Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/03
Vous douteriez-vous, monsieur, que nous avons fait quelque scandale par la publicité des lettres que je vous adresse ? On a voulu d’abord savoir qui vous êtes, quel était ce Berlinois qui avait noué à Paris un commerce philosophique ; on a soupçonné que vous n’étiez autre que le célèbre professeur Gans avec lequel on me connaît conformité d’études, rapports de science et d’amitié. Mais cette conjecture s’est évanouie devant une déclaration de l’auteur de l’Histoire du droit de succession ; il a écrit à un de nos journaux que ce n’était pas à lui que s’adressaient mes épîtres. Je recevais en même temps de M. Gans une lettre pleine d’élévation et de chaleur où il m’expliquait qu’il n’avait pas cessé un instant de comprendre et de chérir la France, en dépit de ce qui avait pu s’y passer depuis juillet, et me priait de trouver naturel qu’il déclarât n’être pas le Berlinois qui recevait mes confidences philosophiques. Je viens de lui répondre pour le remercier et le féliciter de n’avoir jamais désespéré de l’avenir de la France. Pour vous, monsieur, on ne vous a pas encore découvert ; on ne sait pas dans quel camp vous chercher à Berlin : êtes-vous disciple de Hegel ? appartenez-vous à l’école historique ? êtes-vous obscur ou célèbre ? voilà qui est un secret que je vous garderai bien : j’ai même répondu à plusieurs qui s’enquéraient de votre nom qu’il se pouvait que vous n’eussiez d’autre existence qu’une imagination ; vivez donc en sécurité complète ; vos réponses ne verront jamais le jour, et de notre correspondance je n’abandonnerai au public que la moitié dont il m’est permis de disposer.
Mais moi, monsieur, qui me nomme, il paraît que sans le savoir je me suis exposé à certains dangers ; j’avais cru que rien n’était plus paisible et plus inoffensif qu’une controverse philosophique ; je m’imaginais qu’il n’était défendu à personne, pas même à un professeur, de discuter les théories et les systèmes ; mais on m’a appris que la franchise de l’examen auquel j’ai soumis quelques opinions, avait irrité certaines puissances assez hautaines ; plusieurs de mes amis ont cru même reconnaître la trace de ce ressentiment dans des attaques fort misérables dirigées contre la liberté de mon enseignement.
J’attachais assez peu d’importance à ces bruits et à ces conjectures quand je vis un matin entrer chez moi un homme grave qui m’honore de son amitié et qui a toujours suivi avec une chaleureuse sollicitude les travaux de ma jeunesse. Qu’avez-vous fait ? me dit-il, où vous êtes-vous engagé ? pourquoi publiez vous les lettres que vous adressez à un Berlinois ? pourquoi voulez-vous altérer le calme de vos études par des controverses agitées ? Pourquoi descendre de l’inspection de l’histoire à la polémique ? savez-vous les embarras que vous sèmerez autour de vous, les ennemis que vous vous susciterez ? à vos raisons on répondra par des menées sourdes ; à vos objections par des intrigues ; à vos réfutations quand elles seront pressantes, par des calomnies ; si l’école philosophique que vous attaquez perd le sceptre de l’opinion, en revanche elle a les places et le crédit ; craignez ses ressentimens ; ne compromettez pas votre situation ; suspendez votre polémique ; écrivez toujours à votre Berlinois, si tel est votre plaisir, mais ne publiez plus vos lettres.
