Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/02

Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — II. La Philosophie de la restauration. — M. Royer-Collard
◄  I
III  ►
Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — II. La Philosophie de la restauration. — M. Royer-Collard

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.

II.


DE LA PHILOSOPHIE DE LA RESTAURATION. — M. ROYER-COLLARD.


Paris, 3 février 1832.


Il faut que je commence aujourd’hui, monsieur, à vous tenir les promesses que je vous ai faites. C’est, sans doute, une tâche délicate que de vous écrire sur des contemporains, que d’agiter des questions qui, pour être générales, n’en touchent pas moins à des intérêts particuliers et fort susceptibles. Toutefois en y réfléchissant, je m’affermis dans mon dessein ; ne saurait-on porter dans les débats, tant philosophiques que politiques, une franchise indépendante, sachant se modérer elle-même, cherchant pour juge non pas une coterie restreinte et fermée, mais le public qui, dans son impartialité, est accessible à tous, refusant le refuge et les licences de l’anonyme, pour se placer elle-même sous le frein de sa responsabilité propre. La liberté de la presse, cette faculté démocratique qu’a chacun de parler à tous, est une arme qui veut être maniée au grand jour ; elle n’est ni un jouet futile, ni une escopette destinée à frapper dans l’ombre.

Dans ma première lettre, monsieur, j’ai été avec vous au plus pressé ; je vous ai mandé que la France n’était ni prête à se dissoudre, ni atteinte d’un scepticisme mortel, ni folle, ni idiote ; vous avez pu voir que l’incertitude dans laquelle elle vous paraît flotter devait être imputée au peu d’appui et de consistance qu’elle a trouvés dans les théories qu’on lui a présentées, pendant ces quinze dernières années, comme l’expression de la vérité et du siècle. Mais il nous faut examiner avec plus de détails la philosophie de la restauration, sans quoi nous ne saurions apprécier avec justesse ce qui s’est manifesté depuis.

La philosophie de la restauration a trouvé son expression la plus complète et la plus juste dans un homme qui jouit, à bon titre, de l’estime de tous, et dont je vous parlerai avec d’autant plus de plaisir que j’aurai beaucoup à louer sa conscience et son talent ; M. Royer-Collard. Si vous voulez bien comprendre, monsieur, la valeur qu’a eue pour nous ce philosophe distingué, il faut que vous dépouilliez un peu vos idées allemandes. Ainsi, vous me demandez la liste des ouvrages de M. Royer-Collard ; vous vous le représentez comme vos Fichte, vos Schelling, vos Hegel, ayant beaucoup écrit et devant sa vaste renommée à une succession d’ouvrages ; il n’en est pas ainsi ; M. Royer-Collard a peu écrit, et ne parle pas beaucoup : nous n’avons de lui, jusqu’à présent, qu’un discours prononcé en 1813 qui résume son enseignement, et quelques fragmens que M. Jouffroy s’est donné la peine de recueillir avec l’industrie la plus patiente et la plus modeste. Je redoublerai votre étonnement en vous apprenant que l’enseignement de M. Royer-Collard n’a duré que deux ans, n’a roulé que sur une question, sur la perception des objets extérieurs, et cela d’après les doctrines de Reid et de l’école écossaise.

Ne vous hâtez pas, monsieur, d’accuser notre facilité à élever des réputations ; la renommée de M. Royer-Collard comme métaphysicien n’est pas usurpée, mais elle veut vous être expliquée. Quand, en 1811, ce philosophe commença contre l’école de Condillac une petite réaction, elle fut peu aperçue ; c’était au moment où l’empereur et la France allaient expier par de communes disgrâces leurs communes prospérités. En 1814 M. Royer-Collard passa de l’enseignement à une carrière politique. Les jeunes gens de l’école normale, sur lesquels il exerçait son patronage, parlèrent de son enseignement avec reconnaissance, et le firent considérer comme la première date d’une nouvelle réforme dans la philosophie. Ils s’empressèrent à l’envi de relever d’un homme grave, considérable, en crédit : d’ailleurs M. Royer-Collard travailla lui-même à augmenter sa réputation de métaphysicien par sa notabilité comme homme politique ; cette dernière rejetait l’autre dans un lointain majestueux et favorable ; et l’homme parlementaire grandit beaucoup le philosophe.

