sont dissous ou dessoudés, comme vous l’aimerez mieux, d’autres qui se sont rejoints en franchissant le trait de plume qui avait été tracé entre eux sur la carte par les plénipotentiaires du congrès. La France, l’Espagne, le Portugal, la Pologne, la république cracovienne, la Belgique, la Hollande, la Grèce, Alger, ont totalement changé de forme politique et de domination ; des alliances nouvelles ont également été substituées à d’autres alliances, des trônes ont été élevés, des traités ont été déchirés, d’autres abolis, d’autres remplacés, et à chaque secousse qu’éprouve l’édifice, à chaque écroulement qui a lieu, on se hâte d’apporter une autre pierre, de la placer comme on peut, puis l’on se félicite du maintien du statu quo et de la durée de cet inébranlable monument dont on a rajusté tour à tour, tant bien que mal, les caves, les murs et les voûtes.

Ce que je viens de vous conter là, monsieur, n’est tout simplement que l’histoire du couteau de Janot. Le statu quo européen, qui est, ainsi que ce bel instrument, une chose impérissable, pourrait donc survivre à quelque nouvelle irruption russe du côté de Constantinople, et je ne serais pas étonné si quelques-uns de vos diplomates français avaient rêvé un raccommodage, pour le cas où surviendrait un accident pareil. Je vous dirai une autre fois mon avis là-dessus, car je n’ai pas encore assez réfléchi sur cette question : — Les intérêts commerciaux de la Russie et de l’Angleterre sont-ils assez opposés les uns aux autres pour que toute transaction soit impossible ; et, s’il est indispensable pour le commerce des Russes que leurs armées prennent Constantinople, l’Angleterre peut-elle se dispenser de les en faire sortir ? — Si vous tenez à être éclairé là-dessus, monsieur, j’irai faire un tour à l’office de la douane, et j’en reviendrai, probablement, sans aucun doute sur la question.

Car, il faut que vous le sachiez bien, mon cher monsieur, l’Europe, je dirai le monde entier, n’est qu’une vaste boutique, et l’Angleterre veut en être le premier commis. On dit que l’Angleterre aspire à l’empire du monde, et prétend dominer toutes les nations. Elle n’aspire, passez-moi le mot, qu’à obtenir leur pratique. Il est vrai qu’elle la demande souvent à coups de canons, mais tous les autres peuples ne font-ils pas ainsi ? L’Angleterre veut vendre ses toiles, ses indiennes, sa coutellerie, ses charbons, ses fils, ses papiers, son houblon ; la Russie veut placer ses cuirs, son savon, son caviar, ses cordages, ses toiles à voile, ses aciers, ses suifs, ses goudrons ; l’Autriche offre ses plaqués, ses cristaux, ses porcelaines, ses poteries ; la France colporte ses vins, ses blés, ses draps, ses dentelles, ses batistes, ses meubles, ses modes, ses lins, ses rubans, ses étoffes de soie, ses glaces, ses parfums, son horlogerie et — son esprit. Partout on se bat à coups de traités, de concurrence, de prohibitions, et la guerre n’a de trêve, çà et là, que par quelques lois de transit. Il n’y a rien de plus, rien de moins dans la question d’Orient ; mais les choses n’en sont pas moins très graves.

L’Angleterre, monsieur, a vu, sans s’émouvoir, Napoléon chercher la route des Indes. Il essaya d’abord de se la frayer à travers les Mamelucks ; mais l’affaire n’ayant pas réussi, il y revint dans d’autres circonstances, avec la ténacité du génie, et, je le répète, ce n’est pas là ce qui occupa le plus l’Angleterre, qui songeait plutôt alors à faire entrer ses denrées dans les ports de la Baltique, sous toutes sortes de pavillons. Cependant les mesures étaient bien prises. Quelque temps avant la fatale campagne de 1812 (fatale pour vous), Napoléon envoya en Perse, avec une apparence scientifique, mais avec un titre politique, un de ses officiers, le général Gardanne. Quelques savans l’accompagnaient, entre autres M. Lajard, de l’Académie des Belles-Lettres et Inscriptions ; mais au milieu d’eux figuraient des officiers de génie et d’artillerie très propres à remplir le but véritable de la mission. Un de vos meilleurs députés, le général Lamy, ainsi que MM. d’Adad, Robert, Verdier, Bontems, Guidard, Marion, complétaient le personnel de la mission, dont les têtes intelligentes s’élevaient au nombre de quatorze. Le général Gardanne, établi à Téhéran, expédiait ses dépêches par la voie de la Russie. Il envoya à Paris des cartes et des plans relevés par ses officiers, d’après lesquels il traçait la marche d’une armée de 70,000 hommes. Le trajet devait être de cent dix-neuf jours. La ligne tracée passait par Pialuzbarskaïa, Tzaritzin et Astrakan, à l’embouchure de la Volga. De là elle s’étendait au point opposé de la mer Caspienne qui est Astrabad, d’où Napoléon comptait se rendre dans l’Inde en quarante-cinq jours de marche. Ces plans, placés dans les fourgons de l’empereur pendant l’expédition de 1812, tombèrent avec d’autres objets entre les mains des Russes. La lunette de bataille et l’épée impériale furent placées dans le musée d’armes de Tzarskœ-Zelo ; mais les notes et les plans du général Gardanne furent portés aux archives d’état-major à Saint-Pétersbourg où ils sont encore, sans doute. Or, il n’y a pas loin de Saint-Pétersbourg à Moscou, qui était la première étape de la route de Napoléon vers Delhi et Agra.