J’avais écouté le digne homme avec intérêt et reconnaissance. Mon ami, lui dis-je, après quelque silence, je vous remercie, mais votre amitié vous exagère les périls où vous me croyez engagé : d’abord je répugne à penser qu’on réponde à des joûtes littéraires par de basses pratiques ; j’estime trop ceux dont je puis critiquer les opinions pour les soupçonner d’indignes vengeances : d’ailleurs il n’est plus au pouvoir d’aucune coterie, si ombrageuse, si colérique et si compacte que vous puissiez vous la représenter, d’accabler personne, pas même l’homme le plus obscur et le moins important : le public, c’est-à-dire la véritable majorité, prête son appui à la sincérité et au courage. Quant à votre conseil de me livrer sans partage aux laborieux plaisirs de la contemplation de l’histoire et du passé, croyez-vous, mon ami, que la science soit un meuble de bibliothèque et une curiosité stérile ? Vous l’imaginez-vous comme une collection de choses rares, mirifiques, mais inutiles ? son culte doit-il vous dépouiller du souci du présent, de la conscience de votre propre siècle, et vous engourdir l’âme d’une indifférence mortelle pour tout ce qui n’a pas encore trouvé sa place dans le musée de l’histoire ? Pour moi, j’aime sans doute à rester suspendu longues heures au spectacle du passé, mais je ne me bouche pas les oreilles pour ne pas entendre le bruissement de mon temps ; je me plais à retrouver les émotions et les pensées qui ont pu monter au cœur de ceux qui furent avant nous ; mais je ne refuse pas de m’associer aux affections et aux destinées de mes contemporains : si la science me paraît mériter un dévoûment sérieux et persévérant, c’est que je l’estime solidaire de nos plus réels intérêts, c’est que je la crois l’active ouvrière destinée à rassembler et à trier les matériaux d’un nouvel édifice ; elle s’y emploiera de toute façon ; elle ira remuer les premières couches de l’histoire et de l’espèce humaine ; elle regardera attentivement le temps couler, l’espace se peupler, se dégarnir et se repeupler de races et de nations avec la diversité de leur génie et de leur humeur ; elle cherchera les lois de la gravitation morale qui attire l’humanité ; puis inhérente au présent, ardente à l’élargir, si elle voit le sol encore encombré de systèmes transitoires, et de théories éphémères, elle n’hésitera pas à les combattre ; mais érudition, philosophie, polémique, c’est toujours la même cause qu’elle sert et qu’elle embrasse : or elle est sacrée cette cause, on peut la nommer à tous, amis ou ennemis ; c’est le développement de l’intelligence et de la liberté.
Voilà à-peu-près, monsieur, quelle fut ma réponse ; voilà pourquoi je continue non-seulement à vous écrire, mais à publier mes lettres. J’avais d’abord songé à vous parler dès à présent, et même je vous l’avais annoncé, des premiers essais tentés depuis notre dernière révolution ; mais, en y réfléchissant, j’ai cru n’avoir pas encore assez approfondi la démonstration que j’avais entamée sur l’impuissance et l’invalidité de la philosophie qui a fleuri sous la restauration : c’est donc de l’éclectisme proprement dit que j’ai dessein de vous entretenir aujourd’hui.
Rien ne donne mieux l’explication d’un système et d’un mouvement philosophique que de préciser exactement son origine et son point de départ. Je comprends Descartes quand je le vois, après avoir passé des plaisirs à la réclusion de l’étude, de la Hollande à l’Allemagne, de la Bohème et de la Hongrie aux extrémités de la Pologne, de la Suisse à l’Italie, à Venise, à Rome, d’une vie guerrière à une solitude obstinée, arracher de son esprit, avec douleur, le doute, le doute affreux qui le déchirait, pour y ériger un dogmatisme créateur. Kant me devient sensible par sa résolution de tout tirer de lui-même, et ce philosophe, aussi sédentaire que son devancier avait été nomade, est clair et perceptible quand on reconnaît en lui le redresseur de l’esprit humain contre l’autorité traditionnelle, tant de la scolastique que de la théologie. Or donc, à tout homme qui a présenté un système philosophique à son époque, pour apprécier ce qu’il a fait, il faut demander d’abord ce que, dès le principe, il a voulu faire. Pourquoi vous êtes-vous levé, et que vouliez-vous dire ?
Quand M. Cousin monta dans la chaire de M. Royer-Collard, il y parut sans autre dessein que de développer l’histoire des systèmes philosophiques. Esprit littéraire, il se tourna vers la littérature de la philosophie ; imagination mobile, il quittait facilement une belle théorie pour une autre qu’il trouvait plus belle encore ; parole ardente, il faisait couler dans les âmes l’intelligence et l’enthousiasme de la science. Tel a été M. Cousin : c’est son caractère de n’avoir jamais pu trouver et sentir la réalité philosophique lui-même ; il la lui faut traduite, découverte, systématisée ; alors il la comprend, l’emprunte et l’expose.
Je sens, monsieur, que nous arrivons ensemble à une conclusion inévitable ; nous sommes obligés d’induire que M. Cousin n’est pas, à proprement parler, un philosophe ; je sais d’ailleurs que c’est depuis long-temps votre pensée, vous m’avez même dit qu’en Allemagne on se prend à sourire si quelque Français, fraîchement arrivé, parle de notre compatriote comme d’un véritable métaphysicien. Mais, monsieur, nous ne saurions cependant éconduire, par une première fin de non-recevoir, quelque fondée qu’elle puisse vous paraître, un homme aussi distingué que le traducteur de Platon, d’autant plus que lui-même croit pouvoir prétendre à la qualité que vous lui refusez dans votre pays, et qu’il est juste d’examiner les titres d’un écrivain qui, je le crois, s’est toujours abstenu des petites ruses du charlatanisme.