Je suis obligé de convenir avec vous, monsieur, qui me demandez de tout un compte positif, que la carrière philosophique de M. Royer-Collard se réduit à l’importation d’une théorie de Reid ; mais, monsieur, cette importation fut faite de bonne heure, en bons termes, en style remarquable : lisez le discours prononcé en 1813, et les fragmens peu nombreux qui servent d’escorte à cette composition d’autant plus précieuse qu’elle est unique, vous y trouverez une diction philosophique, noble et sévère, un tour de phrase qui a de l’autorité ; il est vrai qu’on y découvre déjà le germe des défauts que plus tard M. Royer-Collard porta dans le genre politique, je veux dire une précision plus apparente que réelle, plus dans les mots que dans les pensées, quelque chose d’ambitieux et de sec, de contraint et de stérile ; néanmoins les qualités l’emportent sur les imperfections, et l’on sent que M. Royer-Collard eût été un écrivain philosophe éminent, s’il eût commencé à écrire jeune, ou si plus tard il eût pu en trouver le loisir.

Il est évident que, dans le champ de la philosophie, M. Royer-Collard n’a pas même soupçonné l’étendue de la nouvelle carrière qui s’ouvrait à notre siècle ; il n’a rien mesuré de l’œil, rien ébauché : où sont les principes positifs dont il pouvait descendre à une application sociale et politique ? Sans doute la question qu’il a étudiée a son importance ; je répéterai avec lui les paroles qui terminent son discours de 1813 : « C’est un fait que la morale publique et privée, que l’ordre des sociétés et le bonheur des individus sont engagés dans le débat de la vraie et de la fausse philosophie sur la réalité de la connaissance. Quand les êtres sont en problème, quelle force reste-t-il aux liens qui les unissent ? on ne divise pas l’homme, on ne fait pas au scepticisme sa part ; dès qu’il a pénétré dans l’entendement, il l’envahit tout entier. » Je l’accorde, mais on ne triomphe pas non plus du scepticisme par de petits commentaires sur un problème isolé, par une pensée qui vivote au jour le jour, sans unité, sans système, sans avenir. Eh ! si le scepticisme s’empare de l’entendement tout entier, il veut donc être combattu puissamment et partout, et sous toutes les faces ; destinée de l’homme, institutions sociales, révolutions des peuples : On ne divise pas l’homme, j’y souscris ; mais aussi on ne le conquiert qu’à la condition de l’envahir tout entier, âme, intelligence, imagination.


Au surplus, la philosophie politique de M. Royer-Collard se ressentit immédiatement du néant de sa métaphysique, bien qu’elle lui ait été de beaucoup supérieure, et qu’elle soit le véritable fondement de sa célébrité. Il ne saurait entrer, monsieur, ni dans vos intentions ni dans les miennes, d’explorer la carrière tant ministérielle que parlementaire de l’ancien président de l’instruction publique. Elle gagnerait, je crois, à être examinée ; M. Royer-Collard n’a jamais agi et parlé que mû par une conviction sincère ; mais nous n’avons souci que des doctrines et des principes.

Est-il impossible aujourd’hui d’apprécier la restauration avec quelque impartialité ? Faut-il donc attendre un demi-siècle pour juger cette petite époque de quinze ans ? Non, la justice de l’histoire est plus prompte et plus facile, pour nous surtout que notre âge a rendus complètement étrangers aux débats de ce temps qui est passé. Pendant les luttes de 1820, pendant les conspirations généreuses de La Rochelle et de Belfort, nous terminions nos études de collége ; plus tard nous n’étions pas animés d’une haine sauvage contre la légitimité et la maison de Bourbon ; nous apportâmes à son égard une indifférence entière, et une méfiance fort éveillée, résolus de l’attendre à ses œuvres, n’ayant qu’un culte, la France, qu’un but, notre avenir. Mais les trahisons sourdes envers le pays, les folies audacieuses vinrent bientôt nous arracher à cette impartialité un peu doctorale.