Si nous avons pu voir sans trop nous alarmer Napoléon, qui était un très médiocre commerçant (merchant), chercher la route de nos Indes, nous ne serions pas aussi calmes en face d’un semblable projet conçu par la Russie. Du temps de Napoléon et de ses idées sur l’Inde, il ne s’agissait que de porter là une armée ; mais la Russie cherchant à s’ouvrir la même route pour ses marchandises, le cas nous semblerait bien plus dangereux. Les intérêts de la boutique seraient menacés, et voilà ce qui nous ferait frémir et courir à nos armes, comme les gardes nationaux de la rue Saint-Martin et de la rue Bar-du-Bec, quand ils s’aperçoivent que l’émeute compromet la vente et les empêche d’étrenner depuis trois jours. Ce ne sont pas, Dieu me damne et me pardonne ce jurement ! les moustaches des soldats de l’empereur des Russies qui nous font peur, mais les barbes de ses marchands. Vous aurez beau vouloir me rassurer en me parlant de l’antiquité et de la solidité du commerce anglais, du perfectionnement des procédés de fabrication et des machines dans la patrie de Watt, de Hargraves et d’Arkwright, et du peu de consistance de l’industrie naissante des Moscovites, nous sommes trop expérimentés pour méconnaître la fragilité des relations commerciales, et nous ne nous rassurerons pas. Savez-vous, monsieur, que si le roi d’Espagne n’avait pas fait autrefois présent de quelques moutons au roi de Saxe, la péninsule ibérique importerait aujourd’hui en Angleterre vingt-six millions de laine qu’y envoie aujourd’hui la Saxe, laquelle vendait à peine, en 1812, quelques centaines de livres de laine à mes compatriotes ?

Suivez-moi, monsieur, tout Anglais est un peu marchand, et je vais vous faire cheminer entre des ballots de marchandises. Veuillez seulement, avant que de commencer cette promenade, donner place dans votre esprit à deux remarques que je vais vous faire, l’une comme Anglais, l’autre en ma qualité d’homme impartial et juste. D’abord, monsieur, ne doutez pas que la puissance de l’Angleterre dans l’Inde ne soit solidement assurée, et que ce ne soit une puissance formidable. Nous l’avons établie par trop de persévérance, d’habileté et de sacrifices à la fois, pour qu’elle tombe ainsi devant le premier ennemi venu. Je n’ai pas besoin de vous faire notre histoire dans l’Inde. Vous savez, comme moi, que dès que nous avons pu établir quelque part dans ce pays une administration pacifique, nous l’avons fait en respectant les lois, les mœurs et les usages. L’Angleterre s’est fait véritablement asiatique dans l’Inde. Jamais nous n’y contraignons les indigènes à se rapprocher de nous et à nous rendre des services ; mais nous récompensons avec générosité tous ceux qui nous servent, et il n’est pas un Indien dont nous n’assurions le sort ou celui de sa famille, quand il s’est exposé pour nos intérêts. L’Angleterre ne craint donc pas pour l’Inde, et si elle désire établir une voie par l’Égypte, c’est parce que les Anglais ont toujours aimé le chemin le plus court. Mais si la Russie ne peut lutter de long-temps avec l’Angleterre pour la prépondérance dans l’Inde, elle peut, par sa situation, nous rendre défavorables la Perse et les petits potentats de l’Asie, et c’est déjà beaucoup. Ne vous étonnez donc pas si nous cherchons à nous prémunir contre ces tentatives, en nous donnant des points d’appui et de défense à Karek, à Bouchir, et en explorant, depuis la frontière de l’Indoustan, l’Indus, dont le cours nous mènerait dans le royaume de Lahor et au Turkestan. Il y a là une foule de petits princes ou de khans, et les Russes seuls peut-être connaissent leurs ressources et savent tous leurs noms. La réunion des khânats de Boukhara, de Khiva, de Chersebz, de Hissar, d’Ankoï, de Balkh, de Koulm, de Kondouz, de Thalikhan, de Badakchan, de Dervazeh, de Koulab, d’Abi-Gherm, de Ramid, de Ghaltcha, de Khokand, et d’autres dont je vous épargne la nomenclature, occupe une étendue de terrain qui égale bien celui de la confédération germanique, et vous voyez, quant au nombre, que ces têtes couronnées ou mitrées rempliraient autant de bancs qu’il peut y en avoir dans la salle de la diète de Worms ou de Ratisbonne. Or, ce pays et cette pléiade de royaumes, grands et petits, se trouve précisément entre l’Inde anglaise et la Russie ; et les marchandises des deux nations s’y livrent une guerre qui deviendra chaque jour plus acharnée. Au reste, c’est un beau champ de bataille que l’Asie centrale, et l’Europe serait très heureuse si l’Angleterre et la Russie s’en allaient vider leurs différends dans ce coin.