Mais d’abord il faut mettre à part et en relief les services incontestables que M. Cousin a rendus à l’histoire de la philosophie, et dont le mérite spécial lui est acquis, alors même que nous verrions le lien systématique dont il a voulu les coordonner se briser entre ses mains. Ainsi ses travaux réels survivront tant à son éclectisme imité qu’à son idéalisme emprunté. Il aura toujours le mérite d’avoir, en 1820, commencé à publier des manuscrits inédits de Proclus ; d’avoir, en 1824, donné une édition de Descartes, en annonçant sur ce philosophe un travail considérable que le public et le libraire attendent encore ; enfin il sera toujours recommandable comme traducteur de Platon. On peut déjà louer sans réserve son élégance fidèle, sa patience souvent heureuse à renouveler les anciennes traductions, son intelligence philosophique à profiter des travaux contemporains d’Ast et de Schleiermacher ; plus tard seulement il sera possible d’apprécier avec plus de profondeur l’œuvre de M. Cousin ; quand il l’aura terminé, quand il aura traduit les dialogues les plus profonds et les plus obscurs, quand il aura écrit sur Platon un travail de la même nature que celui qu’il a promis sur Descartes, la critique pourra lui assigner sa place comme philologue et comme historien de la philosophie. Sur ce premier point les hellénistes sont seuls compétens ; je dis les véritables hellénistes, car on ne mérite pas ce nom pour entendre un peu de grec, et il faut le réserver aux Hase, aux Boissonnade et aux Letronne. Pour ce qui est de la manière à concevoir et à se représenter Platon, de discerner tout ce qu’il a de cette Égypte que Champollion nous laisse à demi dévoilée, empêché qu’il est par la mort de poursuivre lui-même cette révélation du passé, il faut attendre que M. Cousin ait publié son essai sur Platon. Il a souvent varié dans ses points de vue ; il est facile de remarquer des changemens et des progrès depuis l’argument du Phédon jusqu’à celui du second Alcibiade. Le traducteur a été d’abord plus frappé du rationalisme ; il s’est, ensuite, plus rapproché de l’idéalisme et du mysticisme : enfin, récemment il vient d’entamer la partie politique de Platon en proie aux préoccupations exclusives de l’éclectisme ; ce qui, à mon sens, l’a fait errer dans l’intelligence de la conception platonicienne, et lui a fait prendre dans les Lois une dégénérescence pour une réalisation fidèle ; mais chemin faisant M. Cousin pourra redresser ce que ses études ultérieures lui montreront d’inexactitudes dans ses affirmations précédentes ; et quand il aura tout traduit, il sera maître enfin de ses matériaux, de ses pensées, il pourra nous ériger la statue de Platon. Je dois aussi vous signaler, monsieur, parmi les titres historiques de M. Cousin deux articles sur Xénophane et Zenon d’Élée. Je vous citerai aussi les douze premières leçons de son cours de 1829, où il a résumé l’histoire de la philosophie depuis l’Inde jusqu’à l’entrée du dix-huitième siècle. Quand même les indianistes trouveraient le point de départ légèrement posé, il n’en resterait pas moins une revue précieuse des hommes et des systèmes.