Or, monsieur, quand la maison de Bourbon remonta sur le trône, elle se dit ramenée par la Providence, elle ne l’était que par la fatalité, par des circonstances âpres et cruelles qui blessaient la patrie au cœur ; jamais retour de rois ne se fit sous des auspices plus tristes ; cependant, même après Waterloo, l’équité du pays consentit à ne juger les Bourbons que sur leurs actes, et puisqu’ils semblaient irrésistiblement poussés au trône sur les débris de notre naufrage, à les éprouver. Le problème était capital. Comment la vieille dynastie effectuerait-elle la médiation entre la France du passé et l’autre France, qui n’avait d’autre antiquité que vingt-cinq ans d’émancipation et de lutte ? D’une part, détruire la Charte ; de l’autre, ramener la Charte aux principes mêmes de la révolution française ; telle était la double solution qu’on offrait à la dynastie.

Alors se produisit un terme moyen, un milieu, une combinaison, un accouplement entre la liberté et la légitimité. Un système de transaction fut imaginé, qui s’appela exclusivement impartialité et raison : toutes les opinions étaient citées à ce tribunal pour se voir réprimandées de la prétention de vouloir être entières, extrêmes et conséquentes, et on ne les renvoyait jamais que remises au régime de l’éclectisme. Ce procédé eut pendant plusieurs années toute l’utilité d’un expédient qui vient à propos ; la France profita tant qu’elle put de cette tentative de conciliation ; non-seulement elle se prêta à cette ouverture, mais elle s’y précipita. Ainsi, M. Royer-Collard fut nommé, en même temps, dans sept colléges ; l’honneur était insigne ; mais peut-être celui qui s’en trouva l’objet se l’exagéra-t-il encore ; il se crut le représentant de l’opinion française : il n’en était qu’un instrument. Ainsi, monsieur, il serait injuste de méconnaître que la philosophie politique de M. Royer-Collard ait été, pendant un moment, utile au pays qui avait l’instinct de se saisir à tout pour sortir des embarras qui l’enveloppaient, mais il n’en faut pas moins chercher les causes intérieures qui minaient le système.

Quand la révolution de 1789 nous eut écrit un nouveau droit public, le principe de la sociabilité française se trouva changé. Auparavant le roi était la règle de tout, alors ce fut la nation ; dans l’ancien ordre, la nation s’identifiait tellement avec le roi, qu’elle disparaissait pour ne vivre que dans sa personne ; dans le nouveau, le roi était le représentant et le délégué de la nation qui seule était investie de la souveraineté. Révolution fondamentale, déclaration solennelle que la nation était devenue majeure, et avait changé les conditions de la royauté. Napoléon, à son avènement, se garda bien de n’y pas adhérer. La maison de Bourbon, au contraire, revint avec la résolution de nous contester et de nous ravir cette conquête. Proclamer qu’elle n’avait jamais cessé de régner, qu’elle ressaisissait le sceptre en vertu de son droit, de son épée et de la grâce de Dieu, octroyer une constitution en manière d’édit de réformation, se considérer comme la source unique de toute souveraineté, voilà les prétentions qu’elle rapportait de l’exil, et qui se résumaient toutes dans un mot, la légitimité : prétentions folles, sans doute, témoignage d’ignorance et de vertige, mais qui, au moins trouvaient une explication et une sorte d’excuse dans l’opiniâtreté des habitudes de sang et de race. Que M. de Boulainvilliers, s’il vivait de nos jours, ne veuille rien rabattre de ses maximes historiques, j’aurai plus d’indulgence que de colère pour les préjugés incorrigibles de ce gentilhomme publiciste. Que M. de Bonald, qui a voué sa métaphysique à la défense des vieilles choses, et qui a voulu trouver dans la législation primitive la règle de la législation du siècle, ait dogmatisé sur la légitimité, je le conçois encore. Mais voici venir un penseur indépendant, libéral, qui, au lieu de combattre cette chimère, l’adopte, la sanctionne, la développe, la raffine ; au lieu d’exterminer le paralogisme, il l’embrasse avec amour, et il travaille à en faire une vérité. Ici éclatent la bonne foi et l’aveuglement de M. Royer-Collard, car ce publiciste n’est pas homme à parler sans conviction ; la légitimité n’est pas pour lui une concession parlementaire, un passeport utile pour traverser des circonstances délicates ; la France dans son bon sens l’entendait ainsi ; mais M. Royer-Collard croyait fermement au dogme qu’il professait, il en parlait en prêtre convaincu. Vous allez voir, monsieur, combien l’erreur de cette honorable personne fut fertile en inconvéniens.