Les ballots russes se dirigent sur la Boukharie et à Khiva par Orenbourg et Troitsk. Une caravane, de douze à treize cents chameaux, part tous les ans au mois de janvier, et porte du velours, du brocard, du fil d’or, des cuirs, des fourrures. Pendant beaucoup d’années, ces caravanes ne trafiquaient que de marchandises anglaises ; mais le développement que prennent les fabriques des Russes leur permet aujourd’hui d’envoyer leurs propres draps, leurs brocards, leurs soieries et leurs coutelleries, et la lutte est commencée entre le commerce russe et le commerce anglais, qui s’avance, chaque année, à la tête d’une armée de deux mille chameaux, du côté de l’Inde. L’industrie russe a déjà un grand avantage, celui de sa proximité, qui s’augmente par les immenses foires annuelles de Nignovgorod ou de Makarieff, sur le bord de la Volga, où se rendent les Asiatiques, en remontant ce vaste fleuve depuis son embouchure, à Astrakan. Ajoutez que les marchandises russes ont quatre routes à choisir pour se rendre en Boukharie : d’Astrabad en Perse en traversant la mer Caspienne, d’Astrakan, sur la mer Caspienne, en traversant la Khivie, voyage de trente jours seulement ; d’Orenbourg et de Troitsk, par le désert de Petropawlosk, en sorte que tous les produits des différentes parties de l’empire peuvent directement aboutir au même point. Il nous reste, il est vrai, l’avantage de la supériorité de nos produits ; mais n’oublions pas les moutons du roi d’Espagne !

Je vous ai promis d’être juste. J’avouerai donc que, dans l’Asie centrale, ce n’est pas la Russie qui cherche à déloger l’Angleterre. Les relations de la Russie avec la Khivie et la Boukharie datent de loin. Pierre-le-Grand, qui voyait et prévoyait tout, ouvrit des routes du midi de l’empire en Asie, et ce sont ces routes, tracées de la main de Pierre, que parcourent à cette heure les caravanes de la Boukharie. Mais, encore une fois, les Russes étaient alors les commissionnaires des autres nations européennes, et particulièrement de l’Angleterre ; et tandis que le génie de Pierre-le-Grand avait ouvert une route depuis Moscou jusqu’en Boukharie, le génie commercial des Anglais avait déjà découvert la route de Londres à Moscou. Voyant donc les quatre routes de la Russie vers l’Asie centrale se couvrir de produits russes, l’Angleterre se met aussi à chercher de nouvelles routes, et s’efforce d’arriver là plus commodément que par la péninsule de l’Inde. Elle garde cette voie, il est vrai, mais elle s’efforce de pénétrer par Alexandrie vers l’Inde d’abord, puis elle travaille à la sûreté de sa route par Trébizonde et Erzeroun jusqu’à la Perse, où les deux industries se trouvent aussi en présence. Or, la possession de Constantinople donnerait le port de Trébizonde à la Russie, et c’est une des portes par lesquelles nous entrons en Orient. Jugez si l’Angleterre doit avoir à cœur de maintenir l’état actuel des choses, quelque peu satisfaisant qu’il soit déjà !

Ce n’est donc pas dans l’Inde ni pour l’Inde qu’aura lieu la véritable lutte de l’Angleterre et de la Russie ; c’est dans l’Asie centrale et pour l’Asie centrale, où la Russie peut nous inquiéter de plus d’une manière. L’Europe doit désirer que la guerre se vide par là, s’il est possible, car il serait question du golfe Persique et du grand désert salé, tandis qu’en Turquie, à Constantinople, c’est la Méditerranée qui serait l’enjeu, et là la Russie se placerait alors, et de très près, en face de la France. Vous avez très bien dit qu’il n’y a pas de compensations pour la France dans un pareil cas. Le Rhin est une chose, et la Méditerranée est une autre. En s’assurant le Rhin, la France gagne une frontière territoriale dont elle a grand besoin ; en souffrant l’établissement des Russes à Constantinople, elle perd une véritable frontière maritime. Pour l’Europe, elle avait trois boulevards contre la Russie : les principautés, la Pologne et l’empire turc. L’un est perdu, l’autre dominé ; que deviendra le troisième ?