Maintenant, avant d’arriver aux idées mêmes que M. Cousin a présentées au public comme un système à lui propre, remettez-vous en esprit, monsieur, la mobilité de son imagination. Le jeune professeur commença sa carrière par commenter avec verve l’école écossaise, dont M. Royer-Collard lui avait légué l’exploitation, Reid, Smith, Huchtheson, Fergusson, Dugald Stewart ; ensuite il passa à l’Allemagne, saisit rapidement les principaux traits de la philosophie morale de Kant, et se fit kantiste : ce furent alors d’éloquens développemens sur le stoïcisme, le devoir et la liberté. Pendant l’année 1819 à 1820, l’enseignement de M. Cousin rallia la jeunesse, et semblait vouloir la préparer aux luttes de l’opposition politique : aussi la contre-révolution en arrivant au pouvoir ferma sa chaire et relégua le professeur dans la solitude de son cabinet. Alors il se tourna vers l’érudition, et se prit d’enthousiasme pour l’école d’Alexandrie, qu’il personnifia toute entière dans un homme, dans Proclus. Cette secte philosophique qui avait entrepris de lutter contre le christianisme et de le faire reculer, sembla à M. Cousin un glorieux symbole de philosophie et de liberté ; il en parlait en ces termes : « Hæc fuit scilicet ultima illa Græcæ philosophiæ secta, quæ iisdem fere quibus christinia religio temporibus nata, tamdiu magna cum laude stetit, quamdiu aliqua super in orbe fuit ingeniorum libertas, quartum verò jam circa sæculum, non mutata ratione, sed mutato domicilio, exul ab Alexandria Athenas confugit…[2]. Cette école lui paraissait la plus riche et la plus importante de toutes celles de l’antiquité ; totius vero antiquitatis philosophicas doctrinas atque ingenia in se exprimit : et il croyait son étude utile non-seulement à l’érudition, mais aux progrès mêmes de la philosophie moderne. Plus tard, je trouve que M. Cousin n’a plus mis si haut la sagesse alexandrine ; voici comment il la caractérisait en 1829 : « Sans doute le projet avoué de l’école d’Alexandrie est l’éclectisme. Les Alexandrins ont voulu unir toutes choses, toutes les parties de la philosophie grecque entre elles, la philosophie et la religion, la Grèce et l’Asie. On les a accusés d’avoir abouti au syncrétisme ; en d’autres termes, d’avoir laissé dégénérer une noble tentative de conciliation en une confusion déplorable. On aurait pu leur faire avec plus de raison le reproche contraire. Loin que l’école d’Alexandrie tombe dans le vague et le désordre qu’engendre souvent une impartialité impuissante, elle a le caractère décidé et brillant de toute école exclusive, et il y a si peu de syncrétisme en elle qu’il n’y a pas beaucoup d’éclectisme ; car ce qui la caractérise est la domination d’un point de vue particulier des choses et de la pensée[3] ». Ainsi cette école que M. Cousin avait choisi d’abord comme le modèle de l’éclectisme, à ses yeux n’est presque plus éclectique ; il l’accuse d’un mysticisme exclusif, malmène assez rudement son ontologie, sa théodicée : Proclus lui-même, bien qu’il reste toujours un esprit du premier ordre, n’est plus ce soutien de la philosophie et de la liberté, dont les efforts sont généreux et légitimes ; le professeur de 1829 nous le montre finissant par des hymnes mystiques empreints d’une « profonde mélancolie, où l’on voit qu’il désespère de la terre, l’abandonne aux barbares et à la religion nouvelle, et se réfugie un moment en esprit dans la vénérable antiquité, avant de se perdre à jamais dans le sein de l’unité éternelle, suprême objet de ses efforts et de ses pensées[4]. » Et d’où vient ce changement dans l’esprit de l’éditeur de Proclus ? C’est que de 1820 à 1829, bien des impressions différentes l’ont traversé. Après avoir adhéré exclusivement au rationalisme de Kant, après avoir effleuré l’idéalisme de Fichte, M. Cousin ne fut pas long-temps sans soupçonner et sans reconnaître que ces deux philosophies avaient fait place à deux systèmes nouveaux, dont les auteurs étaient MM. Schelling et Hegel ; de loin, soit par des correspondances, soit par des visites de voyageurs, il lui en arrivait quelque chose. En 1824, il entreprit un voyage en Allemagne, pendant lequel il fut enlevé à Dresde par la police prussienne et conduit à Berlin ; on l’avait soupçonné d’être carbonaro et révolutionnaire. Dans la capitale de la Prusse, vous le savez, monsieur, vos compatriotes environnèrent M. Cousin des témoignages du plus noble intérêt ; on s’entremit pour sa délivrance ; tant qu’il fut captif, on