La légitimité dont la maison de Bourbon faisait son titre était précisément son écueil ; elle lui donnait à croire que la France lui devait tout, et qu’elle ne devait rien à la France : il fallait donc que les partisans éclairés de la vieille dynastie combattissent à toute heure cette chimère : la légitimité dans la mysticité de son dogme représentait la primauté du passé sur le présent, de la vieille constitution française sur la nouvelle ; elle était la condamnation de l’esprit nouveau, et par le défi insensé qu’elle lui porta, elle se mit elle-même dans la nécessité de l’exterminer ou de disparaître devant lui. Il échappa entièrement à M. Royer-Collard que rien n’était plus contraire à la nature des choses que le mariage métaphysique de la légitimité et de la liberté sur un pied complet d’égalité, et qu’achetât-il quelques momens de repos par cette illusion, les deux termes qu’il voulait amalgamer au titre d’un droit égal se retrouvaient bientôt ennemis et prêts à combattre. Il ne fallait pas se séparer de la révolution française, mais embrasser sa cause, la rendre de jour en jour plus pure et plus sainte, plus philosophique et plus positive ; il fallait comprendre que le principe à faire triompher était celui de la sociabilité même, de la supériorité de la société française elle-même sur tout gouvernement et sur toute dynastie ; la souveraineté nationale n’a pas d’autre sens ; c’est la déclaration que les gouvernemens et les rois ne sont que les premiers agens des volontés de leurs siècles ; il dépend d’eux d’être des serviteurs intelligens. La société française ne sera paisible et satisfaite que par le triomphe incontesté, et la pratique efficace de son droit qui domine tous les autres : écrit en juillet, il veut être développé. Il est triste que ce résultat de notre civilisation n’ait pas trouvé un appui dans le talent de M. Royer-Collard, qui, au contraire, a jeté de l’incertitude dans les esprits par sa théorie artificielle, sans base et sans racine, qui a fortifié de son autorité les partisans purs du droit exclusif de l’ancienne dynastie, qui a mis enfin en suspicion les principes et les intérêts de la révolution française.