J’aurais encore beaucoup à dire sur ce sujet, mon cher monsieur, mais je me trouve déjà bien long. Je vous dois seulement l’explication de quelques mots que j’ai dits au commencement de cette lettre, et la voici. Appliquant un peu la méthode d’Herschell, celle de Mathieu Laënsberg, si vous voulez, aux évolutions des astres politiques, j’ai cru pouvoir avancer que ce qu’on est convenu d’appeler le statu quo en Orient, pourrait bien durer, à force de soins, deux ans, mais non pas plus. Ma raison est, monsieur, que le traité d’Unkiar-Skelessi a été signé le 9 juin 1833, il y a juste, à cette heure où j’écris, six ans, et je vous prie de croire que je n’ajouterai rien à ma table aujourd’hui pour fêter cet anniversaire. Or, ce fameux traité n’est composé, quant à sa partie officielle, que de cinq petits articles.

Par le premier, leurs majestés l’empereur de toutes les Russies et l’empereur des Ottomans se promettent l’assistance la plus efficace pour assurer leur tranquillité et sûreté respectives.

Par le second, le traité d’Andrinople, la convention de Saint-Pétersbourg du 14 avril 1830, et l’arrangement du 21 juillet 1832, relatif à la Grèce, sont compris dans le nouveau traité.

L’article troisième et le suivant mettent à la disposition du sultan les forces de terre et de mer de la Russie, quand il lui semblera nécessaire de les requérir.

Enfin le cinquième article fixe la durée du traité à huit ans ; et un article additionnel porte que, pour éviter à la sublime Porte la charge et les embarras qui résulteraient pour elle d’un secours matériel, son action devra se borner, en faveur de la cour impériale de Russie, à fermer le détroit des Dardanelles, — c’est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment étranger d’y entrer sous aucun prétexte quelconque. — Je cite les termes du traité.

La situation des puissances européennes, et particulièrement de l’Angleterre ainsi que de la France, est donc celle-ci : si leur diplomatie prend de l’influence à Constantinople d’ici à deux ans, la Russie aura, d’ici là, intérêt à voir la Turquie attaquée par quelqu’un, afin de lui porter secours, ou elle aura intérêt à être elle-même en guerre avec une puissance navale, pour obliger la Porte ottomane à fermer les Dardanelles. Et remarquez, monsieur, que j’interprète le traité de la façon la moins défavorable aux puissances autres que la Russie ; car il se peut que celle-ci ait entendu et veuille entendre, par l’article additionnel, que les Dardanelles seront fermées en tous temps et dans tous les cas. Quoi qu’il en soit, je tiens pour deux ans à peu près, et d’ici à un an, je fermerai mes oreilles incrédules à tous les bruits de guerre, quand même j’entendrais gronder, dans toutes les gazettes, le canon d’Ibrahim-Pacha.

Vous ne vous êtes pas attendu, sans doute, à me voir conclure quelque chose de ce petit speech intime sur les affaires d’Orient. Si vous voulez bien le permettre, je prendrai, comme l’Angleterre, la France et la Russie, deux ans pour y réfléchir ; mais, en attendant, je ne puis m’empêcher de sourire de la confiance de vos députés. Ne m’annonce-t-on pas que l’un d’eux, qui est, dit-on, l’organe d’un noble duc et pair très versé dans les affaires étrangères, a annoncé qu’il ne voterait pour le crédit de dix millions que si le cabinet s’engageait à proposer à l’Angleterre un traité d’assurance mutuelle contre les tentatives de la Russie sur Constantinople, et une sorte de convention qui serait le pendant et l’antidote de celle d’Unkiar-Skelessi ! Ceci serait fort bien, si l’on n’ajoutait que l’on compte surtout, en pareil cas, sur l’accession de l’Autriche. Mais là est le danger, car, si l’Autriche refuse d’accéder, elle se trouvera en quelque sorte jetée du côté opposé, et l’on fera cesser ainsi son apparence d’opposition aux vues de la Russie. Pourquoi, me direz-vous, douter de l’alliance de l’Autriche ? Parce qu’en 1829, elle a proposé elle-même à la France le partage de la Turquie, en nous offrant Candie et Chypre. Je vous dis cela en secret.


***