le visita dans sa prison, tous les jours. Par un heureux hasard, notre voyageur put utiliser sa captivité, car il entra dans un commerce journalier avec l’école de M. Hegel ; M. Gans et M. Michelet de Berlin lui développaient dans de longues conversations le système de leur maître ; ils effaçaient de son esprit le kantisme et quelques erremens de Fichte, pour y substituer les principes et les conséquences d’un réalisme éclectique, optimiste, qui se targuait de tout expliquer, de tout comprendre, et de tout accepter. M. Cousin tourna à cette philosophie avec sa promptitude ordinaire : il saisit sur-le-champ combien le changement était capital ; ce ne sera plus un philosophe opposant, révolutionnaire, inquiétant pour les puissances, mais un sage dominant tous les partis, tous les systèmes, et, par son inépuisable impartialité, pouvant donner des garanties au pouvoir le plus ombrageux. Aussi, monsieur, ses amis de Paris, qui ne pouvaient pas savoir les causes métaphysiques qui avaient influencé l’hôte de Berlin, eurent à s’étonner de quelques changemens, et un journal royaliste, le Drapeau-Blanc put écrire que M. Cousin avait bien prouvé qu’il ne professait en rien les doctrines des révolutionnaires. Je crois, monsieur, que, depuis cette époque, M. Cousin l’a bien plus prouvé encore. Cependant le séjour de notre professeur dans votre capitale devait porter ses fruits : en 1826, il publia une collection d’articles insérés dans le Journal des Savans et dans les Archives philosophiques, dont tous ne méritaient peut-être pas les honneurs d’une résurrection, et qui au surplus étaient bien inférieurs à la préface même qui les précédait. Dans la préface des Fragment philosophiques, M. Cousin présenta son système, qu’il affirma avoir façonné dès 1818. J’aurais conjecturé, je l’avoue, que le voyage de 1824 y avait contribué en quelque chose, et que le rapport identique de l’homme de la nature et de Dieu, qui commence à y poindre, était une importation. La préface des Fragmens fut peu comprise, quand elle parut. Cette condensation d’une métaphysique imparfaite, qui se cherchait elle-même, et n’était pas maîtresse de sa langue, étonna sans instruire ; enfin, en 1829, M. Cousin, rendu à sa chaire, put s’y déployer à l’aise, et il eut le plaisir d’y exciter la surprise et l’admiration. Dans une introduction éloquente de treize leçons, il développa avec son imagination d’artiste et son talent d’orateur quelques principes du système de Hegel, qui semblaient sortir de sa tête et lui appartenir. Du haut d’un dogmatisme, dont seul alors il avait le secret, il inspecta l’histoire, les philosophes, les grands hommes, la guerre et ses lois, la Providence et ses décrets. Il professa la légitimité d’un optimisme universel, et prononça au nom de la philosophie l’absolution de l’histoire. Je sais, monsieur, qu’à Berlin, vous ne partagiez pas l’enthousiasme avec lequel nous avons accueilli ces leçons ; vous ne pouviez concevoir comment on importait ainsi une doctrine, sans en nommer l’auteur. M. Hegel plaisanta de ce procédé avec une indulgence un peu satirique, et vous-même, monsieur, vous avez prononcé à ce sujet un mot fort dur, que j’ai peine à écrire, le mot de plagiat. Je ne pense pas, monsieur, que sciemment M. Cousin ait voulu se parer de ce qui ne lui appartenait pas ; mais, emporté par son imagination, il a cru avoir conçu lui-même ce qu’on lui avait appris. Dans ses improvisations il oubliait naïvement ses emprunts, et c’est de la meilleure foi du monde qu’en amalgamant Kant et Hegel, il se persuada avoir créé quelque chose ; cependant le vol métaphysique de M. Cousin, je veux dire son ascension, ne fut qu’un phénomène passager : il redescendit vite sur la terre ; et, soit qu’il eût épuisé en peu de temps son dogmatisme, soit qu’il craignît de n’être plus suivi dans ses excursions exotiques, il revint à l’histoire, déclara que la philosophie n’était plus à faire, mais était faite ; qu’il ne s’agissait que de la rassembler ; qu’elle se partageait en quatre systèmes principaux, le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme, et qu’en dégageant ce qu’il y avait de vrai dans chacune de ces formes exclusives de la réalité, on retrouvait la réalité pure et complète. Voilà cette fois un éclectisme bien constitué. Ainsi vous voyez, monsieur, que M. Cousin a été tour-à-tour écossais, kantiste, alexandrin, hégélien, éclectique : il nous reste à chercher s’il a jamais été et s’il est philosophe.