Dans l’esprit de M. Royer-Collard, la royauté était la source de toute souveraineté et de toute civilisation pour la France ; la légitimité primait tout. Cette vue, que notre histoire a démentie depuis 1789, entraîna ce publiciste à d’étranges propositions : ainsi, en 1816, il nia que la Chambre des députés fût une représentation nationale ; elle n’était qu’un pouvoir auxiliaire de la royauté ; autrement si elle était une représentation, il faudrait donc la considérer comme la seule image du pays. Et M. Royer-Collard poussait la conséquence, car il disait : « Le jour où le gouvernement n’existera que par la majorité de la Chambre, le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les ministres du roi, et lui en imposer d’autres qui seront ses propres ministres, ce jour-là c’en est fait, non pas seulement de la Charte, mais de notre royauté, de cette royauté indépendante qui a protégé nos pères, et de laquelle seule la France a reçu tout ce qu’elle a jamais eu de liberté et de bonheur ; ce jour-là nous sommes en république[1]. » Quelques jours après, M. Royer-Collard revint encore sur ce point, et dit : Vous allez tirer de la Charte une monarchie ou une république[2]. Je suis de son avis, et les faits ont tiré de la Charte une république, c’est-à-dire le principe de la souveraineté de la majorité de la nation. Mais le célèbre publiciste commentait mal la Charte, en voulant nous ramener aux conditions de l’ancienne monarchie ; ce n’était pas moins que nier et méconnaître les conquêtes et les travaux de notre révolution. Et voici quelle était la dernière conséquence de cette erreur : « La monarchie légitime et la liberté sont les conditions absolues de notre gouvernement, parce que ce sont les besoins absolus de la France. Séparez la liberté de la légitimité, vous allez à la barbarie ; séparez la légitimité de la liberté, vous ramenez ces horribles combats où elles ont succombé l’une et l’autre »[3]. Et c’est un penseur qui condamne une société à la barbarie, parce qu’une dynastie disparaît, et qui veut abîmer la cause de la sociabilité dans un naufrage de rois ! Faut-il donc lui démontrer que les usurpations sont des progrès pour une société, parce qu’elles témoignent l’énergie et la puissance de sa volonté qui a secoué la fatalité historique. Si les rois proscrits sont dignes de respect et de pitié, c’est qu’ils sont marqués au front du signe de la destinée ; elles sont sacrées les victimes expiatoires de l’émancipation des peuples.


Cependant, monsieur, les nobles instincts de M. Royer-Collard le ramenaient à la défense des droits et des intérêts populaires, quand il les voyait menacés par des entreprises insensées. Il a même célébré, sous la restauration, les progrès de la démocratie avec des paroles plus profondes que n’en sut alors trouver aucun publiciste contemporain. Mais par une étrange inconséquence cette démocratie, dont on avait préconisé le développement progressif, devient suspecte et condamnable au moment même où elle se révèle plus puissante encore que ne l’avaient imaginé quelques-uns de ses défenseurs. Veuillez, monsieur, peser ces paroles de M. Royer-Collard ; elles vous révéleront toute la faiblesse de sa philosophie politique. « Il y a des siècles que la démocratie marche chez nous du même pas que la civilisation, et la révolution de juillet est venue animer, hâter son progrès. De la société où elle règne sans adversaire, déjà elle a fait irruption dans le gouvernement en élevant cette Chambre à une autorité qui ne connaît plus guère de bornes… Quand mon noble ami, M. de Serres, s’écriait, il y a dix ans, la démocratie coule à pleins bords, il ne s’agissait encore que de la société ; nous pouvions lui répondre, et nous lui répondions : Rendons grâce à la Providence de ce qu’elle appelle aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de ses créatures. Aujourd’hui c’est du gouvernement qu’il s’agit. La démocratie doit-elle le constituer seule, ou y entrer si puissante qu’elle soit en état de détruire ou d’asservir les autres pouvoirs ? En d’autres termes, l’égalité politique est-elle la juste et nécessaire conséquence de l’égalité civile ? Je ne raisonnerai point : j’en appelle à notre expérience. Deux fois la démocratie a siégé en souveraine dans notre gouvernement ; c’est l’égalité politique qui a été savamment organisée dans la constitution de 1791 et dans celle de l’an iii. Certes, ni les lumières ne manquaient à leurs auteurs, ni les bonnes et patriotiques intentions, je le reconnais. Quels fruits ont-elles portés ? Au dedans l’anarchie, la tyrannie, la misère, la banqueroute, enfin le despotisme. Au dehors une guerre qui a duré plus de vingt ans, qui s’est terminée par deux invasions, et de laquelle il ne reste que la gloire de nos armes. C’est que la démocratie dans le gouvernement est incapable de prudence, c’est qu’elle est de sa nature violente, guerrière, banqueroutière[4]. En vous transcrivant ce passage, monsieur, je regrette que M. Royer-Collard l’ait écrit ; c’est trop d’amertume, d’injustice, de colère sourde, et de méprise tant sur la nature des choses que sur notre histoire contemporaine : M. Royer-Collard annonce qu’il ne raisonnera pas ; j’en suis fâché, car c’était plus que jamais le cas de raisonner : en raisonnant, ce philosophe aurait vu que la cause de la démocratie n’était autre que celle de la sociabilité même ; il n’aurait pas relégué la démocratie dans la société pour lui interdire le gouvernement ; cette admirable politique n’est guère qu’une antidate de cinquante années ; elle mériterait les suffrages de M. le duc d’Aiguillon ou de M. de Maurepas. Rétablissons les choses. La démocratie, c’est-à-dire la majorité de la nation, augmente incessamment ses droits à mesure qu’elle augmente ses lumières. Elle a commencé par obtenir l’affranchissement de sa condition civile ; elle travaille, en ce moment, à la conquête de la direction sociale ; n’ayez pas peur, elle ne l’obtiendra véritablement, et ne la gardera que lorsqu’elle en sera digne. Ces essais dont M. Royer-Collard a fait une peinture disgracieuse, malveillante et infidèle, témoignent de ce travail de la société française pour parvenir à s’incorporer dans son gouvernement. Si la démocratie s’est montrée violente, guerrière, banqueroutière, elle préludait, elle faisait son apprentissage, elle l’a payé assez cher pour en tirer quelque parti et ne pas s’arrêter en chemin. Il était digne d’un philosophe de comprendre cette marche irrésistible ; enseignez la démocratie, ne la flattez pas, donnez-lui des conseils austères, mais reconnaissez son droit de mesurer sa puissance à ses lumières.