Nous sommes ainsi ramenés au point dont nous étions partis. Quelle sera l’idée dont M. Cousin aura élargi la face, et sur laquelle il aura jeté la lumière ? la liberté ? Examinons. La théorie du traducteur de Platon sur la liberté consiste toute entière dans le principe suivant : le moi est tout entier dans la liberté, il est la liberté même ; l’intelligence et la sensibilité se rapportent bien au moi, mais elles ne le constituent pas ; la liberté seule constitue le moi. Cette opinion m’avait d’abord paru plausible ; mais en y réfléchissant davantage, je l’ai trouvé légère, inexacte et tranchant lestement un des plus sérieux mystères de la psychologie. La personnalité humaine est partout ; elle est aussi bien dans la sensation et dans la pensée que dans la volonté ; le problème scientifique est précisément de la suivre sous ces trois faces ; Spinosa n’a-t-il pas cru reconnaître au contraire l’identité de l’intelligence et de la volonté ? Les physiologistes n’ont-ils pas démontré l’union étroite des excitations sensibles et des déterminations, volontaires ? Au surplus, cette affirmation à priori de M. Cousin n’est qu’une rédaction hâtive et brusquée des principes qu’il empruntait au stoïcisme et à Fichte.
La théorie de la raison va être, pour l’éditeur de Proclus, un écueil où il se brisera. Remarquez sa position. Il est parti de la conscience individuelle, tant par conviction que par son apprentissage à l’école de Kant et de Fichte, et il lui faut maintenant arriver à la raison impersonnelle, à l’absolu. Quand vos compatriotes Schelling et Hegel établirent leur idéalisme, ils avaient fait table rase ; ils avaient nié Kant et Fichte, désireux qu’ils étaient de les détruire et de les supplanter. Kant avait déclaré qu’il était impossible à l’homme d’arriver à la connaissance de l’absolu ; Fichte l’avait identifié dans la plus haute expression de l’homme même ; Schelling, rompant avec Kant et Fichte, fit de l’absolu une intuition mystique ; Hegel, de son côté, en fit une hypothèse logique. Or, voici M. Cousin qui tombe dans l’étrange illusion de vouloir accoupler des termes incompatibles ; il croira pouvoir se servir de Kant comme d’un point de départ, de Fichte comme de la précision même du moi. À Schelling, il empruntera la spontanéité, à Hegel, la réflexion, et il sera persuadé avoir donné une solution satisfaisante et nouvelle dans la distinction de la raison spontanée et de la raison réfléchie. Vous m’avez dit souvent, monsieur, combien cette métaphysique vous avait paru, à Berlin, téméraire et frivole ; ici, à Paris, elle a eu peu d’inconvéniens, car personne ne l’a comprise ; on a laissé M. Cousin, sans le troubler, jouer avec les formules, avec le fini et l’infini, le un et le multiple ; il a professé sans objections la réduction fort importante, selon lui, des catégories de Kant et d’Aristote, aux lois de causalité et de substance ; réduction stérile, affaire de mots : l’éloquence du professeur lui obtenait du public grâce pour son ontologie.
La sensibilité n’a été qu’effleurée par M. Cousin ; étranger à la physiologie, il manquait de faits positifs, et s’est borné à rédiger quelques conjectures de M. Maine de Biran.
On m’a demandé quelquefois si M. Cousin était panthéiste, j’ai répondu que je l’ignorais, et je crois qu’il n’en sait rien lui-même. Quel est en effet le sens exact de cette phrase : « Le dieu de la conscience n’est pas un dieu abstrait, un roi solitaire relégué, par-delà la création, sur le trône désert d’une éternité silencieuse, et d’une existence absolue qui ressemble au néant même de l’existence ; c’est un dieu à-la-fois vrai et réel, à-la-fois substance et cause, toujours substance, et toujours cause, n’étant substance qu’en tant que cause, et cause qu’en tant que substance ; c’est-à-dire étant cause absolue, un et plusieurs, éternité et temps, espace et nombre, essence et vie, indivisibilité et totalité, principe, fin et milieu, au sommet de l’être et à son plus humble degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est-à-dire à la fois dieu, nature et humanité. » Que pouvons-nous en conclure, si ce n’est que M. Cousin est déiste en tant que cause, et panthéiste en tant que substance ? Je sais qu’ailleurs il s’est élevé éloquemment contre le panthéisme : mais quelle est sa théodicée positive ?
Et le christianisme ? M. Cousin a-t-il pris là-dessus un parti sérieux et définitif ? Sans doute, il a reconnu, dans l’esprit humain, l’autorité des autorités ; mais a-t-il toujours déduit et pratiqué les conséquences de ce principe ? N’a-t-il pas quelquefois formé le plan d’une philosophie qui ne serait que la doublure de la tradition ? n’a-t-il pas quelquefois cherché à concilier les honneurs de l’indépendance avec les sûretés de l’orthodoxie ?