Distinguer radicalement la société du gouvernement est une vieillerie féodale, une réminiscence involontaire de l’époque où la société se composait des vaincus, où le vainqueur gouvernait : alors on disait du gouvernement ce que Beaumarchais écrivait de la noblesse : qu’un grand nous fait toujours beaucoup de bien quand il ne nous fait pas de mal. Alors le gouvernement avait son intérêt, la société le sien ; alors la minorité gouvernante était suppliée ou sommée par la majorité qui obéissait, de lui donner au moins des garanties. M. Royer-Collard a souvent répété que les gouvernemens sont des garanties, et qu’à ce titre seul ils doivent être estimés. C’est chercher la règle de ce qui doit être dans ce qui a été ; c’est ne voir que le côté négatif du pouvoir, c’est en méconnaître l’initiative, dont la conquête et le maniement appartiennent à l’intelligence ; c’est là le droit divin de notre siècle.

La philosophie politique de M. Royer-Collard manque donc au fond de profondeur et de portée ; elle s’enveloppe de formes métaphysiques, mais elle n’a pas la force de la vraie spéculation, elle flotte entre des souvenirs historiques et la bonne volonté d’une philosophie rationnelle ; elle n’a ni la poésie du passé, ni l’indication des routes futures ; c’est un je ne sais quoi consciencieux et honnête, auquel la puissance a manqué.

En effet, monsieur, ce qui recommandera long-temps M. Royer-Collard, je ne dis pas à la dernière postérité, mais à son époque, c’est la probité de ses intentions, une droiture qui l’a souvent animé d’une éloquence noble contre les folies de la contre-révolution ; ce publiciste est excellent quand il résiste à une erreur. La défensive convient à son talent ; c’est ainsi que dans un discours qu’il prononça, le 12 avril 1825, sur la loi du sacrilège, il a trouvé de belles paroles sur le spiritualisme chrétien, sur ces sociétés qui vivent et meurent sur la terre, sur la vérité qui n’est pas de ce monde, sur cette loi impie et matérialiste qui ne croit pas à la vie future et qui anticipe l’enfer.