Mais enfin cet éclectisme auquel finalement est revenu l’éditeur de Descartes est-il donc entièrement sans racines et sans résultats ? Si par hasard la vérité était dans le passé ! si une vaste bibliothèque était le puits nouveau dont il reste à la tirer ! si en passant tour-à-tour par Athènes, Alexandrie, Munich et Berlin, on pouvait l’établir à Paris ! la découverte serait précieuse et vaudrait bien la peine de mener avec patience cette opération. Malheureusement ce projet rétrograde a deux fois échoué dans l’histoire de l’esprit humain ; la philosophie de l’école d’Alexandrie et la scholastique enseignaient aussi que toute vérité était dans le passé et les textes accumulés par le temps ; mais ni Alexandrie, ni Aristote n’ont pu prévaloir contre l’invasion du christianisme et de Descartes ; c’est qu’il y a dans l’homme individuel et les masses une invincible répugnance à se reposer dans ce qui a été fait, à se refuser aux attractions invincibles de l’avenir. Sans doute, il est bon de porter en soi la conscience de l’histoire, sans doute il faut résumer ce qui fut avant nous, mais à la condition et dans le dessein de l’élargir et de le changer : autrement si la science humaine n’existe, pour vous, que dans une érudition écoulée, si vous n’y ajoutez rien vous-même, la société, que vous ne pouvez satisfaire, vous échappera froide et indifférente. Pour moi, j’ai toujours envie de répondre à cette philosophie qui cherche son esprit dans les cendres des morts
N’as-tu rien à me dire sur ce qui m’importe dans mon siècle, à l’heure où nous sommes du temps, rien à m’indiquer sur le chemin à prendre ? Rien ? Alors laisse-moi, tu appartiens déjà à ce passé dont tu te montres si amoureuse ; va te perdre dans sa nuit et grossir le nombre des habitans du vide.
C’est une étrange conception que d’avoir voulu susciter, au milieu de notre société française, un mouvement renouvelé des Grecs d’Alexandrie. Les abstractions pures tournent dans un cercle fatal qu’elles semblent ne pouvoir dépasser, tellement qu’Aristote et Platon n’ont pas encore été vaincus dans le champ même de la métaphysique ; et les théories de votre Schelling et de votre Hegel ne sont que d’ingénieuses variations de la philosophie grecque. Mais voulez-vous quelque chose de novateur ? Regardez cet homme simple, de bon sens, parlant à tous, pas métaphysicien ; il brise le paganisme. La loi de Moïse sera dissoute dans sa lettre et complétée dans son esprit par un Nazaréen peu curieux des spéculations métaphysiques. Si, au seizième siècle, l’Europe se renouvelle, vous pouvez vous en prendre à Luther qui ameute le monde contre le pape et contre Aristote ; la révolution française pose à deux fois en 1789 et en 1830 le problème de la sociabilité. Ainsi, notre nation a dépassé les théories du Grec, les abstractions du Germain par la simple allure de son développement. Or, son génie a été entièrement méconnu de M. Cousin ; il n’a pas soupçonné son aptitude sociale, son instinct progressif, et je vous ai montré, monsieur, dans ma première lettre, le traducteur de Platon venant aboutir, après mille circuits, à trouver dans la charte de 1814 tous les élémens de l’histoire, de la pensée et des choses. Pouvez-vous désirer une meilleure preuve de l’avortement de l’éclectisme. Ainsi donc je crois pouvoir conclure que le lien systématique dont M. Cousin a voulu coordonner ses travaux, lui échappe, et que de son projet d’éclairer l’histoire de la philosophie par un système, et de démontrer ce système par l’histoire entière de la philosophie, il n’est pas sorti de système, mais seulement des matériaux utiles à l’érudition.
Plusieurs personnes m’ont paru convaincues que la pensée philosophique de M. Cousin n’avait plus d’avenir au-delà de l’éclectisme, mais je suis loin de partager cette opinion. Pourquoi ne recommencerait-il pas ? S’il s’est trompé dans son idéalisme incohérent et d’emprunt, s’il a échoué dans son éclectisme où il avait rêvé d’être l’émule de Proclus, s’il a balancé l’excitation salutaire qu’il avait produite dans les esprits par le scepticisme où il les a finalement jetés en octroyant une amnistie métaphysique à tous les systèmes et à tous les partis, n’a-t-il pas devant lui un avenir dont il est encore maître, le champ ouvert, un public qui se souvient de lui, et n’aurait de mémoire, en le revoyant, que pour son talent et pour ses services ? Le seul écueil dont il ait à se sauver, serait la répugnance à se détruire lui-même. Mais, grand Dieu ! qui ne s’est pas trompé ? Il serait beau de recommencer la poursuite de la vérité par l’abandon de quelques opinions, que le temps et une révolution ont convaincues d’insuffisance. Voila qui serait digne de l’ambition de M. Cousin, de la vigueur de son esprit ; qu’il reprenne position, non plus au sein d’une collection factice d’élémens littéraires, tant grecs que germains, mais au milieu même de la société française, telle que l’a tournée vers l’avenir notre dernière révolution.