Des amis un peu imprudens ont comparé le style de M. Royer-Collard à celui de Pascal ; je lui trouverai plutôt quelque analogie avec celui de Nicolle. Il y a dans Pascal une indépendance et une hauteur de pensées qui dépassent les proportions du publiciste contemporain. Dans son scepticisme, dans son combat pour conquérir la foi, dans sa douleur de n’en pas goûter tous les charmes, Pascal est parfois un poète aussi audacieux que Byron ; on peut surprendre chez lui une mélancolie effrénée, qui passe par-dessus le christianisme pour se plonger dans un désespoir sans bornes et sans rivages. Mais Nicolle est incapable de pareils écarts : sobre et modeste, doué d’une sagacité exacte, animé d’une résignation régulière, il ne dépasse jamais l’horizon auquel ses yeux sont accoutumés ; pas d’élan de curiosité chez cet excellent janséniste, pas de pétulance d’imagination, pas d’éclats de douleur ou d’enthousiasme ; il chemine dans la vie et dans ses livres avec une monotonie qui est pour lui une affaire de conscience. C’est avec Nicolle que je trouve à M. Royer-Collard plusieurs traits de ressemblance, et je ne serais pas éloigné de croire qu’il ne se soit formé à l’école du jansénisme de Port-Royal.

Voilà qui pourrait expliquer combien peu ce publiciste a compris la révolution et l’empire ; il n’a vu passer qu’avec une humeur chagrine tant de scènes et d’acteurs, de catastrophes et de victoires ; l’histoire de nos dernières quarante années n’a été pour lui qu’une interruption malencontreuse et irrégulière de la légitimité ; Napoléon qu’un usurpateur de mauvais ton des droits de Louis xviii. Pas davantage, M. Royer-Collard ne semble adhérer au mouvement social dont il est le spectateur. Il s’écrie tristement : Assez de ruines, sans entrevoir pourquoi ces ruines. L’esprit nouveau qui souffle autour de lui l’impatiente et l’irrite ; il s’écrierait volontiers à cette jeunesse pétulante : Que voulez-vous donc, générations jeunes, impatientes et folles ? Vous voulez marcher encore, mais nous sommes las, et d’ailleurs nous sommes arrivés. Venez tranquillement vous asseoir à côté de vos pères. Que tous se reposent ; soyez raisonnables et sages ; laissez-nous faire et laissez-nous dire, alors tout ira bien.

Mais, monsieur, cette jeunesse est assez imprudente pour ne pas écouter ce conseil ; elle respecte l’âge et le talent ; elle se souvient des services rendus, mais elle ne se croit pas solidaire des destinées d’un système émérite, épuisé. Est-ce la faute des générations nouvelles si elles ne trouvent à leur arrivée que des tentes éphémères que les tourmentes du siècle ont mises en lambeaux, et si elles sont obligées de se demander entre elles où est le ciment pour construire un édifice qui puisse abriter au moins les enfans de nos enfans ?

Vous devez surtout être frappé, monsieur, de la stérilité à laquelle vient aboutir la carrière philosophique de M. Royer-Collard. Pas un ouvrage, pas même une tentative ; une collection peu nombreuse de discours politiques qui nous offrent sans doute de belles pages, mais où domine une métaphysique fastueuse, étroite, et quelquefois un peu pédantesque : ce n’est pas ainsi qu’on parvient à imprimer un mouvement, à jeter l’ancre dans son siècle. M. Royer-Collard, dans son discours à l’académie française, dit qu’il a reçu avec reconnaissance la faveur qu’elle lui a accordée, faveur que Bossuet et Montesquieu ont recherchée. Mais Bossuet et Montesquieu, qu’il était au moins imprudent à l’orateur de rappeler, ont laissé quelque chose, ce me semble : l’un a été le soutien et l’organe de la religion qui s’incorporait alors avec la monarchie ; l’autre s’est fait l’historien des lois sociales ; tous deux n’ont dû leur gloire contemporaine et leur immortalité qu’à des travaux positifs, nombreux et durables. L’humanité est ainsi faite, elle n’accorde véritablement son estime qu’à la fécondité et à la force ; elle ne présume pas ce qui n’a point été fait ; elle n’aime pas les grands hommes manqués ; elle ne donne pas la gloire à crédit ; elle a même si peu de goût pour ces sortes d’avances, qu’elle attend souvent le tombeau pour y graver son suffrage comme une épitaphe, tant elle a besoin d’être sûre que celui qu’elle couronne ne déméritera pas.