Et c’est en ce sens qu’il importe de travailler à une philosophie nationale : sans doute la vérité ne change pas avec les lieux ; elle est générale et cosmopolite, elle est la même à Berlin et à Paris ; mais de peuple à peuple, on la trouve différente dans sa marche, dans sa méthode et dans ses applications. La vérité morale et sociale n’est pas un fait insensible et brut qu’il suffit de constater et de ranger dans sa case. Quand à Stockholm Berzelius enrichit la chimie d’une découverte nouvelle, la patrie de Lavoisier peut sur-le-champ l’introduire dans la nomenclature de la science. Voltaire a pu également populariser la physique de Newton et lui faire passer le détroit. Mais ce qui tient à l’humaine nature est plus délicat et plus compliqué. Chaque nation a son aptitude, comme chaque individu son caractère. De plus, chaque peuple a son heure différente sur l’horloge du temps ; tous arriveront au même but ; mais l’époque est diverse et la route n’est pas la même. L’humanité dans son voyage s’échelonne et se dissémine ; chaque tribu a commencé de marcher, et a choisi son sentier au bon plaisir de son génie. Aidez-vous les uns les autres dans votre course, sociétés voyageuses ; envoyez-vous des signes de bonne intelligence, des avis salutaires ; dénoncez-vous mutuellement les piéges et les écueils, mais restez chacune fidèle à votre esprit qui est un don de Dieu. Si quelques-unes se sont hâtées davantage, elles pourront servir de phare et de guide : or, dans ce concours, je n’aperçois rien qui ait encore dépassé la bannière de la France. Voulez-vous donc refouler sa pensée dans les voies de la civilisation germanique, au moment où l’Allemagne nous regarde et semble chercher des excitations dans notre exemple. D’ailleurs, la philosophie allemande est tellement inhérente à la civilisation et aux mœurs du pays, que si vous l’en détachez, partout où elle heurtera, on la traitera de barbare.
Fille de la réforme, tantôt scolastique, tantôt rêveuse, passant tour-à-tour de la dialectique au mysticisme, autant elle est naturelle et féconde au sein des mœurs allemandes, autant parmi nous elle serait étrange et délaissée.
La France, monsieur, a un autre génie : elle a pris part au mouvement religieux du seizième siècle, elle estime la réforme, elle déteste les persécutions dont les protestans ont été victimes, elle a fait passer dans ses lois l’égalité des cultes ; mais elle a peu de goût pour les luttes religieuses et théologiques ; tout ce qui tient aux intérêts de secte, aux hallucinations mystiques lui répugne ; en face du catholicisme qui a de profondes racines dans nos habitudes et nos mœurs, elle n’a jamais songé à rien élever, rien, si ce n’est le bon sens et l’indépendance de l’esprit. Le génie philosophique de notre pays est simple, sans formule, et sans jargon ; il a de la rectitude, parle clairement ; il accueille, il éprouve toutes les idées ; il a l’habitude d’en résumer promptement les résultats et la portée ; il propage ses influences, s’insinue, persuade ; de la conception il passe facilement à la pratique, répand autour de lui la contagion de l’exemple ; aussi il a la réputation d’être remuant ; quelques-uns même l’appellent révolutionnaire, mais telle est son humeur. Si vous me demandez quel est le système qui règne en ce moment dans notre pays, je ne saurais vous répondre. Tous les petits systèmes, qui, à ma connaissance avaient voulu raser le sol et voleter, sont retombés, les pauvrets ! Quant au génie de la France, calme et patient, sérieux et résolu, il voit peu-à-peu grossir autour de lui le flot des générations nouvelles, ceinture qui fera sa force ; peu soucieux du présent, il semble chercher dans l’avenir ses consolations et ses espérances ; quelques-uns le méconnaissent, il en est peu troublé ; de petits hommes l’outragent, il les aperçoit à peine ; il marche, je ne sais quelle grande pensée le préoccupe ; où veut-il aller ? c’est son secret ; mais en le contemplant, on se tient assuré qu’il ne reculera pas.