Dans le dix-huitième siècle, que M. Royer-Collard et son école ont pris en quelque pitié, on avait la simplicité de croire que de grandes renommées ne s’obtenaient que par de grands travaux. Voltaire consumait sa vie à passer de l’histoire au drame, de la poésie à la philosophie, de sa lutte avec Racine à la défense de Sirven et de Calas ; Diderot savait assujétir sa fougue à l’intelligence des arts mécaniques et à la rédaction de la moitié de l’Encyclopédie.

Rousseau, ce pauvre Rousseau, si dédaigné par les théoriciens de la restauration, quand il eut à quarante ans pris conscience et possession de lui-même, ne se reposa plus ; il multipliait les productions originales ; il s’imaginait qu’on n’acquiert de l’autorité sur son siècle et quelque droit au souvenir de la postérité qu’en payant de sa personne, qu’en se donnant tout entier ; son génie était comme une source vive et toujours jaillissante où ses contemporains pouvaient venir rafraîchir leurs fronts brûlans et retremper leurs membres fatigués ; son âme n’avait pas un endroit qui ne se ressentît et ne saignât des douleurs de son siècle ; victime endolorie suivant une expression qu’il inventa lui-même, elle était déchirée d’un amour divin pour l’humanité ;

Immortale jecur.

Mais, monsieur, de nos jours on se fait une renommée, et une renommée fort satisfaisante, sans tant de soucis et d’embarras. Deux moyens, dans ces dernières années, menaient sûrement à la gloire : une traduction et une préface. Par une traduction, vous évitez d’abord de vous compromettre vous-même, et cependant vous faites connaître votre nom ; il est vrai que vous êtes derrière quelqu’un, mais on vous y voit ; vous pourrez même affecter à propos quelque air de supériorité sur l’auteur que vous aurez traduit ; cela fera bien, donnera de vous une haute idée et d’immenses espérances. Enfin, quand le temps sera venu, quand tout sera mûr et préparé, l’homme de génie s’affranchira de toute entrave, il déploiera ses ailes, il enfantera quoi ? une préface. Ah ! la préface, voilà le grand œuvre ! Là on se donne pleine carrière, on censure de haut ce que les autres ont fait, on indique ce qu’il aurait fallu faire, on promet de l’entreprendre un jour, on annonce un magnifique ouvrage, auquel on est censé travailler toute sa vie. Plusieurs ont dû leur célébrité à ces démonstrations d’une impuissance altière.

Par malheur, le temps de la réussite est passé pour ces arrangemens industrieux ; l’air des révolutions est trop vif pour les tempéramens frêles. Le temps, dit Shakespeare, a sur son dos une besace où il jette les aumônes qu’il va recueillant pour l’oubli, énorme géant, monstre nourri d’ingratitude. Cette activité terrible du temps semble avoir redoublé de nos jours, surtout quand il ne trouve sur sa route pour remplir sa besace que des entreprises avortées et des gloires infirmes. On a dit que notre dernière révolution avait tué la littérature, oui, la petite, mais non pas la grande. La révolution a déconcerté, en effet, certaines illustrations ; désormais il sera plus difficile de conquérir la célébrité ; les coteries sont désorientées, ont perdu presque tout leur crédit ; le pays qui s’était prêté avec une grâce trop généreuse à décerner et à prodiguer son suffrage comme une décoration, est devenu aujourd’hui plus défiant et plus sévère.

Maintenant, monsieur, vous comprenez dans quel dénuement de principes et d’idées la philosophie de la restauration nous a laissés : la route qu’elle avait prise était fausse. Il fallait la quitter, en chercher une nouvelle ; j’aurai maintenant à vous entretenir des premiers essais tentés dans d’autres voies.


lerminier
  1. Discours, à la Chambre des députés, du 12 février 1820.
  2. Discours du 25 février même année.
  3. Discours sur la loi des élections, 1820.
  4. Discours prononcé, le 4 octobre 1831, sur l’hérédité de la pairie. »